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Nombre de messages : 2672 Age : 80 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 13:36
Bien entendu la plupart d’entre nous auront lu et relu ce livre, néanmoins, j’ai pensé que l’évocation de nos anciens vous ferait une agréable lecture de vacances.
Donc, je vous propose la lecture des exploits de ceux pour qui je garde une grande estime.
« Eux regardent le ciel sans pâlir et la terre sans rougir. »
PAUL BONNECARRÈRE
Qui ose vaincra
FAYARD
1
Dix heures du matin. Le lieutenant Georges Bergé, capitaine à titre temporaire, lâche son fusil. Il porte ses mains à son visage ; le sang ruisselle entre ses doigts, glisse le long de ses poignets, imprègne les manches de sa chemise déjà maculée de boue séchée.
Charriés par un vent du nord, d’épais nuages courent très bas, plongeant dans l’ombre le cimetière anglais de Cambraisi.
A l’abri du petit mur d’enceinte, les survivants de la compagnie d’accompagnement du 13e régiment d’infanterie de Nevers tiennent la position. Contre toute logique ils s’acharnent sur ce bout de terrain inutile, alors qu’à moins de dix kilomètres les blindés allemands progressent lourdement vers le sud.
D’un bond un jeune médecin s’est précipité sur Bergé. Un coup d’œil lui suffit pour constater que la blessure est superficielle. « La balle vous a cassé l’arête du nez, mon capitaine ! L’hémorragie va s’enrayer d’elle-même si vous conservez la tête en arrière. Allongez-vous sur le dos et restez tranquille un instant. »
Bergé obéit. Il contemple la course des nuages, constate que la terre vibre. « On pourrait peut-être décrocher, mon capitaine, suggère timidement le médecin-lieutenant. — J’attends des ordres, fous-moi la paix, docteur. »
A midi le cimetière tient toujours. Le capitaine Bergé reçoit une balle dans le bras ; la blessure est nette, la balle a traversé les chairs sans provoquer de fracture.
Dans l’après-midi, les hommes continuent à tomber, mais la compagnie a infligé des pertes sévères à ses assaillants qui semblent faire preuve de lassitude.
A 16 heures, le capitaine Bergé est atteint une troisième fois, juste au-dessus du genou. Lentement il fait jouer l’articulation, constate qu’elle est intacte, puis il aide le médecin à transformer sa bande molletière en garrot. Par une brèche à l’ouest du cimetière, un soldat se faufile.
Son allure de bidasse ahuri, son teint rosâtre de gros poupon rendent encore plus émouvants les risques qu’il prend pour rejoindre la compagnie harcelée. Cloué au sol, le capitaine reconnaît son chauffeur, Bastien, un gars de la Creuse.
Pas un homme de la compagnie qui n’ait ri de lui, qui n’ait raillé sa dégaine de paysan trop bien nourri.
Auprès du capitaine, Bastien s’excuse naïvement de la lâcheté du caporal-chef chargé de la liaison. « Il a foutu le camp, mon capitaine !
Alors, je suis venu avec la Juvaquatre. Elle est par-derrière, à moins d’un kilomètre. Le commandant Dupuis a dit qu’il fallait vous replier. Il l’a écrit, mais le caporal-chef s’est barré avec le papier. »
Bergé donne des ordres. La compagnie va évacuer en trois groupes par la brèche ouest. L’état-major se trouve à Cambrai : une vingtaine de kilomètres à parcourir. Après, on avisera.
Bergé quitte le cimetière le dernier. Il s’est confectionné une canne ; il tente de marcher, soutenu par Bastien, mais très vite il s’écroule, épuisé, vaincu par la tension nerveuse et la douleur. Bastien le porte sur son dos jusqu’à la Juvaquatre.
Dans une semi-conscience, Bergé voit défiler les premières images de l’exode. L’interminable chenille de soldats hébétés, abrutis, hagards qui se traînent, misérables et loqueteux. Ils ne fuient pas, ils sont indifférents, ils marchent sans connaître leur destination, ils suivent le précédent.
Pour s’alléger ils ont jeté leurs armes.
La Juvaquatre avance au pas. Par moments, Bastien est contraint de l’arrêter, bloqué par la densité des hommes.
Près de Cambrai, Bergé observe le manège d’un vieux paysan qui vient de ramasser un fusil, un Mas 36. Il en a fait jouer habilement la culasse ; maintenant il est occupé à récupérer des chargeurs. Ce qui surprend Bergé, c’est le réflexe du vieux qui a dissimulé l’arme dans une capote avant de s’éloigner.
A Cambrai l’état-major a décroché, il faut improviser. Dans la nuit du 18 au 19 mai 1940, quelques heures après avoir évacué le cimetière de Cambraisi, Bergé trouve, en gare d’Arras, un train sanitaire en instance de départ. Il donne l’ordre à Bastien de l’y abandonner.
Dans le wagon, trois religieuses sont débordées, impuissantes devant la souffrance, le désespoir, souvent l’agonie des blessés. Bergé est étendu sur une couchette ; il reste sans soins, mais ne s’en préoccupe pas. C’est dans une lassitude indifférente qu’il perçoit le mouvement du convoi qui s’ébranle.
A ses côtés un homme vient de mourir ; une religieuse lui a fermé les yeux, elle a rabattu sa chemise en lambeaux sur son visage. On manque de couvertures.
A 7 heures du matin, lorsque le train atteint Abbeville, une escadrille de Stuka attaque la ville, s’acharne sur la gare. Une écoeurante panique s’abat sur les occupants du convoi sanitaire. Ceux qui peuvent marcher, ceux qui peuvent se traîner, ceux qui peuvent ramper évacuent les wagons. Seules les trois religieuses n’abandonnent pas leur poste ; l’une d’elles a un sursaut d’indignation.
« Même le médecin a pris la fuite ! Un colonel, c’est une honte ! » Bergé réagit. Criant presque, il ordonne :
« Ma sœur, allez dire au mécanicien de mettre en route. Il faut sortir le train d’ici.
— Le mécanicien est parti avec les autres, capitaine. »
Un infirmier s’approche : « La machine est sous pression, je peux la faire fonctionner. Je veux dire, si vous m’en donnez l’ordre, mon capitaine.
— Va, je prends tout sur moi, va vite ! » Il ne faut que quelques minutes à l’infirmier pour gagner la motrice et la mettre en marche.
Miraculeusement épargné, le train sanitaire glisse lentement en direction de Neufchâtel.
Il faudra trois jours au convoi pour atteindre Caen, trois jours durant lesquels de nombreux blessés mourront faute de soins, trois jours de pagaille, de palabres, de discussions stériles, d’ordres et de contrordres à chaque étape.
A Caen, les blessés sont enfin transportés à l’hôpital. Le capitaine Bergé va s’y rétablir en moins de trois semaines.
Né à Auch, il y a juste trente ans, Georges Bergé est un robuste Gascon, de taille moyenne, aux cheveux noirs et au regard sombre. Il doit sa puissance et sa vigueur à une jeunesse rude et brutale, à une famille simple et intransigeante, aux sports les plus violents qu’il pratique depuis l’enfance.
Le médecin-chef de l’hôpital de Caen ne partage pas l’optimisme de Bergé lorsque, le 9 juin, le capitaine se déclare apte à rejoindre son corps et réclame un titre de voyage et de convalescence.
Le capitaine sait néanmoins se montrer suffisamment convaincant pour quitter l’hôpital dans la soirée, nanti de son autorisation.
Il marche, s’aidant d’une simple canne. La nuit pour atteindre Paris, deux jours pour rejoindre Nevers.
Le capitaine Bergé se présente à son corps, au chef de bataillon Dupuis, son supérieur direct. Les Allemands ont poursuivi leur avance, ils sont aux portes de Paris. Dupuis, officier consciencieux, ne sait que conseiller à son subordonné qu’il croyait prisonnier :
« Allez embrasser vos parents à Mimizan. Après, vous verrez bien. Je n’ose dire : chacun pour soi… »
Bergé est décontenancé, il espérait autre chose. Depuis un mois, il s’était efforcé de chasser l’évidence de son esprit, il courait après un espoir abstrus.
Son but atteint, la base de son régiment à Nevers, ne lui procurait qu’une permission de convalescence lui permettant de s’éloigner du front…
Plus accablante encore devait être son arrivée à la maison familiale de Mimizan. Sec, presque méprisant, son père devait déclarer :
« Qu’on me donne un fusil, je vais y aller à ta place… »
Alors Bergé gagne Bordeaux. Il erre dans les rues à la recherche utopique d’un contact, d’un conseil, d’une voie à emprunter.
Il se rend au consulat britannique, on l’y reçoit comme un intrus, mais d’un sous-fifre il obtient une information :
« Un second convoi de bateaux polonais va appareiller incessamment de Saint-Jean-de-Luz… Sur le premier, des soldats français ont embarqué, personne ne connaît au juste leur destination… »
Des bateaux qui partent ! C’est fuir l’enfer que sera son pays occupé, c’est peut-être une chance de ne pas subir l’humiliation. Bergé prend le train pour Bayonne.
A Bayonne, un réflexe militaire le dirige vers la citadelle. Jamais il n’est parvenu dans le bureau d’un chef d’état-major avec autant de facilité ; il règne un désordre total ; soldats, sous-officiers et officiers s’occupent à rassembler leurs affaires, à troquer leurs uniformes pour des vêtements civils.
Lorsque Bergé pousse la porte entrouverte et que, par habitude, il se fige au garde-à-vous, le colonel a un mouvement de surprise. « Monsieur ?… » Bergé réalise qu’il est en civil. « Capitaine Bergé, mon colonel, 13ème d’infanterie de Nevers. Je suis en permission de convalescence.
— Eh bien, bonnes vacances, capitaine !
— Mon colonel, je venais me mettre à vos ordres.
— Vous m’en voyez flatté, mais je n’en ai aucun à transmettre. »
Décontenancé, Bergé bredouille :
« Puis-je au moins obtenir de vous un conseil ? Une suggestion, mon colonel ?
— À quel sujet ?
— J’ai entendu dire que des bateaux polonais devaient appareiller de Saint-Jean-de-Luz en direction de l’Afrique du Nord. Est-il de notre devoir de tenter d’embarquer à leur bord ?
— Capitaine, je me fous éperdument de vos états d’âme, je me lave les mains de vos crises de conscience. Ignorant où se trouve le mien, je ne sais absolument pas où est votre devoir. Faites ce que bon vous semble, et ne cherchez pas à rejeter la responsabilité de vos actes sur l’autorité que je représente à vos yeux ! En un mot, démerdez-vous et foutez-moi la paix ! Désolé de n’avoir pas pu vous aider. »
En sortant de la citadelle, Bergé jette sa canne ; il considère qu’elle est devenue inutile, il boite encore légèrement, mais les séquelles de ses blessures ne le tourmentent plus. Il se dirige vers le labyrinthe de ruelles de la vieille ville.
Avec les quelques milliers de francs qui lui restent, il décide de s’offrir un verre et de chercher un moyen de transport pour gagner Saint-Jean-de-Luz.
Au moment où il s’apprête à pousser la porte d’un bistrot, un espoir l’envahit. Deux officiers polonais sont accoudés au bar.
Bergé commande un vin rouge et s’approche des hommes. « Pardon, messieurs, parlez-vous le français ? » Les hommes le dévisagent, soupçonneux.
L’un d’eux questionne sans le moindre accent :
« Qui êtes-vous ?
— Capitaine Bergé, 13e d’infanterie de Nevers.
— Que voulez-vous ? »
Bergé décide de jouer le jeu.
« J’ai entendu dire que des navires polonais devaient quitter Saint-Jean-de-Luz… »
Il s’interrompt devant le regard qu’échangent les deux hommes. Le plus grand hausse les épaules.
« Nous sommes français comme toi, Bergé ! Les Polonais nous ont donné ces capotes et ces casquettes.
Je suis l’aspirant Quilici, François Quilici. Lui, c’est l’aspirant Bensa. (En riant, il ajoute): Il est tout ce qu’il y a de plus français, c’est le petit-fils de Clemenceau. »
Les trois hommes échangent des poignées de main et commandent à boire.
Quilici est optimiste, rien ne semble pouvoir altérer son moral ; même lorsqu’il se veut grave, ses yeux conservent une étincelle de malice.
Le vieux paquebot transformé en transport de troupes s’appelle Jean Sobieski.
Ils sont une centaine de Français tassés sur le pont, tous affublés d’une houppelande polonaise ; ils regardent s’éloigner leur pays, hantés par la même pensée :
« Quand reviendrons-nous ? Reviendrons-nous jamais ? »
C’était le 17 juin 1940. La mer est calme, le ciel clair.
A minuit, la plupart des hommes dorment. Les Polonais se sont montrés avares de confidences quant à la destination de leur navire, mais nul ne semble s’en préoccuper ; dans l’ensemble les hommes pensent qu’ils gagnent l’Afrique du Nord.
Vers 2 heures du matin. Quilici est saisi par un doute : on continue à faire route au nord-ouest, il y a maintenant plus de six heures que le cap est fixe.
« Essayons d’interroger les « Polacks », suggère Bergé.
— Le lieutenant taciturne, là-bas, le grand maigre à lunettes qui n’a pas desserré les dents depuis le départ a déjà essayé, ils l’ont envoyé rebondir.
— Qui est ce tourmenté ? Tu le connais ?
— C’est un juif. Schumann, Maurice Schumann, je n’en sais pas plus. »
A l’aube le mystère s’éclaircit. Le Jean Sobieski rejoint un convoi d’escorteurs britanniques.
Le cap devient plein nord. La destination ne peut être que l’Angleterre.
Quilici s’en montre enthousiaste.
« J’ai des tas d’amis et de relations à Londres », annonce-t-il.
Il faut trois jours au Jean Sobieski pour parvenir à Liverpool.
Bergé, Quilici et Bensa ont joué des coudes pour se trouver au plus près de la passerelle de débarquement. Le calme et la quiétude du grand port les étonnent. Ils ne constatent pas la moindre trace des combats violents qui se sont déroulés sur le continent.
Pendant la traversée, ils sont restés coupés du monde, aucune nouvelle ne leur est parvenue. Dans la bousculade inévitable qui se produit sur la passerelle, Quilici gagne plusieurs places.
Il met pied à terre parmi les premiers. Depuis la veille il a prévenu Bergé et Bensa :
« Il faut que j’essaie de téléphoner par tous les moyens. Quel que soit l’endroit où nous débarquerons, il y aura désordre et confusion. Une centaine de Français en uniformes polonais, sans la moindre instruction, ça ne peut que créer une monstrueuse pagaille, j’essaierai d’en profiter. »
Il ne se trompait pas. Sur le quai les Français sont parqués, encadrés par quelques militaires britanniques qui attendent des ordres.
Quilici est parvenu à se faufiler, il a gagné des bâtiments voisins.
Après une heure, Bergé et Bensa commencent à s’inquiéter. Il est évident que les consignes arrivent, qu’on va les faire bouger incessamment.
Quilici revient à la dernière minute, alors que les camions qui leur sont destinés se rangent en demi-cercle. Un sous-officier rigide l’interroge sur les raisons de son éloignement ; il feint d’ignorer l’anglais, mais d’un geste précis, explique qu’il vient de pisser.
Dans le camion, Quilici garde le silence. Bergé et Bensa comprennent qu’il ne tient pas à faire un rapport public. A peine quatre kilomètres et c’est le camp d’Aintree.
Inquiets les Français remarquent les sentinelles, les fils de fer barbelés. A peine sortis du camion, les trois officiers s’éloignent. Quilici prend ses compagnons par le bras. « Il faut foutre le camp d’ici et gagner Londres au plus vite. J’ai réussi à téléphoner à une grande amie, Geneviève Tabouis, c’est une journaliste, elle est au Savoy, elle nous attend. Un général français a pris la décision de poursuivre le combat. Il cherche des officiers pour le seconder, il s’appelle de Gaulle.
— Pourquoi ne pas en parler aux Anglais ?
— Il me semble plus simple de se procurer une paire de pinces coupantes que de rédiger un rapport à l’intention des autorités britanniques. »
Aux alentours de 2 heures du matin, Bergé à plat ventre sectionne sans peine la double rangée de barbelés, ce qui permet aux trois hommes de ramper à l’extérieur du camp.
Il a volé lui-même une paire de pinces dans la caisse à outils d’un camion anglais.
Les officiers français gagnent à pied Liverpool, déambulent dans les rues désertes jusqu’à l’heure du premier train qui, sans encombre, les conduit à Londres.
A 15 heures ils se rasent dans les toilettes de la gare Victoria, à 16 heures ils arrivent dans le hall du Savoy.
Geneviève Tabouis les y rejoint. Après les avoir embrassés, elle leur parle avec passion de l’appel du 18 juin, de l’organisation qui prend naissance, mais surtout elle évoque de Gaulle, sa personnalité, sa résolution.
Bergé écoute la journaliste avec fièvre.
L’image de son nouveau chef se forme dans son esprit, il éprouve une intense satisfaction, car enfin il réalise qu’il a emprunté le bon chemin, que son instinct ne l’a pas trompé et que c’est bien d’ici que le combat doit se poursuivre.
Par téléphone, Geneviève Tabouis organise un rendez-vous instantanément.
De Gaulle recevra les trois officiers à 18 h 30 à sa résidence de St. Stephen’s House. Ça leur laisse tout juste une heure devant eux.
Quilici et Bensa décident d’arpenter les rues de Londres, Bergé s’affale dans un fauteuil de l’immense hall et rassemble ses idées.
C’est pendant cette heure de méditation solitaire d’un officier épuisé que devait naître l’idée des parachutistes de la France libre.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 13:47
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St. Stephen’s House. Une austère bâtisse au cœur de Londres. Trois étages, des escaliers recouverts d’un tapis à la couleur passée, des murs nus, une salle d’attente improvisée sur un palier, des sièges sans style disposés au hasard, et des portes à travers lesquelles des officiers français de toutes les armes dansent un ballet soucieux.
Bergé est le dernier à être reçu. Le bureau du Général est imprégné d’une odeur douce de tabac blond. De Gaulle est debout, il fume. À ses côtés se tient un chef de bataillon d’infanterie.
Bergé se fige, se présente, excuse sa tenue civile. Le Général l’interrompt d’un geste :
« C’est bon, mon vieux. Comme à vos compagnons de route je dis : merci de votre présence et de votre fidélité. Les Anglais ont mis les bâtiments de l’Olympia à notre disposition. Vous allez vous y rendre. Nous déciderons de vos affectations respectives dans les plus brefs délais, je coordonnerai tout ça, je tenterai d’avoir avec vous le plus de contacts possible.
A l’heure actuelle je résous des problèmes, hélas ! davantage politiques que militaires, mais il est indispensable que je puisse compter sur vous tous. »
La voix grave, le ton pesant et définitif du monologue surprennent Bergé.
Il est évident que les paroles du Général n’attendent pas de réplique.
Le jeune capitaine s’apprête à remercier et à sortir.
Il a néanmoins marqué une hésitation involontaire et de Gaulle l’a senti
« Vous avez quelque chose à ajouter, capitaine ?
— Mon général, je voulais porter à votre connaissance que je suis l’un des rares officiers français à avoir suivi les stages d’entraînement parachutiste d’Avignon-Pujaut. J’ai, en outre, étudié attentivement les méthodes soviétiques et allemandes se rapportant à leurs unités spécialisées. Dans le cas où vous envisageriez la création d’un corps similaire, j’aimerais avoir l’honneur d’en faire partie. »
De Gaulle s’assied et désigne un siège à Bergé qu’il semble seulement découvrir.
Il cherche des fiches sur son bureau.
« Vous êtes Bergé, Georges, capitaine à titre temporaire ? Tout cela me paraît intéressant, Bergé. Ainsi vous avez sauté en parachute ? »
Des gouttes de sueur perlent sur le front du capitaine. Il bredouille :
« C’est-à-dire, pas exactement, mon général. »
De Gaulle semble amusé :
« Voyons, mon vieux, expliquez-vous. Ce stage d’Avignon-Pujaut ?
— J’ai sauté de la tour d’entraînement, mon général.
L’infanterie de l’air n’avait pas d’appareil à sa disposition.
— Eh bien, comment est-ce donc fait, une tour d’entraînement ? »
Bergé ne peut se résoudre à tricher. De plus en plus mal à l’aise, il avoue :
« La tour d’entraînement d’Istres était hors d’usage, mon général, ainsi que celle d’Avignon-Pujaut. J’ai reçu un ordre de mission me permettant d’aller effectuer trente sauts gratuits au parc d’attractions de l’Exposition de 1937. »
De Gaulle sourit ; il allume une nouvelle cigarette et conclut :
« Je vais penser à vous, Bergé, je vais étudier votre proposition, elle me séduit. Il est certain que le parachutisme est appelé à jouer bien des rôles dans le combat que nous entreprenons. Laissez-moi une semaine ou deux, je vous contacterai. »
L’Olympia est un important immeuble de six étages qui sert de havre aux Français libres. Bergé s’est octroyé une pièce au second.
Il a trouvé quelques meubles, un bureau et quatre chaises qui ne lui servent pour l’instant qu’à recevoir des amis qui, comme lui, vivent dans l’attente, bercent leur esprit de grandioses projets, d’utopiques et romanesques revanches.
Chaque matin, pendant la vingtaine de jours qui a suivi son entretien avec de Gaulle, Bergé se rend à St. Stephen’s House.
Il n’ose pas solliciter une nouvelle audience du Général, mais son opiniâtreté a séduit l’un de ses plus proches collaborateurs, le commandant Passy qui, chaque jour, écoute le flot intarissable et enthousiaste de projets et de suggestions du jeune capitaine.
Le 20 juillet, Bergé croise Passy dans l’escalier. Le commandant descend les marches deux par deux sans s’arrêter. Il fait signe à Bergé de le suivre et, dans la rue qu’il arpente à grandes enjambées, il déclare :
« Préparez-moi un projet, une page tout au plus, sinon il n’aura pas le temps de lire. Apportez-moi ça avant 16 heures. »
Bergé regagne l’Olympia, s’enferme dans son bureau et attaque son rapport. La rédaction ne l’inquiète pas, il a commencé sa vie comme instituteur, mais faire tenir en quelques lignes tous les espoirs qu’il caresse constitue une prouesse.
Trouver une machine à écrire et un homme qui sache s’en servir en constitue une seconde. Pourtant, à 4 heures moins 10, Bergé se tient dans le bureau de Passy qui, souriant, prend connaissance du rapport.
Il dit simplement :
« Attendez-moi là. » Passy réapparaît moins de trois minutes plus tard. Il tient toujours entre deux doigts la feuille dactylographiée.
Bergé pense :
« C’est foutu ! », et sa déception doit se lire si clairement sur son visage que Passy, dans un éclat de rire, lui assène une forte tape sur l’épaule.
« Ne faites pas cette gueule, Bergé ! Depuis une minute vous êtes le commandant des Forces parachutistes de la France libre ! Effectif : un homme ! Vous ! Mettez-vous en rapport avec l’amiral Muselier dont vous dépendrez jusqu’à nouvel ordre. »
Bergé serre la main du commandant Passy, balbutie des remerciements, s’apprête à sortir. Passy le rappelle :
« Je comprends votre émotion, mais ce n’est pas une raison pour oublier toutes les archives de votre unité… » Il tend le rapport.
Ahuri, Bergé découvre une notation en marge faite d’un coup de plume large et nerveux : « D’accord. » Il est signé : « C. de Gaulle. »
3
Six jours après le Jean Sobieski, un cargo écossais, le Baron Kirmaid, parvenait à appareiller de Saint-Jean-de-Luz à destination de la Grande-Bretagne.
Une trentaine de soldats français avaient réussi à s’embarquer à son bord.
Parmi eux quatre aspirants élèves officiers, les sergents Kuhner, Lamodière, de Kergolay, et Le Tac.
Joël Le Tac vient d’avoir vingt-deux ans. Les raisons qui le poussent à s’expatrier sont les mêmes que celles qui inspirèrent Bergé, mais ses réactions sont différentes.
Il ne se sent pas responsable de la conduite de la guerre ; il a en lui une soif d’aventures, une fougue qui le précipitent vers l’action.
Il vient lui aussi de traverser la France en diagonale, du nord-est au sud-ouest. Il appartient au 8e génie, unité au sein de laquelle il ne compte pas que des sympathies.
« Tu es trop beau pour faire un bon soldat », lui ressassait son commandant de compagnie. Ce genre de brimade le laissait froid. Grand, souple, athlétique, un visage aux traits trop fins et trop réguliers et qui ne trouvait sa virilité que dans un regard clair et rusé, il se sentait à l’aise dans sa peau et s’amusait de sa réputation de don Juan parfaitement fondée.
Toujours calme et maître de lui, on percevait derrière une façade nonchalante une violence rentrée, une volonté solide.
Au camp d’Aintree où furent également parqués les passagers du Baron Kirmaid, Le Tac devait séjourner deux interminables semaines avant de connaître enfin son incroyable affectation : chef scout !
« Breton, ancien louveteau, ancien scout, ancien routier, grade de sergent, aspirant élève officier, quel con j’ai été de leur balancer tout ça ! » ressassait-il dans le train qui le conduisait vers son poste, un camp perdu du nord du pays de Galles.
« Chef scout ! Pourvu qu’ils ne nous fassent pas défiler dans Londres en short et chapeau pointu ! »
En fait, la troupe ne ressemblait à aucune autre. Elle était formée de jeunes gens qui tous étaient devenus des hommes en quelques heures.
Bretons pour la majorité, ils venaient de l’île de Sein, du Finistère, des Côtes-du-Nord, de la Manche, du Calvados. La plupart d’entre eux avaient risqué leur vie pour gagner l’Angleterre. Tous allaient devenir des soldats de la France libre. Ils avaient entre quatorze et dix-huit ans.
Le 29 juillet, Le Tac rentre au camp après une marche forcée de vingt-quatre heures. Il est suivi de son troupeau d’adolescents harassés.
Un grand sergent désinvolte l’attend, mâchant un cigare éteint.
« Tu es le sergent Le Tac ? Je suis Varnier. André Varnier, de la 1ère compagnie parachutiste de la France libre.
— Parachutiste ?
— Oui, sans parachutes, sans avions, sans hommes, mais parachutiste quand même. » Varnier gasconne, il roule les « r », il est jovial et sanguin.
« Si on allait boire un coup au village, propose Le Tac, j’ai une moto. »
Dans le pub enfumé, Varnier explique :
« Je me promène aux frais de la princesse, car je suis chargé de recruter des volontaires. Je visite les camps français, le tien est sur la liste.
Les gosses peuvent signer et nous rejoindre le jour de leurs dix-huit ans, enfin ceux que tu me désigneras, des solides, tu vois ce que je veux dire…
— Je vois, mais moi je suis majeur et volontaire. On trouverait sans peine à me remplacer ici.
— Ça paraît possible, Le Tac, je vais te faire signer ta demande. Dans un sens ça me plairait d’avoir un Breton dans ma compagnie. Jusqu’à présent, on est tous du Sud-Ouest.
— Vous êtes nombreux ?
— Deux. Le capitaine Bergé qui est d’Auch, et moi qui suis de Tarbes. Tu as des chances d’être le troisième… »
« L’Olympia, c’est en plein centre de Londres, tout le monde te renseignera », avait assuré Varnier.
Mais Le Tac n’avait pas prévu ses ennuis d’embrayage. Sur la vieille Norton il hésite à s’arrêter, craignant de ne pouvoir repartir.
Depuis Bangor, il a parcouru plus de trois cents kilomètres sans descendre de sa motocyclette.
En pénétrant dans Londres il a relevé ses lunettes sur son front, laissant apparaître deux énormes traces blanchâtres sur la crasse qui couvre son visage. Le bas de son pantalon de toile claire est maculé de taches brunes. Jamais il ne s’est senti aussi sale.
La chance lui sourit.
Deux officiers de l’Air français le dépassent en taxi ; il lui suffit de les suivre pour se retrouver devant l’Olympia.
« Pouvez-vous m’indiquer les locaux des parachutistes de la France libre ?
— Des parachutistes ? Je savais même pas qu’il y en avait, sergent. Vous n’avez qu’à vous promener dans les étages, ça doit être marqué sur la porte. »
Il faut à Le Tac un bon quart d’heure de recherches et d’investigations pour trouver.
Il frappe, entre, se présente à Bergé.
« Sergent Le Tac. Je viens me mettre à vos ordres, mon capitaine.
— Je suis heureux de vous voir, Le Tac. Vous avez traversé une mare de mazout ?
— Je m’excuse, mon capitaine, j’arrive du pays de Galles en moto, j’avais hâte de me présenter.
— C’est bon. Sur la liste des volontaires que je suis en train de recruter, vous êtes le troisième à avoir signé. Depuis, l’unité s’est agrandie, nous sommes huit. »
Les huit premiers parachutistes de la France libre étaient : le capitaine Georges Bergé, le lieutenant Petitlaurent, les sergents Varnier, Le Tac et Kuhner, le caporal-chef Joseph Renault, les soldats Henri Guétry et Roger Urbain.
Jusqu’à la fin du mois d’octobre 1940, Bergé et ses parachutistes demeurèrent à Londres. Leurs rangs grossissaient chaque jour, ils étaient maintenant une quarantaine à nager en plein artisanat.
De cette période ne sont en fait sorties que deux choses concrètes : d’abord le premier insigne de l’unité – une croix de Lorraine rouge sur écusson et ailes d’argent surmontée d’un parachute bleu ciel ; ensuite, leur première coiffure – des calots bleus, taillés dans de vieilles capotes récupérées.
Livrés à eux-mêmes dans Londres, les parachutistes se laissaient vivre et attendaient les événements avec fatalisme, mais tandis que Le Tac et ses compagnons se constituaient un véritable harem, le capitaine Bergé faisait la connaissance d’une jeune fille attachée à l’état-major des Forces françaises libres, Éliane Legrand.
Présentés au cours d’une soirée, ce fut un coup de foudre mutuel. Moins d’une semaine plus tard, Bergé demandait à Éliane de l’épouser. Navrée la jeune fille expliqua son involontaire refus : « C’est impossible sans le consentement de ma mère, dit-elle confuse. Elle ne me pardonnerait jamais, et elle se trouve en France. »
La mère d’Éliane était une demoiselle de Boisboisselles, veuve de Franck Legrand, veuve en secondes noces de Lord Mac-Douglas-Lucas.
Sous le nom de Mme Lucas, Lady Mac-Douglas-Lucas dirigeait à Paris le centre de la Croix-Rouge de la gare du Nord.
Bergé comprit la retenue d’Éliane, il décida de se fiancer et d’attendre.
Novembre 1940. Le colonel Archdale a été désigné comme agent de liaison entre l’état-major britannique et les volontaires parachutistes, et brusquement l’action se déclenche. Les camps d’entraînement se succèdent, en Angleterre du Nord et en Écosse.
Les hommes sont soumis à un entraînement physique surhumain, ils sont brisés par des marches de nuit, des missions fictives, d’interminables randonnées à la boussole à travers des terrains hostiles qui les mènent aux limites de leurs forces.
Ce sont des automates fourbus qui arrivent le 13 décembre au camp de Ringway, tout proche de Manchester.
Ils ignorent ce que signifie ce nouveau changement d’affectation. Ils le comprendront vite. Ringway est un terrain d’aviation. Six vieux Wellington-Bombers les attendent : ils vont enfin sauter en parachute.
Leur sixième saut, celui qui les consacre au rang de parachutiste, a lieu la veille de Noël. Ils sont une trentaine de Français et une trentaine d’Anglais. Les forces alliées possèdent enfin une unité de parachutistes brevetés : soixante hommes.
Entre les fêtes de Noël et du Jour de l’An, Bergé et son équipe sont transportés en pleine nuit vers une destination inconnue. On leur a simplement dit qu’il s’agissait de leur nouvelle base d’entraînement, qu’ils n’avaient à connaître ni son nom ni son lieu. Ce n’est qu’après la guerre qu’ils apprendront qu’il s’agissait d’Inchmery House, le château d’Edmond de Rothschild situé dans le New Forrest.
Là pendant deux mois, les hommes de Bergé sont soumis à une nouvelle forme d’activité : le sabotage, l’usage du plastic, le close-combat sous toutes ses formes.
En ce qui concerne cette science dans laquelle tous les coups sont permis, les parachutistes se sont vus affecter deux experts. Ce sont deux géants, anciens sous-officiers spécialisés de la police de Shanghaï.
26 février 1941. Dans une vaste maison du Kent, quatre hommes sont rassemblés depuis plusieurs heures. La nuit est déjà avancée, un sergent vient de pousser une table roulante sur laquelle sont disposés un plateau de thé et des sandwiches.
Depuis l’après-midi de la veille, le général Gubbins confère avec le général Spiers, le colonel Archdale et un officier appartenant à l’Intelligence Service.
Le bureau est immense. Plusieurs tables sont recouvertes de cartes ; des agrandissements photographiques géants sont épinglés sur des panneaux de bois montés sur trépied. Depuis le début de la réunion, l’homme de l’Intelligence Service tente de faire admettre à ses supérieurs l’authenticité de renseignements qui lui sont parvenus de France par le truchement d’un réseau polonais.
C’est la première source d’information en provenance d’une zone occupée par l’ennemi. Il est question d’une escadrille de chasseurs spécialisés de la Luftwaffe, formée de techniciens de la navigation. La précision de cette unité est inimaginable. Il est évident qu’il a fallu plusieurs années pour entraîner des pilotes jouissant d’une telle sûreté.
Les missions de cette escadrille permettent des bombardements d’une exactitude catastrophique pour les Alliés. Précédant les bombardiers, les chasseurs allemands décollent de l’aérodrome de Vannes-Meucon. Ils lâchent des bombes incendiaires aux angles d’un quadrilatère dont le centre constitue l’objectif à atteindre. Les bombardiers qui suivent se repèrent sur les quatre incendies et n’ont plus qu’à frapper leur cible.
Le réseau polonais affirme que le soir des raids, les pilotes quittent Vannes par autocar pour gagner l’aéroport. Un commando léger pourrait donc tenter de s’attaquer au car entre Vannes et Meucon.
« Je ne peux pas être d’accord, c’est trop risqué, déclare Archdale pour la centième fois. La région est infestée d’Allemands. Nos parachutistes seront massacrés probablement avant même d’avoir touché le sol. C’est une mission suicide. »
Le général Spiers se décide à abattre son jeu : depuis des heures il pèse le pour et le contre, il comprend parfaitement les scrupules d’Archdale, mais l’homme du service de renseignements a exposé des arguments qui finalement l’emportent.
« Je pense, déclare-t-il calmement, qu’il faut tenter l’opération, même si elle n’a qu’une chance sur cent de réussir. Tôt ou tard, nous serons appelés à parachuter des agents chez l’ennemi. Il nous faudra créer des réseaux de renseignements, nous assurer des sympathies, trouver des refuges sûrs. Un jour ou l’autre ce problème reviendra fatalement sur le tapis et nous nous retrouverons alors devant les mêmes problèmes. Puisqu’aujourd’hui l’occasion se présente, nous devons tenter l’opération. »
Si bien que le 2 mars, au volant d’une anonyme voiture noire, le colonel Archdale roule sous une pluie battante en direction de Beaulieu Abbey. Il vient de passer Christchurch et longe le littoral. La mer étonnamment calme ne vit que par le crépitement de la pluie serrée qui la frappe. Pas un navire entre le continent et l’île de Wight.
Avant Beaulieu, Archdale s’engage dans un chemin de terre qui serpente sur la gauche de la route. Pendant deux kilomètres, il patauge et patine dans la boue avant de parvenir sur le gravier d’Intchmery House et de s’arrêter devant le perron de la lourde bâtisse.
Le colonel prend sa serviette. Elle contient un dossier qui porte une simple étiquette d’écolier sur laquelle on a tracé d’un coup de plume : « SECRET — OPERATION SAVANNAH. »
Archdale a calculé son horaire pour arriver à l’heure du thé. Il est reçu par le responsable des lieux, le capitaine Appleyard. D’un pas vif il gagne son bureau après l’avoir prié de convoquer Bergé. Les deux officiers britanniques parlent le français sans difficulté, mais leurs propos sont légèrement teintés d’accent. C’est donc en français que les instructions de l’état-major sont transmises à Bergé.
Ces instructions consistent à faire sauter en parachute cinq de ses hommes au-dessus de la France occupée. Ils seront largués en civil dans un champ situé à deux kilomètres de la route Vannes-Meucon. L’objectif : anéantir un véhicule ennemi, ensuite être récupérés par un sous-marin trois semaines plus tard sur la plage de Saint-Gilles-Croix-de-Vie.
Bergé a écouté le colonel Archdale sans l’interrompre ; en silence il a étudié ses documents, puis calmement il a déclaré :
« Je ne veux même pas envisager les risques, mais votre mission comporte quatre-vingt-dix pour cent d’improvisation. Je considère ne pas avoir sous mes ordres un officier suffisamment mûr pour assumer une telle responsabilité. Avant de poursuivre cette discussion, je veux être sûr que je prendrai la direction du commando et que je choisirai les hommes qui m’accompagneront.
— Nous avions pensé que le lieutenant Petitlaurent…
— Petitlaurent en sera, mais pour me seconder.
— Je déplore de devoir risquer de vous perdre, Bergé, mais je suis habilité à vous donner mon accord. Transmettez-moi dans la soirée les noms des trois hommes supplémentaires qui vous accompagneront.
— Et de Gaulle ?
— Votre général va être mis au courant. Nos services sont en rapport constant. »
6 mars 1941. Dans le train qui roule vers Londres, Bergé songe à son choix. Petitlaurent. Il est officier, il était indispensable de le désigner. C’est un homme froid, habile, consciencieux.
Le sergent-chef Forman est une force de la nature, un homme solide sur lequel on peut compter en cas d’imprévu. Joseph Renault, le caporal-chef, est un peu une tête brûlée, mais il possède un don remarquable pour le bricolage, une étonnante habileté dans le maniement des explosifs.
Reste l’inconnu, l’homme qu’il a désigné par instinct, le sergent Joël Le Tac. Il agace Bergé par sa nonchalance affectée.
Les trois autres ont laissé éclater leur enthousiasme à l’annonce de la mission, Le Tac a simplement déclaré :
« A vos ordres, mon capitaine.
— Ça n’a pas l’air de vous emballer outre mesure, avait fait remarquer Bergé.
— J’essaierai de me montrer digne de votre confiance, mon capitaine. »
« C’est ce talent qu’il a d’éluder les réponses en usant de révérencieuses formules militaires qui m’exaspèrent, songe Bergé. Ce type est aussi froid et impénétrable qu’un zombie. Et puis, toutes ces histoires de femmes… »
A St. Stephen’s House, Bergé est reçu instantanément. De Gaulle le toise, méprisant.
« Je viens d’apprendre, monsieur, que vous vous étiez laissé acheter par les Anglais. Je vous prie de sortir et de ne jamais repasser cette porte. »
Bergé se décompose. Il bredouille :
« Mon général, il y a sûrement un malentendu.
— Aucun, monsieur. Sortez, je n’aime pas me répéter. »
Bergé sort sans comprendre. Il croise le général Gubbins et Archdale qui s’apprêtaient à entrer. « Quelque chose vous chagrine ? interroge Archdale devant la mine du capitaine.
— Il vient de me foutre à la porte comme un malpropre.
— Je comprends, tranche Gubbins en souriant. Ne vous inquiétez pas. Attendez ici. »
Moins d’une minute plus tard, Gubbins entrouvre la porte et, d’un geste du doigt, fait signe à Bergé de les rejoindre. De Gaulle semble apaisé.
« Je vous prie de considérer comme nul l’incident dont vous venez d’être la victime, capitaine Bergé. Ainsi, vous retournez en France ? J’approuve le projet à un détail près. Vous et vos hommes accomplirez votre mission en uniforme.
Le général Gubbins vient de m’en donner l’assurance.
— A vos ordres, mon général. »
Le soir même, Bergé et les Anglais décident de tricher. Le commando sautera en combinaison de l’armée de l’Air. Une fois à terre, ils enterreront les combinaisons avec leurs parachutes, se retrouvant ainsi en civil.
Camp de Ringway. 13 mars 1941. Le capitaine Appleyard transmet les ultimes instructions aux cinq hommes du commando. Ils se trouvent dans un local de bois sommaire, presque une baraque.
Un poêle central maintient une température élevée, dehors il gèle. Sur une planche de bois rectangulaire reposant sur des tréteaux, cinq tas de bricoles hétéroclites rassemblent tout ce que devront contenir les poches des parachutistes : une fausse carte d’identité, des lettres et des papiers fantaisistes, des clefs, un paquet de Gauloises entamé pour chaque homme.
Appleyard distribue l’argent français : quatre mille francs pour Bergé, trois mille pour Petitlaurent, deux mille pour Le Tac et Forman, mille pour Renault.
« L’état-major a décidé de répartir l’argent selon vos grades respectifs », explique Appleyard.
Le Tac sourit et s’empare de la somme qui lui revient, dans un haussement d’épaules. « Pas d’accord, Joël ? questionne Appleyard.
— Si, bien sûr, c’est de l’excellente logique militaire. De toute façon, si nous sommes carottés, chacun de nous aura droit à douze balles. De cette façon, l’égalité sera rétablie.
— Vous êtes ridicule, Le Tac, tranche Bergé. Il est encore temps de déclarer forfait.
— Vous m’avez mal compris, mon capitaine, je voulais essayer d’expliquer que dans le genre d’opération que nous avons l’honneur d’inaugurer, il serait souhaitable d’écarter l’intransigeance systématique de la logique militaire. »
Les cinq Français revêtent leurs larges combinaisons et font jouer les fermetures Éclair en diagonale de l’entrejambe au cou. Ils se coiffent de leurs casques. La veille, Renault les a bricolés ; à l’aide de chatterton le caporal-chef a fixé à l’intérieur et à l’extérieur d’épaisses bandes de caoutchouc mousse.
Le Wellington grisâtre se distingue à peine sur la piste. Il est 21 h 20. Tous les hommes du camp ont été consignés. Précédés par Appleyard, les cinq Français marchent en file indienne vers l’appareil.
Un vent frais traverse leurs combinaisons de toile légère. Le silence qui pèse sur l’aérodrome endormi est éprouvant pour les nerfs ; seul Le Tac y semble insensible. Il s’arrête tranquillement pour pisser et rejoint le groupe au pied de l’échelle d’embarquement.
Un technicien les aide à fixer leurs parachutes. Ce sont des Irving à ouverture automatique, une modification du modèle allemand. Les hommes ne sont pas munis de parachutes de secours.
Un sergent de la Royal Air Force, véritable caricature du sous-officier britannique de carrière, flegmatique, impassible et consciencieux, passe les parachutistes en revue.
Il est rassurant dans la sûreté de ses gestes. Lorsqu’après une dernière vérification il déclare : « Ça va aller, les gars, si Dieu et le roi le souhaitent, les pépins vont s’ouvrir tous les cinq », les Français se dérident, l’atmosphère s’allège.
« Si le mien ne s’ouvre pas, je penserai à vous, sergent, plaisante Bergé. Au revoir et merci, j’espère très sincèrement vous rencontrer à nouveau.
— Je vais avec vous, monsieur. Vous êtes sous ma responsabilité tant que vous n’aurez pas sauté. En cas de défection mécanique, je suis chargé de faire un rapport… »
Ils sont assis par terre, les genoux à hauteur du menton. Le décollage a eu lieu à 21 h 31. Si tout va bien ils seront largués avant minuit. Au-dessus de la Manche, le bombardier établit une jonction avec une escadrille qui comprend une quinzaine d’appareils du même type. C’est l’escorte de diversion ; elle a pour mission un bombardement sur Brest durant lequel le Wellington des parachutistes s’échappera du groupe pour mettre le cap sur son objectif. Le Tac s’est allongé à l’écart, il dort paisiblement.
S’adressant à Bergé, Petitlaurent remarque :
« Il n’est pas fait comme moi, ce type ! Dormir dans un moment pareil, ça me dépasse.
— Ni comme moi, approuve Bergé, mais je l’admire foutrement.
— C’est de l’inconscience, mon capitaine, ce n’est pas tellement admirable.
— Je ne pense pas, Petitlaurent, c’est une forme de fatalisme qui me semble très proche du courage pur. »
Le Tac se réveille à la verticale de Brest. La D.C.A. allemande oblige le pilote à secouer brusquement l’appareil qui monte, descend, change de cap. Imperturbable, le sergent anglais arrive, porteur d’un plateau de thé ; il distribue aux parachutistes des boissons bouillantes.
Le calme revient après quelques minutes. Bergé consulte sa montre : en principe, on devrait ouvrir la trappe, accrocher les parachutes. Le sergent réapparaît et se penche sur Bergé :
« Le pilote vous réclame, monsieur. »
Bergé gagne le poste de pilotage, il pose sa main sur l’épaule du commandant et s’approche pour crier au plus près de son oreille :
« Quelque chose ne tourne pas rond ?
— Nous nous sommes égarés. Le bombardement au-dessus de Brest nous a fait perdre notre cap, il ne m’est plus possible de déterminer votre point de largage avec précision. Je vais appeler Londres pour demander l’autorisation de vous ramener.
— Quelle marge d’erreur prévoyez-vous ?
— A vingt kilomètres près, je ne peux rien garantir.
— N’appelez pas. Larguez-nous pour le mieux. Ce n’est pas la jungle birmane en bas, on se démerdera.
— C’est du bricolage, je n’aime pas ça.
— Ça revient au même, personne ne nous attend, c’est une question de chance.
— C’est bon. D’accord, allez vous préparer. De toute façon, vous n’atterrirez pas très loin de votre objectif. »
Le sergent ouvre la trappe et accroche les sangles. Les cinq Français sont assis en rond, les jambes dans le vide. Une lumière rouge s’est allumée, elle passe au vert à 23 h 41.
Bergé se laisse happer par le vide. Derrière lui, Le Tac, numéro deux, a l’impression de cogner du talon le casque de son chef, tellement il a hâté son mouvement. Les autres ont suivi à la même cadence.
Les premiers parachutistes alliés à sauter en opération viennent d’être largués au-dessus de l’Europe occupée.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 13:58
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Sans le moindre incident, les cinq hommes ont atterri dans un champ labouré. Ils se regroupent en silence, se débarrassent de leurs combinaisons qu’ils enterrent avec leurs parachutes. Ensuite ils se rassemblent autour de Bergé, attendant les instructions.
« On ne bouge pas avant l’aube, les gars, annonce-t-il. J’ignore absolument où nous nous trouvons. Nous avons été largués au hasard, les Anglais m’avaient prévenu. Allons nous dissimuler dans ce petit bois. A l’aube nous aviserons. »
Les cinq hommes trouvent des abris dans des buissons. Le Tac s’installe le plus confortablement qu’il le peut et replonge dans son sommeil.
Il y a une bonne heure que le jour s’est levé. Les parachutistes n’osent pas quitter leurs abris. Bergé scrute le panorama à la jumelle. Il ne distingue rien, ni route ni chemin, pas la moindre habitation.
A 8 heures il se décide.
« Je pars en reconnaissance, vous ne bougez sous aucun prétexte. »
Le capitaine est vêtu d’un costume croisé bleu, il porte une sobre cravate rayée, il se coiffe d’un béret noir.
Les Anglais ont insisté pour qu’ils emportent tous un béret basque – d’après eux c’est la meilleure façon de passer inaperçus en France…
Bergé marche à travers champs. Il pense qu’on aurait dû les parachuter dans des vêtements de paysans, il faudra en parler pour les opérations futures.
Le capitaine trouve un chemin qu’il emprunte et, après cinq minutes de marche, il aperçoit une ferme.
A peine à cinquante mètres de lui, un homme bêche la terre. Bergé n’hésite pas, il ne peut que lui faire confiance. L’homme se relève, s’accoude des deux mains sur le manche de son outil, dévisage, intrigué, l’insolite arrivant :
« Bonjour, monsieur, lance Bergé d’un ton qu’il espère jovial.
— Bonjour, répond le vieux, méfiant.
— On travaille de bonne heure, à ce que je vois.
— Dame, faut bien, on risque toujours des gelées de ce temps.
— On va vers le printemps, le plus dur est fait, pas vrai. »
Le vieux acquiesce.
« Dame, pour sûr. »
« Ça peut durer des heures », songe Bergé. Le vieux reprend son outil et poursuit son travail. Un jeune et solide gaillard sort de la ferme et se dirige vers eux à grands pas, il doit avoir entre dix-huit et vingt ans. Il s’arrête à leur hauteur ; ignorant le vieux, il interroge Bergé.
« On peut quelque chose pour vous ?
— Puisque vous me le demandez, je ne refuserais pas un casse-croûte et un verre de cidre ; je peux payer.
— C’est pas une auberge, chez nous ! Je veux dire : on paie pas. Mais si vous avez faim, on peut vous donner un morceau de fromage. Suivez-moi. »
L’intérieur de la ferme sent bon. Une odeur indéfinissable, une odeur qu’il avait oubliée. Bergé accepte un siège, le jeune homme dispose devant lui une boule de pain et un fromage frais.
Il apporte ensuite une bouteille de cidre et deux verres.
« Vous n’êtes pas d’ici ? questionne-t-il.
— Non, admet Bergé, je suis du Gers. Vous connaissez ?
— Dame, non ! C’est loin ça. En dessous de la Loire, à ce que je pense.
— Oui, en dessous de la Loire. Et vous vous demandez ce que je fais par ici ce matin ? —
- C’est-à-dire, c’est pas mes affaires, mais si vous aviez fait un mauvais coup, faudrait pas compter sur nous, on est honnêtes.
— Je suis un prisonnier évadé, ment Bergé. Je vous fais confiance parce que j’ai besoin d’aide.
— Ben, ça, alors ! Sûr que le père va essayer de vous aider, vu qu’il s’est évadé en 17 lui-même. Ben, ça alors ! »
Les fermiers s’appellent Rénaux.
Du seuil, François Rénaux a fait signe à son père de les rejoindre. Le vieux n’a pas hésité :
« François, il faut prévenir le curé d’Elven, décide-t-il. Il aidera le monsieur. Une chose comme ça, c’est le curé que ça regarde. Va le chercher, dis-lui simplement que j’ai besoin de lui. »
Bergé n’ose pas questionner, mais il a enregistré : Elven. La carte de la région cent fois consultée est ancrée dans son esprit. Elven se trouve à quelques kilomètres au nord de Vannes. La chance semble être de leur côté.
Il faut moins d’une heure à François pour revenir accompagné par l’abbé Jarnault. En les voyant remonter le chemin sur leurs vélos grinçants, Bergé songe qu’il va disposer de quelques minutes seulement pour juger un homme. L’abbé Jarnault est petit, maigre, sec et osseux. Il porte une soutane délavée, usée et rapiécée ; il en a relevé les pans qui sont maintenus par deux grosses épingles, cela, semble-t-il pour un double usage : d’abord pédaler plus aisément, ensuite essuyer de grosses lunettes de myope à monture d’acier.
Bergé prend sa décision instantanément. A qui faire confiance plus qu’à ces trois-là ? Ils viennent de prouver leur solidarité, d’autre part, il ne peut pas s’enferrer dans son roman de prisonnier évadé. Dans leur buisson, les autres ne vont pas attendre indéfiniment, il est même vraisemblable qu’ils commencent à s’inquiéter.
« Non, monsieur l’abbé, j’ai menti par prudence. »
Les trois hommes le dévisagent, inquiets et curieux. Bergé poursuit :
« J’arrive d’Angleterre, monsieur l’abbé. J’ai été parachuté cette nuit avec quatre compagnons. Nous avons une mission à accomplir dans la région. Je suis un officier des Forces françaises libres.
— Vous ne seriez pas plutôt évadé d’un asile ? questionne le vieux.
— Je peux prouver ce que j’avance, mes hommes se terrent dans un bois à quelques centaines de mètres.
— J’ai entendu un avion qui volait très bas cette nuit, ça m’a réveillé, interrompt François.
— C’est pas Dieu possible ! Vous seriez des soldats à de Gaulle, alors ! s’exclame l’abbé.
— Exactement, monsieur l’abbé, et tous les trois vous tenez maintenant notre destin entre vos mains.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? demande le vieux.
— Nous cacher vingt-quatre ou quarante-huit heures, le temps de nous retourner.
— Il y a une remise au bout du grand champ, personne n’y va plus jamais. Ça vous irait ?
— C’est inespéré, monsieur, mais mon devoir m’oblige à vous dire franchement ce que vous risquez.
— Oh ! je le sais bien ce que je risque, c’est affiché partout dans le département. Mais ma femme est à l’hôpital de Vannes pour des mois ; quant à François, je pense qu’il est d’accord. Les Allemands n’ont pas à faire la loi sur mes terres.
— Je vous aiderai, déclare François sans hésiter.
— Moi, je vous apporterai boissons et nourritures à la nuit tombée, surenchérit l’abbé. Attendez la nuit pour faire bouger vos amis, il ne passe pas grand monde par ici, mais on ne sait jamais. »
Depuis quarante-huit heures, Bergé, Le Tac et Forman sont enfermés dans la remise. Petitlaurent et Joseph Renault sont partis aux renseignements sur des vélos mis à leur disposition par François Rénaux. Le curé vient régulièrement leur apporter du ravitaillement qu’il se procure dans le cellier du vieux.
Petitlaurent est le premier à rejoindre le groupe à l’aube du troisième jour. Il est porteur de mauvaises nouvelles. D’après lui, les pilotes allemands n’empruntent plus le car, ils couchent à la base de Vannes-Meucon.
Quelques heures plus tard, Joseph Renault rejoint à son tour. Ses renseignements sont contradictoires, mais tout aussi pessimistes. Pour lui, les pilotes couchent toujours à Vannes, mais ils disposent de voitures individuelles, ce qui rend impossible toute intervention.
Bergé est sceptique, mais un troisième témoignage vient étayer la thèse de ses collaborateurs : François Rénaux, le jeune fermier, s’est lui aussi renseigné.
Il a acquis la certitude que jamais un car n’a emprunté la route Vannes-Meucon.
« C’est désespérant, mais nous devons abandonner le premier volet de votre mission, décide Bergé. Reste le second. Nous devons trouver des appuis sûrs dans la population. Je vais me rendre à Paris, puis dans le Sud-Ouest. Le Tac prospectera la Bretagne, Petitlaurent le Nord, Joseph Renault, l’Est, Forman, le Centre. J’ai réparti ces secteurs d’après les régions que chacun de vous connaît.
N’oubliez pas le rendez-vous de Vendée, la plage de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, dans la nuit du 30 au 31 mars. Nous partirons ce soir dès que le jour sera tombé, de deux heures en deux heures. Les deux derniers tenteront de gagner en vélo une gare plus éloignée que Vannes ou Redon. »
Pendant des mois les parachutistes avaient été entraînés au repérage en rase campagne, à la marche à la boussole. Dans l’esprit de leurs instructeurs, ils allaient être appelés à se mouvoir à travers champs, bois et forêts, se terrant comme des bêtes, évoluant par bonds prudents, s’entourant d’extrêmes précautions.
C’était absurde. Ils étaient français, ils étaient nantis de papiers d’identité : ils comprirent que le train et la foule constituaient leur meilleur abri.
De Vannes qu’il gagna à pied, Bergé prit son billet pour Paris et fit un voyage paisible dans le couloir d’un wagon de troisième classe. Le 17 mars, vers 16 heures, il traversait la place de Rennes, ébahi par l’ambiance paisible, par la promiscuité indifférente des Parisiens et de leurs occupants.
Bergé ne connaît personne à Paris. En tout cas personne sur qui il soit sûr de pouvoir compter. Son idée est de rencontrer la mère d’Éliane, sa fiancée. Il est possible qu’elle l’éconduise, il est impensable qu’elle le trahisse.
« Elle dirige le centre de Croix-Rouge de la gare du Nord », avait affirmé Éliane qui ne possédait pas d’autre adresse.
Bergé s’engouffre dans le métro, emprunte la ligne directe Montparnasse-Gare du Nord. Dans le wagon bourré, il connaît une légitime angoisse. Un militaire de la Wehrmacht est collé à lui ; sa hanche épouse la musette que Bergé porte en bandoulière et qui contient son Colt et six chargeurs.
A chaque station, au moment où la rame freine, il sent l’arme qui laboure le flanc de l’Allemand. Bergé transpire, de grosses perles de sueur dégoulinent de son front, chatouillent son cou, glissent lentement dans l’échancrure de sa chemise sale.
Il n’ose pas s’essuyer par crainte d’agiter davantage la musette.
Sur le quai de la station Gare du Nord, Bergé s’affale un long instant sur le banc, ses cuisses tremblent, il ne peut s’empêcher de penser qu’il vient de risquer sa vie bêtement. Cette question des armes avait été débattue longuement avec ses hommes avant leur départ de Bretagne.
Aucun d’eux n’avait pu se résoudre à se séparer de son pistolet. François Rénaux s’était chargé d’ensevelir les explosifs et les mitraillettes, mais chaque parachutiste avait tenu à conserver son arme individuelle.
Bergé monte les escaliers qui mènent à la gare. Il a partiellement retrouvé son sang-froid, mais il n’est pas à l’aise. L’idée d’affronter la mère d’Éliane dans cet état de saleté le tourmente : il a davantage l’allure d’un clochard en quête d’un mauvais coup que d’un officier de l’armée française.
En outre, Georges Bergé est un timide. Il est issu d’une famille modeste ; lorsqu'une âpre anxiété l’étreint. Mlle de Boisboisselles, Lady Mac-Douglas-Lucas, ces noms qui tournent et retournent dans sa tête représentent une muraille de traditions face à laquelle – il en est persuadé – il va bafouiller et faire preuve d’une humiliante maladresse.
Le capitaine pourrait aisément se renseigner dans le hall de la gare. Il préfère déambuler et fureter ; inconsciemment, il gagne du temps. Lorsqu’il trouve la haute porte vitrée sur laquelle il lit : Centre de la Croix-Rouge — Paris-Nord, il ne peut se résoudre à en franchir le seuil. Il s’accorde un sursis, gagne les toilettes et tente de rétablir un ordre relatif dans sa tenue répugnante et fripée.
Il s’accorde un second sursis et va ingurgiter un verre de rhum à la buvette. Enfin Bergé se résout à passer la porte du Centre hospitalier. Plusieurs infirmières affairées ignorent sa présence. Il s’approche de l’une d’elles et, dans un souffle, interroge timidement
« Savez-vous si Lady Mac-Douglas-Lucas pourrait me recevoir un instant ? »
L’infirmière le dévisage, visiblement surprise.
« Qui dois-je annoncer ? »
Il allait dire :
« Capitaine Bergé des Forces françaises libres. »
C’aurait été tellement rassurant. Il se reprend et marmonne :
« Bergé. Georges Bergé. »
Instantanément le capitaine est introduit dans un bureau dont l’exiguïté rend encore plus impressionnante la haute et sèche silhouette de lady Mac-Douglas.
« Elle n’est pas telle que je l’imaginais, songe Bergé, elle est pire. »
Les premières paroles de l’infirmière en chef tombent comme un glaive :
« Jeune homme, qui que vous soyez, vous êtes un imbécile
— Oui, madame, balbutie bêtement Bergé. Je veux dire, je ne vois pas…
— Au cas où vous l’ignoreriez, monsieur ; l’Angleterre est en guerre contre nos occupants. Ma nationalité et mon nom suffiraient à me faire interner. Ici je suis Mme Lucas. Dieu soit loué, la collaboratrice à laquelle vous vous êtes adressé est discrète. Bref, au fait, que puis-je pour vous ?
— Je suis un ami de votre fille Éliane, madame, un grand ami. »
Soupçonneuse et glaciale, Lady Mac-Douglas toise Bergé :
« Cela me surprend, mais admettons… »
L’affront pique le capitaine qui retrouve partiellement ses moyens :
« Je souhaiterais, madame, que cet entretien se poursuive sur un ton plus cordial. En fait, entre autres choses, j’étais venu vous demander la main d’Éliane. Nous serions mariés aujourd’hui si elle n’avait tenu à respecter la tradition, à obtenir votre consentement.
— Si c’est une plaisanterie, elle est d’un goût douteux, vous en conviendrez. »
Bergé sort de son portefeuille une photo qui le représente dans Pall Mall au bras d’Éliane. Tous deux sont en uniforme.
Lady Mac-Douglas contemple l’image ; l’émotion fait vite place à l’étonnement.
A son tour elle éprouve de la difficulté à trouver ses mots.
« Mais cette photo a été prise à Londres ?
— C’est exact, il y a une quinzaine de jours, madame.
— C’est incroyable ! Par quel miracle…
— Je suis le capitaine Bergé des Forces françaises libres et j’ai été parachuté à la tête d’un petit commando il y a quatre jours en Bretagne. Je dois regagner l’Angleterre sous peu.
— Mon Dieu, capitaine, excusez mon accueil… »
Dans les jours qui suivirent, Bergé, sous la direction de Lady Mac-Douglas, contacte toutes les relations sûres de sa future belle-mère.
Plusieurs personnalités acceptent d’entrer dans la lutte clandestine, de recevoir des consignes de Londres, de recruter des agents. Un des premiers réseaux de Résistance officielle vient de naître.
Bergé, hélas ! ne devait revoir la mère d’Éliane qu’après la guerre, lorsque miraculeusement elle revint de déportation. La plupart des membres du réseau connurent le même sort, mais n’eurent pas la chance de survivre.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 14:26
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Joël Le Tac a traversé la Bretagne, du sud au nord, en empruntant une série de trains omnibus.
Arrivé à la tombée du jour à Brest, il a marché une partie de la nuit, gagnant à pied Saint-Pabu où il savait trouver sa mère dans la maison familiale.
Il n’a éprouvé aucune difficulté à tisser une toile de sympathisants, Mme Le Tac et son fils connaissent les portes auxquelles ils pouvaient frapper en toute quiétude, et ce n’est que l’avant-veille du rendez-vous de Saint-Gilles-Croix-de-Vie que Joël quitta le Finistère.
Ils ne sont que trois à se retrouver au crépuscule du 30 mars sur le sable de la longue plage vendéenne. Petitlaurent et Joseph Renault sont absents.
Néanmoins Bergé éprouve une double satisfaction : d’abord la joie de retrouver Le Tac et Forman, ensuite le fait de constater que tous trois sont parvenus sans difficulté au point exact du contact.
Les lieux sont déserts et, logiquement, le sous-marin devrait lui aussi les trouver aisément. Hélas ! la nuit se passera en attente fébrile et dans la fraîcheur de l’aube, les trois hommes, amèrement déçus, décident une fois encore de se séparer pour ne se retrouver que le 4 avril, date du second rendez-vous.
Le Tac prend une chambre à St-Gilles-Croix-de-Vie. Il prétend être malade en convalescence, dort, bouquine, sort le moins possible.
Il intrigue un peu, s’efforce de rassurer ses logeurs par des bavardages anodins. Il y a peu d’Allemands dans la région, et la gendarmerie ne se montre pas trop curieuse.
Bergé et Forman ont gagné Les Sables-d’Olonne où chacun de son côté ils sont inscrits dans de modestes hôtels sous l’étiquette passe-partout de « représentant de commerce ».
C’est sans incident notable qu’ils se retrouvent au second rendez-vous. Ils sont loin d’avoir l’optimisme de la semaine précédente. Un vent violent souffle du large, de longs rouleaux viennent se briser sur le rivage, charriant des paquets d’algues et une multitude de saletés.
Le ciel est bas, l’horizon bouché, le sable poudreux de la plage est imprégné par le crachin qui n’a cessé de tomber depuis l’aube. Après une heure d’attente, les trois hommes sont trempés et grelottants. Tout espoir les a abandonnés, la mer grisâtre ne s’apaise pas.
A 4 heures du matin, ils sont sur le point de renoncer, lorsque Le Tac perçoit un éclair lumineux à une centaine de mètres sur leur droite. Les regards de Bergé et Forman étaient portés vers le sens opposé.
Tranquillement Le Tac leur touche l’épaule et chuchote :
« Il y a un signal sur la plage, mon capitaine. Pas très loin.
— Tu as rêvé, Joël. »
Toujours aussi sûr de lui, Le Tac réplique :
« Non, mon capitaine, j’ai parfaitement distingué un éclair de lampe électrique. Il faut répondre.
— En aucun cas ! Ils devaient se signaler de la mer. Si ça vient de la plage, ça ne peut pas être eux.
— Laissez-moi y aller, mon capitaine. De toute façon, il faut savoir. Si ça tourne mal, taillez-vous. »
Bergé hésite. Mais il est obligé d’admettre que son sergent a raison.
« C’est bon, vas-y ! »
Le Tac se déchausse et arme son pistolet, il avance comme un chat sur la sable humide. Un nouvel éclair furtif le guide : il n’y a maintenant aucun doute, un homme s’avance vers lui.
Le Tac se couche et observe, attentif. Bientôt, il perçoit une ombre. L’homme est seul. Le Tac passe son colt dans sa ceinture, laisse progresser l’ombre.
En trois bonds silencieux il la contourne, puis s’élance et plaque l’homme au sol, l’immobilisant d’une clé au bras.
Avec un sang-froid singulier, l’homme parvient à articuler :
« Lâchez-moi, Joël, vous allez me casser le bras. »
Ebahi, Le Tac lâche.
L’homme se relève et, dans une attitude théâtrale, il époussette son uniforme.
« Appleyard ! reconnaît Le Tac. Vous ne pouvez imaginer à quel point je suis heureux de vous voir. »
Dans un réflexe, Le Tac a adopté, lui aussi, le ton d’indifférence flegmatique.
« Vous êtes tous là ? interroge Appleyard.
— Trois seulement : le capitaine Bergé, Forman et moi.
— Les autres ?
— Sans nouvelles. A propos, comment m’avez-vous reconnu ?
— Je ne vous ai pas reconnu, c’est une question de logique. Les Allemands auraient braqué un projecteur, ça ne pouvait être que l’un de vous pour m’attaquer par-derrière avec ces procédés de voyou que je me suis efforcé de vous faire inculquer. »
Ils rejoignent Bergé et Forman qui, eux, laissent éclater leur enthousiasme. Forman embrasse l’officier anglais, Bergé lui assène une énorme tape sur les épaules.
Appleyard ne semble pas apprécier outre mesure la chaleur de ces effusions, il y met un terme, explique que le temps est compté, que le Tigris, le sous-marin qui les attend, se trouve à plus de deux milles au large, qu’ils ne disposent pour le rejoindre que d’un frêle canoë.
Les quatre hommes tentent d’embarquer. Chaque fois le canoë se retourne, balayé par les énormes rouleaux qui forment une barre infranchissable. Joël Le Tac, le plus marin des quatre, comprend que le seul procédé qui leur permettrait de franchir les premières vagues comporte le sacrifice de l’un d’eux qui maintiendrait l’embarcation face au large.
Il a du mal à convaincre ses compagnons, mais une nouvelle tentative infructueuse fléchit Bergé. Le Tac se jette à l’eau, lutte contre les remous furieux. Plus léger et maintenu à l’arrière, le canoë franchit la barre.
Le Tac a simplement déclaré : « Contactez-moi à Paris chez mon frère, 6, rue Gît-le-Cœur. »
Dans le mois qui suit, livré à lui-même, sans instructions, sans la moindre chance de contacter Londres, Joël Le Tac va faire preuve d’un fantastique esprit d’initiative, basant le moindre de ses actes sur la certitude qu’un jour prochain il parviendrait à rejoindre la France libre.
Accompagné par son frère Yves, il regagne Vannes, récupère les explosifs chez François Renaux. Plusieurs nuits de suite, les deux frères tentent une embuscade dans le fol espoir de voir arriver le car fantôme (Joël n’avait jamais été convaincu par les rapports pessimistes de Petitlaurent et de Joseph Renault. Leur absence au rendez-vous de Vendée n’avait fait que confirmer ses soupçons.) Pourtant, malgré son acharnement de Breton têtu, Joël dut se rendre à l’évidence : aucun car allemand n’empruntait la route Vannes-Meucon.
Alors Le Tac plonge dans une nouvelle aventure. Il décide de découvrir une filière qui permettrait de passer de zone occupée en zone libre.
Une voie qui pourrait leur servir dans de chimériques opérations futures. Il la trouve dans les Landes avec la complicité d’un transporteur en bois de Castets.
Convaincu de l’utilité de son entreprise, il regagne Paris, décide de rester rue Gît-le-Coeur, où il sait que Londres peut le contacter.
C’est là, dans la nuit du 14 au 15 mai 1941, qu’il est tiré de son sommeil par de légers coups frappés timidement à la porte du petit appartement.
Pistolet en main, il ouvre pour se trouver face à Forman et Varnier qui entrent, souriants, exactement comme si leur présence était la chose la plus naturelle du monde. Fidèle à son personnage, Joël réfrène sa joie et sa surprise. Il dit simplement :
« Foutrement heureux de vous voir, je commençais à redouter d’avoir à faire la guerre tout seul. »
Forman et Varnier sont déçus de ne susciter qu’une relative surprise.
« Nous avons fait un excellent voyage, Joël, plaisante Forman. Merci de t’en préoccuper. »
Le Tac sourit.
« Allez-y, racontez-moi vos exploits si ça vous amuse.
Vous êtes venus à la nage ?
— Parachutés en Gironde. Notre mission s’appelle « JOSÉPHINE B ». Nous devons tenter de faire sauter la centrale électrique de Pessac, près de Bordeaux. Il paraît que c’est d’une importance considérable. Si nous réussissons, plus de vingt sous-marins allemands seront privés pour des mois de l’énergie qui ravitaille leurs batteries, sans compter le merdier dans les communications.
— Le matériel ?
— Planqué sur place chez un cultivateur recruté par Bergé. Le type n’a pas déçu, nous pouvons compter sur lui. Il y a huit ventouses de plastic
– autant que de transformateurs dans la centrale.
— Elle est gardée, votre centrale ?
— Non. C’est incroyable, mais personne ne demeure sur place la nuit. Elle est bouclée, mais déserte de 7 heures du soir à 8 heures du matin.
— Aucune difficulté, apparemment ? C’est un jeu d’enfant votre truc.
— A un détail près, Joël, c’est qu’après le feu de joie nous aurons un régiment entier sur le paletot. Ils sont à moins de quatre kilomètres et ce ne sont pas des enfants de Marie ! Ça fait six jours que nous les observons, ce sont des grands beaux blonds avec des têtes de mort sur le col de leurs élégantes vareuses noires.
— Un régiment de blindés ?
— Exactement.
— Eh bien, c’est parfait : c’est une arme lourde, donc c’est difficile à remuer. »
14 mai. 22 heures. Le Tac, Varnier et Forman gagnent Pessac à bicyclette. Le ciel est dégagé, mais il n’y a pas de lune.
Le mince faisceau de leurs phares camouflés éclaire à peine à un mètre devant eux. Ils transportent les ventouses de plastic dans des sacs à dos.
Les trois hommes sont surpris par la facilité avec laquelle ils forcent la grille d’accès et la porte de la centrale.
Chacun d’eux sait exactement ce qu’il doit faire. Ils ont convenu d’exécuter leur mission sans échanger un mot. Le système de retardement des explosifs leur laisse un délai de fuite de cinq minutes. Tous les trois ont songé que c’était une lacune à laquelle il faudrait remédier dans les opérations futures.
Les parachutistes ont repris leurs vélos sans nervosité, ils pédalent maintenant à une cadence furieuse, ils ne pourront se séparer que dans les faubourgs de Bordeaux. La chaîne de Le Tac décrante régulièrement sous les coups rageurs dont il frappe les pédales.
Il reste deux kilomètres à parcourir avant la ceinture de Pessac lorsque la première explosion déchire la nuit.
Brusquement une forte lueur illumine les trois hommes, leur ombre gigantesque les précède, les sirènes hurlent, emphatiques et lancinantes. Les explosions se succèdent, Le Tac ne pense plus au danger qu’il court, il pédale, surexcité par la réussite.
Pas un instant les Allemands ne pensent à une action de commando. C’est vers le ciel qu’ils cherchent les responsables, et les parachutistes doivent leur salut à cette erreur d’estimation.
Mission « JOSÉPHINE B » réussie à cent pour cent, pertes néant, les saboteurs parviennent à regagner leurs refuges bordelais sans le moindre incident. Ils rejoignent Londres, inaugurant le passage Le Tac vers la zone libre. Puis, c’est l’Espagne et Gibraltar.
A leur arrivée, Le Tac est promu au grade de lieutenant. Il quittera ses compagnons pour être versé au B.C.R.A., le Bureau de renseignement et d’action de la France libre, au sein duquel il établira un étrange record, celui du nombre des aller et retour entre l’Angleterre et la France occupée.
Il finira par être capturé et déporté à Mauthausen, il est un des miraculés du camp de la mort.
Le premier saut du capitaine Bergé et de Joël Le Tac eut d’importantes conséquences historiques.
Le test effectué par le stick français dégagea deux idées fortes qui allaient, désormais, orienter toute l’action subversive sur le continent : d’une part le parachutage en Europe occupée ne présentait pas autant de difficultés qu’on l’avait cru à priori ; d’autre part le sabotage dans un pays pétri par la volonté de résistance aux Allemands ne nécessitait pas l’emploi d’unités militaires hautement spécialisées.
Le B.C.R.A. de la France libre, le S.O.E. britannique pouvaient créer tout seuls des réseaux qui embraseraient l’Europe conquise par Hitler.
Le cri lancé par Churchill : « Mettez l’Europe à feu ! » ne relevait plus du rêve, mais de la réalité.
Dans cet orgueilleux défi à la plus forte puissance militaire de tous les temps, l’action des commandos parachutistes ne commencerait dorénavant que là où s’arrêteraient les possibilités de la Résistance.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 14:29
DEUXIÈME PARTIE
L’AÉRODROME D'HERAKLION
6
Mirecourt (Vosges) 12 juillet 1940. En bordure de la ville, les Allemands ont improvisé un camp de prisonniers.
Barbelés et miradors ont été édifiés en quelques jours. Quelques baraques sommaires servent d’abris provisoires aux soldats français du 1er régiment d’artillerie coloniale, qui, une semaine auparavant, s’était rendu après un baroud d’honneur, écrasé dans un combat inégal.
Assis à l’écart, un deuxième classe fulmine. L’attitude de ses compagnons l’écoeure. Il se refuse à considérer comme eux la captivité comme une délivrance, comme une sécurité.
La situation lui semblé humiliante et grotesque. Il s’appelle Jacques Mouhot. Il vient d’avoir vingt-huit ans ; il n’a fait que des études primaires, son seul diplôme est celui de professeur d’éducation physique. Sa spécialité : le ski.
Avant sa mobilisation, il était moniteur dans une station secondaire de sports d’hiver. Un mètre soixante-quinze, des muscles entraînés et entretenus, une charpente robuste, une belle gueule de don Juan de faubourgs, Mouhot a jusqu’à présent mené une vie sans histoire.
A son régiment, nul ne l’a particulièrement remarqué, et pourtant, depuis une semaine, il semble être le seul à réagir avec l’instinct d’un fauve pris au piège. Il n’arrive ni à comprendre ni à admettre que ses compagnons, et surtout ses officiers, adoptent une attitude opposée.
L’esprit logique et honnête de Mouhot l’avait amené à considérer et à admirer ses chefs. Sa déception aujourd’hui n’en est que plus amère.
« Vous évader, mon vieux ! avait ironisé le lieutenant de sa compagnie. Et pour quoi faire, grands dieux ? Nous devons savoir nous montrer beaux joueurs. Nos vainqueurs nous traitent correctement, ne trahissons pas leur confiance. »
Mouhot était resté sans voix. Maintenant il ressassait rageusement un flot de répliques qui lui avaient échappé. Auprès de trois ou quatre troufions sans grade, il avait obtenu des réponses similaires. Alors il avait décidé d’agir seul, de ne plus faire part de ses projets d’évasion à quiconque.
Impossible de franchir les barbelés de nuit, les rondes et les projecteurs vouant toute tentative à l’échec. La seule éventualité était de passer la porte du camp par la ruse. Le procédé, il l’avait trouvé. Chaque jour un camion allemand franchissait la porte, chargé d’une cinquantaine de grandes marmites vides. Une heure plus tard il revenait, transportant les récipients fumants de l’infecte soupe qui constituait l’ordinaire des prisonniers.
Mouhot était sûr de parvenir à se recroqueviller dans une marmite. La seule difficulté résidait dans le fait que les deux Sénégalais chargés de monter les récipients sur les camions s’apercevraient, au poids, de sa présence.
Il fallait les convaincre de devenir ses complices. Il fut surpris de la facilité avec laquelle il y parvint.
« Dès que le camion roule, tu sors de la marmite, avait recommandé le grand Noir. Si tu es pris, tu dis que tu t’es caché dans le camion. Comme ça peut-être, on nous embêtera pas. »
Le chauffeur passe au point mort. Il freine.
« C’est la porte », songe Mouhot, tassé dans son chaudron.
« Première, seconde, je suis dehors. Je compte jusqu’à 200 sans me presser, avant de sortir. »
Le grand récipient est imprégné de l’odeur fade et écoeurante de la soupe. Mouhot soulève le couvercle, sort, se glisse vers l’arrière du camion, il soulève un coin de bâche, risque un coup d’oeil à l’extérieur.
Il est 13 heures, les rues de Mirecourt sont désertes. Le camion ralentit, le chauffeur rétrograde, tourne sur la droite. Mouhot saute.
Pendant qu’il s’assoit sur le trottoir, en feignant de relacer ses godillots, le véhicule s’éloigne. Mouhot pénètre sous un porche, trouve une porte, un escalier, une cave. Il s’allonge paisiblement et attend la nuit.
L’évadé a enlevé ses chaussures qui pendent sur sa poitrine. Il se glisse prudemment à travers les rues, son seul repère c’est le canal, il doit le trouver et le traverser. Il emprunte les voies dans le sens de leur pente, finit par apercevoir, à une centaine de mètres, un pont gardé par deux sentinelles. Plusieurs ruelles permettent de le contourner, d’atteindre la rive.
Le canal doit être large de trente mètres tout au plus. Sans hésiter, Mouhot se laisse glisser dans l’eau. Les lourdes bottines le gênent à peine ; il nage en souplesse, sans provoquer le moindre clapotis, résistant à l’envie de porter son regard vers le pont et les sentinelles. Sans encombre il prend pied sur la rive opposée. Sa montre s’est arrêtée au contact de l’eau, elle marquait 10 heures 5 minutes.
Toute la nuit il marche à travers bois. A l’aube il se terre dans une grange qui paraît abandonnée. Il y découvre des vêtements de paysan, une veste et un pantalon de grosse toile, qu’il troque contre ses effets militaires encore humides. Il s’apprête à poursuivre son chemin lorsque, mû par une inspiration soudaine, il s’empare d’un grand râteau qu’il pose sur son épaule.
Il n’a pas besoin d’étudier sa silhouette dans une glace pour être convaincu qu’elle cadre avec le paysage. Tant qu’il marchera à travers champs, affublé de son outil, il ne devrait éveiller aucun soupçon. On le prendra pour un paysan qui va ou qui revient du travail.
En moins d’un mois, sans un centime en poche, sans un papier d’identité, Jacques Mouhot traverse la France, son râteau sur l’épaule, se guidant au soleil. Il contourne les villes et les villages. Il se nourrit au hasard des larcins commis la nuit dans des potagers ou des remises.
Au bord d’un puits, il a découvert un rasoir mécanique et un pain de savon ; il se rase et se lave le plus souvent possible. Dans la première semaine d’août, il abandonne le râteau dans les faubourgs de Marseille.
Une curieuse émotion l’étreint lorsqu’il se sépare de l’outil qui – il en est convaincu – lui a permis de réaliser son exploit.
Pendant plusieurs mois, Mouhot traîne sur le port. Un travail de docker qu’on lui accorde par intermittence lui sert d’alibi, lui permet de se procurer quelques aliments, lui permet surtout de se renseigner sur les mouvements et la nationalité des navires.
Pas un instant il ne se désespère : la tristesse, la dureté et la monotonie des jours qui passent sans lui apporter le moindre espoir ne le découragent pas. Il a confiance en son étoile, il sait qu’un jour la chance passera, il sait qu’alors il la reconnaîtra et la saisira.
A l’approche de l’hiver, la situation n’a pas évolué, mais Mouhot est maintenant connu et accepté le long des quais du port commercial où nul ne se préoccupe plus de sa présence devenue familière.
Le 14 décembre, il apprend que trois compagnies de soldats pétainistes sont en instance d’embarquement à bord du Sidi-Ferruch, à destination de l’Afrique du Nord. Il n’y prête pas une attention particulière, sachant qu’il est pratiquement impossible d’embarquer clandestinement.
Mais un hasard va déclencher son action. Derrière une palissade, Mouhot découvre un uniforme abandonné : indéniablement un soldat de Pétain a déserté. Il n’hésite pas. Il se vêt de l’uniforme qui est approximativement à sa taille et, d’un pas tranquille, rejoint la meute indisciplinée des bidasses d’occasion. Il s’y noie sans la moindre difficulté, parvient à monter à bord sans incident.
Visiblement les soldats se connaissent à peine entre eux ; ça ressemble à un embarquement de bétail, les hommes sont indifférents et résignés, leur seule préoccupation paraît être l’heure de la soupe et de quoi elle sera composée.
Mouhot trouve une couchette sous le troisième pont, échange avec ses voisins quelques propos anodins, apprend que leur destination est Alger.
Dans un coin, quatre soldats ont entamé une partie de poker, ils sont entourés d’une dizaine d’autres qui suivent le jeu. Mouhot possède huit cents francs, il se joint aux spectateurs. « Ils jouent comme des savates », songe-t-il.
Le navire sort du port, commence à gîter, l’un des joueurs est très rapidement incommodé. « Dès qu’il dégueule, je prends sa place », décide Mouhot. Effectivement, le bidasse quitte rapidement le jeu, il vomit à quelques mètres dans une totale impudeur ; il n’est ni le premier ni le dernier.
Un peu partout, dans l’immense cale dortoir, les recrues avachies se laissent aller, sans même tenter l’effort de gagner un endroit plus propice. « Ce ne sont pas des hommes », pense Mouhot, écoeuré davantage par l’attitude veule et résignée des malades que par les excréments nauséabonds qu’ils répandent sur le sol et qui dégagent une odeur pestilentielle.
Il est accepté comme remplaçant à la partie de poker. Il y fait ce qu’il veut, a l’impression de jouer avec des simples d’esprit. Habilement, il perd dès qu’il sent qu’il faut relancer l’intérêt du jeu.
A l’aube il a raflé les trois primes de départ Outremer de ses partenaires : une centaine de milliers de francs. Il décide de se faire oublier et gagne le pont supérieur sur lequel il parvient à se fondre parmi de nouveaux groupes.
Fausser compagnie à ce tas de soldats atones sur le quai d’Alger ne lui demande pas plus d’efforts qu’il n’en connut pour embarquer.
Ce sont ses premiers pas en Afrique du Nord, mais, comme tout le monde, il a entendu parler de la Casbah. Il trouve un jeune Arabe qui l’y conduit, le précédant de quelques mètres. Cela ne lui coûte que deux francs. Il se procure sans aucun mal des vêtements civils, puis il gagne la gare.
Un train part pour Oujda, à la frontière marocaine ; il le prend. Il passe la frontière à pied dans la nuit. Il reprend un train à destination de Casablanca.
Contrit, Mouhot y découvre que l’accès du port est impossible. Il n’a pas encore décidé de sa destination future, il n’a que très vaguement entendu parler de la France libre, il se laisse guider davantage par son instinct et par les événements que par une volonté précise.
Mais à Casablanca, traînant de bistrot en bistrot, il entend parler de Tanger. On lui assure que dans la ville internationale tout est possible. Tanger devient son but, mais il a également appris que la frontière qui en permet l’accès n’est pas fantaisiste, elle est même considérée comme infranchissable.
Plusieurs nuits de suite Mouhot erre dans la gare ferroviaire, étudie les mouvements des trains de marchandises. Après quatre jours de ce manège, il réussit à se glisser dans un wagon bondé de caisses hétéroclites entre lesquelles il parvient à se faufiler. Sur le wagon une fiche indiquait la destination. Les étiquettes des colis la confirment : TANGER. L’heure, voire le jour du départ ne figurent en aucune place.
Après de longs instants durant lesquels il se terre immobile, Mouhot décèle une présence vivante dans le wagon ; prudemment il déplace quelques caisses pour tenter de comprendre. Il découvre une grosse niche de bois qui ne comporte que quelques trous d’aération : un chien geint doucement dans sa prison. Mouhot possède un sac plein de vivres et trois litres d’eau. Il s’agenouille près de la niche et parle doucement à l’animal qui gratte la porte de la patte et grogne. Mouhot sort de sa poche un couteau à cran d’arrêt dont il fait jaillir la lame.
Il murmure : « Mon vieux, c’est toi qui vas décider si tu es mon ami ou mon ennemi. » De son sac il extrait quelques morceaux de mouton qu’il dispose dans la paume de sa main gauche. Calmement il ouvre alors la porte de la niche. Le chien est un berger allemand adulte.
Méfiant il observe l’homme qui vient de le délivrer. Mouhot le sent prêt à bondir. Son poing droit se resserre sur le manche de son arme, tandis que de sa main gauche il présente les carrés de viande à la bête. Brusquement l’animal se décide, en trois bouchées il engloutit la viande.
Mouhot ne retire pas sa main, le berger lèche la graisse dont elle est imprégnée. Mouhot risque une caresse, le molosse l’accepte. Prudemment Mouhot inspecte l’intérieur de la niche, elle comporte deux écuelles vides. Avec des gestes précautionneux il en saisit une, y verse de l’eau. Le chien se précipite et lape avidement le liquide. Mouhot tente de nouvelles caresses, le chien ferme les yeux et s’assoupit.
L’homme et l’animal demeurent six heures côte à côte sans que rien ne se produise. Lorsque le berger s’agite trop, Mouhot le caresse, lui parle, l’apaise. Il se prive de manger et de boire pour rassasier son nouveau compagnon.
Il commençait à désespérer lorsqu’enfin le convoi s’ébranle. Dans la médina de Casablanca, il avait acheté une montre. Il essaie d’évaluer la vitesse du train, en conclut qu’il a une dizaine d’heures devant lui. Le convoi roule doucement, mais régulièrement. Vers 22 heures Mouhot suppose que la frontière est proche.
Alors il pénètre dans la niche. Grâce à son incroyable souplesse, il parvient à s’y recroqueviller. Il fait ensuite entrer le chien qui, maintenant, lui obéit docilement. Passant un doigt par un des trous d’aération, il arrive à repousser le loquet.
Le supplice que lui impose sa position se prolonge plus de deux heures ; heureusement le berger dort tranquillement, bercé par les cahots réguliers du wagon.
Il est minuit passé lorsque, dans un long grincement suraigu, le convoi freine et s’arrête. Mouhot perçoit des voix qui viennent du quai, on parle arabe et espagnol. La porte du wagon est ouverte ; deux hommes le visitent, donnent des coups de gourdin sur les caisses. Mouhot devine qu’ils se rapprochent de la niche ; le gros chien aboie, grogne furieusement.
Ce sont des douaniers arabes, ils rient, plaisantent, chahutent le chien qui grogne de plus en plus. C’est exactement ce que Mouhot souhaitait. Par jeu ils excitent la bête, jamais ils n’oseraient ouvrir la porte.
L’un des Arabes imite les grognements du chien. Puis ils rient, crachent et s’éloignent, satisfaits par ce dérivatif imprévu. La porte est refermée, le convoi repart, roule une petite demi-heure et s’arrête à nouveau.
Mouhot a plus de mal à ouvrir la niche qu’il n’en avait eu à la fermer. Il descend du wagon et se perd dans la nuit. Il est triste de quitter le chien, son seul compagnon depuis près de deux mois.
Exalté par sa réussite, Mouhot attend fébrilement l’heure d’ouverture du consulat britannique. Le consul le reçoit, écoute son récit, pense qu’il a affaire à un mythomane et l’éconduit sans courtoisie. Une nouvelle fois l’évadé se retrouve seul dans une ville inconnue, n’osant se confier à quiconque par crainte d’être trahi. Il gagne la longue plage, s’étend à l’ombre d’un rocher et s’endort lourdement.
Le soleil est bas lorsqu’il se réveille. Dans la rade un bateau a mouillé. Bien qu’il se trouve vraisemblablement à plusieurs kilomètres, Mouhot distingue le pavillon britannique.
Il n’hésite pas. Dès que la nuit sera tombée, il tentera de gagner le navire à la nage. Il n’est pas sûr d’y parvenir, il est possible qu’il évalue mal la distance sous cette lumière qui ne lui est pas familière. Il est possible également que le navire appareille pendant qu’il nagera vers lui. Mais Mouhot est las de la multitude d’efforts solitaires qu’il fournit depuis des semaines. Son but se trouve à portée de vue, il considère qu’il doit risquer sa vie.
Il a attaché l’argent qui lui reste et sa montre sur sa tête à l’aide d’un lacet de chaussure. Il a abandonné le reste de ses vêtements sur la plage. Et maintenant il nage, se maîtrisant pour conserver un rythme lent et souple. Il se force à ne lever les yeux vers le navire que toutes les cents brasses ; il redoute le froid plus que la fatigue. Il nage depuis près de deux heures et les lumières du navire ne scintillent encore que bien faiblement. Sous son menton le lacet le gêne ; rageusement il arrache l’argent et la montre, les billets s’éparpillent à la surface. Un instant il se sent plus à l’aise.
« Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, cent… » Il lève les yeux. Il ne semble pas s’être rapproché du navire.
Alors c’est l’angoisse.
« Je ne bouge pas, pense-t-il, je dois nager contre un courant, je suis trop éloigné pour regagner la rive, je vais crever, pourrir au fond de ce détroit, rongé par les bestioles, personne ne saura jamais ce que je suis devenu… »
Il repense à son aventure, se retourne, fait la planche, il est convaincu que le courant l’éloigné de son but, il se souvient du lieutenant de Mirecourt :
« Nos vainqueurs nous traitent bien, nous ne devons pas trahir leur confiance… »
« L’ordure, le veau, et on lui a foutu des galons d’officier ! » Il revoit le lamentable troupeau avachi du Sidi Ferruch, ces répugnants mollusques, qui dégueulaient à quatre pattes sans gêne et sans dignité, alors il se remet à nager.
« Si je me noie ce sera en luttant jusqu’à l’extrême limite de mes forces, je dois chasser l’idée d’échec jusqu’au bout, au moins je me noierai content de moi. »
Une nouvelle idée l’obsède :
« Il faut savoir si j’avance ou si je nage sur place, il me faut un témoin. »
Il en trouve un. Son slip. Il le fait glisser le long de ses jambes, le tord pour en extraire l’eau et le jette le plus loin qu’il le peut. Il observe la petite tache blanche à la surface, puis il nage vers elle. Il n’éprouve aucune difficulté, il se convainc que le courant est pratiquement nul.
Il laisse le slip derrière lui et reprend sa lente et harassante progression. Lorsque, à bout de forces, transi, vidé, le souffle rongé par l’eau de mer qu’il a happée à plusieurs reprises, Mouhot atteint la chaîne de l’ancre du navire, il aura nagé sept heures.
Il est arrivé par la proue du bâtiment. Il a lu son nom : The Rescue. Il ignore que cela signifie « Le Sauveur ».
Maillon par maillon, Mouhot grimpe le long de la chaîne de l’ancre. Il se hisse sur le pont, gagne le carré dans lequel des hommes jouent aux cartes.
Nu, dégoulinant, grelottant, il pousse la porte. Il veut parler, mais il n’en trouve pas la force, il ne se souvient que des masques ahuris des marins anglais, il perd connaissance et s’effondre.
Subjugué par l’exploit du Français, le capitaine du Rescue a fait pression sur le consul pour être autorisé à le conserver à son bord.
Le colonel Bablon de la Légion étrangère, qui lui aussi comptait gagner la France libre via Gibraltar et qui était passager du Rescue, est également intervenu.
Une semaine plus tard, Jacques Mouhot découvrait dans les locaux de l’Olympia à Londres le bureau de recrutement des parachutistes. Il signait son engagement sous le numéro 26.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 14:38
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Ma chère maman,
Je t’en supplie, ne me blâme pas, mon sang bout dans mes veines, je rêve de porter un fusil et de m’en servir.
J’ai pris cent francs et ma carte d’identité.
A Dieu vat !
Je veux être Français, Français encore, Français toujours.
Ces quelques mots peuvent sembler naïfs, il faut savoir que lorsque Pierre Léostic les écrivit, il était âgé de quinze ans et huit mois.
Après une succession de discussions fiévreuses, sa mère l’avait enfermé dans sa chambre, au premier étage d’un modeste pavillon de Rosendaël, dans la banlieue de Dunkerque.
« La guerre n’est pas l’affaire des gamins, lui avait-elle ressassé. Tu resteras à la maison, dussé-je t’y enfermer. »
Elle l’avait fait. Et c’est en pleurant que le jeune garçon venait de tracer au crayon, sur un papier grossier, la justification de sa première désobéissance.
Mme Léostic est partie faire ses courses. Sans hésiter, Pierre ouvre la fenêtre, dédaigne la gouttière ou tout autre artifice et saute en souplesse sur la terre meuble du jardin.
Dans le port de Dunkerque, les bateaux surchargés appareillent. Pierre arrive à s’embarquer à bord de l’un d’eux.
A Londres, il ne fait pas usage de sa carte d’identité. Il ment sur son âge, se vieillit de trois ans.
Le capitaine Bergé ne met pas en doute l’âge prétendu de Pierre Léostic : le jeune Breton mesure 1,85 m, pèse 80 kilos.
C’est un athlète comme le créateur des parachutistes en cherche. Sa maturité est stupéfiante chez un garçon qui n’a pas encore atteint ses seize ans.
Au début de juillet 1941, les parachutistes sont trente et un. Ils ont été sélectionnés, jugés sur leurs aptitudes physiques et morales.
Parmi ces tout premiers qui créèrent l’arme d’élite, il faut citer les noms de Louis Le Goff, Marcel Drezen, tous deux Brestois, de Robert Guichaoua, de Quimper, de Victor Ituria, vite surnommé Saint-Victor.
Pendant des mois cette trentaine de colosses a été surentraînée mécaniquement. Secondé par les services spéciaux anglais, Bergé en a fait des surhommes.
Et pourtant, dans chaque discipline, Victor Ituria surpasse ses camarades. Basque de Saint-Jean-de-Luz, « Saint-Victor » ne boit pas, ne fume pas, ne court pas les filles. Ancien champion de pelote basque, il étonna Churchill, lors d’une inspection, par son adresse inimaginable, lançant à plusieurs reprises une grenade dans un chapeau à une distance de soixante mètres.
De ses compagnons, Ituria admet tout, comprend les écarts joyeux dont ils se rendent coupables à chaque permission, supporte en souriant les plaisanteries les plus grossières, mais il reste intransigeant sur deux points : le Christ et le drapeau.
Plaisanter en sa présence sur l’un ou l’autre de ces sujets équivaut à un ticket d’entrée à l’infirmerie.
Bientôt Bergé ne peut plus tenir ces hommes dont il a fait des fauves. Les incidents se multiplient tant dans le village du New Forrest près duquel ils sont cantonnés qu’à l’intérieur même du camp.
L’inaction, ou plus exactement le fait de ne participer à aucun combat, ronge les nerfs des plus placides. Depuis deux mois le capitaine leur a mis une carotte sous le nez.
« Bougre de bornés, hurle-t-il fréquemment, c’est dans notre intérêt qu’on nous surentraîne ! Nous allons être parachutés en France incessamment. Tout ce qu’on nous enseigne ici n’est pas superflu, croyez-moi. »
Hélas ! ils sont tous convaincus de ne plus rien avoir à apprendre. Un sentiment d’invincibilité s’est ancré en eux, ils ne comprennent ni n’admettent qu’on ne les utilise pas.
Le 16 juillet 1941, Bergé rassemble son troupeau, annonce aux hommes que la compagnie gagne Londres où une mission doit leur être confiée.
« On va en France, mon capitaine ? interroge joyeusement le jeune Léostic.
— Tu verras bien. »
Dans les camions qui gagnent la capitale, un délire euphorique s’est emparé des parachutistes.
Le « Tu verras bien ! » du capitaine a été interprété par tous comme une réponse affirmative à la question du jeune Breton.
Seul, fidèle à son personnage, Ituria reste songeur.
« T’es pas heureux d’aller en France, Victor ? » lance Mouhot.
Ituria hausse les épaules. « Je pense aux Allemands, ils ne doivent pas être plus d’une centaine de mille en Bretagne. Si on nous parachute tous les trente ils vont souffrir, les malheureux ! »
Dans un éclat de rire général, Le Goff réplique : « Ça fait jamais que trois mille pour chacun de nous ! C’est pas la mer à boire, pas vrai, les gars ! »
Les hommes approuvent, les rires redoublent.
Dans la soirée, ils arrivent au camp de Barnes, situé dans Hammersmith. C’est un des dépôts de transit londoniens. En quelques mots Bergé explique que le lendemain on touchera des équipements, puis qu’on reprendra la route. Pour une destination inconnue.
Les parachutistes dînent dans une ambiance fiévreuse avant de gagner le dortoir qu’on leur a destiné. Mouhot s’est séparé du groupe ; par instinct il erre dans le camp comme un chat. Lorsqu’il rejoint le dortoir, un masque grave fige son visage. Il allume une cigarette en silence, ne participe pas aux plaisanteries qui continuent de fuser autour de lui.
Du coin de l’oeil, Ituria l’observe un moment avant de se décider à se lever et à le rejoindre. « Tu as appris quelque chose, Jacques ? » interroge le Basque.
Mouhot répond d’un triste signe affirmatif. Le Goff a suivi le bref échange de ses deux compagnons. Il se plante à son tour près du lit de Mouhot. Son manège déclenche chez tous le même réflexe de curiosité ; l’un après l’autre ils se lèvent. En demi-cercle, ils se groupent anxieux autour de Jacques Mouhot.
« Accouche, nom de Dieu ! siffle Léostic.
L’opération est annulée ?
— Le tout est de savoir quelle opération ! rétorque Mouhot.
— Explique-toi.
— J’ai vu les équipements qui nous sont destinés. Et j’aimerais voir la gueule des Bretons quand ils nous verront arriver en short, chemisette et casque colonial.
— C’est pas vrai ? Tu déconnes !
— C’est tout ce qu’il y a de vrai ! Je ne sais pas où nous allons mais ce n’est sûrement pas en France, et il doit y faire sacrement chaud ! »
Ils n’apprirent leur destination que dans la soirée du 21 juillet. A l’aube, à Glasgow, ils avaient embarqué sur un transport de troupes de 20 000 tonnes, le Cameronian. Le bateau naviguait vers le Moyen-Orient, mais ils ignoraient par quelle voie.
Le Cameronian mit quarante-deux jours pour gagner Suez sans escale, faisant le tour de l’Afrique, après avoir, par prudence, fait route à l’ouest près d’une semaine. De septembre 1941 à janvier 1942, c’est de nouveau l’attente.
La poignée de parachutistes français est propulsée d’un camp à l’autre à travers le Moyen-Orient. Du Caire à Beyrouth, de Beyrouth à Damas, des cantonnements provisoires, des villes souvent hostiles, des casernes lugubres leur servent de havre. Bergé ne leur laisse aucune détente ; il craint que dans l’inaction ses hommes ne perdent le fruit de leur entraînement.
Où qu’ils se trouvent, chaque jour ce sont des marches harassantes sous une chaleur d’enfer. » Partout, le commando français émaille son passage de scandales, de bagarres au cours desquelles les parachutistes mettent en pratique leur science nouvelle avec efficacité.
Les troupes australiennes sont le plus souvent leurs victimes. Des bars, des bordels, toutes sortes de lieux de plaisir sont saccagés au cours de spectaculaires pugilats collectifs.
Bergé intervient mollement, considère ces écarts comme nécessaires à l’entraînement et au moral. Il se contente d’aller récupérer ses hommes dans les divers établissements de police dans lesquels ils échouent régulièrement à l’issue de chaque sortie.
Une inimitié fondée précède les Français dans les villes et les camps. L’atmosphère se tend, un malaise croissant plane sur le groupe qui a le sentiment d’être oublié, de constituer, pour les Alliés qui contrôlent ses mouvements, une calamité dont il convient de se débarrasser en l’expédiant exercer ses talents vers d’autres lieux.
Le 31 décembre 1941, les trente hommes de Bergé reçoivent enfin une affectation. Après avoir été baptisés Peloton parachutiste du Levant, ils sont devenus la 1ere compagnie parachutiste des Forces françaises libres.
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, quatre camions chargés des hommes et de leur matériel prennent, à travers le désert, la piste de l’ouest qui aboutit à Port-Fouad.
Seul Bergé connaît leur destination : le camp de Kabret, sur la rive occidentale du canal de Suez. Les Français vont être joints à une unité nouvelle de parachutistes britanniques, le Spécial Air Service du capitaine David Stirling.
Les S.A.S. de Stirling étaient formés depuis six mois à peine. Ils avaient déjà une légende. Bergé avait entendu raconter que Stirling était parvenu à créer son unité en forçant la porte du général Ritchies.
Pour parvenir à l’intérieur de l’état-major du Caire, Stirling, alors lieutenant en convalescence, n’avait pas hésité à ramper sous la clôture de barbelés qui ceinturait les locaux et les dépendances du haut commandement.
Bergé avait songé à son « évasion » du camp d’Aintree. Ça lui paraissait plus qu’une coïncidence plaisante, il y voyait un parallélisme dans leur destin et il était hanté par la prise de contact imminente avec l’homme dont lui et sa compagnie allaient dépendre.
Le 2 janvier 1942, après quarante-huit heures de traversée brûlante, les camions roulent vers le sud en direction d’Ismaïlia. A l’aube, les parachutistes ont traversé le canal de Port-Fouad à Port-Saïd. Peu avant midi, ils aperçoivent la fourmilière de tentes qui forme l’immense camp de Kabret.
Toutes les nationalités alliées y sont représentées : Australiens, Anglais, Hindous, Néo-Zélandais, etc.
Les S.A.S. de Stirling ont dressé leur cantonnement à l’écart, ils sont autonomes. Les quatre camions paraissent être à la dernière extrémité de leur possibilité mécanique lorsqu’ils pénètrent dans l’enceinte du camp S.A.S. Fourbus, sales, épuisés, les hommes sautent mollement des véhicules. La curiosité ne supplante pas leur fatigue ; ils s’affalent, indifférents, à l’ombre des camions.
A Port-Saïd, Bergé s’est rasé et s’est lavé. Il a revêtu sa tenue la plus présentable. Il marche sous le soleil ardent à la rencontre d’un géant nonchalant qui s’avance vers lui. Stirling soulève à peine le bras pour poser sa main gauche sur l’épaule de Bergé. Il est souriant, accueillant.
« Vous êtes le capitaine Bergé ? Content de vous recevoir, vous et vos bloody frogs (grenouilles sanglantes). Je suis David Stirling. J’ai donné les instructions concernant votre installation. Détendez-vous, et rejoignez-moi à ma tente dans une heure. »
Un grand sergent rassemble les Français. Il lâche un coup de sifflet strident entre ses dents, sans se servir de ses doigts, et hurle :
« All right, bloody frogs ! Follow me ! »
Bergé l’interpelle en anglais :
« Sergent ?
— Yes, sir, répond le sous-officier en se figeant…
— Je ne suis ici que depuis cinq minutes et ça fait la seconde fois que j’entends mes hommes désignés sous le sobriquet de bloody frogs. Quelle est l’origine de cette étiquette ?
— C’est le capitaine Stirling, sir. Depuis que nous vous attendons, il vous appelle comme ça. Il adore les appellations fantaisistes et les plaisanteries. N’y voyez aucun manque de respect. Vous savez bien que, pour nous, tous les Français sont des grenouilles ; pour le sang, je pense que c’est une allusion à celui des Australiens que vos hommes ont répandu partout où ils sont passés. J’ai moi-même lu ça dans les rapports vous concernant. Dans un sens, c’est plutôt flatteur, sir. »
Tassé dans un fauteuil d’osier, un verre de remarquable whisky en main, Bergé songe que ses rapports avec Stirling seront meilleurs s’ils s’échangent assis : le capitaine anglais doit mesurer près de deux mètres.
« Vous paraissez confortablement installé, constate Bergé. Je ne m’attendais pas à trouver un tel luxe au milieu du désert. Le Grand Quartier Général vous couve. »
Stirling sourit.
« Mon vieux, le G.Q.G. nous méprise, nous considère comme une bande de farfelus inconscients, moitié têtes brûlées, moitié bandits, mais incapables à part entière. Il nous refuse tout ; alors, on se démerde. Les meubles, les lits, la vaisselle proviennent de commandos chez nos voisins. C’est du pillage, mais ça entretient le moral et l’habileté des hommes. Nos meilleurs clients sont les Néo-Zélandais, ils sont gavés de tout.
— Eh bien, vous ne semblez pas mieux cotés que nous.
— J’ai deux alliés. D’abord le général Ritchies : depuis le début il a compris et admis l’utilité de l’arme que j’ai créée, et croyez-moi ça lui a valu bien des tracas. Néanmoins, il a fini par rallier à notre cause le général Auchinleck.
— C’est le commandant en chef ?
— Ce n’est que le commandant en chef. Personne n’est tout puissant, face à la diversité des unités stationnées au Moyen-Orient.
— Vous avez pourtant réussi partiellement plusieurs actions de commando périlleuses.
— Ça n’a rien changé. Manque de spectacle, manque de publicité, mais ne dramatisons pas trop, Bergé. Je reste persuadé que dans un avenir très proche ils vont se rendre compte de nos possibilités.
— En attendant ?
— En attendant : instruction, entraînement. C’est le seul procédé pour tenir les hommes. Quand ils rentrent d’une marche de cinquante kilomètres, chargés de vingt-cinq kilos à travers le désert, ils sont d’un calme serein. Même topo pour les vôtres jusqu’à nouvel ordre…
— Pas tout à fait, soupire Bergé. Les miens n’ont pas encore eu la chance de tâter du Boche. »
Stirling se lève, déployant son immense taille :
« Ne vous en faites pas, mon vieux. Quelqu’un a dit que la chance était le dieu des commandos. Avec un peu de veine, vos bloody frogs vont pouvoir faire couler un autre sang que celui des Australiens… »
8
10, Downing Street, 15 mars 1942. Le général Nye, sous-chef d’état-major, répond, indifférent, au salut de l’intendant de police qui lui ouvre respectueusement la porte discrète.
Il est 9 h 55. Sa rencontre avec le Premier ministre est prévue pour 10 heures. Nye n’est pas à l’aise.
La convocation est parvenue à l’état-major, tard dans la soirée de la veille, sous forme d’un coup de téléphone sec, sans autre commentaire.
L’huissier a juste le temps de débarrasser l’officier général de sa capote ; la porte du bureau ministériel s’ouvre, Churchill fait lui-même entrer Nye dans le bureau enfumé. Il mâche son éternel cigare.
Il désigne à Nye le fauteuil-club redouté ; le général a l’habitude ; enfoncé dans le vaste siège, il va subir la ronde du lion qui va tourner autour de lui. Il va se dévisser la tête pour suivre les mouvements du chef du gouvernement.
L’odeur insupportable des cigares successifs consumés depuis l’aube va l’écoeurer à cette heure matinale.
D’autre part, il est évident que Churchill traverse une de ses périodes de fureur froide dont le général va affronter les effets.
Sans la moindre formule préalable, le Premier ministre aboie :
« Auchinleck se fout de moi ! »
Par prudence, Nye ne bronche pas. Il laisse poursuivre son chef :
« Je l’ai convoqué, il a fait état d’affaires urgentes pour repousser son voyage. Je le presse de passer à l’offensive, il réclame quatre mois. Ce qui signifie que pendant quatre mois, sept cent mille hommes vont prolonger leurs vacances au soleil du Moyen-Orient. Ce qui signifie surtout que l’ennemi va intensifier son blocus de Malte. Si après la Crète nous perdons Malte, les Allemands vont contrôler la Méditerranée. Inutile d’épiloguer sur les conséquences.
— Qu’attendez-vous de moi, monsieur le Premier ministre ?
— Vous allez gagner Le Caire, convaincre Auchinleck. Stafford Cripps vous y rejoindra ou vous y précédera. Je lui ai fait câbler aux Indes.
— Pensez-vous que nos pressions soient suffisamment convaincantes pour faire revenir le général Auchinleck sur la stratégie qu’il a élaborée, et dont il pense être le seul juge ?
— Ce sont mes ordres, Nye. Assurer le ravitaillement de Malte ! Qu’il agisse comme il l’entend, mais que les convois passent ! Malte, et rien d’autre. L’issue de la guerre peut en dépendre. »
Près de trois mois se sont écoulés depuis que Churchill a envoyé ses ambassadeurs au Caire, mais la situation n’a pas évolué. Malte est maintenant dans une position catastrophique.
Asphyxiée par le blocus allemand, l’île est sur le point de succomber à la famine.
Le 2 juin 1942, dix-sept transports de fort tonnage sont rassemblés dans le port d’Alexandrie, ils constituent la seule chance de survie pour les insulaires maltais. Un télégramme impératif de Churchill ordonne leur passage, coûte que coûte, menace Auchinleck de le relever de son commandement en cas d’échec.
Le ventilateur géant du bureau d’Auchinleck brasse l’air suffocant. L’état-major n’est qu’une vaste fournaise.
Le général en chef transpire. Les verres d’eau minérale qu’il ingurgite semblent perler instantanément sur sa peau moite. Ses deux officiers d’état-major paraissent aussi incommodés.
Face à eux, dans un fauteuil de bois, David Stirling souffre moins ; son cerveau enregistre, attentif, les doléances de son chef. Simultanément il élabore un plan. Lorsque, calme et souriant, il déclare :
« Je pense que c’est réalisable… », l’atmosphère se détend. Les officiers supérieurs le dévisagent, reconnaissants.
En une minute il est devenu l’homme le plus important du Moyen-Orient.
« Il faut me laisser carte blanche, messieurs. Je vais répartir mon effectif en huit groupes de commando. Je vais, le même jour, à la même heure, attaquer tous les aérodromes ennemis sur lesquels des appareils sont susceptibles de prendre l’air.
— Vous pensez sérieusement que c’est possible, Stirling ?,
— Dois-je vous rappeler notre devise, monsieur ? « Qui ose vaincra. »
L’agitation règne enfin au camp de Kabret. Depuis le retour de Stirling tous ont compris qu’une opération d’envergure se prépare. Pour les Français, ce sera la première.
Stirling, quatre officiers britanniques, Bergé et deux officiers français nouvellement affectés, le lieutenant Jordan et l’aspirant Zirnheld, ont passé la nuit sous la tente de commandement.
Dans la journée du 4 juin, tous les parachutistes anglais et français (une centaine d’hommes) sont convoqués par groupes de cinq ou six. Ils restent une petite heure sous la tente de Stirling, en sortent tourmentés et fébriles.
A 19 heures, tous sont passés. Tous connaissent la mission qui les attend. Tous, sauf trois. Jack Sibard est le dernier à avoir rejoint les S.A.S.
Il n’est à Kabret que depuis deux mois. Navigant de la Marine marchande, Sibard, âgé de vingt ans, a rallié les Français libres lors de l’arraisonnement de son navire, le Cap Tourane, par la Royal Navy, au large de l’Afrique du Sud.
Depuis son admission aux parachutistes, il a mis un point d’honneur à rattraper ses compagnons dans l’entraînement. Grâce à ses aptitudes physiques, il y est aisément parvenu.
En taille, il est le second de la bande, après Léostic. Il mesure 1,82 m. Il a la belle gueule et l’allure massive des hommes du Sud-Ouest dont il est originaire.
Sibard est désespéré. Il lutte pour ne pas pleurer comme un gamin, il pense que tous les efforts qu’il a fournis depuis son arrivée sont passés inaperçus.
Il n’a pas été convoqué, il en a conclu qu’il est écarté sans explication dès la première mission.
Alors que dans la fièvre ses camarades préparent leur paquetage, Sibard sort de l’enceinte, marche cent mètres dans le sable et s’assoit sur une pierre. Il regarde le soleil rouge que le désert va dévorer au loin sur la rive opposée du canal.
Mouhot et Léostic ont aperçu son manège. Depuis l’arrivée de Sibard, les trois hommes ont sympathisé.
« Tu joues les ténébreux solitaires, maintenant ? raille Mouhot en rejoignant son compagnon.
— Ça t’amuserait de rester seul avec les mouches ?
— Les mouches, Pierrot et moi, mon vieux. »
Sibard dévisage ses amis.
« Vous n’êtes pas dans le coup, vous non plus ?
— Eh non ! Pas que nous sachions. En tout cas nous n’avons pas été convoqués. Les huiles sont parties bouffer. Ça semble râpé pour nous trois.
— Pour moi, je comprends, réplique Sibard. Je suis le bleu, ils peuvent ne pas me faire confiance, mais pour vous deux, des vétérans, je ne pige plus.
— Si au lieu de faire des vapeurs de vierge tu réfléchissais, tu pigerais peut-être. Pierrot et moi, on a pensé. Et nous sommes même arrivés à une conclusion. »
Sibard se lève. Il attend. C’est Pierrot Léostic qui explique.
« Nous ne sommes que trois au rancart. Pourquoi nous trois ? Qu’avons-nous en commun ?
— On est potes.
— Bien sûr, mais encore ?
— On est les trois plus grands de la compagnie.
— C’est déjà mieux. Tu brûles.
— Nom de Dieu ! Vous allez cesser de jouer aux devinettes ? Si vous savez quelque chose, accouchez !
— Les meilleurs nageurs ! Nous sommes les trois meilleurs nageurs ! Pierrot est marin, tu es marin, je ne suis pas manchot sur un bateau. Évidemment, ça peut être une coïncidence, mais ce n’est pas une éventualité à rejeter. »
Sibard replonge dans son amertume.
« C’est un peu léger. C’est même tiré par les cheveux votre histoire.
— Il y a autre chose, l’interrompt Mouhot. Pendant la traversée, quand nous sommes venus d’Angleterre, nous avons essuyé un coup de tabac. Seuls Bergé, Pierrot et moi n’avons pas été incommodés par le tangage, le capitaine nous a même invités à sa table. En ce qui te concerne, il sait que tu navigues depuis ta plus tendre enfance.
— Qui vous a autorisés à sortir du camp ? hurle Bergé depuis le poste de garde. A ma tente, tous les trois, et tâchez d’y être avant moi. »
Les trois hommes le rejoignent au pas gymnastique.
Sous la tente ils trouvent Stirling, un officier grec qu’ils découvrent pour la première fois et un officier anglais, un rouquin colossal au visage criblé de taches de son.
Les trois hommes le connaissent de vue. Au garde-à-vous, ils se tiennent droit devant l’aéropage d’officiers.
« Repos ! ordonne Bergé. Trouvez des sièges. »
Il désigne l’Anglais.
« Vous connaissez le capitaine Jellicoe. Voici le lieutenant Costas Petrakis. »
Les deux officiers se lèvent et tendent la main aux trois hommes surpris.
Stirling n’a pas bronché, il se contente d’observer. S’adressant aux officiers, Bergé précise :
« Voici les hommes que j’ai désignés. Jacques Mouhot, Pierre Léostic, Jack Sibard. Comme je vous l’ai déjà dit, je pense qu’ils sont les plus qualifiés. »
Il se retourne vers ses parachutistes.
« Je ne suis pas autorisé à vous en dire davantage sur la mission qui vous intéresse. Sachez que vous allez partir avec moi, le capitaine Jellicoe et le lieutenant Petrakis. Le capitaine va vous initier immédiatement à une nouvelle forme d’entraînement. Vous n’avez que vingt-quatre heures devant vous. Écoutez attentivement ses conseils, et ne l’embarrassez pas avec des questions auxquelles il ne pourrait vous répondre. Ne laissez rien transpirer, même dans le camp. Cette entrevue aussi bien que tout ce que vous pourriez apprendre doit rester strictement secret. »
Jellicoe se lève et fait signe aux trois hommes.
« C’est bon, les grenouilles, suivez-moi ! »
Devant la tente, le grand officier roux s’installe dans une jeep. En silence, les parachutistes prennent place à ses côtés. Même entre eux ils n’osent pas prononcer la moindre parole, et pourtant la curiosité les dévore.
Jellicoe rompt la tension. « Nous ne sommes tout de même pas au confessionnal ! Nous allons faire de la navigation de plaisance. Je suppose que vous savez ramer tous les trois ? »
Ils acquiescent.
« Parfait, nous allons voir ça. »
Au bord du canal, une lourde barque les attend. Jellicoe prend place à l’arrière, commande à Mouhot et Sibard de prendre les avirons, désigne à Léostic une place à l’avant.
« Voici, explique-t-il, le but de l’opération. Apprendre à ramer sans créer le moindre remous, sans provoquer le moindre bruit. »
Se relayant sans cesse, ils rament toute la nuit, s’exercent à faire glisser les pelles des avirons, à les enfoncer en silence, et à les retirer à fleur d’eau.
Quand l’aube se lève, ils sont au point, Jellicoe est satisfait.
« Ça va aller, je signalerai au capitaine Bergé que son choix est O. K ! Vous pouvez aller dormir quelques heures. »
Mais ils sont trop surexcités pour dormir. Ils préparent leur paquetage, cherchent à deviner ce qui les attend, à percer le secret de l’opération.
A 18 heures, Jellicoe vient les aviser que le départ est pour 19 heures.
Sous leur tente, un sergent s’étonne de la prévenance de l’officier britannique.
« Un capitaine-lord qui se dérange en personne ! Vous devenez des huiles tous les trois.
Capitaine-lord ? interroge Sibard.
— Évidemment, tu ne le savais pas. C’est lord Jellicoe, le fils de l’amiral vainqueur de la bataille du Jutland. Son père était le chef tout-puissant de l’Amirauté britannique pendant la dernière guerre. »
Sur son lit, Léostic se tord d’un rire nerveux.
« Qu’est-ce qui t’arrive, Pierrot ? lance Mouhot. Tu deviens hystérique, ou quoi ? »
Le rire de Pierrot redouble.
Il en pleure. Par bribes hachées, il répond :
« Ben, merde, ça vous fait pas rigoler, vous ! Je pense au Grand Amiral. S’il avait pu voir son rejeton cette nuit, ce qu’il aurait été fier ! »
Le camion a roulé une partie de la nuit. À 6 heures du matin, le commando arrive sur le port d’Alexandrie. Les six hommes embarquent et, dans la rade, montent à bord d’un navire amiral, le Midway.
« Tâchez de vous reposer, conseille Bergé, conférence à 15 heures. On vous mettra au courant. »
Le briefing a lieu dans la salle des cartes. Une dizaine d’officiers de marine sont présents. Parmi eux, trois Grecs. Au mur, des agrandissements de photos aériennes ; sur des tréteaux, des cartes : elles représentent l’île de Crète.
« Voici ce que l’on attend de nous, commence Bergé. Un sous-marin grec va nous déposer au nord de l’île de Crète, à ce point précis. »
Le capitaine désigne sur une carte géante un point qui doit se trouver à une quinzaine de kilomètres d’Heraklion, l’un des centres principaux de l’île.
« A deux kilomètres d’Heraklion, poursuit Bergé, la Luftwaffe a installé sa base première. Cet aéroport constitue pour nous une véritable gangrène ; les avions de chasse et de bombardement en décollent et interceptent sans difficulté les convois que nous tentons d’acheminer vers Malte. Précisément l’un de ces convois doit appareiller d’Alexandrie le 13 juin. Il est essentiel pour la survie de l’île qu’il parvienne à sa destination.
« Pour appuyer leur tentative de forcer le blocus, six commandos formés par vos camarades S.A.S. français et anglais vont attaquer les aéroports de la côte africaine. S’ils réussissent, les dix-sept navires de fort tonnage se trouveront hors d’atteinte de la Luftwaffe. Mais il restera Heraklion en Crète. Vous mesurez l’importance de notre mission. Quarante-huit heures après le départ du convoi, son passage ne dépendra que de nous. Bref, si le convoi passe, Malte est sauvé ; si nous échouons, c’est la catastrophe. De nous six va dépendre la vie de milliers de marins anglais, la survie ou la capitulation d’un point stratégique que les Alliés ont réussi à conserver au prix d’efforts colossaux.
— Je vais même plus loin que vous, mon capitaine, intervient Lord Jellicoe. C’est un tournant décisif dans la guerre. Du contrôle de Malte dépend le contrôle de la Méditerranée. Je pense sincèrement que notre mission peut être considérée comme la plus importante jamais tentée depuis le début des hostilités. Je tiens de Stirling que le Haut Commandement et Londres partagent entièrement ce point de vue. »
Imperturbable, Bergé reprend la parole : Nous serons débarqués dans la nuit du 9 au 10 juin. Nous devrons accomplir notre mission, soit dans la nuit du 12 au 13, soit, dernier délai, dans celle du 13 au 14.
Afin de créer une diversion, la Royal Air Force bombardera l’aéroport au cours de ces deux nuits à 2 heures du matin.
« Du point de débarquement à l’enceinte de l’aérodrome, nous n’aurons qu’une quinzaine de kilomètres à parcourir, mais le terrain est dur, c’est de la montagne, et nous ne possédons aucun contact de ce côté de l’île. Le lieutenant Costas Petrakis que je vous ai présenté hier est natif du Sud crétois, d’un village proche du lieu où est prévu notre rembarquement dans la nuit du 19 au 20 juin. Ce sera pour nous un atout immense. Des questions ? »
Mouhot se lève :
« Mon capitaine, si j’ai bien compris, une fois l’action de commando menée à bien (il touche le bras de bois de son siège, provoquant des sourires), nous devrons traverser l’île dans sa largeur. Si j’en crois l’échelle de la carte, ça doit représenter une centaine de kilomètres. Avez-vous des précisions sur les forces allemandes basées en Crète ? »
Bergé réfléchit un instant avant de répondre :
« Je vous dois la vérité. Il y a une division de S.S., un régiment de parachutistes, de nombreux éléments de la Luftwaffe, des représentants de tout leur gratin. Et le seul élément qui joue en notre faveur est une arme à double tranchant : c’est la diversité du terrain, les montagnes qui nous permettront de nous dissimuler et d’évoluer relativement à l’abri.
— Ce sera excessivement pénible, précise Petrakis. La montagne est rude, sèche, brûlante. Vous êtes entraînés pour ce genre d’opération, ça constitue notre seule chance d’en sortir. »
A son tour, Lord Jellicoe prend la parole.
« Le capitaine Bergé s’est parfaitement expliqué. Il vous a exposé l’importance de la mission qui vous est confiée. Encore une fois, je vais aller plus loin que lui. L’issue de la guerre peut dépendre de Malte. En conséquence, jusqu’à nouvel ordre, nous ne devons songer qu’à mener à bien notre action de commando qui consiste à bloquer au sol la force aérienne d’Heraklion. Ensuite, et ensuite seulement, nous pourrons penser au repli et à notre salut. Avant, ça doit demeurer un détail. J’espère que je me suis bien fait comprendre.
— Admirablement, monsieur, lance Léostic. Pourvu que les avions sautent, nous on peut crever. »
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 14:42
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Dans la soirée une vedette transporte les cinq parachutistes et leur guide grec à bord d’un sous-marin qui mouille à un mille du navire amiral. Il s’appelle le Triton.
C’est un vieux submersible français qui a été cédé à la Grèce en 1938. Aucun des six hommes n’a jamais mis les pieds sur un sous-marin. Sans être au courant des détails, l’équipage grec connaît les grandes lignes de l’opération.
Les marins sont admiratifs devant le commando, l’atmosphère est immédiatement cordiale.
Pendant trois nuits et trois jours, le commandant et ses hommes font tout ce qui est en leur pouvoir pour rendre agréable la traversée à leurs hôtes. Les premières réactions de claustrophobie sont vite surmontées.
Chaque nuit le Triton fait surface quelques instants ; les six hommes en profitent pour aller respirer et fumer sur le pont. Dans la matinée du 9 juin, le submersible s’approche de l’île de Crète, au large du cap Spatha. Un convoi ennemi fait route vers eux. Au périscope, le commandant l’a aperçu à temps. Il ordonne une plongée à profondeur maximum.
Pendant quatre heures le Triton va s’immobiliser par soixante-douze mètres de fond. L’épreuve est angoissante pour les parachutistes qui perçoivent nettement les vibrations provoquées par les hélices des navires qui passent lourdement en surface. Le sous-marin n’est pas repéré.
A 11 heures du matin, il reprend sa route.
Le Triton fait surface le 10 juin à 2 h 35. Le commandant embrasse Costas Petrakis, serre chaleureusement la main des cinq autres. Il recommande :
« Dès que vous serez sur le pont, gardez un silence absolu. Bien que la mer soit plate, une légère brise souffle du nord. Elle vous aidera à gagner la côte, mais y portera le moindre murmure. »
Trois dinghies sont glissés précautionneusement sur la surface plane de la mer. Malgré leurs armes et leurs sacs, les parachutistes se répartissent en souplesse, deux par deux, sur les frêles et instables embarcations qui s’éloignent en silence vers la terre. Jellicoe et Sibard sont en tête, les autres suivent. Il n’y a pas de lune. Les six hommes distinguent à peine le rivage.
Ils accostent dans une crique sur une petite plage de gravier. Ce n’est pas le point prévu ; ils ont dû dériver, mais ça ne les préoccupe pas. Toujours sans échanger un mot, ils transportent péniblement à terre l’ensemble des armes et du matériel : chargé d’explosifs, chaque sac individuel pèse près de trente kilos. Ensuite, Lord Jellicoe et Jacques Mouhot se déshabillent ; ils emplissent les dinghies de gravier, remettent les embarcations à la mer. Tenant le bout d’amarrage des canots pneumatiques entre leurs dents, ils nagent une centaine de mètres vers le large. Là, à coups de poignard, ils lardent le caoutchouc de coups furieux ; lestés par le gravier, les dinghies s’enfoncent lourdement. Les deux nageurs rejoignent leurs compagnons sur la rive. Sans prendre le soin de s’essuyer, ils repassent leur battle-dress, s’équipent de leurs armes et de leurs sacs.
Chaque homme possède une mitraillette Beretta, un Colt 11 43, un poignard de commando dont le manche forme un coup-de-poing américain et qui, selon la convention de Genève, équivaut à une condamnation à mort pour celui qui est pris en sa possession. Ils ont en outre chacun deux litres d’eau, un kilo de raisins de Corinthe, un kilo de dattes, et deux plaques d’un infect chocolat au sang de cheval.
En file indienne, le commando s’éloigne de la plage. Leurs bottines de toile à semelles caoutchoutées permettent aux six hommes d’avancer en silence malgré le poids qu’ils transportent.
Ils gravissent une colline pierreuse. Soudain, au sommet, ils sont bloqués par un double réseau de barbelés. Bergé s’assoit et souffle.
« Impossible de couper cette saloperie, chuchote-t-il à ses hommes qui se sont groupés autour de lui. Ça pourrait trahir notre présence. Il faut se démerder pour passer. Pierrot, débarrasse-toi de ton sac et longe le réseau. Tâche de trouver un endroit propice. » Léostic s’exécute.
C’est la première fois que le capitaine l’appelle par son prénom. Les autres aussi l’ont remarqué. Dans l’aventure les liens se resserrent, la hiérarchie et le protocole s’effritent, c’est agréable et rassurant. Ils n’attendent Léostic qu’un bref instant.
Le jeune Breton est tellement agile et silencieux que ses camarades ne s’aperçoivent de son retour que lorsqu’il est proche à les toucher.
« Je crois que j’ai trouvé, mon capitaine. À moins de cent mètres il y a un affaissement de terrain, on doit pouvoir s’y glisser. »
Effectivement, ils passent. Bergé dirige alors ses hommes à la boussole, cap au nord-ouest.
Quelle que soit la nature du sol, ils marchent d’un pas automatique, à un mètre les uns des autres, gravissent deux collines, traversent un maquis sec.
Avant l’aube le commando parvient en bordure d’une terre cultivée. Sans la distinguer vraiment, les S.A.S. devinent sur leur gauche une chaîne montagneuse. Bergé décide d’abandonner momentanément le cap et de se diriger dans sa direction. Il convient de trouver un refuge pour se dissimuler pendant la journée.
A partir de 5 heures du matin, des formes titanesques se dessinent. La montagne semble jaillir de terre ; sans prendre la moindre couleur, une masse énorme de roches pâles écrase soudain le paysage. Bergé rejoint Petrakis.
— C’est bon, allons-y ! Tâchons de trouver un refuge avant le jour. »
Le commando trouve une grotte sans difficulté. Sa profondeur est telle qu’elle leur permet de s’y dissimuler en toute quiétude. Embrassant un vaste panorama, les parachutistes surplombent la vallée d’une cinquantaine de mètres. Ils savent qu’ils devraient dormir, mais ne peuvent s’y résoudre.
A plat ventre, protégé par deux rochers entre lesquels il a pu passer ses jumelles, Bergé scrute le paysage, ne peut se décider à abandonner son poste. Vers 8 heures, lorsque le soleil commence à chauffer la pierre, le capitaine constate que la provision d’eau a dangereusement diminué : les hommes ont mangé et lui sans se rationner. L’eau va nous causer un problème que nous n’avons pas suffisamment envisagé, constate Jellicoe. Exact, approuve Bergé, il y a un puits à huit cents mètres en bas dans le champ. Petrakis va tenter d’y aller. »
Avec l’aube, des paysans ont fait leur apparition. Petrakis revêt des vêtements civils et quitte ses amis. A la jumelle, Bergé et Jellicoe observent sa progression, évaluent la réaction des Crétois à son arrivée. Tout semble bien se passer : les paysans aident l’officier grec à remplir deux sacs de toile.
A son retour Petrakis est optimiste et rassurant. « Ils ne m’ont pas posé de questions, ce sont des braves gens, ils nous ont aperçus ce matin, nous ont pris pour une patrouille d’Allemands. Je ne les en ai pas dissuadé. D’après eux c’est rare. En conséquence, je pense que nous pouvons tenter de marcher de jour. Si nous rencontrons d’autres paysans, ils auront vraisemblablement le même réflexe que ceux-là.
— Je ne prends pas le risque, tranche Bergé. Nous partirons à la tombée de la nuit. Vous, Costas, vous attendrez ici, vous n’avez pas l’entraînement nécessaire pour suivre notre cadence. Après l’opération nous vous rejoindrons à cette grotte. Vous nous aiderez à entamer notre fuite vers le sud. »
Douze heures de repos dans la grotte. A tour de rôle, les hommes se forcent à dormir.
A 8 heures du soir, le jour baisse. Ils se préparent. La détente a renforcé leur confiance. Ils bavardent.
Mouhot, Léostic et Sibard se montrent plus familiers qu’ils ne l’ont jamais été à l’égard de Bergé qui vient de leur annoncer gaiement :
« Je voulais vous signaler que depuis trois mois je suis commandant. J’avais décidé de ne faire état de ma promotion qu’après ma première mission. En conséquence, tant que les avions n’auront pas sauté, vous pouvez continuer à m’appeler « mon capitaine ». Après le feu d’artifice si l’un de vous s’avise de ne pas m’honorer de mon nouveau grade, au retour je le porte au rapport. Compris ? »
En riant, les S.A.S. félicitent leur chef. Mis en confiance par l’ambiance, Léostic se lance : « Je voudrais vous poser une question impertinente, mon capitaine. »
Bergé sourit.
« C’est le jour ou jamais. On t’écoute.
— Le discours à bord du Midway sur Malte, l’issue de la guerre qui peut dépendre de notre mission, et toute la musique, c’était des salades pour nous gonfler, ou c’est vrai ? »
Prenant Bergé de vitesse, Jellicoe répond :
« Je pense que rien n’a jamais été plus vrai. Évidemment il faut entrer dans les hypothèses et la fiction. Mais imagine que l’on perde Malte comme nous avons perdu la Crète : les Allemands deviendraient les maîtres absolus de la Méditerranée, ça leur permettrait de nous écraser au Moyen-Orient, vraisemblablement de libérer très vite les forces considérables de Rommel qui pourraient foncer sur le Caucase et prendre en tenaille le front russe. Pour revenir aux choses concrètes, il y a une certitude : si le convoi d’Alexandrie n’arrive pas à sa destination, Malte est condamné.
« Et l’on peut considérer que le destin de ce convoi se trouve aujourd’hui entre nos mains. Ce ne sont pas des salades comme tu dis. Merci, capitaine, bredouille Léostic, je ne voulais pas être irrespectueux, je voulais savoir,
— Tu sais. »
Mouhot allume une cigarette, hoche la tête, songeur, et déclare comme s’il se parlait à lui-même :
- Je ne pensais pas qu’un jour je prendrais une telle importance.
- C’est prématuré d’en rêver, coupe Bergé. Pour l’instant, pensez à votre mission. Quand vous l’aurez menée à bien, vous aurez toute votre vie pour raconter vos campagnes et épiloguer sur le rôle essentiel que vous avez joué pendant cette guerre. Vous aurez tout loisir d’emmerder vos enfants, vos petits-enfants et vos arrière-petits-enfants avec vos radotages sur l’aérodrome d’Heraklion. En attendant, il faut y aller. Départ dans cinq minutes. Préparez-vous ! »
Léostic s’est levé, il semble tourmenté :
« Mon capitaine, j’ai encore une chose à vous dire, je pense que c’est très important. » L’attitude grave du jeune Breton intrigue Bergé et ses compagnons.
« Quoi encore ? Vide ton sac et qu’on en finisse.
— Mon capitaine, je vous ai menti.
— C’est l’heure des aveux, décidément. Vas-y, je t’écoute, mais sois bref.
— En m’engageant, j’ai menti sur mon âge. »
Bergé hausse les épaules.
« Tu t’es rajeuni par coquetterie, comme une vieille poule ?
— Non, mon capitaine, je me suis vieilli. On m’avait dit que vous ne m’accepteriez pas si je n’avais pas dix-huit ans. »
Bergé le toise, sévère. « Tu ne les avais pas ?
— A vrai dire, mon capitaine, je ne les ai toujours pas.
— Quel âge as-tu, Léostic ? Et ne triche pas.
— Dix-sept ans, mon capitaine… Enfin, je vais les avoir bientôt.
— Nom de Dieu ! Bougre de salopard ! Un gosse ! J’ai embarqué un gosse dans ce merdier ! »
Jellicoe apaise Bergé.
« Calmez-vous, mon vieux, ça n’est pas le moment.
Ça fait près de deux ans qu’il vous mystifie, ce sont ses capacités qui importent, pas son âge… »
Ils marchent toute la nuit. Chaque pas représente une nouvelle douleur. Leurs épaules sont meurtries, leur nuque brisée par le poids qu’ils transportent.
Ils avancent tête baissée, cherchent à deviner le sol dans l’obscurité, montent, descendent sur un terrain inégal.
La sécheresse de l’air brûle leur gorge ; leur provision d’eau s’épuise dangereusement. Avant le lever du jour, ils s’affalent dans un bois accroché à flanc de rocher. Si la navigation de Bergé a été exacte, l’aérodrome d’Héraklion doit se trouver dans la vallée, derrière un dernier sommet à franchir.
Léostic prend le premier tour de garde, les autres s’endorment. La chaleur les réveille. L’ombre elle-même est brûlante. Il n’y a pas un souffle d’air, ils n’ont presque plus d’eau.
« Il faut trouver de l’eau, décide Bergé. Deux d’entre vous vont laisser leur sac et partir à la recherche d’un puits. »
Sibard et Mouhot se désignent et quittent leurs compagnons.
Ils ne reviennent que vers 21 heures. Toute la journée ils ont erré avant de découvrir un point d’eau tout proche, et ils ont retrouvé leurs compagnons à bout de forces, les lèvres gonflées, le palais desséché. Désaltérés, tous reprennent la harassante marche de nuit.
A 2 heures moins 5, Bergé stoppe brusquement la colonne. Immobile, attentif, il a perçu un lourd bourdonnement qui croît, lancinant. Il chuchote :
« Tous à couvert ! Ça doit être la R.A.F. »
Ils ne pensaient pas être si proches de leur but. Les sirènes déchirent leurs oreilles, des fusées éclairantes illuminent le camp d’aviation allemand qui ne se trouve qu’à quelques centaines de mètres en contrebas.
Ils jubilent. Ils sont tombés pile, et le maquis haut et touffu qui les entoure va leur permettre de se dissimuler pendant la journée.
A la lueur des fusées éclairantes, ils constatent l’inefficacité du bombardement anglais.
Les appareils de la Luftwaffe qu’ils distinguent sont parqués à grande distance les uns des autres, les bombes tombent au hasard. Pas une n’atteint même la piste.
Leur mission leur apparaît d’autant plus importante. Et infiniment dangereuse.
10
Durant toute la journée du 13 juin, les cinq parachutistes restent terrés comme des bêtes au gîte, observant le va-et-vient des Allemands, choisissant le chemin qu’ils emprunteront la nuit tombée.
A 9 heures du soir, ils se mettent en route. A 11 heures, ils ont enfin dévalé la dernière pente.
Ils reprennent leur souffle, tapis dans le creux d’un fossé. Haletants, poignard au poing, ils attendent le passage d’une patrouille allemande qu’ils viennent de repérer.
Les bottes des soldats de la patrouille frappent le sol à une vingtaine de centimètres de leurs visages. Elles déplacent des gravillons qui rebondissent sur leurs casques. Il leur semble que cette mitraille couvre le chant des cigales, déclenche un vacarme strident, et pourtant la patrouille s’éloigne sans rien remarquer.
Plusieurs minutes leur sont nécessaires pour retrouver leur rythme cardiaque ; leurs mains se sont relâchées mécaniquement sur le manche de leurs armes ; ils sont dégoulinants d’une sueur aigre et moite, leurs cuisses vibrent nerveusement.
Bergé presse l’épaule de Léostic, Jellicoe celle de Sibard. Les deux hommes se débarrassent de leurs sacs dont ils extraient deux paires de longues pinces coupantes. Ils franchissent le fossé et progressent comme des reptiles jusqu’à l’enceinte de barbelés. Les autres perçoivent nettement le claquement de l’acier rompu ; ils les rejoignent, trouvent la brèche ; un à un les sacs sont passés, puis les hommes se glissent à leur tour. Ils font preuve d’un sang-froid stupéfiant.
Le premier — Jellicoe – replace sa charge sur ses épaules et, marchant très droit, se dirige vers l’ombre des premiers hangars.
Il est minuit moins dix. Il faut que le commando ait posé les derniers engins avant 2 heures. La Royal Air Force doit alors effectuer son second raid. Le premier hangar est désert, c’est un entrepôt qui contient des moteurs de rechange. Sans échanger la moindre parole, les parachutistes préparent les explosifs, les dispositifs de retardement et, deux par deux, gagnent les appareils dont ils ont repéré la disposition dans la journée. Mouhot et Sibard font équipe.
Le numéro de main en main qu’ils exécutent sous l’aile des avions serait digne de figurer au programme d’un cirque. Comme un chat, Mouhot grimpe sur les épaules de son compagnon qui lui passe le matériel ; les charges sont fixées à un endroit précis près des réservoirs d’essence.
Les deux hommes viennent de piéger leur quatrième appareil. Ils se dirigent vers le cinquième lorsqu’ils manquent de buter sur deux corps allongés. Cherchant vraisemblablement la fraîcheur, deux aviateurs allemands dorment paisiblement, roulés dans des couvertures. Instinctivement Mouhot et Sibard dégainent leurs poignards. Malgré l’épaisseur de l’obscurité, ils distinguent la gorge des dormeurs qui s’offre à eux.
Les deux parachutistes échangent un regard, les yeux clairs de Mouhot brillent dans la nuit. Sibard rengaine son arme et contourne les corps allongés à même le sol. Soulagé, Mouhot l’imite.
Ils ont eu la même pensée, ils viennent de s’écarter dangereusement de leurs consignes : si les Allemands se réveillent et donnent l’alerte, tout le commando risque de payer de sa vie la faiblesse dont ils viennent de faire preuve.
Il est 2 heures moins 10 quand ils se retrouvent tous les cinq au hangar. Dans quelques minutes, les premières explosions vont déchirer la nuit, tous les appareils ont été piégés.
« On fout le camp, murmure Bergé. Maintenant, on pense à nous.
— Allez-y, je vous rejoins, j’ai encore quelques bricoles à terminer », déclare Jellicoe dans un souffle.
Tranquillement, l’officier anglais dispose toutes les charges excédantes de plastic dans les caisses de matériel du hangar.
Les S.A.S. sont encore à l’intérieur du camp lorsque l’alerte provoquée par la Royal Air Force se déclenche. Couvert par le hurlement des sirènes, Bergé crie calmement :
« Marchez droit, et sans hâte ! » Ils fournissent un effort surhumain pour conserver leur calme.
Arrivés à la brèche, ils se précipitent un à un et vont rouler dans le fossé.
Avant les bombes de la R.A.F.. L’explosion de leur premier engin retentit, suivie de la déflagration mate d’un réservoir d’essence déchiqueté et de la lueur crue du combustible qui se répand en fusion.
Léostic éclate de rire. Un rire franc, sans nervosité, le rire d’un enfant qui vient de réaliser la meilleure blague de sa vie.
« En route, nom de Dieu ! gueule Bergé. Ils vont quand même finir par comprendre. »
Les cinq hommes gravissent agilement la colline. Leurs sacs ne pèsent plus, Jellicoe garde les yeux rivés sur le cadran de son chronomètre phosphorescent. Toutes les deux ou trois minutes, il constate une nouvelle explosion.
Au sommet de la colline, avant de plonger vers l’autre versant, les S.A.S. se retournent et contemplent leur exploit. C’est inimaginable. Le camp est un brasier géant. Des ombres furtives et affolées courent dans tous les sens, pendant que s’éloignent les appareils de la Royal Air Force.
Vingt-six avions ennemis ont été anéantis au sol. Du matériel divers a été en outre saboté. Bergé étreint le bras de Jellicoe :
« Ils ont compris là-haut, mon vieux ! Ils savent que nous avons réussi ! Au Caire, à Londres, à bord des navires du convoi, dans moins d’une heure ils le sauront tous !
— Indéniable ! Et les Allemands ne paraissent pas toujours avoir réalisé. Je crois que nous ferions bien de parcourir le maximum de chemin avant qu’ils comprennent. Nous nous congratulerons plus tard. »
Ils repartent à une cadence d’enfer. Les premières lueurs de l’aube commencent à poindre lorsque le commando parvient à la grotte où Petrakis les attend.
Bergé décide alors de prendre le risque de marcher de jour.
A travers les montagnes et les maquis ce n’est pas trop risqué. De toute façon, c’est une carte à jouer. Ils doivent s’éloigner. Ce n’est pas au sud qu’on ira les chercher.
Pendant cinq jours et cinq nuits, les parachutistes vont marcher comme des robots. Au hasard de terrains couverts, de caches sûres, ils s’affalent pour dormir quelques heures. Les points d’eau sont rares ; la soif, la faim, la fatigue les tenaillent, les obligent à prendre le risque de mendier quelque nourriture à des paysans qui les prennent pour des Allemands.
A l’aube du 19 juin, leur but est enfin atteint. Depuis la veille, Bergé et Jellicoe ont pu déterminer avec certitude leur position. Le commando se trouve à moins de dix kilomètres du village de Vassilika-Anoya, point de contact prévu avec un résistant grec qui doit les conduire sur la grève près de laquelle les attend le sous-marin dans le courant de la nuit.
Bergé estime qu’il serait imprudent de gagner le village en groupe. Il désigne Jellicoe et Petrakis en avant-garde. Dès qu’ils auront établi le contact, l’un d’eux reviendra prévenir les quatre autres. Tous feront alors mouvement à la nuit tombée. Bergé, Mouhot, Sibard et Léostic commencent leur attente à l’abri d’un petit mur de pierres grossières.
Leurs provisions sont totalement épuisées. Ils n’ont rien bu, rien mangé depuis vingt-quatre heures.
Barbus, les yeux exorbités par l’effort et la fatigue, les lèvres boursouflées, crevassées, rongées par le soleil et l’air brûlant, les battle-dress en lambeaux, les chaussures déchiquetées, les mains couvertes de plaies vives, les genoux et les cuisses égratignées, les quatre parachutistes restent prostrés, amorphes, ne parvenant même pas à se réjouir de la proche délivrance qu’ils escomptent.
Ils sont dans un tel état d’épuisement et de relâchement qu’ils n’entendent pas arriver l’homme qui débouche sur eux. L’arrivant est vêtu plutôt comme un villageois que comme un paysan, et ne semble pas surpris par leur présence. Il se veut jovial, amical ; en souriant, en faisant des gestes, il répète sur un ton interrogatif le seul mot d’anglais qu’il semble connaître : « Paratroop, paratroop !… »
L’homme s’accompagne d’un geste tendant à désigner un corps qui tombe du ciel. Bergé s’est levé, a jeté un regard circulaire, a constaté que le Grec semble seul. « Il a compris, mon commandant, grince Sibard entre ses dents.
— Sans aucun doute, réplique Bergé, et nous n’avons plus d’interprète. »
Il dégaine son Colt, l’applique sur la panse opulente du Grec. De la main gauche il lui intime l’ordre de s’asseoir. L’homme ne semble pas effrayé ; il conserve son sang-froid, se lance dans un charabia inintelligible, mais, par gestes, parvient à faire comprendre qu’il est un ami, qu’il se propose pour aller chercher du ravitaillement. Bergé hésite longuement.
C’est l’état de ses hommes qui le décide à faire confiance au Crétois.
Après une nouvelle journée passée à attendre dans cette fournaise, auront-ils la force de reprendre la route ?
Il leur reste une quinzaine de kilomètres à parcourir. L’homme explique l’heure de son retour sur le chronomètre de Bergé. Il étreint la main des parachutistes et s’éloigne.
Il revient vers 10 heures du matin ; il apporte des courgettes, deux litres d’eau, deux litres de vin. Un festin.
Les quatre Français savourent les légumes, se désaltèrent, puisent des forces neuves dans le vin crétois. Ils ne mettent plus en doute la sincérité de leur ami qu’ils laissent repartir après de chaleureux remerciements.
13 heures. Trois parachutistes somnolent. Bergé veille. Les deux Allemands ne sont passés à découvert que l’espace d’un éclair. Bergé les a aperçus. Maintenant, à la jumelle, il découvre sans peine le dispositif que l’ennemi met en place en surplomb. Ils sont pris au piège comme des rats dans une déclivité. Sans émotion apparente, Bergé réveille ses compagnons.
Il murmure :
« Nous sommes foutus ! Cette charogne de Grec nous a balancés pour deux litres de pinard et quatre courgettes ! Trouvez des abris, ils nous entourent sur les hauteurs. »
Le capitaine arme sa mitraillette, rampe quelques mètres et se terre derrière un figuier. Mouhot, Léostic et Sibard trouvent également des abris précaires, préparent leurs chargeurs. Porteurs d’un fusil mitrailleur, deux Allemands bondissent dans le but de disposer leur arme à l’abri d’une grosse pierre. Bergé fait feu, abat l’un d’eux ; l’autre parvient à fuir abandonnant son arme.
Aussitôt l’enfer se déchaîne. Les fusils mitrailleurs ennemis crépitent, des chapelets de balles déchirent la terre autour des parachutistes. Bergé hurle :
Ne tirez pas ! Économisez vos munitions, il faut tenir jusqu’à la nuit. »
Il sait, ils savent que c’est impossible. Léostic gueule à Mouhot qui ne se tient qu’à quelques mètres de lui :
Couvre-moi, Jacques, j’essaie de sortir. Non ! » hurle Mouhot.
Mais déjà le jeune garçon s’est élancé. Mouhot tire au hasard, tente en vain de le protéger. Une rafale atteint Léostic à hauteur des cuisses.
Il tombe à genoux, geint :
« J’ai mal… »
Une seconde rafale lui déchire la poitrine, il roule sur le dos, les yeux fixés vers le ciel. Son sang se répand sur la terre tiède.
Deux fois, il articule : « Maman… maman… » Un filet de sang s’échappe de sa bouche, rejoint une lourde larme qui a creusé un sillon clair sur la crasse qui recouvre ses joues. Le masque de la mort a rendu la pureté et l’innocence à son visage d’enfant.
Sibard pleure. Il ne se soucie plus du danger, il est secoué de sanglots, il balbutie :
« Pierrot… ils ont tué Pierrot… »
Bergé surmonte son émotion ; il crie à Sibard et Mouhot :
« Ne les laissez pas approcher ! Regardez devant vous ! »
Les trois hommes tiennent jusqu’au milieu de l’après-midi.
Pendant plus de quatre heures, ils interdisent toute approche, tout mouvement à l’ennemi. Alors, d’une voix terne, Sibard annonce :
« Mon commandant, j’ai tiré ma dernière balle… »
Il n’en reste plus que deux dans le Colt de Bergé, une dans celui de Mouhot.
Les Allemands en sont conscients ; depuis de longs moments, les Français tirent coup par coup. L’ennemi se montre plus téméraire ; par bonds rapides, il resserre son étau. Depuis le début il sait qu’il peut anéantir les parachutistes sans prendre de risques superflus. Bergé et Mouhot retardent l’issue, tirent leurs trois derniers projectiles. Soudain, surgi comme un diable, un soldat allemand enfonce le canon de son fusil dans les reins de Sibard.
Bergé cherche encore à fuir, il est entouré. Mouhot s’est caché, il est découvert. Indifférent aux armes braquées sur lui, Bergé s’approche du corps de Léostic et lui ferme les yeux.
Les Allemands se rassemblent, Bergé constate qu’ils sont une cinquantaine. C’est une unité de S.S.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 15:22
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Les trois Français sont attachés mains croisées derrière le dos. Leurs liens entourent leurs cous, provoquant une strangulation au moindre mouvement.
Un sous-officier hargneux et brutal les pousse au centre de la longue colonne qui s’ébranle, dévalant un sentier. Bergé, Sibard et Mouhot fournissent des efforts surhumains pour suivre la cadence pourtant lente.
A plusieurs reprises, l’un d’eux trébuche, s’affale sans pouvoir protéger sa chute ; il est relevé à coups de crosse. Ils se traînent trois heures avant d’arriver sur la petite place du village de Vassilika-Anoya.
Les S.S. les poussent dans une cour d’école, puis les font pénétrer dans une grande pièce rectangulaire, sobre et nue, vraisemblablement le réfectoire.
Dans un coin, couché sur une table, le soldat que Bergé a grièvement blessé est sommairement opéré. Dans l’angle opposé, les prisonniers distinguent un bureau de bois grossier et une chaise.
Un lieutenant pénètre dans la pièce. Il marche d’un pas rapide et rythmé, lance un ordre sans se retourner, sans un regard vers les prisonniers. A hauteur de la table, il se retourne et, abandonnant brusquement sa rigidité militaire, il s’assoit sur le coin du meuble, sort de la poche de sa chemise un étui, en extrait une longue cigarette à bout doré qu’il allume à l’aide d’un briquet en or.
Il observe attentivement les parachutistes entravés qu’un soldat pousse vers lui. D’une voix douce, il susurre un ordre. Instantanément les liens sont tranchés.
Les trois Français font jouer leurs articulations, se frottent les bras, les poignets et le cou. D’une voix qu’il veut conserver suave, l’officier allemand interroge dans un excellent français :
« L’un de vous parle-t-il le français ou l’allemand ? Hélas ! messieurs, j’ignore tout de la langue anglaise.
— Nous sommes français tous les trois », tonne Bergé.
L’Allemand est sincèrement surpris.
« Des soldats de De Gaulle ?
— C’est exact.
— Je crains que ça n’arrange pas votre cas. Non seulement vous allez être considérés comme francs-tireurs, mais encore comme traîtres à votre pays.
— C’est un point de vue que je ne partage pas. De toute façon, il vous sera difficile de nous fusiller plus d’une fois chacun. »
L’officier sourit. Il est évident qu’il est enchanté de cette conversation au cours de laquelle il peut faire étalage de sa parfaite connaissance de la langue de ses prisonniers.
Il réfléchit un long moment avant de reprendre :
« Je me demande si je parviendrais à faire preuve de votre arrogance si un jour je me trouve dans votre situation. Je l’espère. »
Bergé hésite. Doit-il renvoyer la balle ? Se faire le complice de ce dialogue ? Il pense qu’après tout ça ne serait pas mauvais pour le moral de ses amis.
Il réplique :
« Si vous survivez en tant qu’officier S.S., je pense que vous aurez un jour tout loisir d’en faire l’expérience. Vous pourrez alors répondre à votre question. »
L’Allemand éclate d’un rire théâtral. Il se penche pour sortir un cahier du tiroir de la table ; toujours jovial, il interroge :
« Nom, grade, matricule ? Je suppose que vous refuserez de répondre à d’autres questions ?
— Vous supposez bien. Je suis Georges Bergé, commandant du French Squadron, rattaché aux parachutistes S.A.S. de l’Armée britannique. Voici les caporaux Sibard et Mouhot. »
Mi-narquois, mi-sérieux, l’Allemand se lève, se fige, et lance :
« Mes respects, commandant. Vous et vos hommes avez-vous faim et soif ? »
Sur l’affirmation de Bergé, le lieutenant lance un ordre : très rapidement, du pain, de la viande séchée et du vin sont apportés. Les trois Français se jettent sur la nourriture. Ils sont rassasiés lorsqu’une voiture freine dans la cour.
Des portières claquent. Presque aussitôt tous les occupants du réfectoire se dressent comme mus par un même ressort. Un major, suivi de deux capitaines, pénètre dans la pièce. Bras tendus les trois arrivants tonnent : « Heil Hitler ! » et se dirigent vers les prisonniers.
Le major est un grand gaillard au physique de bûcheron.
D’entrée, il se lance dans un monologue vociférant, soutenu par une colère non feinte. Il écume littéralement, hurle des sons gutturaux qui résonnent sur les murs plâtrés de la pièce.
La voix sereine, les intonations volontairement nappées de mansuétude du lieutenant qui traduit au fur et à mesure forment un contraste grotesque.
« Vous êtes des bandits ! des assassins ! des francs-tireurs ! Notre major déplore la douceur du peloton d’exécution, considère que c’est – pour des vermines telles que vous – une mort trop noble, regrette qu’il ne soit pas prévu par nos règlements militaires un processus d’extermination qui conviendrait mieux aux chacals, aux charognards, que vous représentez à ses yeux. »
Le ton du lieutenant traducteur est celui d’un hôte qui reçoit des invités précieux. Ignorant le major, s’adressant au lieutenant, Bergé réplique calmement :
« Dites à votre guignol que je l’emmerde et qu’il me foute la paix ! »
Visiblement le lieutenant traduit une tout autre réponse.
Toujours déchaîné, l’officier supérieur poursuit son monologue :
« Le major déplore de ne pas être chargé lui-même de vous passer par les armes. Il a reçu l’ordre de vous livrer à la Luftkommandantur d’Heraklion qui vous réclame. Vous serez fusillés là-bas. Un tribunal d’exception siégera demain matin en votre honneur. »
Après le départ du major qui s’effectue aussi brusquement que son arrivée, les trois Français sont rattachés. Cette fois on leur entrave également les pieds. Ils sont jetés comme des sacs sur le plateau d’un camion bâché.
Toujours souriant, le lieutenant s’approche du camion :
« Je n’ose pas vous souhaiter bon voyage, commandant. Mais j’aimerais que vous sachiez que je ne partage pas l’opinion de mon chef, je pense que vous êtes trois soldats parmi les meilleurs. »
L’officier allemand salue respectueusement. Toute attitude narquoise l’a abandonné. Pour la première fois, il paraît sincère.
Le lourd véhicule progresse régulièrement, sans se soucier des nombreuses imperfections de la route. Chaque cahot secoue les prisonniers entravés, chaque choc provoque des douleurs impossibles à éviter.
« Vous pensez qu’on va nous fusiller demain, mon commandant ? demande Sibard.
— C’est probable, mon vieux, nous connaissions avant de partir les risques que nous courrions. La mission a réussi, c’est l’essentiel. Pensez-y. Pensez aussi à Pierrot, ça vous donnera du courage. »
Dans la nuit, le convoi arrive à l’aérodrome d’Heraklion. Les prisonniers traversent le lieu de leurs exploits ; ils peuvent apercevoir les carcasses calcinées des appareils qu’ils ont détruits, puis on les jette dans des cellules individuelles.
Il est 8 heures du matin, le 20 juin. On leur a passé les menottes. Mouhot et Sibard sont assis, les mains reposant sur leur ventre. Il y a vingt minutes que Bergé est entré dans la salle dans laquelle siège le tribunal d’exception. Il ressort ; on le fait asseoir près de ses hommes.
« Nous devons êtes fusillés demain à l’aube, déclare-t-il sans émotion. Mais faites attention, c’est un tribunal de maîtres chanteurs. Bouclez-la sur toutes leurs questions. Ils vont vous promettre la vie contre des renseignements. Croyez-moi, ça ne changerait rien, ils ne tiendraient pas leur parole. »
Devant le tribunal présidé par un général de la Luftwaffe, les deux Français tiennent le coup sans faiblir. Mouhot joue les butés, Sibard, les abrutis.
Les Allemands n’apprennent rien d’eux. Comme Bergé, ils sont condamnés à mort.
Pendant près de vingt-quatre heures, ils se préparent à mourir.
Aucun espoir ne subsiste en eux, et pourtant la matinée du 21 juin se passe sans que rien ne se produise, rien d’autre que la visite d’un feldgrau hébété qui leur apporte une boule de pain et une soupe.
Pendant dix jours, les trois parachutistes vont vivre dans une abominable, cruelle, inhumaine incertitude, soumis tour à tour au régime sadique ou bienveillant d’une lamentable douche écossaise.
Des hommes viendront les rassurer par le judas de leur cellule, d’autres les exciter en leur promettant une exécution imminente. Avant chaque aube, ils demeurent des heures, haletants, attentifs au moindre bruit inhabituel.
Le 2 juillet, les trois Français sont extraits de leur cachot. Ils ne se sont pas vus depuis la séance du tribunal. Deux soldats les convoient jusqu’aux toilettes ; on leur distribue des rasoirs, du savon.
« Vous croyez que ça y est, mon commandant ? interroge Mouhot.
— Je n’en sais pas plus que toi, mais de toute façon, je préfère mourir propre et rasé. »
On leur donne une chemise et un pantalon décent, une paire de bottines de toile. Ils sont ensuite accompagnés en voiture en bordure du camp, à l’intérieur d’une villa.
Dans un salon sobre, ils sont mis en présence de plusieurs officiers aviateurs. Le plus haut en grade est un très jeune colonel qui prend la parole dans un français parfait : « Asseyez-vous, Bergé. Je dois dire qu’à cause de vous j’ai eu bien des ennuis. Votre sabotage a compromis mon avancement. »
Un commandant l’interrompt en allemand. D’un signe de tête le colonel approuve :
« C’est juste, poursuit-il en français, il nous semble plus humain de vous annoncer avant toute chose que le Führer a décidé de vous gracier. Il vous considère comme des prisonniers de guerre. C’est à ce titre que vous êtes chez moi aujourd’hui. »
Pour la première fois depuis le début de leur calvaire, les S.A.S. sentent leurs nerfs qui lâchent. Sibard se demande s’il ne va pas pleurer.
La conversation se poursuit sans haine. Les aviateurs laissent percer leurs sentiments à l’égard des parachutistes : un mélange de rancoeur et d’amertume devant leur matériel anéanti, d’admiration devant la folle témérité de l’action de commando dont ils furent les victimes.
Dans la soirée, un Junker 52 conduit les trois Français à Brindisi. De là un train les achemine dans un camp de prisonniers proche de Munich.
Pour eux une nouvelle voie va s’ouvrir : les tentatives d’évasion. Bergé échouera. Sibard réussira beaucoup plus tard.
Un volume entier serait nécessaire pour narrer en détail les évasions de Jacques Mouhot. Six fois il parviendra à quitter les camps aux régimes de plus en plus sévères dans lesquels on l’enferme. La septième, à travers l’Allemagne, la Hollande, la Belgique, la France et l’Espagne, il réussira à regagner son corps en Angleterre.
En comptant sa fugue de Mirecourt, Mouhot totalise huit évasions de camps allemands, deux passages en Angleterre en tant que prisonnier évadé. Son cas est unique dans les annales de la Seconde Guerre mondiale.
Lord Jellicoe et Costa Petrakis se trouvaient dans le village Vassilika-Anoya quand ils apprirent l’accrochage dont étaient victimes leurs amis. Il était évident qu’ils ne pouvaient rien pour eux.
Ils parvinrent sans la moindre difficulté à rejoindre le sous-marin qui les attendait.
Quarante-huit heures avant le sabotage d’Heraklion, les sept autres commandos de Stirling connaissaient au Moyen-Orient des issues plus ou moins heureuses.
Mais, dans l’ensemble, les actions de sabotage des parachutistes anglais et français furent suffisamment efficaces pour permettre au convoi de Malte de quitter Alexandrie et d’effectuer la première partie de son voyage, celle qui le mettait hors de portée de l’aviation allemande basée sur la côte africaine pour entrer dans une zone où seuls les appareils d’Heraklion pouvaient intervenir. *
*(Sans minimiser le courage et les exploits des parachutistes, il faut reconnaître que ces diverses opérations furent un demi-échec, Bonnecarrère se garde bien de le dire :
Seuls deux bâtiments du convoi Harpoon ( Total 2 porte-avions, 1 cuirassé, 3 croiseurs légers, 1 croiseur anti-aérien, 17 destroyers, 2 Corvettes, 4 dragueurs de mines, 1 croiseur mouilleur de mines, 6 vedettes lance-torpilles, 5 cargos, 2 tankers, 21 sous-marins, 20 chasseurs, 13 avions torpilleurs.
Pertes 1 porte-avions, 2 croiseurs, 9 cargos perdus.1 porte-avions, 2 croiseurs, 4 destroyers, 2 cargos, 1 tanker avariés) , deux mois plus tard, considéré comme le convoi de la dernière chance, qui réussit à ravitailler une île à bout de forces du 10 au 14 août 1942. Seuls 5 navires arriveront à bon port, après une âpre bataille, mais parmi eux, il y a le pétrolier Ohio. Il permet à l'île de tenir les quelques mois de plus, qui vont sceller la défaite de l'axe en Méditerranée en novembre 1942.)
Ces huit opérations simultanées de commando ne furent que le prélude aux actions des parachutistes français au Moyen-Orient.
L’historique des parachutistes de la France libre rapporte en quelques lignes deux ans de souffrance et d’héroïsme.
« Les autres missions, sous le commandement du lieutenant Jordan, eurent des résultats plus ou moins heureux.
« Le groupe Jordan, sur l’aérodrome de Siret-el-Chrisba, trahi au dernier instant, manque l’objectif et se trouve dispersé en pleine nuit, tandis que deux de ses groupes commandés par les caporaux de Bourmont et Tourneret, respectivement sur les aérodromes de Derna-Ouest et Martuba 3, subissant le contrecoup de cette alerte, manqueront aussi leurs objectifs.
« Ils seront tous faits prisonniers, ici et là, dont quelques-uns au « rendez-vous » prévu pour le retour.
Malgré leur infériorité numérique (trois parachutistes contre une compagnie allemande), ils engagent le combat.
« De cette mêlée confuse, un seul réussira un exploit. Guichaoua, légèrement blessé, ira incendier un bombardier sur lequel il dépose la seule grenade qui lui reste. Puis, errant dans le djebel, sans eau, sans vivres, sans armes, deux fois blessé, il sera retrouvé quatre jours plus tard par une patrouille italienne, à demi mort d’épuisement sur le bord de la route.
« Le lieutenant Jordan retrouvera seul le groupement des L. R. D. G. qui devait les ramener.
« La trahison aura coûté quatorze parachutistes à l’unité ».
« Pendant ce temps, l’aspirant Zirnheld et ses quatre hommes attaquent Berka III avec succès, détruisant six avions, tandis que le sous-lieutenant Jacquier attaquait l’aérodrome de Barce.
Manquant l’effet de surprise, il réussit, avant de quitter le terrain, à miner un dépôt de bombes qui, en explosant, détruira plusieurs avions ennemis.
« Revenus à la base de Siwa, les parachutistes français sont de nouveau lancés à l’attaque des aérodromes de Fuka 19, puis Fuka 16.
Deux autres terrains à proximité de El-Daba subissent les assauts furieux des S.A.S.
Les 21 et 22 juillet, ils organisent une attaque de grande envergure sur l’aérodrome de Sidi-Haneich, puis, en septembre, un raid sur Benghazi qui durera un mois.
« Ces opérations eurent pour résultat de nombreux sabotages et surtout la perte pour l’ennemi de soixante-dix avions certains.
« Ce cycle d’opérations se termine par une série de missions et sabotages de voies ferrées principalement et d’attaques de convois en Tripolitaine et Tunisie. Dure mission qui sera efficace, mais coûteuse, au cours de laquelle les Français perdent pour la deuxième fois leur chef, le capitaine Jordan, fait prisonnier, ainsi que le colonel Stirling, prisonnier également. »
C’est alors que le Grand Quartier Général du Führer donne l’ordre suivant :
« Les troupes S.A.S. prisonnières seront remises immédiatement à l’unité de la Gestapo la plus proche. Ces hommes sont très dangereux.
« La présence des troupes S.A.S. dans n’importe quel secteur doit être immédiatement signalée. Elles seront exterminées sans pitié. »
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:01
TROISIÈME PARTIE
LE JOUR J – 1
12
« Le « Manchot » est rentré… » Il ne faut pas plus d’une minute ou deux pour que, de bouche à oreille, la nouvelle se répande dans le camp secret de Fairford.
La lourde Rover beige terne traverse les allées sablonneuses sans ralentir.
Le Manchot a déjà un pied à l’extérieur avant qu’elle ne freine devant la baraque de commandement. Il s’y engouffre, indifférent au salut des sentinelles.
« Le Manchot est rentré, mon lieutenant.
— Quand vous vous adressez à moi dites : « Le « commandant », j’ai vu passer sa voiture, merci. »
Le sergent-chef préfère ne rien répondre. Il sort.
Lorsque la porte est refermée, il hausse les épaules et rejoint le foyer des sous-officiers. Le long du bar ils sont une dizaine à l’interroger du regard.
« Ne vous excitez pas, je ne sais rien.
— Tu as dit au lieutenant que le Manchot était là ?
— Il l’avait vu arriver. Je n’ai appris qu’une chose, c’est que quand on s’adresse à Marienne en parlant du Vieux, il faut dire : « Le commandant ».
Pierre Marienne se tient debout, face à la fenêtre du cagibi exigu qui lui sert de bureau.
Il se demande s’il a eu raison de reprendre le sergent.
Dans ce camp, qui n’appelle pas le commandant Bourgoin le Manchot ?
Du reste, Bourgoin n’accepte-t-il pas ce sobriquet avec une certaine coquetterie ?
Pierre Marienne, lieutenant au 4e bataillon d’infanterie de l’Air, rattaché au S.A.S. britannique. Trente-quatre ans. Un mètre quatre-vingt. Sec, droit, intransigeant, cassant, absolu.
Le regard noir, sombre de peau, noir de cheveux, noir de poils. Ses hommes ne l’ont jamais vu sourire.
Depuis deux ans le bataillon vit au rythme d’enfer d’un entraînement qui brise les parachutistes aux limites des forces humaines.
Pour la compagnie Marienne, c’est encore plus dur. Le lieutenant va plus loin, toujours plus loin.
Ça n’est pas gratuit. Pierre Marienne est hanté par un espoir qu’il forge petit à petit en certitude : être le premier à sauter en France lors du débarquement.
Il est 11 heures du matin, le 1er juin 1944. Marienne ignore encore que pour l’état-major ce jour a pris le nom de « J – 4 ». Il attend, les yeux rivés sur la baraque dans laquelle il a vu s’engouffrer Bourgoin.
Le bataillon est consigné à Fairford depuis près d’un mois. Interdiction absolue aux officiers comme aux hommes d’avoir le moindre contact avec l’extérieur. Ils ont tous compris que ces mesures d’exception ne peuvent avoir comme explication que l’imminence du débarquement.
L’attente n’en n’est pas moins angoissante et pesante, l’atmosphère opprimante et exaltante.
L’avant-veille, le départ du Manchot pour Londres où il avait été convoqué à l’état-major du brigadier-général Mac-Leod n’avait été qu’un secret de polichinelle. Son retour suscite une curiosité légitime et passionnée.
Chez Marienne enfin le téléphone sonne. Le lieutenant reconnaît la voix grave et sèche du Manchot. Il s’efforce de répondre posément :
« A midi, c’est entendu. A vos ordres, mon commandant. »
Il repose le récepteur, constate la moiteur de ses mains, puis retrouve son contrôle.
Quelques mois plus tôt, un major parachutiste britannique s’était taillé un beau succès à la suite d’une boutade d’un goût contestable concernant le commandant Bourgoin qu’il venait de rencontrer.
« Cet officier français a tellement le physique de son emploi, avait-il déclaré au mess du camp d’Auchinleck, qu’il en est indécent. Je suis persuadé qu’il s’est fait couper le bras droit pour parfaire son personnage. Il a eu raison, il est superbe, grandiose, impressionnant. Il me fait penser au capitaine Achab, le héros de Moby Dick. Évidemment, Achab était amputé de la jambe, mais à ce détail près…
— Vous avez raison, avait rétorqué sèchement un capitaine français, Bourgoin court lui aussi après une baleine blanche, mais cette baleine est la victoire de la France, et nous lui souhaitons tous une issue plus heureuse que celle d’Achab dans son entreprise. »
Quand Marienne entre dans la baraque de commandement, Bourgoin se tient debout, jambes écartées, derrière son bureau. Sa haute taille et sa carrure massive masquent les cartes que les officiers convoqués cherchent à apercevoir. Sa manche morte est sanglée dans le ceinturon de son battle-dress.
Il a perdu le bras en Tunisie, mais cela n’a en rien freiné son élan : le commandant a seulement appris à faire la guerre de la main gauche. Malgré son infirmité il est demeuré un impressionnant colosse.
A sa droite se tient son adjoint, le capitaine Puech-Samson ; à sa gauche, le capitaine Leblond. Le lieutenant Botella, le lieutenant Deschamps et le lieutenant Déplante sont entrés sur les pas de Marienne.
Bourgoin leur désigne des chaises et des tabourets ; lui seul reste debout.
Il parle en savourant son effet :
« Le débarquement est désigné par le nom de code « D. Day ». Pour nous, ce sera le Jour J. Nous sommes à J – 4, ce qui signifie que les Alliés tenteront l’invasion dans quatre jours. Marienne, Déplante, Deschamps et Botella, vous serez parachutés à J – 1.
— Donc, dans la nuit qui précédera les premières vagues, mon commandant, interrompt Marienne.
— Exactement. »
Les quatre officiers s’efforcent de ne pas laisser éclater leur enthousiasme.
« Notre mission sera d’assurer un maximum de sécurité sur les plages de débarquement ?
— Là, vous n’y êtes plus du tout, Marienne. Le débarquement doit avoir lieu en Normandie. Vous, vous sauterez en Bretagne. Votre mission est de préparer le parachutage de l’ensemble du bataillon qui vous rejoindra par petits groupes chaque nuit, jusqu’à J + 10. Notre mission est en même temps imprécise et simple : bloquer les forces ennemies cantonnées en Bretagne. Empêcher par tous les moyens le déplacement des Allemands vers la Normandie. Entre le Morbihan et les Côtes-du-Nord, ils disposent d’un minimum de cent cinquante mille hommes, pour la plupart des troupes d’élite. Nous devrons les harceler, leur faire croire que notre action constitue le prélude à un nouveau débarquement. Lequel, du reste, n’est pas exclu.
— La Résistance, mon commandant ?
— Inexistante, d’après les renseignements anglais. Il y aurait plus d’un an qu’elle a été démantelée et anéantie. Par contre, il semble que nous puissions compter sur la population civile à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. C’est un apport qui est loin d’être négligeable : vous pourrez recruter et armer des volontaires, les instruire le cas échéant.
— En admettant que la totalité du bataillon nous rejoigne en Bretagne, nous serons tout au plus quatre cents hommes pour en immobiliser cent cinquante mille !
— A quoi vous attendiez-vous ? On vous a entraînés pour ça. »
5 juin 1944. Le quadrimoteur Stirling n° 1 a décollé de Fairford à 21 h 50. A 21 h 55, un second appareil de même type a suivi.
Dans le premier, les groupes des lieutenants Marienne (sept hommes) et Botella (six hommes) :
L’avion doit larguer le groupe Marienne dans le Morbihan, puis au retour le stick Botella dans les Côtes-du-Nord.
Même consigne pour le second Stirling : le lieutenant Déplante et ses hommes seront parachutés dans le Morbihan, le lieutenant Deschamps et les siens dans les Côtes-du-Nord.
Le groupe de Marienne comprend trois radios : Sauvé, Etrich et Jourdan ainsi que trois hommes : Kry-sik, le caporal Bouétard et le sergent-chef Raufast. Les sept parachutistes savent qu’ils sont les premiers. Les Américains doivent sauter une heure plus tard en Normandie.
Le point de largage des Français a été choisi d’après les photos aériennes. Ils n’ont aucune précision concrète sur les lieux de concentration des forces ennemies. Les S.A.S. sont en plein bricolage artisanal et la chance va jouer à 90 %. L’objectif essentiel de leur mission est de renseigner Londres par radio afin que les sauts ultérieurs de leurs compagnons s’effectuent avec une marge croissante de sécurité.
« Nous arrivons sur le littoral nord du Finistère, your home, fellows… » Le convoyeur anglais a dû hurler pour se faire entendre de tous.
Les parachutistes répondent par des sourires crispés, échangent des regards. Le mélange d’anxiété et d’exaltation qui les étreint depuis le décollage est ancré sur leurs visages. Ils vivent la plus belle nuit de leur vie, mais n’ignorent pas que c’est peut-être celle de leur mort.
Du fond de l’appareil, le sergent-chef Raufast s’est levé ; gêné par son harnachement et par l’instabilité de l’avion, il s’approche maladroitement de Marienne. Le lieutenant est assis, le menton à hauteur des genoux. Il dévisage Raufast qui se tient debout devant lui, se retenant de la main gauche au câble central.
Le sergent a l’air tellement ému que Marienne se demande ce qui peut bien lui arriver. Raufast sort de la poche de sa veste un étui à cigarettes en argent ; il articule péniblement : « Mon lieutenant… » Il avait prévu d’en dire davantage, mais il n’y parvient pas.
Du reste c’est inutile. Les hommes de Marienne ont tous le regard fixé sur le chef.
Marienne sourit, ouvre l’étui. Il reste six Players. Le lieutenant en extrait une, l’allume à l’aide de son zippo, puis il sort de sa poche un paquet entamé et, soigneusement, dispose les cigarettes dans l’étui.
Cet étui à cigarettes en argent avait été offert au lieutenant Marienne par ses hommes à l’occasion du record mondial de vitesse pour le saut groupé en parachute qu’ensemble ils avaient ravi aux Américains un an auparavant.
L’étui porte, gravées, les signatures des participants. Quelques mois plus tard, à la suite d’un refus collectif d’obéissance de la compagnie harassée par l’entraînement, Marienne avait rendu le cadeau, en déclarant :
« Puisqu’il en est ainsi, les rapports que nous aurons dorénavant ne me permettent pas de conserver ce gage de notre amitié. A partir d’aujourd’hui, considérez-moi comme votre chef, un point c’est tout. »
Aujourd’hui, quelques instants avant la grande aventure du Jour J 1, le geste de Raufast, délégué par tous, l’acceptation de Marienne, qui sans hésitation venait d’empocher l’étui, remettaient leurs rapports à leur place.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:07
13
D’un bond léger, le chaton saute sur les cuisses d’Aloïs. Le gros Allemand dort, inconfortablement assis sur une chaise de bois. Le chaton gratte la tunique de l’obèse, grimpe sur son épaule, miaule, frotte son front contre le cou gras.
Aloïs se réveille. Instinctivement, il se retourne vers les deux lits de camp sur lesquels ronflent Meiners et Frammler. Il est rassuré : les deux hommes ne se sont pas aperçus qu’il s’était encore endormi pendant son tour de garde. Aloïs consulte sa montre gousset : 23 h 25.
Pesamment il se lève ; à l’aide de sa lampe de poche il cherche la bouteille de calvados, il ne reste que deux doigts d’alcool jaunâtre dans le fond. Aloïs les engloutit. Ça fera un litre depuis 6 heures du soir, c’est plutôt moins que d’habitude.
Il se rend au placard, en extrait une seconde bouteille qu’il dispose près de la chaise. Ensuite il verse un peu de lait dans un quart militaire qu’il va poser dans le coin du chaton. Aloïs a découvert le calvados à son arrivée en Bretagne, neuf mois auparavant lorsque, de retour du front russe, il fut versé dans un des deux bataillons spéciaux de la Wehrmacht constitués de déficients physiques, principalement d’ulcéreux de l’estomac (le cas d’Aloïs) et de malades des oreilles (le cas de Meiners et Frammler qui sont sourds à 80 p. 100).
Les trois hommes sont affectés à l’observatoire de Plumelec qui n’est en fait qu’un vieux moulin hors d’usage, situé sur un mamelon qui domine le petit village breton.
Leur mission : observer et rendre compte. Depuis près d’un an ils n’ont rien observé, ils n’ont rendu compte de rien. Ce sont trois braves types, et les villageois et les paysans les ont presque adoptés. Ils plaisantent volontiers avec eux, leur fournissent la gnôle, un peu de lait et quelques oeufs qu’ils troquent contre du sucre, du chocolat et du tabac. Aloïs se rassoit à son poste, essuie ses jumelles à l’aide d’un mouchoir crasseux.
Sans enthousiasme, il observe le panorama inondé par le clair de lune, puis il laisse reposer ses jumelles sur sa panse, saisit la nouvelle bouteille et ingurgite une rasade. De nouveau il s’assoupit.
Le bourdonnement régulier de l’avion qui s’approche volant très bas ne le sort pas de sa torpeur. Il est sur le point de s’endormir lourdement lorsqu’il sursaute.
C’est la cassure dans le rythme des moteurs qui lui rend instantanément tous ses esprits. Il a l’impression que les moteurs ont brusquement stoppé, puis il réalise qu’ils tournent toujours, mais à une cadence très lente.
Aloïs n’y comprend rien ; il sort, dévore le ciel des yeux, cherche à apercevoir l’appareil, n’y parvient pas. Il baisse son regard. Alors il pense qu’il rêve.
A peine à quelques centaines de mètres de lui, les corolles géantes de sept parachutes se balancent mollement dans la nuit.
Aloïs ne les compte pas, il est persuadé qu’il en a vu une centaine ; il se précipite à l’intérieur du moulin, secoue ses compagnons, hurle :
« Les parachutistes ! Des centaines ! Peut-être des milliers ! C’est l’invasion ! Réveillez-vous, c’est l’invasion ! »
Frammler et Meiners ont le réveil ardu. Ils ne comprennent rien aux vociférations exaltées d’Aloïs. Eux aussi se sont endormis abrutis par l’alcool ; ils font le même geste, celui de fixer à leurs oreilles les amplificateurs individuels à piles grâce auxquels ils parviennent à percevoir les sons presque normalement.
« Calme-toi, Aloïs, qu’est-ce que tu racontes ?
— Les parachutistes ! Tout près de nous ! Je les ai vus tomber ! Des milliers. C’est l’invasion. »
Frammler se lève, enfile un pantalon aux larges bretelles, passe l’inspection des bouteilles de calvados, constate la quantité d’alcool absorbée par Aloïs et lance dans un rire énorme : « Schnaps ! Fallschirmjaeger ! Calvados ! Paratroop. »
Le rire de Frammler fait écho ; assis sur son lit, en caleçon, Meiners se tape sur la cuisse en répétant bêtement
« Schnaps ! Fallschirmjaeger ! Calvados ! Paratroop ! » Aloïs saisit Frammler par le bras, le tire à l’extérieur sur le seuil de la porte.
La nuit est fluide, sereine, claire. Une légère brise souffle de la mer, mêlant le parfum iodé du large à celui dégagé par l’humus de la lande. Le silence est absolu, il n’y a pas le moindre mouvement suspect.
Aloïs lui-même semble sidéré par le calme ; pourtant il est sûr de ne pas avoir été la victime d’une hallucination.
Frammler rentre tranquillement, se saisit de la bouteille de calvados, la range dans le placard qu’il ferme à clé. Il glisse la clé sous l’oreiller de son lit de camp et s’allonge, indifférent. Aloïs fulmine. Rageusement, il tourne la manivelle du téléphone de campagne et décroche l’appareil.
« Tu fais une connerie, Aloïs ! lui lance Frammler. Si on découvre que tu te soûles la gueule pendant la garde, on va te muter et ne compte pas sur nous pour te soutenir. On t’aura prévenu. »
A moins de deux kilomètres, au camp provisoire des « Cosaques », la sentinelle ne comprend rien au flot guttural de sons précipités qui fait résonner l’écouteur.
Malgré son uniforme, l’homme ne parle pas un seul mot d’allemand. Il éprouve suffisamment de difficultés à s’exprimer dans sa langue natale, le russe.
Pourtant d’après le ton angoissé, l’insistance brutale d’Aloïs, la sentinelle décide de prendre la responsabilité d’aviser le lieutenant.
Le sous-lieutenant Hermann Hass a le réveil agressif. Du plat de la main, il a violemment repoussé le Russe qui agitait son épaule.
L’homme a failli tomber. Il a reculé de trois mètres sans s’émouvoir du geste de l’officier. Il fait des signes grotesques de la main, fait comprendre qu’il s’agit du téléphone.
Hass se lève – en campagne il dort toujours habillé – et sort de la tente. En passant il crache au pied du Russe.
Hass hait et méprise la troupe dont on lui a confié le commandement. Il fait partie de la 343e division d’infanterie dépendant du 25e corps d’armée.
La division a fourni une trentaine d’officiers qui ont été chargés d’encadrer les éléments de l’armée Vlassov récemment arrivés en Bretagne : six cents Ukrainiens et huit cents Géorgiens, tous prisonniers soviétiques ralliés aux nazis.
Hass les considère comme des hommes préhistoriques, des traîtres, des tueurs, des bêtes.
Il peste contre ce commandement. Les cent cinquante Cosaques dont il a la responsabilité subissent son humeur hostile sans rien comprendre. Ils se contentent de monter à cheval, de piller les fermes, de violer et d’assassiner le cas échéant.
Ce n’est pas le principe qui choque le vieux sous-lieutenant. Après tout c’est la guerre et il en a vu d’autres. Ce qui fait grincer sa susceptibilité d’officier de carrière sorti du rang, c’est que les Cosaques le font sans ordres.
Ils improvisent, et ses ordres à lui sont de fermer les yeux. Les cavaliers russes sont précieux à l’état-major qui les couve, sachant qu’un jour ils pourront servir de boucliers sacrifiés.
« C’est bon, arrête de gueuler, annonce Hass à Aloïs. On vient, mais je te préviens : si tu as rêvé, je te donne à bouffer à mes Russes. »
Hass raccroche et hurle : « Rassemblement ! »
Malgré le volume et le poids de leurs armes et de leurs explosifs, les parachutistes du stick Marienne ont touché le sol en souplesse et en silence. Du Stirling ils avaient sauté en grappe. Ils atterrissent à quelques mètres seulement les uns des autres.
Avant le départ ils avaient tous fait le même serment :
« Notre premier geste sera d’embrasser la terre de France. »
Dans l’action, ils l’oublient. Ils sont pris par le mécanisme cent fois répété à l’entraînement : d’abord enterrer leurs parachutes pour faire disparaître toute trace de leur passage. Ils se regroupent ensuite sans peine à l’aide de minuscules boules lumineuses.
Marienne a immédiatement compris qu’ils étaient victimes d’une erreur de largage. Il compte ses hommes et chuchote :
« Le container ? »
Personne n’a aperçu le container.
Les Anglais n’ont pas dû le larguer assez vite. C’est la catastrophe. Il contient soixante-quinze millions en monnaie de la Libération et le matériel sanitaire. Mais surtout si les Allemands le découvrent, il trahira non seulement la présence de parachutistes, mais également leurs intentions et l’envergure de leur opération.
« Il faut le retrouver, déclare Marienne. Krysik et Raufast avec moi. Les radios et Bouétard, ne bougez pas d’ici. Attendez-nous. »
Les trois hommes s’éloignent en direction d’un bois dont on aperçoit la lisière ; les quatre autres se disposent en carré à deux mètres de distance. Ils s’allongent, attentifs au moindre mouvement.
C’est Bouétard qui le premier perçoit la cavalcade. Les quatre parachutistes arment leurs mitraillettes et leurs revolvers, préparent leurs grenades.
Ils s’aperçoivent vite que les cavaliers arrivent de tous les côtés, les encerclent. Leurs voix leur parviennent distinctement.
« Ce n’est pas de l’allemand, assure Etrich, ça doit être du breton.
— Ne déconne pas, ce sont des soldats ! Et il n’y a pas, que je sache, d’armée bretonne. »
D’un bond, Jourdan rejoint Etrich. Il a sauté comme un félin, mais il a été aperçu. Une rafale déchire la terre à quelques centimètres de ses pieds. Instantanément ils ripostent tous les quatre.
« Nous sommes faits comme des rats, hurle Sauvé. Les postes ! »
Les parachutistes retournent leurs armes vers les postes et les criblent de balles.
Pour obtenir un angle de tir plus précis, Bouétard s’est levé. Indifférent à l’ennemi qui l’entoure, il ne pense qu’à détruire les émetteurs. Il est atteint d’une rafale dans les cuisses, d’une balle dans l’épaule ; il tombe sur le dos. Les autres continuent à interdire toute approche pendant près d’une demi-heure.
Ils tirent jusqu’à leur dernière cartouche, puis lancent leurs grenades ; enfin, ils dégainent leur poignard.
« Si on se rend, ils soigneront peut-être « p’tit vieux », suggère Etrich.
Pendant le combat, le caporal Bouétard, dit « p’tit vieux », a souffert en silence. Il n’a pas prononcé la moindre plainte ; il est cependant demeuré conscient.
Les trois compagnons rengainent leurs couteaux, jettent leurs armes inutiles, et attendent. Prudemment les Russes s’approchent, leur ordonnent par gestes de lever les bras.
Un grand Géorgien nonchalant s’agenouille auprès de Bouétard, constate les blessures sans ménagement. Puis, avec une stupéfiante indifférence, il dégaine un Parabellum, l’arme tranquillement sous les yeux du blessé et lui tire une balle à bout portant en plein front.
Hass se précipite, frappe le Russe, vocifère sans se faire comprendre ni dans sa langue ni par son attitude. Plusieurs soldats rient grassement de l’incident.
A grands coups de gueule, le sous-lieutenant allemand parvient cependant à rétablir son autorité. C’est grâce à lui que Jourdan, Sauvé et Etrich, ne sont pas exécutés sur place : ils seront emmenés et considérés comme prisonniers de guerre.
Grâce à lui également, le caporal Bouétard recevra le lendemain des obsèques décentes.
Le caporal Bouétard est mort le 6 juin à 0 h 25. Il est indéniablement la première victime alliée du débarquement : le soldat américain de la 101e Airborne auquel fut décerné officiellement cet honneur posthume devait tomber une heure trente plus tard en Normandie.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:10
14
Lorsqu’ils perçurent la fusillade, Marienne, Krysik et Raufast se trouvaient seulement à quelques centaines de mètres. L’instinct primant sur la prudence et la logique militaires, ils rebroussèrent chemin pour tenter de venir en aide à leurs compagnons. Par chance, ils purent, sans être aperçus, évaluer le nombre des assaillants et admettre que leur intervention n’aurait aucun effet. Ils repartirent dans la nuit, le coeur broyé. Bien qu’elle soit muette et passive, Marienne perçoit pourtant la réticence de Krysik et Raufast.
Sans ralentir sa marche, il chuchote : « Vous croyez que ça m’amuse d’abandonner nos camarades ? Nous n’y pouvons rien. On n’attend pas de nous des actes d’héroïsme gratuits, mais de l’efficacité et du bilan. Nous n’avons pas le droit de nous faire tuer, enfoncez-vous ça dans le crâne. — On n’a rien dit, mon lieutenant, marmonne Krysik. On vous suit. »
Après une dernière heure de course folle, les trois parachutistes parviennent en bordure d’un cours d’eau. Marienne n’ose allumer la lampe qui lui permettrait de faire le point sur sa carte. Il pressent qu’il s’agit de la Claie. Mentalement il tente de faire le point. Une image vague de photo aérienne lui vient à l’esprit et il décide de traverser. La Claie n’est large que d’une dizaine de mètres, mais l’eau est glaciale. Elle monte jusqu’à la poitrine des trois hommes qui portent leurs armes et leurs sacs au-dessus de leurs têtes. Sur la rive opposée, ils reprennent leur course silencieuse, traversent un petit bois, gravissent un mamelon. Ils profitent d’un nuage qui masque la lune pour traverser en courant un champ cultivé, puis de nouveau c’est une pente boisée.
Pendant trois heures ils montent sans échanger un mot, économisant leur souffle. Marienne se fie à son instinct ; les deux autres le suivent aveuglément, persuadés qu’il agit selon un plan établi. Il est moins de 5 heures, une lueur blême annonce la naissance du jour. Marienne se fige comme un chien à l’arrêt : à cinquante mètres en contrebas il vient d’apercevoir une ferme. C’est une longue bâtisse aux murs de terre, une maison sans style qui semble posée sur la boue. S’ils étaient arrivés cinquante mètres sur la gauche ou sur la droite, ils se trouvaient à découvert. Mais le point à partir duquel ils viennent d’apercevoir la bâtisse est boisé, touffu, leur permet de se dissimuler et d’observer.
Le vent vient de la ferme ; ils peuvent chuchoter sans risquer d’être entendus. Marienne essuie ses jumelles et observe attentivement, guettant un mouvement. Krysik et Raufast collent à leur chef qui, après un instant, se retourne. « Il y a six chevaux dehors, attachés par des rênes. Ils ont des mors et des couvertures sur le dos, c’est étrange… — Qu’est-ce que vous trouvez d’étrange à ce qu’il y ait quatre chevaux dans une ferme, mon lieutenant ? — Ce ne sont pas des bêtes de trait : on dirait des chevaux de selle. C’est de toute façon bizarre qu’ils soient dehors à l’aube, et j’ai l’impression qu’ils sont en sueur. — La cavalerie allemande est motorisée, fait remarquer Raufast. — Je sais, mais il faut attendre. Ces chevaux m’intriguent. »
Rien ne se passe jusqu’à 6 h 30. Il fait alors grand jour. Krysik, le premier, aperçoit des hommes qui sortent de la ferme. Marienne se précipite sur ses jumelles : « Ce sont des Boches ! » Les soldats sont visiblement ivres, ils titubent dans la boue. Deux d’entre eux portent une bonbonne, les quatre autres sont chargés de victuailles diverses. En parlant bruyamment, grassement, ils disposent leur butin dans les sacs en toile qui pendent sur la croupe des chevaux. Un soldat pisse, un autre se dirige d’un pas incertain vers l’étable dans laquelle il pénètre. De l’intérieur parvient un bruit de course mêlé de rires et de cris de cochons affolés. Le second soldat se dirige vers l’étable à son tour ; d’une main il dégaine le poignard sanglé sur son flanc, de l’autre il reboutonne sa braguette. De l’étable monte le hurlement caractéristique du porc que l’on égorge. Les deux hommes réapparaissent. Chacun d’eux tient par une patte arrière un cochon de lait qui gesticule encore. Le sang se répand par flots de la gorge tranchée de l’animal, macule les bottes des soldats avant d’imprégner le sol boueux. Encore vivant, le cochon disparaît dans un sac. Avec une agilité surprenante, les six soldats enfourchent alors leurs chevaux, qu’ils montent sans selle et sans étriers. Enfin, au petit trot, les pillards s’éloignent. Les parachutistes français sont médusés. « Ce n’est pas l’idée que je me faisais de l’armée nazie, constate Krysik. — C’est curieux, en effet approuve Marienne. Pas le pillage, mais les chevaux et les cavaliers. »
Une nouvelle heure passe encore. Les trois parachutistes attendent et observent. Tout semble redevenu normal. Ils ne constatent que les mouvements d’une famille de paysans dans une ferme qui s’éveille. « Il faut y aller, décide Marienne. — Tous les trois, mon lieutenant ? — J’y vais seul. — Si vous permettez, mon lieutenant, c’est moi qui irai. — J’ai dit que j’y allais, Raufast, tranche Marienne sèchement. Tous les deux, vous me couvrez, en cas de pépin. En cas de coup dur, vous foutez le camp. — Mon lieutenant, cette nuit nous nous sommes efforcés de suivre les consignes. Nous devons continuer. Vous savez que ce n’est pas à vous de prendre ce risque. »
Marienne est cueilli à froid. Il approuve d’un mouvement de tête, pose sa main sur l’épaule de Raufast en signe d’assentiment. Raufast a laissé son sac. Il a armé son Colt, levé le cran de sûreté, mais il laisse pendre l’arme au bout de son bras. Il ne veut montrer aucun signe d’agressivité, il marche d’un pas lent, fait des efforts pour demeurer calme, donner une impression de nonchalance. En l’apercevant, la fermière est restée figée sur place. Deux hommes la rejoignent sur le pas de la porte. L’un est vieux, l’autre tout juste un adolescent.
À deux mètres, Raufast s’arrête : « Y a-t-il encore des Allemands ? questionne-t-il d’une voix brisée par l’émotion. — Nous sommes seuls », répond l’homme âgé. Raufast respire ostensiblement. Il désarme son pistolet et le rengaine.
Les Bretons le dévisagent, ahuris, observent cet uniforme inconnu, ils n’osent pas croire… « Vous êtes français ? interroge prudemment le vieux. — Oui, monsieur. » Le vieillard hésite. Raufast comprend qu’il n’ose pas demander : « Vous venez d’Angleterre ? » ou « Quelle sorte de Français êtes-vous ? » Pourtant il faut que l’un ou l’autre prenne le risque d’abattre ses cartes. Le vieux lui tend la perche. « Un vrai Français ? » Raufast se détend. Il sourit. « Je pense, et j’espère, monsieur. J’arrive d’Angleterre. — Un parachutiste, alors ! marmonne le vieux. Un parachutiste ! » Il s’avance d’un pas usé ; ses deux mains calleuses serrent la main et le poignet de Raufast. Il hésite puis il embrasse le soldat. Sans honte, il laisse de lourdes larmes glisser entre les poils gris qui couvrent ses joues mal rasées. « Entrez, lance la fermière, entrez vite, vous devez mourir de faim. » Raufast pense à sa mère. Brusquement il comprend qu’il est en France et qu’il est le bienvenu. Il se laisse diriger vers une grande table ; il est étreint, bouleversé par cette ambiance.
D’une trappe dans le sol, la fermière et son fils extraient du pâté, une motte de beurre, une boule de pain, une bouteille de cidre et, tout naturellement, Raufast casse la croûte. Une minute plus tôt, la seule idée de manger lui aurait soulevé le coeur et, maintenant, il savoure avec délice les mets simples dont il avait oublié la saveur depuis quatre ans. Timidement, un peu honteux de troubler le festin de son hôte, le vieux interroge : « Vous êtes seul ? » Raufast se lève comme s’il sortait d’un rêve. « Nom de Dieu ! Le lieutenant ! Il est caché sur la hauteur avec un autre. Je n’y pensais plus. Je vais les chercher. — Laissez. Mon petit-fils les trouvera bien et c’est plus prudent. »
Quelques minutes plus tard, précédés du gamin, Marienne et Krysik entrent dans la pièce. Ils sont happés par la fermière et le vieux, contraints de manger et de boire. Alors seulement Marienne peut questionner : « Pouvez-vous me situer votre ferme sur la carte, monsieur ? Je crains que nous ne nous soyons égarés. — Vous êtes à la petite métairie de Saint-Jean-Brevelay, explique le Breton. Ici », précise-t-il d’un doigt noueux sur la carte que Marienne a dépliée.
Marienne comprend, situe l’erreur de largage, constate le chemin qu’ils ont parcouru dans la nuit. « Les Allemands que nous avons vus ce matin ne risquent-ils pas de revenir ? — Ce ne sont pas des Allemands, explique le fermier, ce sont des Russes, l’armée Vlassov qu’ils s’appellent. Des bandits, mais on les voit rarement deux fois le même jour. Vous pouvez rester ici, on vous cachera le temps qu’il faudra. — Je vous remercie, mais nous ne pouvons rester. Je dois tenter une jonction avec un autre groupe. — Vous n’allez pas partir sans guide, vous vous perdrez, mon gars, je vais vous accompagner. »
Pour la première fois, la fermière intervient. « Avec tes pauvres jambes, le père, tu penses aller courir la campagne ! C’est Eugène que ça regarde, tu le sais bien. » Amèrement, le vieux semble réaliser son âge. « Dame, Eugène, bien sûr, c’est Eugène que ça regarde, ânonne-t-il tristement. — Eugène ? questionne Marienne intéressé. — C’est le fils Maurizur, explique la fermière. Il fait sauter les trains, il fait le résistant. — Il faut trouver Eugène, approuve le lieutenant. — Yves, tu vas prendre ton vélo, va à Plumelec. Si Eugène n’est pas là, il est aux champs, ou alors au café à Plumelec. Dis-lui que je veux le voir tout de suite, mais dis rien d’autre, parle surtout pas des soldats français, c’est compris ? »
Le gamin se précipite. Il a conscience d’accomplir la première grande chose de sa vie. Eugène Maurizur n’est âgé que de vingt-deux ans, mais son tempérament fougueux et exalté l’a, tout naturellement, porté vers la Résistance. Il se dégage de lui une chaleur communicative et une bonne humeur constante. Dans le pays on dit volontiers que c’est une grande gueule ; dans la Résistance, ses chefs trouvent qu’il parle trop, plusieurs fois il a été question de l’exclure. Seulement, sur le terrain, le jeune patriote fait preuve d’un sang-froid insolent, d’un courage aveugle qui enthousiasme les hommes qui l’accompagnent. En outre, si aucun Français n’ignore son appartenance à l’armée clandestine, les Allemands qu’il côtoie et avec qui il plaisante volontiers le tiennent pour un pitre inoffensif.
Le jeune Yves ne trouve Eugène Maurizur ni chez lui ni aux champs. Par cette matinée pluvieuse du 6 juin 1944, le résistant était effectivement au bistrot de Plumelec. Six tables, un zinc, une arrière-salle qui fait cuisine, le café de Plumelec ressemble à tous les cafés de village de France. Ce matin, ils sont une vingtaine d’hommes imprudemment rassemblés malgré l’heure matinale (il n’est pas 10 heures). Comme d’habitude, Eugène alimente la conversation. Il tente de communiquer sa passion à un auditoire qui reste tiède. « Puisque je vous dis que je l’ai entendu il n’y a pas vingt minutes ! Des centaines de bateaux, des milliers d’avions, une armée entière ! Ils seront là demain, vous serez bien obligés de le croire ! — T’excite pas, Eugène, réplique un paysan en bourrant sa pipe d’un vague mélange d’herbe et de tabac. On demande qu’à te croire, mais j’ai encore entendu Radio-Paris à 9 heures. Ils en ont même pas causé. Si c’était vrai faudrait bien qu’ils s’expliquent. » Maurizur hausse les épaules, excédé. Il se retourne vers le patron. « Allez, de toute façon, c’est moi qui paie. Sors-le ton Champagne ! » Le bistrot refuse d’un signe de tête. « Pas question, Eugène ! Le Champagne, je le sortirai quand ce sera le moment, et personne n’aura à me le payer. —Ah ! mais vous êtes bien des mules, c’est maintenant le moment, nom de Dieu. » L’homme à la pipe intervient calmement : « Réfléchis un peu, Eugène. Les Boches sont encore là, y peuvent passer et nous voir. Qu’est-ce qu’ils penseraient en nous voyant boire du Champagne à 9 heures du matin ? » Eugène se rassoit, vaincu par l’argument. Tous les regards se dirigent vers la porte qui vient de s’ouvrir.
Le jeune Yves fait une entrée timide, gêné par le nombre des occupants et le silence qui s’est fait brusquement. C’est la première fois qu’il vient au café et sa présence insolite suscite la curiosité. Mal à l’aise, le gamin se dirige vers Maurizur. Il voudrait être naturel, mais il bafouille, rougissant : « M’sieur Eugène, le grand-père voudrait vous voir. — En v’là une affaire, mon gars, c’est pas la peine de faire une tête de mariée le soir de ses noces pour me dire ça. Qu’est-ce qu’y me veut, le père Lorris ? » Sous les rires, le jeune garçon devient écarlate. Il ment « Je sais point. — Dis-lui que je viendrai dans la soirée en rentrant. — Faut venir tout de suite, m’sieur Eugène, c’est pressé. »
Une étincelle passe dans l’esprit de Maurizur, il comprend brusquement qu’il se passe une chose importante. Pourtant, par réflexe, il ne hausse pas le ton. « C’est la vache qui va mettre bas, je parierais. — C’est ça, explique le gamin, trop vite. — T’as ton vélo ? — Oui. — C’est bon, on y va. »
L’homme et l’enfant roulent en silence jusqu’au chemin vicinal qui conduit à Saint-Jean-Brevelay. Alors, en quelques coups de pédales, Maurizur rejoint le jeune garçon. « Dis-moi, Yves, je sais aussi bien que toi qu’il n’y a pas une bête en état de vêler à la Petite Métairie. Alors, maintenant qu’on est seuls, tu vas me dire ce que me veut le vieux. — J’ai promis de rien dire, m’sieur Eugène. — Devant les autres, mais à moi tout seul… » Le jeune garçon n’y tient plus. Il s’arrête, descend de son vélo et prend un air de conspirateur. Après avoir jeté autour de lui un inutile regard circulaire, il chuchote : « On a des parachutistes plein la ferme. — Vingt dieux ! Des Anglais ? — Des Français. — Tu te fous de moi ? — Vous les verrez dans cinq minutes, m’sieur Eugène. »
Quand Maurizur pénètre dans la ferme, il reste un moment figé sur le pas de la porte. Son regard va de l’un à l’autre des trois parachutistes comme s’il voulait se persuader qu’il ne rêve pas. Enfin, il articule : « Nom de Dieu, et l’autre con qui voulait pas sortir son Champagne ! »
A quelques kilomètres de là, sur la rive opposée de la Claie, le lieutenant Henri Déplante se terre avec ses six hommes. Le stick Déplante, largué du second Stirling, a atterri sans dommage : les parachutistes se sont regroupés sans difficulté, les radios et le matériel sont intacts. Mais l’erreur de largage a été énorme, près de douze kilomètres, et le lieutenant Déplante, comme Marienne, ignore où il se trouve.
Son groupe comprend trois radios : Paulin, Charbonnier et Bally ; un sous-officier, l’adjudant Chilou ; un caporal, Pams. A l’orée d’un bois, les six parachutistes sont parfaitement camouflés, il faudrait être sur eux pour les découvrir. Pams a sauté avec une cage accrochée à son cou ; elle contient trois pigeons voyageurs destinés à assurer la liaison en cas de défaillance ou de destruction des émetteurs. A l’embarquement, au camp de Fairford, son inséparable copain Robert Croenne, malgré sa rage de n’être pas de la première vague, lui avait apporté un paquet soigneusement ficelé. « A ouvrir dans l’avion, vieux, avait-il dit simplement, et à bientôt. Retiens-moi une chambre avec salle de bain et vue sur la mer à Carnac. Et laisse-nous quelques filles ! — Pour la chambre, c’est d’accord », avait répliqué Pams en souriant. Dans l’avion, il avait constaté que le paquet contenait une boîte de petits pois et un mot : « Avec les pigeons et quelques lardons, vous allez vous régaler ! »
Accroupi dans son buisson, Pams verse dans la cage une nouvelle poignée de graines. « Arrête de gaver ces bestioles, elles n’auront plus la force de voler, grince le lieutenant Déplante, sèchement. — J’ai Londres », interrompt Paulin. Son casque sur les oreilles, attentif, il note. Les hommes se rassemblent pour lire au fur et à mesure.
Anxieux, ils suivent la course précise du crayon : « Allô, Pierre, allô, Pierre… Je n’ai pas de message pour vous. Voici les nouvelles : ce matin, dès l’aube, les forces alliées ont débarqué sur la côte normande. Les opérations se poursuivent favorablement. Courage ! Vive la France ! — Ça y est, cette fois ! Ça y est ! lance Déplante. — Ça nous dit pas où nous sommes ni où se trouve le groupe Marienne, remarque Chilou. — Pour l’instant, attendons l’heure de transmettre. Après on avisera. »
A 10 heures moins 5, Paulin, Bally et Charbonnier préparent l’émetteur. Paulin lance son message. Le lieutenant Déplante en trace un double destiné au premier pigeon. « Out Station two to Home Station — Bon atterrissage à 10 kilomètres — Stop — Marienne pas au rendez-vous — Stop — Région calme — Stop — Attendons jusqu’au matin du 8 — DÉPLANTE. » Le double du message est passé dans la bague du pigeon. Pams caresse l’oiseau, il murmure gaiement : « Voilà, mon vieux, bon voyage ! Tu vas directement à Fairford, bureau du colonel Bourgoin. Mais frappe poliment à la fenêtre avant d’entrer si tu veux pas te faire engueuler. » D’un geste cérémonieux, il lance le pigeon qui donne quelques coups d’ailes pour retrouver son équilibre, et se repose à terre. A petits pas agiles l’oiseau regagne la cage et picore le grain qui s’est répandu autour. Le second essai n’est pas plus fructueux. Le pigeon s’élance et va se percher sur la branche d’un arbre sur laquelle il demeure paisiblement. Les parachutistes lui lancent des pierres, cassent des branches, font des gestes de bras auxquels l’oiseau se montre parfaitement indifférent. Déplante n’est pas mécontent ; il est persuadé que le message radio est bien passé et l’incident détend l’atmosphère, amuse les hommes qui rient et chahutent. « Saloperie de bestiole, lance Pams, tu sais ce que tu risques ? Refus d’obéissance en service commandé ? Le conseil de guerre ! Douze balles dans la peau ! Et pour commencer, on va bouffer tes potes, j’ai gardé les petits pois. Vous êtes d’accord, mon lieutenant ? — Je suis contre le principe des otages, répond Déplante le plus sérieusement du monde. — Planquez-vous ! Quelqu’un vient », lance Chilou.
Un troupeau de moutons longe un chemin qui serpente en contrebas à une vingtaine de mètres de leur refuge ; deux jeunes filles suivent, une baguette de bois à la main. « Des bergères, constate Déplante. Ne bougez pas, on ne sait jamais. Laissez-les passer, elles ne risquent pas de nous découvrir. » Les parachutistes s’allongent, observent, entre les branches basses et le maquis, le charmant tableau. « Elles sont pas mal roulées, chuchote Pams, c’est dommage de les laisser passer. — On les laisse pas passer, marmonne Bally. Matte le clebs ! » Tandis que le troupeau poursuit sa marche lente, un bâtard griffon s’est figé à l’arrière ; il grogne sourdement, puis brusquement il file droit vers la cachette en aboyant rageusement. Il découvre les hommes, s’arrête à un mètre dans un concert de grognements et de jappements furieux. « Ici, Poilu ! crie une bergère intriguée. — Si on lui donnait un sucre ? suggère Paulin. — Essaie. » Le radio avance prudemment un sucre posé à plat sur la paume de sa main : le chien grogne, découvrant ses canines. Le parachutiste bat en retraite. Pams tente autre chose : « Oh ! le bon chien ! Viens ici, Poilu, allez, couché… Viens là, mon beau toutou. » Le chien s’avance, rageur, prêt à mordre. « Arrête de faire le con, Pams ! lance Déplante. C’est bon, il n’y a plus qu’à sortir. » Les bergères s’approchent, Déplante se lève et leur crie « Rappelez votre chien, mesdemoiselles. Nous ne vous voulons aucun mal. N’ayez pas peur ! »
La première bergère a porté une main sur sa bouche ouverte, elle est paralysée par l’effroi ; l’autre conserve un calme relatif. Sans quitter les hommes des yeux, elle parvient à faire quelques pas et à apaiser le chien qu’elle attrape par son collier. Il faut plusieurs minutes pour que les jeunes filles comprennent qui sont ces étranges soldats, puis elles demandent à regagner leurs fermes. Déplante se trouve devant un dilemme, il réalise vite qu’il doit faire confiance aux bergères qui jurent sur la Vierge de ne parler à personne de leur rencontre.
Moins d’une heure plus tard, les parachutistes constatent qu’elles n’ont pas respecté leur serment. Deux paysans font leur apparition et se dirigent droit sur la cachette. Ils sont souriants, joviaux, ils portent des musettes chargées de victuailles. « Ne vous inquiétez pas, annonce l’aîné, notre père est parti chercher un homme de la Résistance, ils nous rejoindront bientôt. » A 6 heures de l’après-midi, Pams signale une nouvelle approche, puis très vite il reconnaît Marienne et Krysik qui arrivent, guidés par Eugène Maurizur. « Je vous conduis tous à la ferme du Pelhue, déclare Maurizur. Vous y serez momentanément en sécurité. De là nous aviserons. »
La première jonction est établie : un groupe d’une dizaine de parachutistes a établi le contact avec la résistance du Morbihan.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:22
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Dans les Côtes-du-Nord, le largage a été beaucoup plus précis.
Après le saut de Marienne et de son groupe, le lieutenant Botella est resté à la trappe de l’avion. Il a découvert la Bretagne inondée par la lune que le Stirling survolait du sud au nord, puis très vite il a reconnu le paysage caractéristique des photos géantes : la forêt de Duault, le ruisseau, le serpentin clair du chemin tortueux qui chemine entre Saint-Nicodème et Kerouzerien.
La main sur son épaule ne le surprend pas plus que la pression et le « Go ! » lui ordonnant de sauter. La précision est absolue. Derrière lui le sergent-chef Litzler, le sergent Payen, le sergent Nicol, Schmermesser, Richard, Urvoy, Téron, le radio Devize et le benjamin, le mousse Prigent.
Du second appareil, le lieutenant Deschamps et ses hommes ont également sauté sans incident. La jonction des deux équipes a eu lieu comme prévu dans la nuit, en lisière de la forêt de Duault.
La forêt de Duault s’étire en longueur sur une quinzaine de kilomètres entre Kergrist-Mouelou et Saint-Servais ; la densité des arbres et de la végétation est telle que chaque mètre carré constitue un abri.
D’après les renseignements confus communiqués à Botella sur la résistance bretonne avant son départ d’Angleterre, la forêt de Duault sert de havre à une troupe relativement organisée de Francs-Tireurs et Partisans. Pendant quarante-huit heures, les parachutistes vont errer prudemment en forêt à leur recherche.
Du 6 au 8 juin, le seul incident à signaler sera l’entorse que le sergent-chef Litzler s’est faite en atterrissant. Les seules activités du groupe consisteront à échanger des messages avec l’état-major de Londres.
Régulièrement Géo Ghamming’s, le radio, va transmettre à Londres les messages rédigés par Botella. C’est un jeune garçon fin et réservé aux traits purs, au regard sombre. Malgré la consonance britannique de son nom il est français. A l’atterrissage, il est resté suspendu à un arbre, s’est vu contraint de couper les suspentes de son parachute au poignard pour se libérer et rejoindre son groupe.
A la vacation du 7 juin, Londres a annoncé un envoi massif de parachutistes pour la nuit du 7 au 8. Une centaine de leurs camarades doivent rejoindre la première vague.
Le camp des parachutistes est établi en forêt à moins d’un kilomètre d’une ferme appelée Ker Hamon. Depuis leur réveil, les hommes sont transis par l’humidité et ils n’osent pas faire de feu. Le camp se trouve à quelques mètres d’un sentier à peine perceptible.
Le lieutenant Botella est occupé à refaire le pansement qui serre la cheville du sergent Litzler ; le blessé grimace de douleur. Le mousse Prigent est perché dans un arbre, guettant tout mouvement suspect. Les autres sont affalés plus ou moins confortablement, croquent des biscuits, nettoient leurs armes.
De son perchoir, le mousse Prigent s’agite, il imite le piaillement de la caille. Tous les regards convergent vers lui. Du doigt, il indique une direction, puis son index et son médius forment un V.
« Deux types s’amènent, traduit Botella. Planquez-vous. »
Le mousse descend agilement de sa branche.
« Des Allemands ? interroge le lieutenant.
— Non, des pékins. Mais l’un d’eux porte un fusil.
— Probablement des résistants, mais restez sur vos gardes. »
Le coin du sentier. Les deux hommes s’avancent tranquillement, ils ne semblent pas redouter quoi que ce soit, l’un d’eux porte effectivement en bandoulière un vieux fusil de chasse.
Lorsqu’ils parviennent à la hauteur des parachutistes, Botella lance calmement :
« Stop ! Arrêtez-vous. Et approchez les mains en l’air. »
Les hommes s’exécutent docilement. L’un d’eux est presque un enfant, l’autre est également très jeune.
« Qui êtes-vous ? interroge Botella.
— Ben, et vous ? réplique l’aîné, gouailleur.
— C’est moi qui pose les questions, jette Botella sèchement.
— C’est fini de jouer les comiques ! interrompt Litzler. Tu vas déguster si c’est ce que tu cherches.
— Oh ! ça va, écrasez ! Ça se voit ce qu’on est, non ? On est des résistants, on fait partie des Francs-Tireurs, ça fait quarante-huit heures qu’on vous cherche. Alors maintenant qu’on vous a trouvés, on va pas se bouffer le train, non !
— Asseyez-vous tous les deux. Vous avez des papiers d’identité ?
— Vous êtes flics ou parachutistes ? Bien sûr qu’on n’a pas de papiers ! Y manquerait plus que ça.
— Nom, âge, profession ? poursuit Botella.
— Moreau, Charles, vingt ans. Je travaille à Paris en usine, mais je suis de Pontivy. Lui c’est Jojo, il a dix-sept ans, il bossait à Nantes.
— C’est bon, où sont vos chefs ?
— Oh ! vous savez, nos chefs, ils font comme nous, ils se planquent dans la forêt. On se rassemble le moins souvent possible.
— Ou bien : vous n’avez pas de chefs, vous n’appartenez à aucune organisation, et vous jouez tous les deux aux petits soldats ! »
Charlot change de ton, il est touché d’avoir été si facilement percé à jour.
« Écoutez, mon lieutenant, une organisation il y en a une, les F.T.P. Et puis il y a dans la forêt une vingtaine de gars comme nous : francs-tireurs chez les francs-tireurs. Les autres nous tolèrent, on a fui le S. T. O.
— Pourquoi ne vous enrôlent-ils pas ? Ils doivent avoir leurs raisons.
— Ils n’ont pas d’armes à nous donner. Regardez nos pétoires, elles datent du Moyen Âge. Ils disent qu’on serait des poids morts, mais il y a six mois qu’on vit dans la forêt, on la connaît bien, on peut vous servir de guide.
— Vous pouvez nous faire rencontrer les chefs F.T.P. ?
— Ben, c’te connerie ! On est là pour ça. »
Grâce à Charlot et Jojo, la jonction des parachutistes et des Francs-Tireurs et Partisans s’effectue dans la soirée. Botella est surpris par l’organisation et la discipline de la troupe.
A 23 heures, tout est prêt pour recevoir la seconde vague qui va être parachutée.
La base de la forêt de Duault a pris son nom de code : « Samwest. »
Depuis l’annonce du débarquement de Normandie, le major Fueller ne quitte plus sa salle de travail. Il a installé son P.C. dans une grande maison isolée, à deux kilomètres de Belle-Isle-en-Terre. Il couche sur un lit de camp, déplace le téléphone qu’il garde toujours à portée de la main.
Malgré son grade et son âge, il assume provisoirement la responsabilité de la 71e division d’infanterie de la Wehrmacht. Il dépend du général Kiltitz qui, de Guimgamp, coiffe l’ensemble du 74e corps d’armée.
Fueller n’a pas quarante ans. Une blessure sur le front de l’Est lui a bloqué à jamais l’articulation du genou droit ; il n’en a pas moins conservé une allure martiale que sa claudication accentue et qui lui donne une démarche d’automate.
Les murs de la pièce sobre sont couverts de photos et de cartes de la région ; un panneau entier est consacré à la forêt de Duault.
Cette forêt hante le sommeil du jeune commandant allemand. Il n’ose pas y envoyer des patrouilles, car les renseignements sur les forces de la Résistance qui l’occupent sont imprécis, contradictoires, aggravés depuis quarante-huit heures par un bruit qui court : des parachutistes alliés auraient, en forêt de Duault, rejoint les forces de la Résistance.
De Guingamp, le général Koltitz vient d’appeler. Fueller garde à l’oreille les braillements nasillards de son chef :
« Foutez le feu ! Rasez les arbres, mais faites-moi sortir cette bande de rats de leur trou ! J’ai suffisamment de préoccupations au nord sans être empoisonné par des gamins armés de lance-pierres. Vous avez carte blanche, Fueller. Moi, c’est la dernière fois que je veux entendre parler de ce maudit tas de bois ! »
Des gamins armés de lance-pierres ? Possible après tout, mais Fueller en doute. De toute façon, maintenant, il n’a plus le choix. Il va transmettre un ordre qui lui répugne, décharger sa responsabilité sur un homme qu’il méprise. Il gagne la porte, réclame à la sentinelle de garde l’adjudant-chef Munch.
L’animosité du commandant vis-à-vis d’Ernst Munch est réciproque. L’adjudant-chef est un blond aux yeux pâles, au teint cireux, aux lèvres minces. La pénurie de cadres lui a permis de former et de commander une compagnie qu’il a forgée à son image. Il a choisi lui-même ses hommes : tous des tueurs.
Munch se tient au garde-à-vous. Son regard flou et la courbe de ses lèvres minces suffisent à trahir le peu d’estime dans laquelle il tient son chef.
Fueller se fout de l’opinion du sous-officier, c’est plutôt pour lui-même qu’il tente de se justifier.
« Les ordres du général Koltitz me contraignent à vous confier l’assainissement de la forêt de Duault. Partez immédiatement, faites-moi un rapport biquotidien.
— J’ai carte blanche, mon commandant ? »
Fueller se retourne, plonge son regard dans le parc ; il devine derrière lui le sourire du sous-officier. Il n’ose faire face pour l’affronter et songe que c’est sa deuxième lâcheté de la matinée.
« Vous avez carte blanche », articule-t-il enfin.
La traction avant repeinte couleur caca-d’oie vient de passer Callac. Le chauffeur est habile, il conduit très vite, mais sûrement.
Depuis une dizaine de kilomètres, il a lâché les trois camions qui transportent la compagnie Munch. A l’arrière de la traction, Munch est vautré aux côtés du sergent qui le seconde. A l’avant, près du chauffeur, un Français d’une trentaine d’années – les sous-officiers l’appellent Joseph – ne semble pas à l’aise dans son rôle de traître.
La chaleur de ses convictions est visiblement tombée depuis l’annonce du débarquement allié. Mais surtout Munch vient de lui jouer un tour de cochon.
Pendant deux heures, à Belle-Isle-en-Terre, il lui a fait lâcher les noms de tous les suspects du village de Duault. En échange, l’Allemand avait promis à Joseph qu’il ne participerait pas à l’expédition. Mais une fois les noms donnés, l’adjudant avait éclaté de rire. Alors que Joseph s’apprêtait à prendre congé, il l’avait attrapé par le bras sans ménagement, et traîné jusqu’à la traction.
« Qu’est-ce que tu crains ? avait-il plaisanté cyniquement. Tu combats du bon côté, non ? »
Joseph était connu de tous à Duault, et si jamais la roue tournait, sa peau ne vaudrait plus très cher.
En voyant défiler la route qu’il connaissait mètre par mètre, Joseph s’efforçait de chasser de son esprit cette pensée inconfortable.
A Duault, le sinistre ballet commence avec l’arrivée de la troupe. Les maisons sont visitées et pillées ; les hommes frappés à coups de crosse ; vitres, meubles, portes sont brisés.
Munch n’arrête ses hommes déchaînés que pour poser sa question :
« Où sont les terroristes ? » Le village se tait. Personne ne sait rien.
Les hommes serrent les dents sous les coups ; les femmes assistent en silence à la démonstration de terreur.
« J’emmène des otages, déclare enfin Munch. Je reviendrai demain. Si l’un de vous ne s’est pas décidé à parler, ils seront fusillés. »
Six hommes sont choisis au hasard. Sans hésitation, ils montent dans les camions. Dans la matinée, à quelques kilomètres de là, un incident mineur en soi s’est produit, mais qui pourtant va s’avérer tragique de conséquence.
Un élément léger du Génie allemand avait été chargé de baliser les chemins vicinaux qui longent la lisière de la forêt. Le travail des soldats avait été observé par un résistant F.T.P. qui, tout naturellement, avait tourné les pancartes après le passage des soldats, dans le but évident de brouiller l’ennemi.
Et c’est précisément ce chemin que Munch a décidé d’emprunter pour gagner Maël-Pestivien où il a donné rendez-vous au reste de sa compagnie, qui, elle, prendra l’axe Callac-Saint-Servais.
Il est 18 h 30, il pleut à torrents. Bernée par les poteaux sabotés, la traction cahote dans un chemin boueux et s’enfonce au coeur de la forêt. A l’arrière, Munch vocifère à l’adresse de son chauffeur qui n’y peut rien : faire demi-tour est impossible.
Enfin Munch aperçoit une ferme. La ferme s’appelle Ker Hamon. A l’intérieur, quatre parachutistes et deux résistants se chauffent à un feu de bois.
Par prudence, Munch a fait arrêter la voiture à une trentaine de mètres, et le fracas de la pluie a couvert le bruit du moteur. Les deux sous-officiers ont dégainé leurs pistolets. D’un coup brusque, ils ouvrent la porte et tombent en arrêt. Ils s’attendaient à tout, sauf à trouver des soldats alliés en uniforme.
Au lieu de profiter de l’avantage que leur donnent leurs armes à la main, ils reprennent la porte et courent comme des déments vers la voiture. Très vite des coups de feu partent de la ferme. Munch s’étale dans la boue ; le sergent se retourne et vide le chargeur de son Parabellum, permettant à l’adjudant de se relever.
Ruisselant de pluie, maculé de boue, Munch s’engouffre dans la traction. Le chauffeur est paralysé par la surprise ; le sergent saisit un second pistolet et poursuit son tir. Joseph tremble comme une feuille et se recroqueville sur le siège avant ; bêtement il se met à crier au secours.
La voiture démarre. Munch passe sa fureur et son humiliation sur Joseph ; il le saisit par les cheveux et lui cogne la tête à plusieurs reprises sur le pare-brise. Le sang ruisselle du nez et des arcades sourcilières éclatées du Français.
« Vous risquez de casser le pare-brise, mon adjudant », fait remarquer calmement le sergent. Munch lâche Joseph qui s’effondre comme une loque et se met à pleurer. L’adjudant semble seulement retrouver ses esprits et réaliser.
« Des parachutistes anglais ! La forêt grouille de parachutistes anglais ! Ils étaient une bonne vingtaine dans cette ferme.
— Ils étaient quatre », rectifie le sergent flegmatique.
La traction de l’adjudant-chef Munch a retrouvé son chemin. Elle vient de passer le Bourgneuf et roule dans un chemin chaotique en direction de Kerviou où elle rejoindra la départementale.
La pluie a cessé. Les Allemands croisent un paysan qui prudemment s’efface pour laisser passer la voiture.
« Arrête ! » ordonne Munch au chauffeur. Munch descend, dégaine son Parabellum.
Intrigué plus qu’effrayé, le paysan pose sa bêche, s’appuie des deux mains sur le manche.
Munch, à bout portant, lui tire quatre balles dans la tête, puis il regagne la voiture et dit simplement : « Allez ! » Le sergent hausse les épaules, indifférent.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:30
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Jour J + 4. Le largage des renforts s’est effectué sans encombre. Les parachutistes se sont éparpillés dans la forêt de Duault par petits groupes ; les F.T.P. se sont joints à eux.
La base Samwest est placée sous le commandement du capitaine Leblond qui a sauté la veille.
L’incident de la ferme Ker Hamon a déclenché l’inquiétude, et Leblond et Botella ont interdit l’approche de la ferme à leurs hommes. Priés d’évacuer les lieux, les fermiers de Ker Hamon, un couple de vieillards, ont courageusement refusé.
Hélas ! Ils entretiennent un accueillant feu de bois, possèdent quelques vivres, quelques bouteilles de vin et de cidre. La quiétude de la journée du 9 juin incite un groupe de parachutistes et de partisans à aller se chauffer et se détendre un instant dans la tiédeur hospitalière du foyer breton.
Les parachutistes sont quatre : le caporal-chef Taupin, les 2e classe Werry, Bourdon et Ruelle ; les partisans sont deux : Henri Ruppert et Nicolas.
Il est 7 heures du matin, les trois camions de la compagnie Munch ont stoppé à l’abri à cinq cents mètres de la ferme. Une centaine d’hommes se déploient en tirailleurs, encerclant la ferme, et, pas à pas, resserrent les mâchoires de la tenaille à moins de cinquante mètres de la bâtisse. Ils mettent en batterie des mitrailleuses lourdes.
A l’intérieur, les soldats et les fermiers cassent la croûte ; Bourdon et Taupin se chauffent les cuisses, le dos tourné à la cheminée.
Soudain, les mitrailleuses allemandes crachent au hasard ; les balles font voler les vitres en éclats, déchirent le bois de la porte, trouent des sillons dans le plâtre des murs. Le grand buffet breton vibre et frémit sous les rafales ; une porte se détache, tombe sur Nicolas qui, comme les autres, s’est jeté à terre ; la vaisselle brisée se répand dans un fracas cristallin.
Werry est le premier à réagir, il évalue la position de l’une des mitrailleuses, dégoupille deux grenades qu’il lance par une fenêtre. Les autres se précipitent, ripostent aux armes lourdes par de courtes rafales de mitraillettes.
Les parachutistes tiennent plus d’une demi-heure, économisant leurs munitions, diminuant par force la cadence de leur tir au fil des minutes. Nicolas est tué le premier d’une balle en plein front.
Le caporal-chef Taupin, atteint de trois balles, continue à tirer ; il reçoit quatre nouvelles balles, tombe sur le dos, survit dix minutes. Werry prend une balle dans la cuisse, Bourdon et Ruelle sont blessés à l’épaule et au flanc. Les fermiers sont morts.
Dehors, Munch ordonne de cesser le feu. Un silence pesant fait place à l’enfer, aucun signe de vie ne parvient plus de la ferme. Un groupe de six soldats est désigné et s’avance prudemment. Munch les suit à un mètre.
Les Allemands découvrent les trois parachutistes survivants ; ils baignent dans le sang, ils ont tiré jusqu’à leur dernière balle, lancé leur dernière grenade.
Munch jubile : trois prisonniers, c’est inespéré. Avec une brutalité affectée, il examine les blessures.
Lorsqu’il se penche sur Werry qui s’est fait un garrot à la cuisse, il est souriant. De toutes ses forces, Werry lance sa jambe malade et atteint son but. L’adjudant grimace, porte les mains à ses parties ; cassé en deux, il s’effondre, blême de douleur et de rage. A terre il se tord un long moment, puis la douleur s’estompe, il se relève et, d’un coup de poignard, tranche le garrot de Werry. En une tache épaisse qui s’étend, le sang libéré apparaît sur l’étoffe de toile lourde du pantalon.
Munch hurle des ordres, les trois blessés sont tirés à l’extérieur. Pendant que quatre soldats partent en courant, un infirmier panse les blessures de Ruelle et de Bourdon, puis il s’approche de Werry. Munch l’arrête d’un geste :
« Laisse-le celui-là ! Qu’il crève ! J’en aurai assez de deux à interroger. »
L’infirmier obéit. Les quatre soldats reviennent porteurs de huit nourrices d’essence. Sur un geste de Munch, ils pénètrent dans la ferme et répandent le combustible sans s’occuper des corps qui gisent dans la position dans laquelle ils sont tombés.
Brusquement, Munch rejoint ses hommes ; il s’empare d’une nourrice à moitié pleine, regagne l’extérieur, s’arrête près de Werry qui agonise, mais qui a conservé toute sa conscience.
Quand les soldats sortent à leur tour, Munch arme un Sturmgewehr et vide le chargeur de la mitraillette sur la ferme qui s’embrase comme une brassée de brindilles sèches.
Alors, calmement, souriant, Munch déverse le reste de l’essence de la nourrice sur le corps de Werry. Le parachutiste ne baisse pas son regard. Il ne laisse pas échapper la moindre plainte lorsque le liquide se répand sur sa cuisse, glisse le long de sa plaie. Munch fait un signe.
Deux hommes soulèvent Werry en le tenant sous les bras et par les pieds. Ils s’approchent de la fournaise et balancent le corps du blessé, lui faisant décrire un mouvement croissant. Enfin, ils le lâchent. Le corps s’enflamme avant d’avoir atteint le sol. Ruelle et Bourdon ont assisté, impuissants, au supplice. Plusieurs soldats allemands ont détourné les yeux ; l’un d’eux est tombé à quatre pattes et vomit.
Munch hurle l’ordre de repli. Ruelle et Bourdon sont poussés en direction des camions, le canon d’une mitraillette leur laboure les reins. Botella et les sept hommes de son groupe sont à moins d’un kilomètre de Ker Hamon lorsque les premiers coups de feu se font entendre.
En technicien, le lieutenant a immédiatement évalué la puissance de tir ennemi, le nombre approximatif des assaillants, le lieu de l’attaque. Ses parachutistes se sont détendus comme des ressorts, prêts à intervenir.
« C’est la ferme, déclare Botella, il y a au moins une compagnie, tout ça pour un couple de vieillards.
— Mon lieutenant, interrompt Litzler, je crains qu’il y ait quatre gus à nous dans la ferme.
— Quoi ! J’en ai interdit l’accès !
— Je sais, mon lieutenant, mais Taupin est parti avec trois hommes et deux partisans, il m’a dit qu’il ne faisait qu’aller et venir pour le ravitaillement. J’ai essayé de l’en dissuader, il m’a traité de gonzesse. Il faut y aller, mon lieutenant ! Ils vont se faire massacrer !
— Et vous suggérez que nous nous fassions massacrer avec eux pour arranger les choses ! hurle Botella. Mais vous êtes tous devenus cinglés. Ça fait trois ans qu’on vous entraîne et vous agissez tous comme des boy-scouts arriérés. Par leur désobéissance, ces quatre crétins mettent en jeu la vie d’une centaine de leurs camarades et, ce qui est plus grave, l’issue de notre mission. S’ils s’en sortent, je les ferai traduire en conseil de guerre.
— On y va tout de même, mon lieutenant. »
Botella change de ton, l’amertume fait place à la colère.
« Vous savez bien que s’il y avait une chance sur mille je la tenterais ! Tout ce que nous pouvons faire, c’est tendre des embuscades sur le chemin de retour des Allemands. S’ils tiennent assez longtemps, nous aurons peut-être le temps de placer le dispositif. »
Botella déplie une carte par terre, tombe à genoux :
« Voici la ferme, explique-t-il. Je suppose que les Allemands sont motorisés, la présence d’armes lourdes le confirme. Ils ont donc obligatoirement emprunté ce chemin pour parvenir à la ferme et l’encercler. Logiquement, c’est par là qu’ils évacueront. Je me porte ici en lisière de forêt. Deux F. M. bien placés et l’effet de surprise doivent suffire à foutre une sacrée pagaille. Litzler, vous vous porterez ici : si les Allemands se replient, c’est par là qu’ils passeront.
— Ou par là, mon lieutenant, fait observer Litzler en pointant son doigt sur une veine de la carte.
— C’est juste. Avant d’occuper votre position, prévenez le lieutenant Lasserre de tendre un piège ici et pour plus de sûreté, que l’aspirant Metz et ses hommes s’embusquent à ce point. Prenez Jojo, je conserve Charlot. Faites vite, tout en dépend. »
Le groupe Botella est efficacement embusqué au point prévu lorsque le silence revient, témoignant que toute résistance a cessé à la ferme. Sans un mot les parachutistes se regardent. Ils pensent à leurs compagnons.
Le mousse Prigent essuie la crosse de son fusil mitrailleur. A l’aide d’un foulard de soie taillé dans un parachute, il essuie la paume de sa main moite, passe la soie sur son front. Il transpire malgré la fraîcheur matinale.
De lourdes minutes passent dans un silence opprimant. Aux quatre coups secs du pistolet de Munch* les parachutistes sursautent, n’arrivant pas à comprendre leur signification.
C’est le mousse Prigent qui, le premier, perçoit l’odeur du feu.
« Ça crame, mon lieutenant. Ils ont foutu le feu, les ordures.
— Tenez-vous prêts et taisez-vous. »
Le premier camion geint en première. Botella ne s’est pas trompé : les Boches vont donner droit dans l’embuscade.
Les mains se creusent sur les crosses des armes. Le premier véhicule apparaît, s’avance lourdement, mais derrière lui c’est le vide.
Botella peste. Il aurait dû s’en douter, les Allemands savent faire la guerre : ils ont laissé une cinquantaine de mètres entre leurs camions.
« Ne tirez pas avant mon ordre, laissez passer le premier, siffle Botella. Concentrez le tir sur les deux premiers véhicules. »
C’est un carnage. L’effet de surprise est tel que les Allemands ne peuvent même pas évacuer leurs véhicules qui sont criblés par un feu croisé.
Les bâches de toile qui recouvrent l’arrière sont déchiquetées. Le chauffeur du premier camion bascule sur son volant ; il s’agrippe à l’interrupteur des phares qui s’allument, puis le réservoir explose et le véhicule s’embrase.
Du second véhicule quatre soldats sont parvenus à évacuer ; ils ne cherchent pas à se battre, ne pensant qu’à fuir. Ils sont abattus dans leur course. Cent mètres derrière, le troisième camion a le temps de stopper et de faire marche arrière.
Dans sa hâte d’échapper à l’embuscade, le chauffeur emboutit le radiateur de la traction de Munch qui suivait. Munch, le sergent et son chauffeur abandonnent le véhicule inutilisable.
« Pousse tout ! » hurle Munch en direction du camion.
Le 5 tonnes Mercedes est à peine gêné par le poids de la voiture folle qui se tourne en travers et se renverse sur le bon côté, laissant la voie libre au camion.
« Passez derrière la ferme, ordonne Munch. Nous allons rejoindre nos lignes à travers bois. »
En courant il s’engouffre dans la forêt suivi du sergent et du chauffeur. Le troisième camion fait demi-tour devant la ferme incendiée. L’air est irrespirable. Le véhicule approche dangereusement des flammes. Les hommes toussent, pleurent, enfouissent leurs têtes dans leurs bras et cherchent un filet d’air filtré à travers les manches de leurs vareuses.
Au bord de l’asphyxie, le chauffeur emprunte derrière la ferme le sentier qui s’engage dans la forêt. Il a juste le temps de respirer trois bouffées d’air avant de tomber dans la seconde embuscade, celle du sergent Litzler.
Pour Litzler et ses hommes, ça va être un jeu, un véritable tir aux pigeons : un seul camion chargé de soldats aveuglés par leurs larmes, handicapés par les quintes de toux qui les secouent.
Alors, c’est le drame. Du camion parvient un hurlement « Arrêtez, nom de Dieu ! On est là, arrêtez ! Arrêtez ! » Aussitôt Litzler ordonne le « cessez-le-feu ».
Les Allemands en profitent. Ils sautent du camion et gagnent le bois, entraînant Ruelle avec eux. Il n’est plus question de chasseurs et de proie, mais de deux groupes bien armés, disposant des mêmes ressources, des mêmes abris.
Il est trop tard lorsque Litzler réalise son erreur, et il n’a même pas sauvé la vie des prisonniers. La faiblesse provoquée par sa blessure empêche Ruelle de suivre. Un soldat s’en débarrasse en l’achevant d’une balle dans la nuque.
Au cours de l’accrochage qui suit, deux parachutistes sont tués sur le coup. Litzler est atteint d’une balle dans la poitrine. Le sergent paiera de sa vie son réflexe d’humanité et de camaraderie.
Personne ne s’est aperçu que deux hommes n’ont pas évacué le camion : Bourdon, le parachutiste français que sa blessure au flanc paralyse, et un Allemand – un tout jeune garçon, seize ans, peut-être quinze.
L’effroi a déclenché chez l’adolescent une crise nerveuse. Depuis plusieurs minutes, il vibre, les yeux exorbités, les membres figés.
Assis sur la banquette de bois, il fixe Bourdon couché à ses pieds. Brusquement le jeune garçon se détend, dégaine son poignard et tranche la gorge du parachutiste. Debout, il reste prostré, contemplant son oeuvre, horrifié.
Alors, comme un automate, il se saisit de son fusil qui est resté sur le banc – un lourd Mauser à cinq coups dont, au fil des mois, la bretelle a marqué son épaule d’une meurtrissure bleuâtre.
Il s’assoit sur le banc, cale la crosse sur le sol, laisse peser sa tête sur le canon de l’arme qu’il déclenche d’une pression du pouce.
La balle traverse son crâne proprement ; il meurt dans cette position.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:46
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En lisière de forêt, Botella est persuadé que le groupe Litzler a exterminé le troisième camion. Il s’apprête à donner l’ordre de décrocher lorsqu’une estafette arrive, porteuse d’un message du capitaine Leblond.
Les postes d’observation signalent que des renforts massifs d’Allemands s’apprêtent à pénétrer dans le bois : des positions de combat doivent être trouvées.
A son tour, Botella désigne un homme chargé de transmettre les consignes aux groupes Metz et Litzler (dont il ignore la blessure) et Lasserre. De nouveaux points d’embuscade sont mis en place, les armes sont rechargées, les munitions acheminées en hâte et, de nouveau, l’attente commence.
Botella s’est embusqué dans un fossé providentiel. Les fusils mitrailleurs sont masqués par de hauts herbages ; derrière lui, il y a la forêt qui permettrait un éventuel repli ; devant, dans son axe de tir, un immense champ nu.
Le lieutenant Botella ne croit en rien à l’utilité de sa position. Aucun militaire ne songerait à progresser dans un espace aussi découvert ; pourtant on ne peut négliger l’endroit, en faire un trou dans le dispositif.
Les parachutistes sont décontractés ; ils fument tranquillement ; ils ne risquent rien, il faudrait un quart d’heure à un coureur à pied pour franchir l’espace vide qui s’étend devant eux. Et pourtant l’inimaginable se produit. Botella n’en croit pas ses yeux. A l’horizon, à l’autre bout du champ, une rangée de camions amène la Wehrmacht. Cent cinquante hommes, peut-être deux cents, évalue le lieutenant, les jumelles vissées aux yeux.
Les Allemands se disposent en ligne, forment un long chapelet, avancent lentement, gênés par la lourdeur du terrain. On dirait une troupe de rabatteurs de gibier un matin d’ouverture de chasse en Sologne. La lenteur de la progression allemande permet à Botella d’étendre son dispositif, d’installer ses hommes de telle façon que leur attaque se déclenche avec un maximum d’efficacité.
« Que personne ne tire avant moi, faites passer la consigne », ordonne-t-il.
Alors il laisse approcher la proie, cette cible horizontale géante qui se découpe avec une netteté croissante. Les Allemands ne sont pas à plus de trente mètres lorsque Botella ouvre le feu à la mitraillette, atteignant trois soldats, et aussitôt c’est le carnage, l’hécatombe.
Les fusils mitrailleurs crachent la mort à une cadence hallucinante. Les Français sont dix fois moins nombreux, mais leur ennemi n’a aucune chance ; il ne cherche même pas à riposter ; tout ce qu’il veut c’est fuir, trouver un abri qui n’existe pas. Le champ est jonché de cadavres, d’agonisants, de blessés qui tentent de s’éloigner en rampant.
Dans les rangs des parachutistes, l’excitation est à son comble, les hommes se sentent invincibles, invulnérables. Il faut le sang-froid et la science militaire de leurs chefs pour calmer leur enthousiasme. Certains s’exposent inutilement, poursuivant des fuyards. Le lieutenant Lasserre a rejoint Botella, les deux officiers cherchent à analyser la situation sans fièvre.
« C’est inimaginable ! Ils sont fous !
— Je ne pense pas que ce soit tellement incroyable, remarque Botella. Ils ne savaient pas, ne pouvaient se douter. Ils pensaient à quelques petits groupes camouflés en forêt, c’est pourquoi ils ont employé le moyen le plus rapide pour y pénétrer et quadriller. Ils ne savaient pas. Seulement, maintenant, ils savent.
— Vous pensez que nous allons avoir droit à une autre musique ?
— Une tout autre musique, sans aucun doute. »
Sous les ordres du capitaine Leblond, tout le dispositif est changé, les parachutistes et les partisans attendent l’assaut des renforts allemands qui – ils en sont persuadés – ne manquera pas de se produire.
C’est vers 15 heures que les premiers mouvements ennemis sont décelés. Cette fois c’est du dur : des compagnies entières se groupent, cherchent à encercler la forêt, il en arrive de partout.
Les Allemands sont au moins vingt fois plus nombreux que leur proie, et pourtant la bataille va durer plus de quatre heures.
Les parachutistes et les partisans provoquent de nouveau une hécatombe dans les rangs des Allemands qui, pas à pas, les étreignent, resserrent la mâchoire de la tenaille, selon un plan précis qui ne pèche que par le mépris des vies humaines.
On sent que les Allemands veulent être maîtres de la forêt avant la nuit, et cela quel qu’en soit le prix.
Aux alentours de 17 heures, le groupe Botella est sur le point d’être débordé. C’est la quatrième fois qu’il se replie et les coups qu’il porte à ses assaillants paraissent sans effet.
Les Allemands semblent sortir de partout, bondissant d’arbre en arbre, progressant vers eux mètre par mètre.
Botella se trouve à l’avant de son groupe. Il recharge sa mitraillette, se retourne et hurle en direction de ses hommes :
« Repliez-vous d’au moins cent mètres ! Cherchez des abris ! Je vous rejoins. »
Puis le lieutenant tire en direction des Allemands qui s’apprêtaient à suivre ; il lance deux grenades, incitant l’ennemi à moins de témérité, permettant aux parachutistes de décrocher.
Pendant plusieurs minutes Botella tire encore, puis il bondit dans l’espoir de gagner les nouvelles positions. Alors une rafale l’atteint à la cuisse, une balle sous le gras de la fesse, deux autres plus bas.
Le lieutenant s’écroule, rampe derrière un arbre, lâche une nouvelle rafale en direction des Allemands pour bien leur prouver qu’il est encore vivant. Sa jambe blessée est paralysée, il perd son sang, ses forces l’abandonnent.
Il ne lui reste plus qu’une issue : vendre chèrement sa peau, ce qui permettra à ses hommes de respirer. Il se retourne, essaie de situer la position des siens. Alors, il aperçoit un homme qui bondit d’abri en abri avec une agilité de kangourou.
« J’ai donné l’ordre de repli ! hurle Botella. Fous le camp, ça ne sert à rien. »
L’homme poursuit son avance. Botella crie à nouveau.
« Fous le camp ! C’est un ordre ! Fous le camp ! »
Sourd, le coureur poursuit son avance. Autour de lui les balles crépitent, mais, derrière, la section des parachutistes le couvre.
Botella lui aussi tire maintenant en direction de l’assaillant. Derrière lui l’homme le rejoint.
« Ça va te coûter cher, grince Botella. Refus d’obéissance au feu.
— Ça va me coûter que dalle, réplique le gars, parce que je suis pas soldat. »
Botella s’aperçoit seulement que c’est Charlot, le titi dont personne ne voulait.
« Si vous vouliez me donner des ordres, fallait m’engager, c’est pas faute de vous l’avoir demandé. »
Charlot charge le lieutenant sur son dos et, en rampant, parvient à s’éloigner en restant dans l’axe d’un arbre protecteur ; puis il trouve un nouvel arbre, un nouvel axe. L’homme et son fardeau progressent mètre par mètre, mais ils progressent. Ils passent la compagnie embusquée. Alors Charlot se relève, soulève le lieutenant, le bloque sur ses épaules et le porte à travers la forêt vers un abri fait de parachutes tendus qui sert d’infirmerie provisoire.
Botella est allongé aux côtés du sergent Litzler qui agonise et du lieutenant Lasserre dont la poitrine a été traversée par une balle. Le docteur Sassons, médecin parachutiste, leur donne les premiers soins, fait un garrot, un pansement, administre une piqûre de morphine.
Botella s’assoupit ; sa jambe s’engourdit, la douleur s’estompe sous l’effet de la drogue. Il constate que la bataille se calme, l’intensité du tir faiblit : il semble que, des deux côtés, on ait décidé de reprendre son souffle. Les Allemands doivent évacuer leurs blessés et leurs morts. Charlot est assis aux côtés du lieutenant, la tête à hauteur des genoux. Il a expliqué :
« C’est pas la peine que j’y retourne, j’ai plus de munitions. J’avais onze cartouches, je les ai tirées, et puis c’était du plomb à perdreaux. »
Botella trouve la force de sourire : c’est vrai qu’il a refusé d’enrôler et d’armer ce gosse qui vient de lui sauver la vie au péril de la sienne.
Vers 18 heures, un groupe arrive à l’abri, précédé par le capitaine Leblond. Les hommes sont hagards, harassés, maculés de boue. Ils se laissent choir sur place, les yeux vides. Leblond n’est pas plus brillant ; il se baisse pour se glisser sous la voûte de parachutes et s’assoit sur une pierre.
Il constate que Botella et Lasserre sont conscients, Litzler toujours dans le coma. Le commandant Leblond fait un effort pour ne pas baisser les yeux en parlant.
« Je viens de recevoir l’ordre d’évacuer Samwest sur Saint-Marcel, la base du Morbihan, annonce-t-il.
— Vous pouvez passer ? interroge Botella.
— Il semble qu’il y ait une brèche à l’ouest dans le dispositif des Boches. Après on se démerdera par petits groupes pour traverser la Bretagne. Oh ! ce n’est pas joué ! Mais ce sont les ordres et, pour une fois, ils semblent cohérents. »
Leblond marque une hésitation, puis semble faire un effort surhumain.
« Écoutez, Botella…
— Oh ! ne vous fatiguez pas, mon capitaine ! Je sais parfaitement que vous ne pouvez pas vous encombrer de nous. Laissez tomber la corde sensible, vous avez mieux à faire. Si on commence à s’apitoyer sur nos sorts respectifs, on n’en sort plus. Et puis je ne vous vois pas tellement plus beau que nous ! Allez, au revoir, et bonne chance ! »
Leblond serre la main de Botella et de Lasserre, puis son regard se pose sur Litzler qui râle irrégulièrement :
« Vous voulez qu’on le transporte plus loin ?
— Laissez-le mourir entre nous, qu’est-ce que ça change ?
— Et celui-là ? interroge Leblond en désignant Charles Moreau qui n’a pas bougé.
— C’est Charlot, le partisan qui m’a ramené.
— Je reste avec vous, mon lieutenant, annonce Charlot.
— Merci, mon gars, réplique Leblond, je te proposerai pour une citation.
— Mon capitaine, interrompt Botella, une faveur avant votre départ.
— Tout ce que vous voulez, mon vieux.
— J’ai refusé d’enrôler Moreau chez nous. Depuis il a fait ses preuves. Alors, faites-en un S.A.S., il le mérite.
— Accordé, Botella.
— Tout de suite, mon capitaine.
— D’accord. Tu peux te considérer comme un des nôtres, Moreau. Tu signeras plus tard.
— Maintenant, mon capitaine, ordonnez-lui de vous suivre et de me foutre la paix.
— Tu as entendu, Moreau ! Exécution !
— Allez, Charlot, casse-toi ! ajoute Botella. Et merci ! Va te faire tuer ailleurs. »
La nuit est superbe sous la soie transparente des parachutes. Botella a les yeux fixés sur le croissant de lune qui se dessine phosphorescent. Jusqu’à minuit les Allemands ont fouillé la forêt. À plusieurs reprises, les blessés les ont entendus tout proches ; par miracle, ils n’ont pas été découverts.
Les deux blessés et le mourant ont de l’eau, une gourde de whisky, des biscuits, du fromage en boîte, des lancettes de morphine et leurs Colts chargés de neuf balles.
A l’aube, Botella s’est assoupi, Lasserre le réveille :
« Je crois que Litzler vient de passer, vieux. »
Botella se retourne, parvient à se tenir en équilibre sur son coude. Il regarde le grand sergent : il est mort les yeux ouverts, fixés vers le ciel pur qui s’éclaircit doucement, filtré par la soie diaphane.
Un poil dru de trois jours recouvre ses joues de marbre. Comme ses compagnons, Litzler est allongé sur un parachute.
Au prix de douloureux efforts, les officiers en tirent les bords à eux. Botella ferme les yeux du sergent et le recouvre de la soie bariolée. Lasserre se sent la force et l’envie de parler, mais il n’ose pas.
Il redoute l’échange de leurs craintes. A quoi servirait-il de s’ouvrir sur la mort qui les attend, de savoir dans combien de temps ils se décideront à se tirer une balle dans la tête ? Ils se font une piqûre de morphine et s’apaisent tous les deux.
Botella ouvre les yeux vers 11 heures : deux gamins d’une dizaine d’années sont à l’entrée de l’abri et les observent, bouche bée. Botella veut parler ; les gosses détalent épouvantés.
19 heures. La lumière baisse, rien ne s’est produit de l’après-midi. Les deux hommes ont bu quelques gorgées d’eau, tenté en vain de croquer un biscuit ; Lasserre se plaint de sa poitrine, de sa blessure qui le démange dans le dos, à l’endroit où la balle est sortie et sur lequel repose tout le poids de son torse.
Mais depuis un instant ils se taisent, figés et attentifs à un bruissement furtif qui leur parvient. Quelqu’un marche autour de leur abri.
Botella arme son Colt après l’avoir enveloppé de la soie de son parachute pour étouffer le cliquetis. Et puis, il pense rêver. Une jeune fille se tient droite dans l’ouverture. Timidement, elle sourit. Elle doit avoir une vingtaine d’années. Botella remarque les dents étincelantes, le regard vif : ce n’est pas une paysanne, malgré ses vêtements grossiers, son pantalon de velours serré dans des bottes de caoutchouc, son chandail bleu de marin, à col roulé.
« Bon Dieu, qui êtes-vous donc ? demande Lasserre.
— Ne parlez pas. Économisez vos forces, ne craignez rien, chuchote la jeune fille. Mon nom est Edith Moquet. Je vais aller chercher du secours. Attendez-moi et ne désespérez pas. »
A 1 heure du matin, pourtant, Botella et Lasserre ont perdu tout espoir. Ils sont à bout de forces. Ils se demandent s’ils n’ont pas rêvé l’apparition de la soirée.
Alors, une nouvelle angoisse les étreint : ils perçoivent le bruit d’un moteur. Un véhicule s’approche, semble venir droit sur leur abri. Une fois encore ils s’emparent de leurs pistolets, attendent, anxieux, les yeux rivés sur l’éclair intermittent d’une lampe électrique qui fouille la nuit.
« N’ayez pas peur, c’est moi », à la prudence d’annoncer Édith Moquet avant de se glisser sous l’abri.
Elle entré, suivie de trois hommes, puis présente : « Voici le docteur Lebreton, mon beau-frère. Nous avons trouvé une camionnette, nous allons vous transporter dans un lieu sûr.
— Je m’occuperai de vos blessures après, interrompt le médecin. Nous avons apporté une civière, ces deux hommes vont vous porter au véhicule. Nous reviendrons demain ensevelir votre malheureux compagnon.
— Vous savez ce que vous risquez, docteur ? Vous aussi, mademoiselle ? »
Lebreton hausse les épaules. La camionnette à gazogène roule péniblement ; par moments, elle s’étouffe, les phares camouflés tracent sur la route un minuscule faisceau. Les fugitifs ont passé Saint-Servais et Maël-Pestivien ; la route est absolument déserte.
Ils ont parcouru une vingtaine de kilomètres avant d’emprunter un chemin vicinal. Maintenant, ils roulent dans un sentier, empruntent une voie à peine tracée à travers bois et s’arrêtent en bordure d’un ruisseau devant un moulin en ruine.
« Il appartient à ma famille, explique le médecin. Personne n’y vient jamais, vous serez ici en totale sécurité. »
Lebreton et Édith Moquet avaient préparé une pièce relativement intacte, installé deux matelas, des draps, des couvertures. Les parachutistes sont allongés. Lebreton examine alors les blessures. Édith Moquet l’éclaire à l’aide d’une faible lampe portative.
La jeune fille est prise d’un haut-le-cœur lorsqu’elle découvre la plaie dans le dos de Lasserre. La déchirure est large, la plaie grouille de vermine.
« Ce n’est pas le moment de faire des vapeurs de vierge, Édith, grince le médecin. Paradoxalement, c’est probablement cette vermine qui lui a sauvé la vie : elle a empêché l’infection. »
La jeune fille se reprend, aide à nettoyer la plaie, à confectionner un pansement sain.
« Il s’en sortira, annonce le docteur Lebreton, voyons l’autre. »
Pour Botella les choses s’annoncent plus mal : les balles ont provoqué une sale fracture du fémur. Lebreton hoche tristement la tête : « Je ne peux rien pour vous, mon vieux. Je crains qu’il ne faille vous amputer, sinon vous risquez la gangrène.
— Je prends le risque, docteur, je tiens à ma jambe.
— Ce n’est pas si simple. Il faudrait de toute façon réduire la fracture et je ne suis pas chirurgien.
— Alors, vous pouvez encore moins m’amputer ?
— Hélas !
— Ma situation semble sans issue.
— J’ai un camarade de faculté qui est chirurgien à l’hôpital de Saint-Brieuc. Il faudrait y aller, le décider, annonce Lebreton comme s’il se parlait à lui-même.
— Rivoualan ! Je vais y aller, interrompt Édith Moquet, en vélo j’en ai pour quatre heures, je le déciderai. »
Elle revient dans le début de l’après-midi du lendemain. Le docteur Rivoualan n’a pas hésité, il a chargé le vélo d’Édith à l’arrière de sa 401 Peugeot et s’est tout de suite mis en route.
Botella est opéré, plâtré. Il sauvera sa jambe. Jusqu’à la Libération, Édith Moquet servira d’infirmière aux deux blessés. Elle viendra chaque jour les ravitailler, leur apporter des nouvelles, les distraire par de joyeux bavardages.
Au régiment, Botella et Lasserre étaient considérés tombés au combat lorsque parvint la miraculeuse nouvelle de leur survie.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 16:51
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Quand, au jour J 4, il s’était agi de répartir les missions de sabotage en Bretagne, Bourgoin et Puech-Samson s’étaient trouvés, à plusieurs reprises, devant de délicats dilemmes. Dix-huit nouveaux commandos devaient être largués à J + 1, mais si les risques étaient à peu près égaux pour tous, certaines missions étaient beaucoup plus importantes que d’autres.
L’une d’entre elles, avait souligné le général Mac-Leod, était vitale. Il s’agissait de bloquer la voie ferrée Paris-Rennes-Brest. Des spécialistes du B.C.R.A. avaient été parachutés six mois auparavant pour étudier le problème, et ils étaient revenus avec une unique solution : le tunnel de la Corbinière.
Le tunnel de la Corbinière est situé près de Messac, à une cinquantaine de kilomètres de Rennes. Il est encaissé au fond d’un étroit ravin : un convoi qui sauterait et se coucherait à l’intérieur bloquerait la voie pour au moins un mois.
La voie ferrée Paris-Brest inutilisable pour les Allemands, c’était un état de choses qui pouvait considérablement changer la physionomie des combats en Normandie.
Bourgoin devait parmi les siens désigner cinq hommes. Cinq hommes capables de réussir l’impossible. Car si les conclusions des spécialistes du B.C.R.A. étaient évidentes, les Allemands, sans conteste, étaient parvenus aux mêmes. Le tunnel était jour et nuit gardé par des groupes d’élite ; trois nids de mitrailleuses en interdisaient toute approche.
Pour diriger le commando, il convenait donc de désigner un officier d’une grande audace, d’une folle témérité, un homme qui ne se découragerait jamais quelles que soient les difficultés ou les risques devant lesquels il se trouverait. Bourgoin et Puech-Samson passaient en revue depuis deux heures la liste de leurs jeunes officiers.
Ils arrivaient à l’heureuse conclusion qu’à peu près tous pouvaient convenir, mais aussi au douloureux embarras qu’un choix logique était pratiquement impossible.
Pourtant il existait un oiseau rare. Un officier avait été le premier nommé. Sans cesse son nom revenait sur le tapis, mais s’il y avait un énorme « pour », il était contrebalancé par un non moins énorme « contre ».
Ce nom autour duquel les deux chefs n’arrêtaient pas de tourner était celui du sous-lieutenant Michel de Camaret.
« Je suis d’accord avec toi, il est fou, admettait Puech-Samson. C’est d’ailleurs un incontestable avantage, une immense qualité, mais la témérité de Camaret risque de se retourner contre lui. Si on me demandait de désigner un type pour donner l’assaut à la baïonnette tout seul à une division blindée et ce, en chantant La Marseillaise, mon choix se porterait sur Camaret sans la moindre hésitation. Mais tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Et que Camaret se fasse tuer dans la première demi-heure qui suivra son atterrissage n’empêchera en rien le Paris-Brest de passer. Même si Michel obtient la plus belle citation posthume du bataillon.
— Il y a du vrai, reconnaît Bourgoin, mais tu exagères. De Camaret est intelligent, tu le sais aussi bien que moi. Si on lui explique l’importance de sa mission, je le crois capable de réfréner sa fougue et sa haine. Il sera capable aussi d’aller au-delà des autres. C’est pour ça que notre choix doit à mon avis se porter sur lui. J’ajoute qu’il sera accompagné par un sous-officier et trois hommes. On peut, pour contrebalancer Camaret, les choisir parmi les plus modérés, sélectionner des hommes qui pourraient, à bon escient, réfréner les ardeurs de leur chef.
— Mon commandant, tu te fous de moi, ou quoi ? Tu vois sérieusement un sergent balancer à Camaret : « C’est peut-être un peu risqué, un peu trop dangereux ce que vous nous demandez là, mon lieutenant » ? S’il s’en tire avec une balle de 11,43 dans la gueule, il pourra se considérer comme un verni, ton sous-officier modéré ! Cela dit, tu me donnes une idée. Il y a un type au bataillon, et un seul, qui soit capable de canaliser la fougue de Camaret, c’est son aller ego Denys Cochin. Ils font partie, tous les deux, de la même bande de ruffians, mais Cochin est, disons, plus nuancé. Si tu les envoies ensemble exercer la même passion que celle dont ils font preuve pour foutre le bordel à chacune de leur permission, ça va devenir malsain, effectivement, de se promener dans son tunnel. »
Bourgoin reste songeur.
« Évidemment, finit-il par répondre. Mais ça fait deux sous-lieutenants pour une seule mission.
— Oui, mais quelle mission !
— Évidemment, Don Quichotte et Sancho Pança, reprend Bourgoin. Et on peut y ajouter le sergent Détroit, Collobert et Nunès.
— Par exemple, conclut Puech-Samson, et si avec une chimie pareille le Paris-Brest continue à rouler, nous n’aurons plus qu’à réclamer la mutation du bataillon au Théâtre aux Armées. »
6 juin - Jour J. Michel de Camaret et Denys Cochin viennent d’apprendre qu’ils sautaient dans la nuit. Bourgoin et Puech-Samson leur ont exposé les détails et l’importance de leur mission.
Ils rejoignent à grands pas leur baraque dans laquelle ils viennent de convoquer Détroit, Collobert et Nunès.
« C’est quand même bizarre, deux officiers pour la même mission, fait remarquer Camaret. D’autant que nous sommes les seuls du bataillon dans ce cas.
— Ça n’a rien de bizarre, rétorque Cochin. Tu ne pensais pas qu’ils allaient te laisser partir seul ? Ils ont le trac que tu te dégonfles, ils m’ont sûrement désigné pour te pousser au cul. »
Camaret hausse les épaules. « Ou pour me distraire, tu es tellement marrant. »
8 juin. 6 h 30 du matin. Il y a près de vingt-quatre heures que le commando Camaret-Cochin est embusqué dans un épais buisson. Les parachutistes surplombent d’une cinquantaine de mètres le tunnel, la voie, les postes de garde allemands. Cochin et Camaret se repassent les jumelles, notent les moindres mouvements des sentinelles. Au début tout avait merveilleusement bien marché.
Ils avaient constaté, en rampant dans la nuit comme des chats, que les postes allemands étaient excessivement mal disposés. Pour des raisons pratiques évidentes, les trois nids de mitrailleuses se trouvaient dans le fond du ravin.
Malgré les craintes énoncées par les agents du B.C.R.A., les Allemands ne devaient redouter que mollement une attaque sur le tunnel, et les factionnaires considéraient ce poste comme un semi-repos.
S’ils avaient disposé un nid de mitrailleuses au point exact d’où les parachutistes français les observaient, toute action aurait été rendue beaucoup plus délicate.
Hélas ! devant un fait plus grave, l’euphorie des parachutistes s’était vite dissipée : depuis vingt-quatre heures aucun train n’était passé, pas le moindre mouvement ne s’était déclaré sur la voie, et ceci expliquait peut-être cela. Michel de Camaret est à bout de nerfs.
Il veut agir. Il est rageur, exaspéré d’observer les Allemands sans rien faire. Pour la dixième fois, il ressasse à Cochin :
« Enfin, bordel de merde, butons-les ! Ils ne sont que neufs et ils roupillent à moitié. On n’en a pas pour une minute. Après, on installe les charges et on attend.
— Tu ne veux pas arrêter de déconner, Michel ? Ils ont sûrement, plusieurs fois par jour, des contacts radio et téléphoniques avec leur base. S’ils n’appellent pas ou s’ils ne répondent pas, on va leur envoyer du renfort pour voir ce qui se passe.
— Et alors ? On attendra les renforts. Il y a un seul sentier pour parvenir jusqu’ici. La base ne va pas envoyer une division pour voir si le téléphone est en dérangement.
— Maintenant, arrête, tu me pompes le cervelet. Je sais aussi bien que toi qu’on peut tuer des Allemands et qu’on peut même en tuer beaucoup. Mais ça n’est pas pour ça qu’on nous paie. C’est pour faire dérailler un train dans le tunnel. Et un train, y en a pas.
— De toute façon, s’il en arrive un, il ne risque pas de sauter.
— Tu m’emmerdes, Michel. Ce qu’il faut, c’est se renseigner. Y a forcément quelqu’un qui est au courant du mouvement.
— Tu veux aller à la gare demander les horaires ? raille Camaret.
— Et pourquoi pas ? Tu as mieux à me suggérer ?
— Tu es sérieux, Denys ?
— Je n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie. Dès que le jour tombera nous irons à Messac ; il y a à peine trois kilomètres ; là nous tâcherons de trouver le chef de gare.
— En espérant que c’est un Allemand qui le fait cocu et qu’il va tout nous balancer pour se venger.
— Primo, ça ne peut être qu’un Allemand qui le fait cocu, tous les Français valides du coin étant dans le maquis. Secundo, les employés de la S.N.C.F. n’ont pas la réputation d’être particulièrement collaborateurs.
— Et s’il n’est pas cocu ? intervient le sergent Détroit.
— Ça ne se serait jamais vu », répondent presque en choeur les sous-lieutenants qui ont retrouvé leur optimisme.
Messac, 19 h 30. Cochin et Camaret ont laissé Détroit, Collobert et Nunès à l’affût dans leur planque. Les deux officiers se glissent dans l’ombre jusqu’à la gare qu’ils contournent et dans laquelle ils pénètrent en suivant la voie.
A part un bureau faiblement éclairé par une lampe fatiguée, tout semble désert. Camaret se plaque contre le mur à gauche de la porte. Cochin se baisse pour passer et se plaque à droite.
L’un après l’autre ils risquent une brève série de coups d’oeil à travers la porte vitrée. Devant un bureau crasseux et désordonné, un homme est assis ; il avale avec délices de lourdes cuillerées de soupe, n’interrompt son festin que pour casser du pain dur en petits morceaux dont il épaissit son potage. Il ne donne pas l’impression d’être le chef de gare, mais plutôt un vague sous-fifre de faction.
En tout cas, il ne peut représenter le moindre danger. Agé d’une soixantaine d’années, il a le cheveu rare et le ventre rond.
Sur un signe de Camaret, les deux parachutistes entrent brusquement dans le bureau et referment la porte sur eux.
« Bon appétit, pépé, lance Camaret. Te dérange pas pour nous. On ne fait que passer. »
Bien que surpris, l’homme ne se démonte pas le moins du monde. La bouche pleine, il marmonne, se parlant à lui-même :
« Qu’est-ce que c’est encore que ceux-là ?
— C’est juste pour un renseignement, enchaîne Cochin. On voudrait simplement savoir quand il va passer un train, soit vers Brest, soit vers Paris. »
Le vieux fait preuve d’un calme surprenant. Il n’est sûrement pas breton. Il parle lentement, posément ; son timbre trahit une origine gasconne.
Il demande :
« Dites donc, vous seriez pas des gaullistes, par hasard, tous les deux ? »
Camaret s’impatiente. « On peut rien te cacher, grand-père. Mais on n’a pas de temps à perdre pour tailler une bavette avec toi. On t’a posé une question. Tout ce qu’on te demande c’est d’y répondre. Pour le reste, on t’expliquera plus tard.
— C’est ça, c’est bien des gaullistes, ânonne le vieux. V’là les emmerdements qui commencent. Y-a-qu'à moi que ça arrive, ces trucs-là. Tout allait trop bien, il fallait qu’y s’ramènent.
— Pas de collabos dans la S.N.C.F., hein ? râle Camaret en s’adressant à Cochin, tu me la copieras.
— Holà ! holà ! doucement, petit, réplique le vieux. J’ai jamais dit ça. Les Boches je ne les encaisse pas plus que toi. Mais je suis à deux mois de la retraite et j’ai plus l’âge de vos conneries. En 14, ça m’amusait encore ; maintenant pour moi c’est la pêche à la ligne, là-bas chez moi, du côté de Bergerac. »
Cochin et Camaret ne peuvent s’empêcher de sourire. « Écoute, explique Cochin doucement, dis-nous simplement si tu es au courant des mouvements sur les rails.
— Vous voulez faire péter un train sous le tunnel de la Corbinière ? » interroge le vieux. Les deux parachutistes échangent un regard surpris.
« Oh ! je suis pas extralucide, poursuit le vieux, mais c’est tellement évident ! Ça fait près d’un an que je me demande ce qu’attendent les petits rigolos de la Résistance.
— Écoute, interrompt Camaret, tout ça c’est bien joli, mais ça ne répond pas à notre question.
— Hélas ! mes pauvres gars, y passe plus rien de régulier, et ça fait une bonne quinzaine qu’on n’a rien vu. Et puis, tout d’un coup, sans crier gare, ça n’arrête pas, les convois se succèdent pendant des heures.
— Et ils ne vous signalent rien à l’avance ?
— Eux, rien du tout ! Mais par la Résistance il nous arrive de vagues renseignements. Je sais par exemple qu’un important convoi de D.C.A. va quitter Brest en direction de Rennes. Mais quand ? Aujourd’hui ? Demain ? La semaine prochaine ? »
Cochin hoche la tête, songeur.
« On pourrait installer une grosse charge sur la voie, une charge qui péterait par contact.
— Non, les gars. Les Boches vérifient le tunnel deux fois par jour, et croyez-moi, ce sont des spécialistes.
— Et si on faisait péter le tunnel ?
— C’est du solide. Vous n’arriverez qu’à l’endommager. S’il le fallait ils enverraient deux mille hommes. En moins de vingt-quatre heures, ils le dégageraient.
— Enfin, bon Dieu, il y a sûrement une solution », peste Camaret. ».
Le vieux jette un regard à sa gamelle et reprend son repas après avoir déclaré :
« Avec vos histoires ma soupe va refroidir. » Il engloutit le reste du potage, gratte soigneusement la gamelle pour rassembler les miettes de pain agglutinées au fond ; après la dernière cuillerée, il l’essuie à l’aide d’une serviette douteuse et va ranger ses ustensiles dans un placard.
Au portemanteau, il prend sa veste qu’il enfile. Cochin et Camaret remarquent les rubans : la médaille militaire et la croix de guerre 14-18. Le vieux se rassoit.
De la poche de sa veste, il extrait un paquet de tabac gris presque vide, un petit étui de feuilles à rouler ; il se lance alors habilement dans la confection d’une cigarette à peine plus épaisse qu’une aiguille à tricoter. Il craque une allumette et attend, contemplatif, que le soufre se consume. Il tire une longue bouffée, puis fixant les parachutistes, annonce :
« Y a peut-être un moyen. »
Les sous-lieutenants le dévisagent, attentifs. Conscient de l’intérêt qu’il suscite, le vieux poursuit :
« Seulement, voilà. Vous avez du pognon tous les deux ?
— Non, mais tu n’as pas honte, vieux salopard, jette Camaret indigné.
— Vous avez du pognon ou vous n’en avez pas ?
— On a de l’argent de la Libération, des billets frappés en Angleterre qui auront cours dans les territoires libérés.
— V’là autre chose, lance le vieux cheminot sceptique. Fais voir un peu ça. »
Cochin sort de sa poche un billet de cent francs, de la forme et de la couleur d’un dollar. Le vieux s’en saisit, le palpe entre ses doigts rugueux, l’examine en transparence, et le rend aux parachutistes en disant :
« Après tout, ça ira peut-être. »
Camaret frappe la table du plat de la main.
« Maintenant, ça suffit, accouche ton idée et ton prix. »
Cochin se montre plus réservé. Il est visiblement intrigué par l’attitude du vieux qui, toujours sans se démonter, déclare :
« J’ai une locomotive, une Pacific, une grosse machine, ça peut faire votre affaire.
— Et tu veux la vendre ?
— En quelque sorte, si vous voulez. Mais nettement au-dessous de son cours. Je pense que trois ou quatre mille francs suffiraient.
— Une fois pour toutes, explique-toi. »
Dans un bon sourire, le vieux lâche enfin :
« Cette idée-là, mes enfants, vous êtes pas les premiers à l’avoir. Les petits gars du maquis l’ont étudiée sous tous ses angles, mais ils sont mal armés, et pour aller dans le tunnel, il faut commencer par anéantir les Boches qui le gardent. Si vous vous chargez de cette partie du boulot, nous on peut vous lancer la locomotive dans le tunnel. Seulement, le chauffeur et le mécano n’ont aucune envie de se suicider. Il faudra qu’ils sautent après avoir mis toute la vapeur, et après avoir sauté, faudra qu’ils se taillent vite fait. Et pour ça il leur faudra des vélos, parce que les Allemands vont pas être longs à se réveiller, et des vélos ils en ont pas. Et par les temps qui courent, des vélos, ça coûte du pognon.
— En somme, réplique Camaret, si on te paie deux vélos, on peut envisager de monter l’opération ?
— Ça peut se faire.
— Et tes gars, le mécano et le chauffeur, tu en es sûr ?
— Vous inquiétez pas pour ça, et d’abord l’un des deux c’est mon fils.
— Et ta loco, on peut la voir ?
— Pardi ! je ne vais pas vous vendre une marchandise sans vous la montrer. Suivez-moi jusqu’au dépôt, il n’y a qu’à longer la voie sur cinq cents mètres.
— Les Allemands ? Y a pas de ronde ?
— En ce moment, c’est calme, et puis si je prends le risque, vous pouvez en faire autant, vous ne pensez pas ? »
La locomotive est énorme. Évidemment, il sera plus aisé de dégager une motrice qu’un convoi, mais couchée en travers du tunnel, déchiquetée, il est presque certain que la Pacific bloquera la ligne pendant plusieurs jours.
L’extravagante affaire se traite. Cinq mille francs changent de main. Le vieux se charge de tout, affirme que la machine haut le pied arrivera dans le tunnel le lendemain à 12 h 30 précises.
Elle roulera à forte vitesse, sur la voie de droite, dans le sens Messac-Brest. Aux parachutistes de régler les détails concernant la neutralisation des Allemands et le déraillement.
Cochin et Camaret rejoignent dans la nuit leurs compagnons avec lesquels ils mettent sur pied avec minutie le plan d’attaque qu’ils fixent au lendemain 12 heures.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 17:06
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9 juin, 11 h 45. Les parachutistes s’apprêtent à tenter leur coup de main sur le poste de garde du tunnel. Depuis une heure, Nunès et Collobert sont descendus dans le ravin. Par un vaste crochet ils doivent contourner le camp allemand, s’approcher à portée et attaquer à la grenade, tandis que d’en haut le sergent et les deux sous-lieutenants ouvriront le feu au fusil mitrailleur.
Aucune mauvaise surprise ne semble à redouter, et pourtant Camaret est d’une impatience fébrile. Pour la dixième fois il vérifie son arme.
Il va avoir une grosse déception.
Les parachutistes aperçoivent en bas un camion qui arrive, cahotant sur le mauvais sentier. Le véhicule effectue un délicat demi-tour ; alors les Allemands du camp grimpent sur le plateau arrière, ils parlent fort, semblent totalement décontractés, rient joyeusement. Cochin, machinalement, les compte jusqu’à neuf.
Le camion s’éloigne dans le chemin, l’opération n’a pas duré une minute. Cochin délaisse son fusil mitrailleur et porte ses jumelles à ses yeux. Il ne découvre que le camp désert, puis il aperçoit Nunès qui s’avance prudemment. Il est sans aucun doute couvert par Collobert qui reste dissimulé. Nunès erre dans le camp, constate toute absence de vie, lève les yeux et, par grands gestes, fait signe que la voie est libre.
Camaret rejoint Cochin.
« Ça, par exemple, tu y comprends quelque chose ? se lamente-t-il. C’est la vacherie.
— Écoute, Michel, c’est inespéré, même si ça t’enlève la joie de faire un carton. Si les Boches rappliquent avant qu’on ait disposé les charges, ce sera un jeu d’enfant pour Nunès et Collobert de les anéantir au passage à la grenade. Tu n’as qu’à descendre leur dire de grimper dans les arbres des deux côtés du sentier. Maintenant, grouillons-nous, et arrête de faire cette gueule de gamin frustré. »
L’extrémité d’une longue corde de rappel est fixée au tronc d’un arbre. Avec l’agilité d’un alpiniste, Camaret dévale par bonds successifs la longue et abrupte déclivité. Ensuite, le sac contenant vingt-cinq kilos de plastic est descendu à son tour.
A l’aide d’une lampe électrique, la charge explosive sur le dos, Camaret gagne, sans précipitation, le point central du tunnel. Dans une série de gestes précis, il dispose ensuite les explosifs. Son travail achevé, à deux reprises, il vérifie tout, constate la perfection de son installation et revient sur ses pas.
A l’extérieur il lance entre ses dents un coup de sifflet strident. Nunès et Collobert descendent de leur arbre ; en courant, ils rejoignent leur chef. Se succédant à deux mètres, les trois parachutistes entreprennent alors, s’aidant de la corde, la pénible ascension. Lorsqu’ils parviennent au sommet du ravin, ils sont en nage ; tous les trois ont le même réflexe : s’affaler sur le dos et reprendre leur souffle.
Il est 12 h 20. Si les cheminots ont tenu leur parole, la machine haut le pied doit arriver dans dix minutes.
A 12 h 26, le camion allemand revient. Les occupants en descendent, puis s’affairent au transbordement de caisses de vivres. Ils étaient visiblement allés au ravitaillement, la coïncidence est phénoménale.
12 h 29. C’est Camaret qui maintenant s’est emparé des jumelles. Anxieusement il scrute la voie du plus loin qu’il le peut. Quarante-cinq secondes avant 12 h 30, la machine apparaît.
Camaret évalue sa vitesse à une soixantaine de kilomètres à l’heure. Il chuchote : « Je l’embrasserais, ce vieux, s’il était là ! »
Lorsque la locomotive pénètre dans le tunnel, les cinq parachutistes se bouchent les oreilles ; ils s’allongent sur le ventre, la tête contre le sol, dans l’attente nerveuse et crispée de la déflagration.
C’est Cochin qui, le premier, enlève ses mains de ses oreilles et lève la tête, intrigué. Il aperçoit la locomotive qui sort du tunnel et poursuit sa route à sa cadence régulière et tranquille. Cochin secoue son compagnon par l’épaule. A son tour Camaret se relève et constate la catastrophe. Les trois autres paras sont maintenant assis eux aussi, béats, contemplant la locomotive qui disparaît dans un coude en direction de l’ouest.
« Nom de Dieu de nom de Dieu ! geint Cochin. Mais comment as-tu pu faire ton compte, abruti ? Ça fait deux ans qu’on t’apprend à installer une charge sur un rail ! C’est pas possible d’être aussi con !
— Comme tu dis, réplique violemment Camaret, c’est pas possible d’être aussi con ! Tu as vu où elle est passée ta locomotive ? Sur la voie de gauche ! Voilà ce qu’on gagne à faire confiance aux bricoleurs de la Résistance !
— Et maintenant c’est râpé, les Boches vont découvrir le sabotage à leur prochaine patrouille, sans compter la loco qui va aller se vomir je ne sais où.
— C’est la sale poisse. On aura pourtant fait ce qu’on aura pu. C’est écœurant, mais c’est comme ça, une putain de « schcoumoune » vicieuse !
— Vos gueules ! interrompt le sergent Détroit. Écoutez.
— Écouter quoi ? Tu entends des voix ?
— J’ai entendu un sifflet, un sifflet de locomotive.
— Arrête de déconner. Il n’y a plus personne sur la machine, elle risque pas de siffler toute seule.
— Mais fermez-la, nom de Dieu ! Écoutez. Ça remet ça.
— Je crois qu’il a raison. Moi aussi il m’a semblé entendre quelque chose, ajoute Nunès.
— Et matez les Chleus en bas, ça s’agite bougrement », lance Collobert.
Effectivement les neuf Allemands sortent de leurs baraquements l’arme au poing. Ils s’échelonnent le long de la voie, et maintenant, tous, parachutistes et Allemands, perçoivent un long sifflement lugubre.
« Le train de D.C.A. ! C’est pas possible ! Ce serait trop beau ! crie presque Camaret, en proie à une fabuleuse excitation.
— Ta gueule, Michel, ta gueule ! Je crois bien que c’est lui ! C’est pharamineux, mais je crois qu’il arrive ! Écoute… »
Les vibrations provoquées par l’approche d’un lourd convoi sont maintenant perceptibles. « Pourvu qu’il soit pas lui aussi sur la voie qu’on n’a pas piégée, déclare Nunès sans réfléchir.
— Il aurait percuté la Pacific, crétin ! » réplique Détroit.
A petite vitesse la motrice apparaît dans le coude de la voie. Elle tracte un interminable chapelet de wagons, de simples plateaux sur roues sur lesquels sont amarrés des tanks, des automitrailleuses, des canons lourds. Les parachutistes ne pensent plus ni à s’abriter le visage ni à se boucher les oreilles.
Médusés et admiratifs, ils contemplent le spectacle. La motrice pénètre dans le tunnel. Sa vitesse est de vingt-cinq, au maximum trente kilomètres à l’heure. Au passage, les mécanos en uniforme ont fait un signe de main amical aux sentinelles qui gardent la voie. Quatorze wagons sont engagés sous le tunnel lorsque l’explosion se produit. Un instant les parachutistes pensent que tout va s’effondrer.
La violence de la déflagration est telle qu’elle a provoqué un véritable séisme. Mus par la réaction en chaîne, deux wagons qui se trouvent encore à l’extérieur du tunnel basculent lourdement. Un char Tigre rompt ses amarres et, dans une pesante rotation, vient broyer trois des gardiens qui étaient demeurés sur place, abasourdis. « Et tu disais qu’on avait la poisse ! » chuchote Denys Cochin.
Le sergent est secoué par une crise nerveuse de fou rire. Il a enfoui son visage dans ses mains pour étouffer les hoquets dont il est agité. Il en pleure. Ses paumes sont maculées de terre noirâtre ; les larmes plaquent sur ses joues une purée sombre. Lorsque ses compagnons découvrent son visage de clown, à leur tour ils sont nerveusement atteints d’un rire communicatif. Cochin plonge la tête dans sa manche, Camaret a défait son foulard de « soie parachute » et s’en sert pour assourdir ses pouffements. C’est par signes que Cochin intime l’ordre de lever le camp.
Les parachutistes s’élancent en courant à travers bois. Mais Camaret qui ne peut réfréner son rire s’arrête le dos contre un arbre pour retrouver sa respiration.
« Ça va comme ça ! Il faut y aller, maintenant ! lui jette Cochin qui a retrouvé son sérieux.
— Tu sais à quoi je pense, Denys ? Quand je raconterai ça à mes petits-enfants, ils ne voudront jamais me croire*.
— Si tu ne viens pas tout de suite, tu ne risqueras jamais de raconter quoi que ce soit à qui que ce soit. »
Camaret se calme, il reprend sa course avec les autres. Vers d’autres sabotages. Vers d’autres combats.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 17:18
QUATRIÈME PARTIE
SAINT-MARCEL
20
Dans les heures qui avaient suivi la jonction des sticks Marienne et Déplante, un optimisme compréhensible, mais superflu avait plané sur le groupe. Eugène Maurizur avait conduit les parachutistes à la ferme de Pelhue. Son enthousiasme, son talent de conteur, l’ambiance chaude et paisible de la ferme avaient contribué à gonfler le moral des officiers S.A.S…
A leur départ d’Angleterre on leur avait précisé qu’ils n’avaient en rien à compter sur la Résistance. Or, Maurizur était en train de leur faire une démonstration éclatante qui mettait en évidence le mal-fondé de ces affirmations.
« Plus de deux mille hommes armés et organisés obéissent aux instructions de leur chef, le colonel Morice, affirmait le jeune résistant. Nous pouvons en assembler et en armer le triple. Depuis l’annonce du débarquement, ils convergent tous vers un point précis : le colonel Morice a établi son P.C. dans une ferme, la Nouette, à proximité du bourg de Saint-Marcel. Ce sera le plus grand rassemblement des Forces françaises de l’Intérieur depuis leur création. Si vous nous encadrez, c’est une armée que vous pouvez lever. »
Marienne n’en croit pas ses oreilles : la sincérité, la confiance de Maurizur sont communicatives.
Déplante est plus réservé, il entrevoit le danger d’un grand rassemblement, mais craint de jouer les défaitistes. Pourtant il remarque :
« C’est contraire à nos instructions. Nous devons saboter par petits groupes, bloquer les voies de communications, éviter au maximum de nous faire repérer. »
Marienne éclate :
« L’état-major vient de faire la preuve de sa carence en matière de renseignements. Les ordres que nous avons reçus nous ont été transmis en fonction de données qui se révèlent erronées. Il faut prévenir Londres, les amener à réviser leur plan.
— Que savons-nous de l’efficacité de ces combattants ? Je ne mets en doute ni leur patriotisme ni leur courage, mais tu sais aussi bien que moi que ça ne suffit pas.
— Nous sommes là pour les seconder, les encadrer, les armer.
— Et leur inculquer en quelques heures ce que nous avons mis des années à apprendre ? »
Mais rien ne peut altérer la fougue de Marienne. Eugène Maurizur, lieutenant F.F.I., semble lui avoir miraculeusement transmis sa brûlante ardeur.
« De toute façon, conclut Marienne, nous devons suivre Maurizur et entrer en rapport avec son chef, le colonel Morice. En conséquence, nous gagnons le village de Saint-Marcel. »
Maurizur dispose d’une vieille traction avant ; il connaît les chemins secondaires, les habitudes des Allemands. A l’aube du 8 juin, les parachutistes s’entassent dans le véhicule ; ils ont une vingtaine de kilomètres à parcourir et ne rencontrent personne.
Le minuscule bourg de Saint-Marcel se situe dans l’angle est d’un triangle isocèle formé par les villages de Malestroit au nord-est, Serent au nord-ouest et Elven au sud-ouest.
A trois kilomètres à l’ouest de Saint-Marcel, la ferme de la Nouette apparaît immédiatement aux parachutistes comme un refuge judicieusement choisi. La superficie de 500 hectares sur laquelle la Résistance se propose d’établir son camp de base compte tous les éléments nécessaires à la sécurité : possibilité de camouflage et de nombreux points de combats abrités ; une surface idéale en vue des parachutages ; un bois touffu, un terrain tourmenté coupé de nombreux fossés ; des postes d’observation desquels on peut déceler les mouvements à des kilomètres.
Le choix de Saint-Marcel, de la ferme de la Nouette, renforce Marienne dans sa conviction : la Résistance est organisée par des militaires avisés. Maurice Chenailler, dit colonel Morice, chef de la Résistance dans le Morbihan, a précédé les parachutistes de une heure à la ferme de la Nouette.
Agé d’une cinquantaine d’années, grand, droit, maigre, sec, le colonel Morice donne une très belle image de l’armée clandestine. C’est un officier pondéré, réfléchi et lucide, qui reçoit Marienne, Déplante et leurs hommes. Marienne apprend que deux postes émetteurs sont installés, un Eurêka et un S. Phone ; l’équipe radio de la Résistance est en contact avec Londres.
Marienne et Déplante saluent les fermiers Pondard et leurs cinq filles. Puis, pendant que Déplante part chercher à l’extérieur un refuge où il pourra installer ses antennes, Marienne s’enferme en conférence avec le colonel Morice.
A l’horizon, des groupes armés commencent à apparaître ; ils arrivent à l’aide de moyens de locomotion les plus divers, charrettes, vélos, vieilles guimbardes.
Dans une chambre accueillante, celle des Pondard, la première réaction du lieutenant Marienne est de s’étonner du manque de précaution qui entoure le mouvement des résistants.
« Ça ne fait que commencer, explique Morice. J’ai lancé un ordre de mobilisation générale aux bataillons de Ploërmel, de Josselin, de Vannes, d’Auray et de Guehenno. L’affluence à Saint-Marcel ne va faire que croître dans les jours à venir. Je pense que nous serons plus de trois mille dans quelques jours. Tout est prévu pour recevoir, alimenter et instruire cet effectif. Je ne vous cache pas que l’issue de l’opération dépend en grande partie de votre aide et de votre soutien : il faut convaincre Londres d’envoyer des renforts, des armes, des munitions.
— La création d’un camp retranché n’a jamais été envisagée par l’état-major, fait remarquer Marienne.
— Je sais, tranche le colonel Morice, mais c’est votre rôle de le faire revenir sur sa décision, de lui ouvrir les yeux sur la réalité. J’ajoute que vos missions de sabotage pourront partir chaque jour du camp de Saint-Marcel. Nos hommes qui connaissent la région vous accompagneront. Les missions accomplies, les groupes pourront rejoindre le camp où ils se trouveront à l’abri.
— Il est impossible que ce camp ne soit pas décelé par les Allemands. Qu’adviendrait-il s’ils l’attaquaient ?
— Tout repose sur la logique, lieutenant. Les Allemands n’attaqueront pas, ils ne peuvent pas se le permettre. Un coup d’œil vous a suffi pour évaluer la position stratégique de notre base : il faudrait un corps d’armée pour nous en déloger. Les Alliés progressent en Normandie, les Allemands ne livreront pas un combat au cours duquel ils risqueraient de subir des pertes énormes, et ce, pour enlever une position qui ne les intéresse en rien. »
L’argument convainc Marienne. Il est évident que si on rejette l’éventualité d’un assaut en force (et effectivement, quelles forces seraient nécessaires !) la création de la base géante est souhaitable et va constituer un pas immense vers la libération de la Bretagne. Marienne cède et, dès lors, il décide de jouer le jeu à l’extrême.
A midi il lance le message suivant, inspiré par Morice
« Pierre 1, indicatif 101 — Confirme message adressé par Commandant F.F.I. — Confirme 10 compagnies faiblement armées sur 25 — Envoyer urgence tous officiers disponibles, troupes et matériels, en particulier Bren Gun — Votre présence ici indispensable. Urgence — Suis enthousiasmé par organisation et ses immenses possibilités — Le Q.G. Résistance affirme pouvoir aider d’ici Samwest — Charlotte et Dudule seront fortement installés et défendus — Prévenez toutes les missions que ces rendez-vous se portent bien — Confirme D. Z. 418233 O. K. 9. Convient également pour planeurs. Vous attendons nuit de D + 3 à D + 4. Serez guidé par Eurêka. — Terrain balisé et défendu — Lettre de reconnaissance convenue – 50 camions 3 tonnes 50 voitures tourisme disponibles. Avons grosses réserves vivres et cheptel sauf farine — Envoyez d’urgence essence, matériel sanitaire et uniformes avec, si possible, identité — Attendons confirmation de votre arrivée — Resterons un moment silencieux — Signé : Pierre 1. »
Au camp secret de Fairford, le message de Marienne plonge les chefs dans la consternation. Au sein des états-majors, on n’aime pas repenser les prévisions, changer les données des problèmes.
Le commandant Bourgoin et le capitaine Puech-Samson cherchent à comprendre l’enthousiasme délirant de Marienne. Le général Mac-Leod les a rejoints ; il vient de transmettre le message en haut lieu et commente la réponse :
« Les huiles se lavent les mains de la Bretagne. Jusqu’à nouvel ordre, ils ont les yeux braqués sur la Normandie. Pour le reste, ils se basent sur un postulat. Les S.A.S. fixent les 150 000 Allemands qui sont cantonnés en Bretagne ; tant que ces troupes ne font pas mouvement vers le nord, elles ne les intéressent en rien. La réponse que j’ai obtenue peut se résumer en une phrase : « Nous n’avons pas la prétention de vous apprendre votre métier. Vous avez une mission, accomplissez-la et foutez-nous la paix ! »
— Évidemment, grogne le Manchot, carte blanche, c’est plus pratique. »
Le destin du régiment se trouve entre les mains de Marienne. S’il s’est trompé dans ses estimations, adieu belle jeunesse !
Les Allemands sont 150 000 en Bretagne et parmi eux des S.S., des parachutistes de la division Kreta – une belle bande de tendres.
« Marienne est l’un de nos meilleurs officiers, fait remarquer Puech-Samson. Ce n’est ni un rêveur ni un poète.
— Je sais, je sais, mais je me méfie de l’exaltation qui peut découler de la fantastique situation dans laquelle il se trouve.
— Alors ?
— Alors, on y va de toute façon. Nous serons mieux sur place pour juger. Lancez les parachutistes sur Saint-Marcel. Commencez cette nuit, étalez les rotations. Que l’ensemble des hommes soit sur place dans une semaine. Vous et moi sauterons la nuit prochaine. »
Le caporal Robert Croenne, dit Bébert Fend-la-Bise, vient d’apprendre qu’il est de ceux qui partent ce soir dans la nuit du 9 au 10 juin. Il a peu de renseignements sur la situation en France des camarades qui, depuis le 4 juin, l’ont précédé, et il se demande s’il retrouvera facilement son copain Pams.
La tente qui sert de foyer est assaillie par les parachutistes en instance d’embarquement ; des bonbons, des friandises leur sont distribués gratuitement « pour les enfants de France ».
Amer, Croenne a assisté au départ de ses compagnons. Chaque nuit, avec tant d’autres, il se rendait au pied des avions pour suivre l’embarquement de ceux qu’ils considéraient comme des privilégiés. Ce soir c’est leur tour, son tour. Ils sont seize à bord, et Croenne pense que l’on va fermer la porte de l’avion.
Le Stirling semble complet, lorsqu’une agitation se produit à l’avant de l’appareil : une voiture bloque ses freins sous l’échelle d’embarquement. Suivi du capitaine Puech-Samson, le Manchot en descend. Un homme l’aide à fixer son parachute spécial.
Peu de temps après, dans la cabine du Stirling, le Manchot se tient debout derrière le siège du pilote. Son bras valide s’est tout naturellement posé sur l’épaule de l’officier anglais. « Nous approchons, mon commandant, hurle l’aviateur. Vous devriez vous préparer.
— Combien de temps ?
— Cinq minutes, six ou sept tout au plus… Tenez, on aperçoit la balise, droit devant. Je continue ou je vous lâche au retour ? »
Le balisage ! Bourgoin n’en croit pas ses yeux, et pourtant, une multitude de points lumineux éclairent la nuit et dessinent parfaitement le périmètre de la drop-zone. Ils sautent en grappe, Bourgoin en tête.
Son parachute spécial se déploie ; il est tricolore – une attention des Anglais.
Le Manchot se fait mal à la cheville en prenant contact avec le sol, mais réalise vite que ce n’est même pas une foulure. Son parachute l’a fait reconnaître et, des quatre coins du champ, des hommes courent vers lui, délirants de joie. Des cris de bienvenue, des hourra ! rugissent dans la nuit.
Un essaim vociférant de gaillards exaltés qui brandissent leurs armes converge vers le commandant qui s’est débarrassé de son parachute et fait face à l’accueil, abasourdi.
Enfin, Bourgoin aperçoit Marienne qui court à la tête d’un groupe, s’arrête à trois mètres et salue respectueusement.
« Marienne, nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette kermesse ? »
Marienne s’y attendait, il s’approche.
« Je sais, mon commandant, mais ne les décevez pas. Votre présence représente tant de choses pour eux. Les gars ont parlé de vous, vous devez comprendre.
— Je suis très sensible à votre service de relations publiques, mais je déplore qu’il vous fasse oublier les règles élémentaires de sécurité. Cette foire d’empoigne est certainement perceptible à des kilomètres.
— Les Allemands n’ignorent pas notre présence, je vous expliquerai. »
Le Manchot radoucit son ton.
« Je pense en effet que vous allez avoir beaucoup de choses à m’expliquer. »
En prononçant les mots de kermesse et de foire d’empoigne, le commandant Bourgoin n’était pas loin de la vérité. L’inspection qu’il effectue le lendemain matin devait le lui confirmer.
Les partisans F.F.I. sont maintenant entre quinze cents et deux mille. La plupart sont bien armés ; les parachutages des nuits précédentes ont permis de leur distribuer fusils mitrailleurs, mitraillettes, pistolets, grenades et munitions. Les hommes – dans l’ensemble de jeunes garçons – cherchent à donner une allure militaire à leurs vêtements civils. Le résultat est souvent risible.
Leur comportement sur le passage de Bourgoin est émouvant et grotesque ; fantaisistes sont les saluts et maladroits les garde-à-vous, auxquels s’efforce de répondre le commandant.
Après une enquête de plusieurs années, Roger Leroux, correspondant du Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale dans le Morbihan, a établi un exposé d’une extrême précision sur la bataille de Saint-Marcel. En voici un extrait :
« Le commandement départemental des F.F.I. dispose d’une compagnie de transport, dirigée par le capitaine Mounier, de Ploërmel, président du syndicat des transporteurs et membre de l’état-major.
Le docteur Maheo organise le service sanitaire pouf recevoir et soigner des blessés. Deux infirmeries sont installées, l’une dans un garage, l’autre dans le grenier de la Nouette, au-dessus de la cuisine de la famille Pondard.
Les bureaux de l’état-major se sont installés un peu partout ; quelques-uns sont dans les greniers. De nombreuses secrétaires et dactylos travaillent toute la journée, d’autres jeunes filles travaillent à la confection de milliers de brassards, de drapeaux et de fanions.
Enfin, deux aumôniers sont à la Nouette depuis le 6 juin.
« A la suite des télégrammes de Marienne, le commandant Bourgoin décide de se faire parachuter à Dingson, ainsi que le reste de son bataillon qui sera largué par groupes de dix hommes. Il arrive dans son bataillon la nuit du 9 au 10, en même temps qu’une cinquantaine d’hommes et avec une cinquantaine de containers pleins d’armes ; il est surpris par l’atmosphère de kermesse (l’expression est du colonel Bourgoin) qui règne à la Nouette ; il y a des lumières de tous les côtés. Des patriotes vont et viennent fébrilement dans les tenues les plus étonnantes. Tous les civils du voisinage ont assisté au parachutage. Il y a du monde partout, dans les appartements, les hangars, les écuries, dans les champs, dans les bois. Une exaltation extraordinaire s’est emparée des F.F.I. à la vue de ces hommes qui tombent du ciel pour les armer et les encadrer, qui ne parlent que de se battre pour contribuer à la libération du sol national dont la guerre les a éloignés depuis plusieurs années.
« Les parachutistes jouissent d’un énorme prestige, parce qu’ils viennent d’Angleterre, parce qu’ils se sont déjà battus contre les Allemands en Libye, mais aussi parce que leur présence donne la certitude que des armes vont arriver en masse. Au cours des nuits suivantes d’autres parachutistes suivront ; il finira par y en avoir plus de 150.
« A la demande du commandant Bourgoin, Morice invite les bataillons F.F.I. à rallier la Nouette (on commence à dire le camp de Saint-Marcel) par petits détachements pour les faire armer. Chaque nuit (sauf celles du 11 et du 15 juin où le temps ne le permit pas) des avions Stirling lâchent des containers, à raison de 28 par appareil. Le 13 juin, 25 avions lâchent environ 700 containers et colis, ainsi que le lieutenant-colonel Wilk (alias Fonction). C’est le plus important parachutage de France occupée (selon le témoignage de l’ancien chef départemental du B. O. A.). Du 9 au 17 juin, 68 avions parachutèrent des hommes et des containers sur le terrain Baleine.
« L’armement reçu était anglais et comportait des pistolets, des mitraillettes, des carabines, des fusils, des fusils mitrailleurs, des engins antichars, des mines, des grenades,
« Le 17 juin, arrive le stick du lieutenant de La Grandière, avec quatre jeeps. Ces jeeps avaient été aménagées spécialement ; elles n’avaient ni pare-brise ni capote. Le siège arrière était supprimé pour donner de la place au mitrailleur servant une Vickers montée sur pivot mobile. »
L’effectif des partisans ainsi armés dans le camp retranché de Saint-Marcel est impressionnant : il dépasse trois mille hommes.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 17:58
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Le général Fahrmbacher commandant le 25e corps d’armée a installé son P.C. à Pontivy. Depuis le 6 juin, la responsabilité de la région la plus chaude de Bretagne pèse sur ses épaules.
C’est un homme moyen en tout*. Son physique n’a rien d’exceptionnel ; il doit ses promotions à son ordre, sa ponctualité, son esprit clair, son respect de la routine.
Depuis le débarquement de Normandie, ses supérieurs, et notamment le général Dolmann, chef de la 7e armée qui, du Mans, commande le système défensif Normandie-Bretagne, lui demandent d’improviser, et là, rien ne va plus.
Fahrmbacher se trouve devant un puzzle géant dont il n’arrive pas à rassembler les morceaux. Pourtant, au début, tout avait semblé clair : le 25e corps devait faire acheminer vers la Normandie les forces de réserves placées à sa disposition – des formations de la 3e et de la 5e division parachutistes et la 353e division d’infanterie.
Mais les convois ferroviaires n’étaient pas passés, les voies étaient coupées, les saboteurs frappaient efficacement. Et il suffisait de réparer les voies pour qu’elles sautent quelques kilomètres plus loin.
Le combat contre un ennemi invisible exaspérait Fahrmbacher qui en ignorait les règles. C’est pourquoi en ce matin du 9 juin, il avait convoqué le capitaine Herre, officier de l’Abwehr sous le nom de « capitaine Hermann Petter », agent de liaison de la Gestapo française sous celui de « Pierre Lyon ».
Herre est un homme d’une tête trop petite pour les proportions étranges de son corps. Une tête de moineau est posée sur des épaules anguleuses, démesurément larges par rapport à l’extrême maigreur et à l’allure filiforme du reste de son corps. Une peau oléagineuse, d’un teint cireux et jaunâtre, accentue l’antipathie et l’hostilité amère qui se dégagent de ce personnage.
« L’ampleur des actions de sabotage, les coups portés à nos convois prennent des proportions inquiétantes, explose le général commandant le 25e corps. Le front normand réclame des troupes fraîches ; j’en dispose, mais il semble impossible de les acheminer.
Nous devons frapper vite et fort, anéantir ces terroristes pour permettre au Génie de rétablir les voies de communication et me mettre en mesure d’exécuter les ordres qui me sont transmis. »
Herre jubile. Il extrait de la poche intérieure de son costume civil un calepin grossier d’écolier. D’une voix de tête qui ne surprend pas, il récite sur un ton d’élève qui connaît bien sa leçon :
« Mai 43, il y a plus d’un an, mon général, je vous ai fait parvenir un rapport de plus de cinquante pages sur l’activité croissante des groupes de combattants clandestins dans le Morbihan. Il est resté sans réponse. Juillet 43, je sollicite de vous un entretien qui m’est refusé. Janvier 44, nouveau refus. Enfin, dois-je vous le rappeler, vous m’accordez audience le 3 avril dernier, mais c’est tout juste si vous m’écoutez. J’ai le sentiment de vous indisposer et de vous offenser en m’ouvrant à vous de problèmes mineurs, indignes de votre grade. Mais ce qui est plus grave, mon général, c’est que vous me refusez l’appui militaire que je vous réclame. »
Depuis le début du monologue de l’officier de renseignements, Fahrmbacher a compris qu’il n’arriverait pas à se contenir. Il explose, portant sur sa table un coup furieux du plat de la main :
« Nom de Dieu ! Herre, abandonnez ce ton et réalisez à qui vous vous adressez. Je commande à des soldats, ni à des flics, ni à des bourreaux. Votre requête était malvenue et insultante. Mon refus serait aussi péremptoire aujourd’hui si vous m’adressiez la même supplique, et cela quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons.
« J’attends de vous que vous fassiez votre métier – je n’ose pas dire votre devoir –, et que vous m’apportiez des renseignements sur lesquels je pourrai me fonder pour engager des opérations militaires. »
— Et pour faire à votre tête votre métier, pardon, votre devoir ?
— Je passe sur votre insolence en raison de la situation.
— Eh bien, avouez-le, mon général : vous avez besoin de moi, vous le savez, et vous êtes conscient de vos erreurs. »
Fahrmbacher arrive à articuler :
« J’ai besoin de vous, Herre, mais rien ne m’obligera jamais à vous estimer. »
A quarante-neuf ans, Maurice Zeller a conservé une allure de jeune homme. Il n’a jamais cessé de prendre soin de sa forme physique, travaille la noblesse de ses gestes, sa démarche souple, l’aisance de son corps. Il est toujours vêtu avec une recherche affectée, une sobriété voulue. Ses mains fines sont manucurées et ses longs cheveux grisonnants soigneusement rejetés en arrière.
Alsacien d’origine, Méridional de naissance, Maurice Zeller fut en 1913 un brillant candidat à l’École navale. De 1914 à 1918, il fit une guerre courageuse de laquelle il sortit avec plusieurs citations, la croix de chevalier de la Légion d’honneur* et le grade de lieutenant de vaisseau.
Pour cet officier de marine brillant, promu à un avenir sans ombre, les choses se gâtent en 1925. Zeller est muté en Indochine. Pendant deux ans il séjournera à l’Amirauté de Saïgon. Dans les premiers mois de son séjour Zeller s’ennuie, puis très vite il se laisse bercer par les charmes de l’Extrême-Orient, envahir et déborder par une attirance sexuelle pour les Jaunes des deux sexes. Cette tendance le porte naturellement et rapidement vers les fumeries d’opium ; bientôt il y passe ses nuits. De la consommation au trafic il n’y a qu’un pas : il le franchit. Sa chute est vertigineuse ; il est découvert, dégradé, rayé des cadres de la Marine.
Même l’opium dont il reste l’adepte n’apaise pas la haine qu’il voue à ses anciens compagnons.
Le poids de l’humiliation qu’on lui a fait subir ne s’allège jamais ; il se renforce en 1939, lorsqu’à son offre de reprendre du service, on oppose un méprisant refus.
Il croit tenir sa revanche en 1941, quand il s’engage dans la Ligue des Volontaires français contre le bolchevisme.
Il y mène un combat superbe sur le front de l’Est*. Par force, il a momentanément cessé de fumer l’opium. Lors d’une permission, il rencontre Doriot et, de fil en aiguille, il devient l’un des agents les plus estimés de l’Abwehr. Au début 1944, il est versé au groupe du capitaine Herre (groupe Pierre Lyon) et s’installe dans le Morbihan à Pontivy.
Nul ne saura jamais par quel moyen il s’est procuré cinq kilos d’opium. Il a de quoi entretenir son vice pendant plusieurs années.
Maurice Zeller a fait réquisitionner un banal pavillon en bordure du gros bourg. Il l’a meublé de faux meubles chinois, a disposé partout des bibelots exotiques ; il couche par terre sur une natte.
Il vient de plonger la longue aiguille dans le pot à confiture à moitié plein d’une visqueuse substance brune. Roulant son aiguille au-dessus du pot, il amalgame une boulette de la taille d’un petit pois qu’il porte sur la flamme de la lampe à huile. La boulette enfle au contact de la chaleur, prend une belle couleur acajou. Zeller dispose la boulette sur la cheminée minuscule du fourneau de sa pipe et, d’un coup précis, il la perce, puis il approche le fourneau de la flamme, vide ses poumons et aspire voluptueusement la fumée dans le grésillement de la drogue qui cuit.
La boulette fond. Tout en poursuivant son aspiration, Zeller pousse à l’aide de l’aiguille les résidus d’opium vers la cheminée afin de n’en pas perdre la moindre parcelle.
Les poumons pleins à éclater, Zeller se retient pour ne pas expirer, saisit une tasse de lait tiède qu’il avale d’un trait. Alors il se retourne. Couché sur le dos, les yeux rivés au plafond, il lâche, par toutes petites goulées, la fumée bleuâtre.
Zeller reste immobile une minute, puis se lève et range son matériel qui disparaît dans un buffet. Il reprend sa position allongée et attend tranquillement l’arrivée de ses hommes.
Luiz Munoz, vingt-sept ans, originaire d’Andalousie, naturalisé français en 1932. Alfred Gross, vingt-six ans, Alsacien né à Strasbourg. Depuis le début de l’Occupation les deux seconds de Maurice Zeller ont connu des destins parallèles : Milice, Gestapo, et enfin Abwehr, mais là s’arrêtent leurs affinités.
Gross est une brute aux proportions colossales, au cerveau obtus. Munoz est un petit truqueur malin et sournois.
Les deux hommes ont juste le temps de s’installer sur des sièges bas quand le capitaine Herre, alias Pierre Lyon, arrive à son tour.
L’officier de renseignements se débarrasse de son imperméable qui lui tombe aux chevilles, de son petit chapeau vert. Il hume, en connaisseur, le parfum douceâtre de la drogue dont la pièce reste imprégnée, lance un regard dédaigneux au kimono dont Zeller s’est affublé. Méprisant, il siffle :
« Vous trouvez que le moment est choisi pour vous déguiser et vous abrutir avec votre saloperie, Zeller ?
— Changez de ton, Lyon. Vous n’êtes pas mon chef, simplement mon collaborateur. »
Un sourire tendu se dessine sur les lèvres minces du capitaine Herre :
« J’aime ce mot dans votre bouche. Trêve d’enfantillage, je sors de chez Fahrmbacher. Ce pantin semble enfin décidé à nous laisser agir.
— Je ne vois pas ce que cela change.
— Moi, je le vois très bien. La Wehrmacht a mis la main hier sur deux terroristes qui circulaient à bicyclette dans la région de Malestroit. Jusque-là rien que de très banal, mais j’ai appris qu’ils étaient en possession d’armes anglaises neuves, des armes qui n’avaient jamais servi. L’appui du général va nous permettre de nous faire confier ces salopards. C’est un point de départ. »
Zeller est brusquement intéressé. Il se lève.
« Deux minutes pour m’habiller, je vous suis. »
A la prison de Pontivy, le sous-officier responsable s’est fait confirmer par téléphone l’ordre de remettre les prisonniers. Il n’a aucune sympathie pour les deux jeunes garçons, mais il les regarde néanmoins suivre le sinistre quatuor avec pitié.
Le siège de la Gestapo de Pontivy se situe dans une triste et sobre demeure aux murs de pierre, à quatre kilomètres de la ville dans la direction de Cleguerec. Des cellules ont été improvisées dans une grande cave ; deux pièces sont réservées au rez-de-chaussée aux services de l’Abwehr. Les deux prisonniers sont poussés sans ménagement dans l’une d’elles.
La pièce est vaste, nue, froide ; une ampoule électrique pend du plafond au bout d’un fil ; le mobilier ne comporte qu’une table de bois grossier, quatre chaises, trois tabourets.
Le capitaine Herre s’assoit derrière la table. Sur la gauche, il dispose un paquet de cigarettes et un briquet. Il sort d’un tiroir un cahier de brouillon d’écolier, un encrier et une plume. Munoz y dépose en outre les deux mitraillettes Sten enveloppées dans un chiffon et une fiche de carton. Face à lui, les deux garçons se tiennent debout.
Ce sont deux jeunes cultivateurs des environs de Malestroit. Ils sont blêmes. Herre parle. Il cherche à donner à ses propos un ton paternel, le timbre de sa voix n’en est que plus grinçant.
Malgré un accent prononcé, il s’exprime dans un français pur.
« Voyons, dit-il, je ne vois sur cette fiche que votre prénom. Lequel de vous est René ?
— C’est moi, annonce péniblement le plus jeune.
— Parfait. Donc, Henri c’est l’autre. Je ne tiens pas à vous embêter avec des questions secondaires. Vos noms ne m’intéressent pas. Par contre ce que vous allez m’expliquer en détail, ce sont les conditions dans lesquelles vous avez reçu ces armes. »
Il joue avec une mitraillette de laquelle il extrait le chargeur, passe son petit doigt dans l’intérieur de la cavité cubique, constate la pureté de l’huile, puis, pensif, de la main gauche à l’aide du pouce, extrait les balles du chargeur, une à une, avec une dextérité de professionnel.
« Des armes toutes neuves, ajoute-t-il, songeur. Quelqu’un vous les a données, elles ne sont pas tombées du ciel ! » Il rit de sa plaisanterie.
« N’est-ce pas ? » Henri, l’aîné, répète sans conviction sa version des faits
« On venait de les trouver sur le bord du chemin. On s’était à peine rendu compte que c’était des armes quand vos soldats nous sont tombés dessus. Sans eux, on les aurait portées à la Kommandantur. »
Herre grimace un sourire.
« Dans ce cas, il nous reste à vous féliciter. Je crois même qu’une récompense est prévue pour les bons Français qui nous aident. »
Zeller s’approche des deux hommes et dit calmement :
« Déshabillez-vous.
— On a déjà été fouillés, réplique René.
— Déshabillez-vous ! À poil comme pour la visite du service. »
Avec des gestes lents les hommes s’exécutent. Ils conservent leurs slips et leurs chaussettes.
« Il a dit : à poil ! » hurle Gross en distribuant deux gifles.
Gênés, honteux, les paysans retirent leurs slips et leurs chaussettes. Gross fait un tas de leurs vêtements, le jette dans un coin de la pièce.
— On vous a dit la vérité, monsieur », balbutie René.
Le capitaine Herre se lève. Son ton change, sa voix siffle :
« Vous croyez que vous allez vous foutre de ma gueule longtemps ? Vous allez me répondre, je vous le garantis. »
Zeller l’interrompt d’un geste :
« Allons, les gars, un peu de courage. Je suis français comme vous. Vous vous êtes trompés de camp, il est temps de reconnaître vos erreurs. On tiendra compte de votre bonne volonté à votre procès : tout dépend du rapport que nous faisons. Parlez, c’est notre intérêt à tous. »
Il s’est approché d’Henri qui lui crache au visage. Zeller recule, sort de sa poche un mouchoir de soie immaculée et s’essuie ; il est livide. Par contre l’incident semble avoir rendu sa bonne humeur à Herre qui sourit. Il fait un signe à Gross et Munoz.
Les deux voyous sortent de la pièce.
« Nous allons vous faire parler, annonce le capitaine, je déplore ces méthodes, mais vous m’y contraignez. »
Les deux hommes reviennent porteurs d’un seau d’eau. A l’aide d’une fine cordelette, ils entravent les chevilles, les poignets des prisonniers derrière leur dos, et l’infamie commence.
L’un après l’autre, on les fait tomber à genoux près du seau dans lequel leur tête est maintenue jusqu’à la suffocation, et cela à quatre ou cinq reprises. Entre chaque immersion, ils ont tout juste le temps d’absorber une bouffée d’air. Lorsque l’un d’eux est au bord de l’évanouissement, suffocant, hoquetant, vomissant, il est jeté sur le côté ; l’eau glacée est répandue sur son corps nu. Alors les bourreaux retournent remplir le seau et passent à l’autre.
Les deux martyrs tiennent dix heures. A plusieurs reprises leur mutisme de Bretons têtus a exaspéré leurs tortionnaires qui les ont frappés sauvagement. Ils ont le visage en sang, des dents cassées, les arcades éclatées, les yeux tuméfiés. Ils grelottent.
A 4 heures, René, le plus jeune, craque. Il est dans un état second, il parle. Contre la liberté de ses membres, une couverture et un bol de vin chaud, il débite tout ce qu’il sait entre deux hoquets :
Le camp de Saint-Marcel, les effectifs, l’armement, les positions, l’arrivée quotidienne des parachutistes, l’attente espérée du commandant manchot. Toujours nu et entravé, jeté dans un coin, Henri assiste impuissant à la trahison de son jeune compagnon. Il ne parvient pas à lui en vouloir, il se demande s’il aurait lui-même tenu plus longtemps. Herre et Zeller jubilent.
Ils ont étalé une carte d’état-major, font préciser les lieux, prennent des notes.
« Trois ou quatre mille partisans, cinq ou six cents parachutistes, vous ne pensez pas qu’il bluffe ? interroge Zeller.
— Non. Ou pas de beaucoup. Je m’en doutais. Il n’y a que cet abruti de Fahrmbacher pour n’avoir rien vu, pour nier l’évidence. Nous allons lui demander une audience et, cette fois, il va me recevoir.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 18:13
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Dans la nuit du 7 au 8 juin, tandis que le gros du 2e régiment de chasseurs parachutistes était largué sur Saint-Marcel, des sticks de trois à cinq hommes sautaient sur l’ensemble de la Bretagne, généralement à proximité d’une voie de communication, avec une mission de sabotage précise.
Le capitaine comte Henri de Mauduit était de ceux-là, et les parachutistes Créau et Violland, qui l’accompagnaient, bénissaient le sort qui les avait placés sous le commandement du doyen du régiment.
Probablement jamais aucun homme au monde n’a eu moins le physique de son emploi que le comte Henri de Mauduit dans son uniforme d’officier parachutiste. Mauduit est petit, rondelet, jovial. En le voyant en civil, on pourrait penser à un petit fonctionnaire qui attend, dans une constante bonne humeur, l’âge de la retraite.
Son éternel sourire apaisant est légendaire dans tout le régiment. Lorsqu’on se trouve en sa présence, il semble, miraculeusement, que rien n’est grave. Le capitaine prodigue l’optimisme et la confiance dont il regorge. On pourrait croire qu’il n’a aucun souci, que son étoile l’a doté d’une destinée dans laquelle aucun tourment ne doit jamais jeter une ombre.
Et pourtant… La comtesse de Mauduit est écossaise. Avant son mariage, Betty de Mauduit vivait aux États-Unis, mais lorsqu’en 1941 Henri décida de gagner l’Angleterre, il se vit contraint de laisser sa femme au château de Bourg-Blanc, la demeure de ses ancêtres, l’un des plus beaux manoirs de Bretagne situé à quelques kilomètres de Paimpol. Avant son départ de Paimpol, sur un petit voilier en compagnie de deux pêcheurs bretons, le comte avait recommandé à Betty de Mauduit : « Mon amie, le nom que vous portez doit vous protéger. N’oubliez pas, cependant, que vos origines subsistent, et ne vous faites remarquer d’aucune manière. Promettez-moi de vous tenir à l’écart de cette guerre qui nous sépare. Vivez, attendez et espérez. Je pourrai ainsi accomplir mon devoir le coeur en paix. » La comtesse avait promis. Juré.
Le capitaine comte Henry de Mauduit
Mauduit avait gagné l’Angleterre, rejoint le 2e régiment de chasseurs parachutistes. En novembre 1943, le régiment était cantonné en Écosse. Mauduit, comme ses compagnons, pressentait maintenant que l’issue était proche ; des bruits de débarquement commençaient à courir.
Le capitaine était allongé, fourbu, harassé par deux marches de nuit consécutives. Le surentraînement auquel il était soumis et qu’il semblait surhumain d’imposer à des colosses de vingt à vingt-cinq ans, lui s’y contraignait en serrant les dents, en se privant de fumer, de boire, pour conserver son souffle.
Dans toutes les disciplines il tenait, il suivait, quand il ne précédait pas. Il faisait l’admiration de ses chefs comme de ses subalternes et pourtant tous ignoraient son âge : quarante-sept ans.
Alors que tant d’autres avaient menti pour se vieillir lors de leur incorporation, Mauduit avait dû tricher dans l’autre sens : se rajeunissant de huit ans, il avait avoué trente-neuf ans. « Comme une cocote », avait-il pensé joyeusement (l’âge limite d’incorporation aux parachutistes S.A.S. était de trente ans pour les hommes, de quarante pour les officiers).
Un grand sergent devait en ce jour troubler les rêves de l’officier :
« Mon capitaine, on vous réclame au mess, un colonel américain désire vous rencontrer.
— Moi ? Personnellement ? Je ne connais aucun officier américain, tu dois faire erreur, mon vieux.
— J’en suis sûr, mon capitaine, c’est vous qu’il a demandé au poste de garde. Le Manchot l’a fait conduire au mess où il l’a rejoint. »
Au mess, ils sont une dizaine à entourer un géant roux qui ingurgite du whisky. C’est un aviateur à la poitrine bardée de décorations.
« Voici le capitaine de Mauduit, mon colonel », annonce Bourgoin.
L’Américain pose son verre et dévisage l’arrivant, visiblement surpris.
« Vous êtes le comte Henri de Mauduit, châtelain du Bourg- Blanc ? interroge-t-il.
— Mon Dieu, oui, mon colonel, je n’en connais pas d’autres. »
L’Américain découvre une denture de carnassier et éclate d’un rire énorme.
« Je ne vous imaginais pas comme ça, pas du tout comme ça.
— J’espère ne pas trop vous décevoir, réplique Mauduit, intrigué et amusé.
— Non, non, pardonnez ma réaction, non, bien sûr, pas du tout. »
Du plat de la main, le géant assène un coup de butor sur l’épaule du petit parachutiste, puis il se casse en deux et l’embrasse.
« Je suis le colonel Sanborn ! Mauduit, je suis tellement fier de vous connaître !
— Je suis très sensible à cette démonstration d’affection, mon colonel, mais, voyez-vous, je n’en saisis pas les causes.
— Bien sûr, bien sûr, j’aurais dû commencer par là : je dois ma vie et ma liberté à Betty. Il semble donc logique que j’aie cherché à rencontrer son mari.
— Betty ? ânonne le capitaine, abasourdi.
— Pardonnez-moi cette familiarité, j’aurais dû dire la comtesse de Mauduit, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’est pas ça, mais expliquez-vous, je vous en prie.
— Bien sûr. Je vais essayer sans rien oublier. Voilà. Dans la nuit du 15 au 16 septembre dernier, alors que je partais pour une mission de bombardement sur Francfort, mon appareil a été atteint par des éclats de D.C.A. dans les environs de Brest. Nous avons rapidement perdu de l’altitude. J’ai été contraint de mettre deux moteurs en drapeau, j’ai ordonné l’évacuation, et nous avons sauté, mon équipage et moi, pour atterrir – je l’ai su par la suite – dans la forêt de Saint-Yves. Vous connaissez ?
— Je connais, articule Mauduit qui, angoissé, commence à comprendre.
— Notre appareil s’est cassé à quelques kilomètres de notre point de chute. Évidemment, les patrouilles allemandes sont parties à notre recherche. La chance a joué deux fois en notre faveur : d’abord nous nous sommes regroupés sans peine, mes cinq hommes et moi. Ensuite des patriotes bretons nous ont trouvés avant les Boches. Dans la nuit, ils nous ont conduits au château de Bourg-Blanc où Betty, pardon, la comtesse nous a accueillis.
— Et elle a accepté de vous héberger, de vous cacher ?
— Comment, elle a accepté ! Mais nous y avons retrouvé dix-huit d’entre nous, des Anglais, des Américains, des Canadiens ! Certains parmi eux avaient traversé la Bretagne pour rejoindre votre château, deux venaient même de la banlieue parisienne. La comtesse de Mauduit a organisé un havre pour tous ceux d’entre nous qui cherchons à regagner l’Angleterre, elle dirige la filière qui permet de rejoindre les pêcheurs qui nous passent.
— Mon Dieu ! souffle Henri de Mauduit, en cherchant un siège.
— Votre femme est d’un courage exceptionnel, elle a fait notre admiration à tous par son sang-froid et son esprit d’organisation. Elle a découvert un véritable labyrinthe entre planchers et plafonds, dans les combles du château. C’est là qu’elle nous cachait à chaque visite allemande.
— Ah ! parce que les Allemands…
— Bien sûr. Votre femme entretient des rapports mondains avec les officiers de la Kommandantur de Paimpol, de Perros-Guirec ; il y a même un général S.S. qui vient lui rendre visite depuis Saint-Brieuc, un noble, un Von je ne sais quoi. Ces rapports garantissent la sécurité de ses hôtes clandestins.
— J’aurais dû m’en douter, balbutie Mauduit, amèrement. C’était fatal. La reverrai-je jamais ? »
Le capitaine de Mauduit et ses deux compagnons ont sauté dans la nuit du 7 au 8 juin entre la Forêt et Morlaix. Lui n’a pas oublié d’embrasser la terre de France – ce fut son premier geste après s’être débarrassé de son parachute.
Il est à moins de cent kilomètres de chez lui, du château de Bourg-Blanc. Il ignore si Betty y habite encore, ne sait pas si son réseau de résistance a été découvert par l’ennemi, ce qui équivaut à dire : est-elle vivante ou non ?
A trois, se rassembler au sol est aisé : Créau et Violland rejoignent très vite leur officier. Ils sont tombés au point prévu. Mauduit a vite fait de le constater et il s’en réjouit.
Hélas ! les services de renseignements alliés ignoraient la présence d’un observatoire allemand situé au sommet d’une colline à quinze cents mètres de leur point de chute.
Les Allemands ont tout vu et entendu. L’avion volant à cent cinquante mètres, les moteurs qu’on réduisait au maximum, les trois parachutistes qui descendaient, gracieusement bercés par la brise. Un instant ils ont cru que les parachutistes allaient atterrir sur le toit de leur observatoire, mais le vent les a doucement déportés. Les Allemands ont vu s’évanouir les corolles dans la nuit.
Des ordres hurlés dans une excitation furieuse ont alors fait place à la stupeur. En moins de cinq minutes une patrouille quitte l’observatoire, l’arme au poing. Inconscient du danger qui le menace, Henri de Mauduit a retrouvé son sourire. Il est heureux d’être en Bretagne, d’avoir atterri sans incident. Dans la nuit claire il repère un sentier – le sentier qui serpente à travers bois sur la colline en direction de l’observatoire allemand.
« Nous allons grimper, chuchote-t-il à ses hommes. De là-haut nous aurons un merveilleux point de vue. A l’aube nous aviserons. »
Et les trois parachutistes commencent l’un derrière l’autre l’ascension de la colline par le chemin étroit que dévale la patrouille allemande. Par chance, les Allemands dégringolent bruyamment. Leur chef, un sous-officier, a estimé que les parachutistes sont tombés à deux cents ou deux cent cinquante mètres à l’est. Mais, surtout, pas un instant il n’imagine qu’ils pourraient se diriger sur l’observatoire. Il pense au contraire qu’ils fuient dans la direction opposée, et c’est la raison de la précipitation bruyante de la patrouille. De Mauduit les entend à plus de cent mètres.
D’un signe il prévient Créau et Violland. En quelques bonds, les trois hommes se terrent dans des buissons, assistent, stupéfaits, au passage de la patrouille qui déferle au pas de course à moins de cinq mètres d’eux.
Avant le départ, sachant qu’ils embarquaient avec de Mauduit, plusieurs soldats avaient demandé à Violland et Créau. « Observez-le bien. Il serait intéressant de savoir si au baroud il conserve son sourire et sa gaieté… » Créau et Violland tenaient leur réponse : devant la mort qui venait de les frôler de si près, Mauduit les regardait, épanoui.
Dans la nuit claire, les parachutistes décelaient le regard malicieux de leur capitaine, le sourire d’un élève espiègle qui vient de jouer une bonne farce à son professeur.
« On les a bien couillonnés, chuchote-t-il. Ils ont dû nous voir arriver. Continuons dans cette direction. Eux vont s’acharner à poursuivre du vent de l’autre côté ! »
Violland et Créau se demandent s’ils ne vont pas pouffer de rire. Décidément leur capitaine est un drôle de petit bonhomme !
Sans difficulté ils repèrent et contournent l’observatoire allemand. Toute la nuit, ils marchent vers l’ouest. A l’aube une pluie torrentielle se met brusquement à tomber, transformant leur chemin en un marécage boueux. Mauduit se repère aisément. Quelques instants auparavant, il a constaté qu’ils avaient parcouru entre quinze et vingt kilomètres.
Les parachutistes se trouvent en bordure d’un étang proche du bourg de Pellinec. Ils aperçoivent une petite ferme, une maison totalement isolée en bordure d’un bois épais.
« On va essayer de s’abriter chez ces paysans, annonce Mauduit, ce sont certainement de braves gens.
— Des braves gens, des braves gens, c’est vite dit, mon capitaine, lance Violland. On n’en sait rien du tout. On devrait prendre des précautions.
— Tous les Bretons sont des braves gens, mon vieux, réplique Mauduit, souriant. Ne soyez pas pessimiste. Allez, suivez-moi, je ne tiens pas à attraper une pneumonie. »
Le père Eugène, un sexagénaire massif, est certainement un brave homme ; seulement le gros défaut de sa race est solidement ancré en lui : il est têtu comme un mulet.
De plus, il n’est pas bien malin. Sa femme, Yvonne, raisonne davantage, mais, devant son maître, elle se tait.
Ils ont deux fils marins, qui ont rejoint l’Angleterre depuis 1940. Derrière sa fenêtre, le père Eugène regarde, inquiet et soupçonneux, les trois soldats qui s’avancent sous le déluge.
« Vingt dieux, grince-t-il, v’là les Boches qui s’amènent. »
Le sourire de Mauduit lui fend le visage lorsqu’il frappe à la porte. Eugène ouvre. Sa lourde carrure interdit l’accès du logis.
« Nous sommes des soldats français, explique le capitaine. Nous arrivons de Londres. Pourriez-vous nous permettre d’entrer ? Nous sommes épuisés et transis. »
Eugène dévisage les soldats. Il est fasciné par les uniformes inconnus. Un mécanisme confus se déclenche dans son cerveau épais. Il dit :
« J’vais voir ça. Attendez. »
Et il referme la porte, laissant les parachutistes sous la pluie. La mère Yvonne a assisté, muette, à la scène. Pour elle il n’y a aucun problème, sa conviction est faite.
« Ce sont des Français, Eugène, des soldats d’Angleterre comme Noël et Yves. Tu vas tout de même pas les laisser dehors. »
Eugène explose :
« Vous autres, les bonnes femmes, c’est pas difficile de vous tromper ! C’est des Allemands tes Français, des Allemands déguisés en Français ! V’là ce que c’est.
— Voyons, Eugène, pourquoi dis-tu ça ?
— J’en ai entendu causer, je me tiens au courant, moi. Voilà pourquoi je dis ça : des Allemands qui se déguisent, tu les aides, et puis ils t’arrêtent. Ceux-là, c’est rien d’autre. »
Yvonne connaît son mari. Elle sait bien qu’il est inutile de le faire revenir sur son idée fixe, elle tente un biais.
« Français ou Allemands, tu vas pas les laisser sous la pluie ! »
Eugène semble fournir un effort de réflexion considérable, puis sa face rougeaude s’éclaire, apaisée :
« J’vas leur montrer moi ! Y m’ont pris pour un couillon, j’vas leur faire voir qu’à malin, malin et demi. »
Il ouvre la porte et déclare sèchement : « Ça va, entrez, vous autres. »
Les parachutistes ne se le font pas dire deux fois. Ils se précipitent vers l’âtre, exposant aux flammes leurs battle-dress imprégnés d’eau.
« Vous casserez bien la croûte, mes amis, propose la fermière pour qui l’identité des soldats n’a jamais fait le moindre doute depuis leur arrivée.
— C’est ça, cassez la croûte tranquillement, les gars, annonce Eugène, moi je passe ma vareuse et je vais de ce pas à la kommandantur prévenir les Allemands que j’ai des terroristes chez moi. »
Créau arme discrètement sa mitraillette. Mauduit est stupéfait ; il tente :
« Non seulement je suis français, mais je suis breton comme vous, mon brave. Je m’appelle Henri de Mauduit près de Paimpol. »
Eugène lance un regard rusé.
« Dame, comme ça c’est différent. Vous parlez breton bien sûr ? Si vous êtes de Paimpol, on va pouvoir causer. »
Mauduit mort ses lèvres, Créau lève doucement son arme.
« Hélas ! non, je ne parle pas le breton, je le regrette, mes parents m’ont fait étudier l’anglais et l’allemand.
— Ça, que vous causiez allemand, j’en doute pas », lance Eugène.
Mauduit comprend brusquement. Son sourire réapparaît sur son visage ; il s’en veut d’avoir pris, l’espace d’un instant, cet homme – son compatriote – pour un traître. Il dit doucement :
« Ainsi c’est ça ! Vous ne me croyez pas, vous nous prenez pour des Allemands. »
Il se retourne vers ses hommes :
« Donnez-moi vos armes tous les deux. C’est un ordre. »
Les deux parachutistes s’exécutent sans conviction. Mauduit pose sur la table les deux mitraillettes ; il tend la sienne au vieux paysan.
« Tenez, mon vieux, vous avez sûrement fait l’autre guerre et vous savez donc vous servir d’une arme. Si vraiment vous nous prenez pour des Allemands, vous n’avez qu’à tirer. C’est votre devoir. En attendant que vous vous décidiez, ajoute-t-il gaiement, je vais accepter l’offre de la patronne, je casserais bien la croûte. »
Violland pense : le capitaine est devenu complètement dingue, ce vieux con borné est capable de nous allumer comme des riens. Mauduit semble n’avoir jamais été aussi à l’aise de sa vie. Sans un regard vers le fermier qui tient la mitraillette, complètement décontenancé, le capitaine suit avec délices les mouvements d’Yvonne qui dispose devant lui un pâté de lapin, une boule de gros pain, un verre et une bouteille de cidre.
« Vous devez bien connaître le père Lefloch si vous êtes de Paimpol, finit par articuler Eugène, toujours sur la réserve, toujours du ton méfiant de celui à qui on ne la fait pas.
— Des Lefloch j’en connais trois, réplique Mauduit, la bouche pleine, d’un ton indifférent, comme si l’interrogation du vieux avait à ses yeux beaucoup moins d’importance que le succulent pâté.
« Mais, ajoute-t-il, je pense que vous voulez parler de Lucien, le négociant en légumes. Le père de Yannick et de Jeanne. Un beau gars, son Yannick. J’ai appris qu’il avait rejoint l’Angleterre peu de temps après moi. »
Le vieux fermier regarde les parachutistes comme s’il les découvrait. La bouche bée, les yeux vides, absents, il pose avec précaution l’arme à ses pieds. Il vient de renoncer à faire fonctionner son cerveau tortueux. Il découvre l’évidence des faits. Machinalement, il dit d’une voix brisée par l’émotion :
« Mes deux gars, eux aussi, y sont partis là-bas, ça va faire bientôt quatre ans, on n’a jamais eu de nouvelles. »
Il sort de sa poche un gros mouchoir à carreaux qu’il tient des deux mains. Il y enfouit son visage usé, et doucement il pleure.
Muets, inquiets, attentifs, Violland et Créau ont suivi la scène. Créau pousse un long soupir, dégaine son poignard et le plonge dans le pâté de lapin.
Rassasiés, réchauffés, les trois parachutistes reprennent leur marche dans la nuit. Leur mission est de faire sauter la ligne de chemin de fer entre Loudéac et Saint-Brieuc. Ils ont environ vingt-cinq kilomètres à parcourir. Mauduit marche en tête de son petit pas précipité. Il a choisi son itinéraire à travers la campagne, à la boussole et aux points de repère. Chercher sa route le ralentit à peine. Derrière lui ses hommes ne posent aucune question, le suivent aveuglément.
Vers 4 heures du matin, le capitaine s’arrête, se laisse rejoindre et annonce gaiement :
« La voie doit passer à deux cents mètres, en contrebas, après la lisière du bois. Tout va bien. »
Les rails sont bien là. C’est une longue ligne droite qui déchire la campagne. Il fait beau ; depuis leur départ de la ferme la nuit est claire et sereine. Mauduit ne semble jamais avoir été plus joyeux. Ses petites dents de lapin brillent dans la nuit.
« On va suivre la voie jusqu’à ce que nous trouvions une courbe, annonce-t-il. Ce sera plus efficace. »
Violland a pensé qu’il allait dire :
« Ce sera plus rigolo. »
Ils marchent encore trois kilomètres en bordure de la voie avant de trouver une longue courbe. En l’apercevant, le capitaine a pressé le pas.
« Ici, ce sera parfait. Donnez-moi les charges et les crayons détonateurs, je vais les régler. Il sera trop tard quand le mécanicien s’apercevra du sabotage, que le convoi arrive du nord ou du sud. »
Quelques minutes suffisent pour régler le dispositif, puis les trois hommes s’éloignent en courant. Mauduit a réglé les charges à cinq minutes ; il s’enfonce dans le bois, les yeux rivés à son chronomètre. La déflagration déchire la nuit. Mauduit se retourne, son visage s’éclaire, ses yeux malicieux pétillent.
« Ça a marché, constate-t-il, très bien marché. Maintenant il faut rejoindre la base nord. Notre mission est accomplie.
— Pardonnez-moi, mon capitaine, interroge Créau, mais êtes vous conscient de vos risques ? Vous avez l’air de bien vous amuser.
— Bien sûr, je m’amuse, Créau. Je ne me suis jamais autant amusé de ma vie, pas vous ? »
Dernière édition par GOMER le Mar Juin 27 2023, 12:13, édité 1 fois
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 18:23
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Sur l’ensemble du camp de Saint-Marcel, jour après jour, l’ambiance de kermesse gueularde s’amplifie. La fièvre gagne. Un dangereux sentiment de sécurité s’installe. Par contre, au P.C., dans la ferme de la Nouette, c’est maintenant l’ordre et la discipline militaires qui régnent.
Le Manchot occupe la chambre des Pondard, le colonel Morice une chambre attenante. Trois officiers campent : le capitaine Puech-Samson, les lieutenants Marienne et Déplante. Bourgoin et Morice supervisent les coups de commandos, l’action des groupes qui partent chaque nuit, regagnent le camp à l’aube, leur mission accomplie.
Ils ont également à surveiller les transmissions, tenir Londres au courant de l’évolution de la situation. Chaque matin, entre 7 et 9 heures, les cinq officiers font le point dans la salle de séjour de la ferme, reçoivent les rapports des opérations et des parachutages de la nuit. En plus de la ferme où est installé le P.C., trois bâtisses sont occupées sur la périphérie choisie comme lieu de rassemblement.
Au nord du bourg, la ferme du Bois-Joly ; à quelques centaines de mètres de la ferme, l’imposant château de Sainte-Geneviève, occupé par la châtelaine Mme Bouvard, sa nièce et ses six enfants. Au sud-ouest, un manoir de trente-cinq pièces, le château des Hardys-Behelec.
En cette matinée du 12 juin, un sergent du stick de Kerillis demande à être reçu. On l’introduit.
« Mon commandant, déclare-t-il, on a trouvé un gosse qui a passé la nuit avec les postes avancés. J’ai pensé que ce n’était pas sa place, je me suis permis de vous l’amener.
— C’est bon, tonne le Manchot, tu as bien fait. Il ne manquait plus que ça ! Maintenant nous allons jouer les nourrices. Fais-le entrer. »
Le gamin se présente. Il doit avoir une douzaine d’années. Malgré ses vêtements grossiers, son aisance saute aux yeux. La délicatesse de ses traits, le respect dont il fait preuve à l’égard de ses interlocuteurs, sa facilité d’élocution témoignent de son éducation et de son niveau social.
« Alors, grogne Bourgoin. Qui es-tu ? Et que fous-tu ici ? Tu crois que c’est de ton âge de courir la nuit au milieu des soldats ?
— Je m’appelle Guy-Michel Bouvard, je suis le fils de Mme Bouvard du château de Sainte-Geneviève. Je cherche à me rendre utile, à vous aider, mon commandant. »
« En plus, il connaît les grades, pense le Manchot. Il radoucit son ton :
« Écoute, Guy-Michel, ce qui se passe ici n’est pas un jeu, c’est une affaire d’hommes. La meilleure façon que tu as de nous être utile est de rejoindre ta mère qui doit être morte d’inquiétude.
— Mon commandant, réplique le gamin, nullement impressionné, je connais les bois, les chemins, les champs mieux que n’importe lequel de vos hommes et je cours plus vite. Je suis sûr de pouvoir vous être utile. Je vous en prie, croyez-moi.
— Quel âge as-tu ?
— Treize ans.
— Marienne, allez le raccompagner au château. »
Marienne sourit ; chez lui c’est rarissime.
« Allez, mon bonhomme, dit-il en poussant l’enfant par le cou. En voiture. On rentre au camp de base. »
Guy-Michel devient boudeur. Ses propos abandonnent la syntaxe.
« Oh ! là ! là, braille-t-il. En plus, je vais me faire engueuler ! Vous êtes pas chics, sans compter que vous allez le regretter !
— Ça, c’est sûr, on va être obligés de faire la guerre sans toi, ça va pas être du sirop », plaisante Marienne.
L’homme et l’enfant traversent le grand champ de blé qui s’étend entre la Nouette et le parc du château. Malgré les larges enjambées du lieutenant, Guy-Michel suit aisément ; il continue à maugréer :
« L’histoire de France est pleine de gars de mon âge qui ont fait la guerre ! Je parie que je tire aussi bien que vous. Vous voulez qu’on essaie ?
— On essaie rien. On rentre, un point c’est tout.
— Je m’en fous, je reviendrai. D’abord au château je m’emmerde. »
Marienne s’arrête :
« Écoute, sale môme, maintenant ça suffit ou je demande à ta mère de t’enfermer. C’est compris ?
— Ça sera pas la première fois, ça sera pas non plus la dernière que je descendrai par la gouttière !
— C’est drôle. À première vue je te prenais pour un garçon bien élevé.
— Oh ! ça va. Je veux être soldat, c’est pas un crime.
— Soldat, tu t’es pas regardé ! C’est tout juste si on te prendrait aux louveteaux, il faudrait que je désigne quelqu’un pour changer tes langes.
— Le premier arrivé ! » crie brusquement le gamin qui s’élance, détalant comme un lièvre.
Marienne sourit, court derrière lui, mais le gosse est plus léger et plus agile sur le terrain lourd. Le lieutenant ne le rejoint que dans l’allée du parc ; il est haletant. Guy-Michel est aussi frais qu’avant la course, il rit joyeusement.
« Si vous êtes fatigué on peut faire une halte, mon lieutenant. Je le dirai à personne, c’est normal, les vieux ça s’essouffle vite. »
Marienne réprime son envie de rire, il se dirige vers le château sans commentaire.
Mme Bouvard le reçoit dans la bibliothèque. La pièce est immense, austère. La châtelaine semble faire partie du cadre, elle se tient droite, la douceur mélodieuse de sa voix tranche avec la sévérité de son personnage.
« Je vous remercie, lieutenant, je n’étais pas vraiment inquiète, je savais bien où il était. Et que puis-je y faire ? L’attacher ? Il n’y a pas si longtemps vous aviez son âge, lieutenant. Mettez-vous à ma place, comment auriez-vous agi ? »
Marienne réalise qu’il n’y avait pas pensé ; évidemment la réponse ne fait pas l’ombre d’un doute.
« Vous avez raison, madame, mais mon devoir m’oblige à vous avouer que la situation des troupes placées sous notre responsabilité n’est pas exempte de surprise. Malgré la quiétude apparente de ces jours derniers, l’éventualité d’un assaut allemand contre notre rassemblement n’est pas exclue. Le danger est constant.
— Je ne l’ignore pas. J’en suis consciente, lieutenant, mais sincèrement si l’attaque à laquelle vous faites allusion devait se produire, pouvez-vous me jurer que mes fils seraient plus en sécurité ici ou ailleurs ? Dois-je rappeler que ma demeure est transformée en place forte ? Vos hommes y ont installé des postes de combat jusque sur le toit. Guy-Michel serait, je pense, plus en sécurité à vos côtés. Il pourrait vous rendre des services. »
Marienne est obligé d’admettre l’évidence de ces propos.
« Je vais en parler au commandant, madame. Éventuellement, j’enverrai quelqu’un le chercher. Mes hommages, madame.
— Merci, à bientôt, j’espère. »
Marienne est sur le point de passer la porte, Mme Bouvard le rappelle :
« Un mot encore, lieutenant.
— Madame ?
— Mes trois autres fils traînent aussi parmi vous. Si vous pouviez les protéger le cas échéant…
— Vos trois autres fils ? balbutie Marienne, stupéfait.
— Oui, Loïc, l’aîné, a quinze ans. Mais c’est le plus petit, Philippe, qui m’inquiète. Il n’a que onze ans.
— Et vous dites qu’ils sont dans le camp au milieu des soldats ?
— Depuis deux jours, ils ne font que de brèves apparitions au château. Ne me blâmez pas, je voudrais vous voir à ma place ! »
Dans l’après-midi, Marienne retrouve sans peine Loïc et Philippe. Les deux gamins servent d’agents de liaison. Depuis quarante-huit heures, ils courent comme des lièvres, rendant des services aux uns et aux autres.
Les parachutistes comme les résistants les ont adoptés.
Guy-Michel n’est resté qu’un quart d’heure au château, le temps d’ingurgiter une tasse de chocolat, puis il s’est éclipsé comme un zèbre, a rejoint son poste aux points de garde avancés. Loïc, l’aîné, est même parvenu à se faire remettre une carabine américaine, il a fait la démonstration de ses qualités de tireur.
Inquiet, le capitaine Puech-Samson a trouvé un compromis.
« Tu me serviras d’ordonnance, a-t-il déclaré au jeune garçon. A partir de maintenant tu ne me quittes pas. Mission : me protéger. »
16 juin, 6 heures du matin. Une centaine de nouveaux résistants viennent grossir les rangs des retranchés de Saint-Marcel.
En soi, l’énervement est devenu banal. Chaque jour de nouveaux groupes arrivent, se joignent à la concentration, mais ceux du 16 juin font pénétrer à Saint-Marcel un élément nouveau : des prisonniers.
En lisière du bois de Saint-Billy, les F.F.I. ont attaqué un convoi léger. Ils ont fait une hécatombe dans les rangs allemands jusqu’à ce qu’une vingtaine de survivants, cloués par le tir efficace des résistants, aient constaté qu’ils n’avaient plus d’autre issue que celle de servir de cible. Ils avaient jeté leurs armes et levé les bras.
Dans l’aube humide, encadrés par leurs vainqueurs, les prisonniers, mains croisées derrière la nuque, traversent le camp en direction de la ferme. Le bruit court comme la foudre ; les résistants arrivent en courant pour contempler, muets, les premiers Allemands qui courbent l’échine, pour graver à jamais dans leur esprit la première image concrète de la victoire.
Bourgoin et Marienne arrivent à leur tour. Les deux Allemands sont pâles comme des spectres. L’agitation et la curiosité qu’ils suscitent les inquiètent. La présence d’officiers les rassure un peu. C’est Marienne qui, le premier, s’intéresse à leurs galons, à leurs insignes. Ce sont deux sous-officiers, des parachutistes de la division Kreta ; leurs poitrines sont bardées de rubans cousus à même l’étoffe de leurs vareuses.
« Vous parlez le français ? » questionne Marienne.
Les prisonniers hochent la tête.
« Anglais ? »
Ils font un signe de tête négatif.
« Allez me chercher Krysik. » Krysik, l’Alsacien, retrouve sa bonne humeur lorsqu’il apprend ce que l’on attend de lui. Le réveil brutal l’avait rendu furieux. Il doit écarter le groupe compact des curieux pour parvenir jusqu’aux prisonniers.
Brutalement, jouant de sa supériorité de bilingue, il interroge les Allemands. Questions et réponses fusent. On sent le dialogue tranchant.
Autour d’eux le cercle se presse ; les hommes cherchent à comprendre le sens des propos échangés en lisant sur les visages.
Après une longue conversation, Krysik se retourne vers le Manchot et déclare :
« Ce sont des parachutistes.
— Merci du renseignement, raille Bourgoin. Où se trouve leur unité ? Quel est leur effectif ?
« Laissez-les-nous, mon commandant. On saura bien les faire parler, nous aussi on a un interprète.
— Notre combat n’aurait plus de sens, tranche Bourgoin. Allez, dispersez-vous ! »
Krysik passe la matinée en compagnie des prisonniers. Avant midi un bruit se répand. Ils ont parlé, le parachutiste alsacien est parvenu à leur tirer les vers du nez. La rumeur parvient à la ferme. Bourgoin convoque Krysik.
« Tout le monde raconte que vous avez fait parler les prisonniers. Si c’est exact, j’attends votre rapport. »
Krysik se tient au garde-à-vous, mal à l’aise.
« C’est inexact, mon commandant.
— Tout le monde ment, alors. On vous a vu prendre des notes avec soin. Expliquez-vous et pas de faux-fuyants.
— Ça n’a aucun rapport avec les questions militaires, mon commandant.
— Vous ne pensez pas que c’est à moi d’en décider ? Remettez-moi ces notes. »
Visiblement au supplice, Krysik sort d’une poche de sa chemise un papier plié ; il tente d’expliquer, bafouille :
« Ce sont des adresses, mon commandant.
— Des adresses ?
— Un bordel à Vannes et puis aussi des filles faciles, des filles qu’on paie. J’ai pensé qu’après qu’on aura quitté Saint-Marcel… »
Trois officiers ont assisté à la scène. A leur tour ils relèvent la tête et notent les adresses.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 18:47
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En toute autre circonstance, le lieutenant Wilhem Gebhardt aurait été réformé à cent pour cent. Il y a plus d’un an que le lieutenant aviateur a été amputé des deux jambes. Il marche grâce à des prothèses d’alliage métallique, s’aidant de deux cannes.
Au début de l’année 1943, son Stuka a été abattu sur le front de l’Est, Gebhardt a pu sauter en parachute – il n’était que superficiellement blessé à l’épaule –, mais il a dû attendre dix heures dans la neige l’arrivée des secours qui le trouvèrent sans connaissance, les deux pieds et les deux jambes gelés.
La Luftwaffe considérait le tout jeune officier (il avait à peine dix-huit ans lors de ses premières victoires) comme un authentique héros – il était l’un des plus jeunes combattants à avoir reçu la Croix de fer. Gebhardt avait refusé la réforme.
On avait fini par l’affecter à un groupe de reconnaissance, et depuis six mois il était cantonné à l’aérodrome de Rennes.
A l’aube ensoleillée du 16 juin, le lieutenant Wilhelm Gebhardt vient de se voir confier une mission. Il gagne son Fieseler Storch de sa démarche mécanique de robot ; il est gêné par la mollesse du terrain. Ses cannes s’enfoncent dans la terre imprégnée de la pluie des derniers jours. A plusieurs reprises, il refuse l’aide des deux soldats qui l’accompagnent ; il ne fait appel à eux qu’en cas d’extrême nécessité, notamment pour le hisser dans l’appareil.
Les trois hommes ont l’habitude de l’opération qui est synchronisée comme un ballet. Les deux soldats forment de leurs mains une chaise à porteur et soulèvent l’officier qui lâche ses cannes et attrape un hauban sur lequel il fait une traction, ce qui lui permet de s’asseoir en bordure de la porte. Gebhardt pose alors ses pieds artificiels sur l’épaule de chaque homme et se redresse d’un coup de reins jusqu’à pouvoir se saisir d’une forte poignée fixée spécialement au plafond du poste de pilotage. D’un effort supplémentaire fourni de son seul bras droit, il se hisse alors sur le siège et ramène ses jambes mortes qu’il dispose sur la barre de terminaison des commandes.
Contact. Le petit moteur pétarade dans un fracas de motocyclette. La frêle carcasse vibre dans l’ensemble de ses structures. Gebhardt fait un signe, les hommes enlèvent les cales, l’aviateur pousse à fond la manette des gaz. Le petit avion roule lentement sur l’herbe, prend un essort pénible et finit par quitter le sol avec la gaucherie hésitante d’un gros cerf-volant. Gebhardt commence alors l’interminable carrousel autour du terrain qui lui permet de prendre de l’altitude. A trois cents mètres, il cherche et trouve son cap ouest-sud-ouest. Chaque fois qu’il vole, Gebhardt se sent revivre, il oublie son infirmité, ne conserve aucune nostalgie du passé si proche où il pilotait un monstre fougueux.
Il a chassé de son esprit la gloire fébrile et excitante des retours victorieux, il s’est pris d’une reconnaissante tendresse pour l’oiseau lourdaud qui lui permet de continuer à voler. Le ciel est totalement dégagé, la visibilité excellente.
Gebhardt vérifie et corrige légèrement son cap. Il aperçoit droit dans son axe de vol l’étang de la Belouze : c’est parfait, maintenant il peut se repérer au sol jusqu’à son objectif. Saint-Marcel…
Hier soir, le pilote de la Luftwaffe a entendu prononcer le nom de ce hameau pour la première fois. Il y aurait une forte concentration de terroristes à proximité du village. Sa mission consiste à vérifier l’authenticité de cette information. Éventuellement, évaluer la force en question, faire des photos, relever la périphérie du camp.
Gebhardt n’y croit pas. Il est possible bien sûr qu’une bande de terroristes se dissimulent dans les bois et la campagne, mais ils l’entendront arriver et auront tout le temps de se dissimuler. Pourtant il est décidé à raser la cime des arbres, à faucher l’herbe pour ne pas rentrer bredouille. Il ne craint en rien les coups de feu qui pourraient être dirigés contre son appareil. Tirer sur un avion, c’est un métier ; les terroristes bretons en ignorent l’art et ce n’est pas la première fois qu’il aurait l’occasion de s’en amuser.
Il surveille machinalement son tableau de bord, consulte sa montre, il est 8 h 15, plus que quelques minutes pour parvenir à son objectif. Il pense d’abord à une grotesque erreur des services de renseignements. Ces imbéciles ont dû prendre un rassemblement commercial pour une concentration militaire, il doit s’agir d’une foire aux cochons ou d’un marché aux légumes.
A l’approche de Saint-Marcel, l’aviateur est descendu à deux cents mètres. Il aperçoit nettement des centaines d’hommes qui le regardent passer, le nez en l’air, disséminés par groupes plus ou moins denses. Il survole le camp en diagonale, va virer sur l’abbaye de Trébiguen et revient, réduisant le régime du moteur au maximum, perdant de l’altitude. Avant même de parvenir en lisière du camp, il essuie les premiers coups de feu. En rase-mottes, à vitesse réduite, ça pourrait tout de même mal se terminer ; le lieutenant donne tous les gaz, tire le manche à lui. Le gros oiseau se cabre, entame une ascension douloureuse.
En bas, Gebhardt distingue les tireurs ; une multitude de garçons agités s’acharnent sur lui, à coups de fusil, de mitraillette ; certains tirent même au pistolet, il distingue nettement les bras tendus. Il n’en croit pas ses yeux. Comment ont-ils osé se rassembler en nombre aussi important au centre de trois corps d’armée ennemis ? Ils sont fous !
Gebhardt est furieux. Ce ne sont pas les coups de feu qu’il essuie qui le scandalisent, mais l’insultante témérité de ces hommes. Il faut qu’ils s’imaginent que l’armée allemande a un genou à terre pour oser faire preuve d’un tel mépris de sa présence. Il lui suffit de passer un message radio pour que cette racaille soit balayée avant la fin de la matinée. Gebhardt est sur le point de lancer son message, lorsqu’il se ravise. Il avait oublié un instant le but de sa mission : il doit faire des photos. Évaluer les positions et, surtout, découvrir le P.C., afin que l’artillerie puisse y diriger utilement ses coups.
Avec amertume il pense à son escadrille de Stuka ; il lui faudrait moins d’un quart d’heure pour anéantir tout ça. Hélas ! les chasseurs sont occupés sur l’autre front, les bombardiers aussi.
A son troisième passage, Gebhardt découvre la masse imposante du château de Sainte-Geneviève ; il estime tout naturellement que l’état-major fantaisiste des terroristes s’y est installé. C’est logique, et dans l’armée allemande on fait la guerre avec logique. Il décide de descendre frôler les tourelles du château.
A l’approche, il aperçoit l’homme et le F. M. installés sur le toit. Il a le temps de s’étonner en constatant que l’homme ne tire pas. Il sait bien qu’à cette distance et sous cet angle ce serait dramatique pour lui, mais il y a quelques minutes, lors de son survol du camp, les résistants avaient tous tiré sans aucune chance de l’atteindre.
« Son arme a dû s’enrayer, il doit tout juste savoir y introduire le chargeur », pense-t-il. Il décide de passer plus près.
Sur le toit, l’homme tire une seule rafale, nette, précise, exactement à l’instant où elle devait toucher avec un maximum d’efficacité. Gebhardt constate la déchirure sur l’aile gauche. Il emballe le moteur une nouvelle fois, il tire le manche, il éprouve de la difficulté à grimper, mais il grimpe tout en s’éloignant du danger. L’aviateur est maintenant inquiet.
C’est un professionnel qui lui a tiré dessus, un vrai soldat ; il a fait preuve d’adresse, mais surtout de sang-froid et d’intelligence – autant de choses qu’on n’apprend pas en quelques semaines.
Machinalement, Gebhardt jette un coup d’oeil général au tableau de bord. La pression d’huile baisse dangereusement ; presque aussitôt un mince filet sombre et visqueux apparaît sur la vitre gauche : une balle a sans aucun doute atteint le carter d’huile. Il ne réduit pas les gaz, et pourtant il prend de l’altitude de plus en plus difficilement. L’appareil atteint trois cent cinquante mètres et refuse d’aller plus haut. Le moteur geint, une épaisse fumée grisâtre s’échappe du capot ; très vite ce sont les ratés, les hoquets fracassants, les coups de tonnerre des gaz accumulés et, brusquement, le silence, le sifflement régulier du vent qui frise les haubans. L’oiseau agonisant plane gracieusement, maintenu par les commandes qui semblent intactes.
Gebhardt pourrait se poser n’importe où sans difficulté, mais il voudrait d’abord être aperçu des siens. Il prolonge le vol au plus long, parvient à survoler Saint-Guyomard et va se poser dans un champ. Trop court. Il ne peut éviter un gros tas de pierres sur lequel s’écrase le nez du Fieseler Storch. Le moteur est décalé par la violence du choc. Un amas de fer déchire l’avant du poste de commandes, broie et paralyse les jambes artificielles de l’officier.
Sans explosion, le moteur prend feu. Gebhardt dégaine le poignard qui ne le quitte jamais, lacère les jambes de son pantalon et détache le plus vivement qu’il peut les courroies qui fixent ses jambes d’acier. L’air n’est plus qu’une épaisse fumée pestilentielle dégagée par l’huile rance qui se consume.
Gebhardt est sur le point de suffoquer lorsqu’il se jette en avant, roule sur le sol, la tête la première, et effectue un roulé boulé de parachutiste. Il s’éloigne, s’aidant des bras, des mains et des moignons – insolite mollusque céphalopode, émouvant et grotesque. Il parcourt ainsi une cinquantaine de mètres avant de se retourner sur le dos, de s’asseoir, les bras en support, et de contempler dans une douloureuse mélancolie son appareil qui brûle, qui ne sera bientôt plus qu’un squelette calciné.
Ses yeux se portent sur les lambeaux de son pantalon, sur ses moignons maculés de terre fraîche et, brusquement, il éclate d’un rire névrosé, presque hystérique. Il n’attend pas plus de dix minutes : un side-car de la Wehrmacht parti de Saint-Guyomard le repère sans peine, s’avance vers lui à travers champ.
« Vous êtes blessé, mon lieutenant ? lance le conducteur en sautant de sa machine.
— Mes deux jambes broyées, mon vieux ! Elles sont restées dans l’appareil, je les ai coupées…, crac ! » Il dégaine son poignard et fait le geste.
Le motocycliste, un instant médusé, s’approche, soulève un lambeau de tissu, constate l’absence des jambes et comprend. Derrière lui, le second occupant du side-car, plus naïf, dévisage l’officier et marmonne :
« Ben ça, alors… !
— Eh oui, qu’est-ce que tu crois, mon gars ! poursuit Gebhardt, amusé. On a des couilles en bronze dans l’aviation ! »
Le soldat, hébété, reprend :
« Ben ça alors, quand même, ça, par exemple… »
Le chauffeur excuse son compagnon. « Faites pas attention à lui, mon lieutenant, c’est le minus de la compagnie. Maintenant on prend n’importe quoi pour faire la guerre. »
Gebhardt sourit amèrement :
« Hé oui, mon vieux, n’importe quoi ! »
La face du motocycliste vire au rouge sang-de-boeuf, il bafouille :
« Pardonnez-moi, mon lieutenant, c’est vraiment pas ce que je voulais dire. » L’amertume disparaît du sourire de Gebhardt.
« Ça va, mon vieux. Allez, aidez-moi tous les deux, il faut que je téléphone. »
Les deux soldats soulèvent l’officier qui a passé les bras sur leurs épaules. Ils le déposent précautionneusement dans le side-car, puis le motard explique :
« Mon lieutenant, le sergent qui commande notre section a téléphoné à la Kommandantur de Serent dès que nous vous avons vu nous survoler avec difficulté. Avant notre départ Serent a rappelé, il avait contacté Pontivy. Nos ordres sont de vous transporter immédiatement à Pontivy dans la mesure où votre état le permet. C’est à vous de décider.
— En route ! Je ne me suis jamais mieux porté de ma vie. »
A Pontivy, devant la porte du P.C., le sous-officier de service annonce que le général Fahrmbacher a donné l’ordre d’introduire l’officier aviateur à l’instant même de son arrivée.
Gebhardt est installé sur une chaise ; deux soldats le portent, montent l’escalier, enfilent un long couloir. Gebhardt est gêné de se présenter dans cet humiliant appareil. Lorsqu’ils pénètrent dans la pièce, le général qui attend, droit derrière son bureau, se montre surpris.
« J’avais dit : « Si votre état le permettait », lieutenant. Vous êtes blessé ?
— Lieutenant Wilhelm Gebhardt, 11ème groupe de reconnaissance. A vos ordres, mon général. Non, je n’ai pas une égratignure. C’est une vieille blessure. C’est la seconde fois que je perds mes jambes. Aujourd’hui, c’est sans gravité.
— Vous avez perdu vos prothèses ?
— Exactement, mon général, broyées toutes les deux. Le dieu des infirmes me protège !
— En effet. Je vous présente le capitaine Herre des services de renseignements de l’Abwehr. »
L’homme à tête de moineau se lève comme un ressort, tend le bras et tonne :
« Heil Hitler ! »
Gebhardt répond par un vague mouvement du bras.
« Gebhardt, poursuit le général, j’ai demandé qu’on vous amène à moi rapidement pour entendre votre rapport de vive voix. D’après Herre, une forte concentration de parachutistes alliés encadrerait un très large effectif de terroristes dans ce camp de Saint-Marcel.
— J’ai effectivement décelé une forte concentration. Peut-être plusieurs milliers d’hommes. Estimer le pourcentage de soldats de métier est impossible, mais je jurerais que le servant du F. M. qui m’a abattu n’en est pas à son coup d’essai. J’ai fait preuve d’une témérité stupide, justement parce que je pensais avoir affaire à un amateur.
— Évidemment, interrompt Herre, mais quand vous déciderez-vous à me croire ! Mes renseignements sont en béton, ça fait près de dix jours que des parachutistes sont largués sur Saint-Marcel.
— Je le sais mieux que personne, répond Fahrmbacher, pensif. Le 6 juin nous avons fait trois prisonniers, trois parachutistes français. »
Herre se détend, en proie à une stupeur brutale :
« Quoi ? Et c’est aujourd’hui que vous me l’avouez ! Où les avez-vous cachés ? J’exige que ces prisonniers me soient confiés immédiatement aux fins d’interrogatoire.
— Vous exigez, Herre ? Mais à qui croyez-vous vous adresser ? Nous avons tué l’un des leurs au cours d’un combat qui a précédé leur arrestation. Il a été enterré par nos soins, les honneurs militaires lui ont été rendus. Les autres ont été dirigés vers un camp de prisonniers de guerre. Ce sont des soldats en uniforme, appartenant à une unité régulière. Ils ont donné leurs noms, celui de leur unité et leurs numéros matricule. Mon devoir m’interdisait de leur en demander davantage.
— Votre devoir est de gagner cette guerre, d’user de tous les moyens pour repousser l’envahisseur ! Des Allemands, vos frères, nos frères vont tomber à cause de la conception que vous vous faites de votre devoir.
— Je ne pense être votre frère en rien, Herre. Je suis un soldat, vous n’en serez jamais un. »
L’officier de l’Abwehr sort en claquant la porte, Fahrmbacher se laisse tomber sur son fauteuil ; son visage reflète une profonde lassitude. Il prend Gebhardt à témoin :
« Qui a raison, lieutenant ? Depuis le début je me suis donné corps et âme au régime auquel je croyais comme on croit en la Bible. Aujourd’hui, le régime se laisse glisser dangereusement dans les mains de ces petits maquereaux qui prolifèrent comme des rats, se permettent de venir insulter un général de corps d’armée jusque dans son bureau. Avant votre arrivée, il entendait me dicter des ordres. Il m’a presque traité de couard parce que je ne lançais pas l’infanterie à l’assaut de Saint-Marcel, ce qui équivaudrait à envoyer un bon millier des nôtres à une mort certaine. Je m’y refuse. J’ai réclamé des blindés. Ils peuvent être ici dans cinq jours. Jusque-là je ne bougerai pas.
« Nous anéantirons Saint-Marcel le 20 juin.
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 18:57
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Par le même parachutage que le commandant Bourgoin, deux étrangers avaient sauté sur Saint-Marcel. Deux officiers de même grade (commandant), pourvus de la même mission : observateurs. L’un était le major Cyr, il appartenait à l’armée des États-Unis ; l’autre, le major Smith, représentait l’armée britannique. Avant leur mission, ils ne se connaissaient pas. Par un curieux hasard, ils avaient un point commun (c’était bien le seul) : tous deux portaient des lorgnons.
Cyr, l’Américain, troquait ses binocles pour des verres de contact dans les grandes circonstances (son parachutage ou l’imminence d’un coup dur). Smith ne quittait jamais le pince-nez cerclé d’or qui pendait à son cou par un ruban noir et qu’il rajustait en toutes circonstances. Long, maigre, chauve et distingué, le major britannique était amoureux fou de son personnage, pourtant bien classique, de l’officier anglais flegmatique pour lequel deux choses semblent primer inexorablement : l’humour et la tradition.
Depuis son arrivée, il parcourait le camp dans un uniforme immaculé, une badine sous le bras. Il s’arrêtait fréquemment auprès des groupes de partisans, ajustant ses lorgnons, et il dévisageait les soldats de fortune, affectant un dédain horrifié. Pourtant il ne pouvait dissimuler la sympathie et l’admiration que lui inspiraient les jeunes garçons. Après ses brèves inspections, il levait les yeux au ciel et marmonnait : « Gracious God ! (Dieu gracieux ! ) »
Les partisans étaient littéralement subjugués par la personnalité de l’officier. Pour eux c’était nouveau, ils voyaient l’ensemble de l’armée britannique à son image, ils étaient admiratifs et amusés par les trouvailles quotidiennes de Smith.
Le 16 juin, deux heures après le survol du camp retranché par l’avion d’observation allemand, Bourgoin aperçoit par la fenêtre de la ferme un rassemblement insolite. Il demande à Marienne de se renseigner. Marienne, respectueux des traditions militaires, se décharge sur un caporal-chef qui passe.
Le parachutiste revient très vite, goguenard :
« C’est le rosbif, il prend un bain, mon lieutenant. Vous devriez aller voir ça. C’est pas à louper.
– Le major Smith, traduit Marienne à l’intention du Manchot.
– Ça tombe bien réplique Bourgoin. Je voulais le voir, ça nous changera les idées. Allons assister au spectacle.
« Quant à toi, ajoute-t-il se tournant vers le caporal, tâche de montrer un peu plus de respect quand tu parles d’un officier supérieur, fût-il anglais. »
Le caporal bafouille :
« Excusez-moi, mon commandant, je vous avais pas vu.
– Belle excuse ! Tu es bien le genre de gus à m’appeler le « Manchot » derrière mon dos. »
Le caporal simule grossièrement la répugnance à cette idée. Il semble carrément outré qu’une telle pensée ait pu traverser l’esprit de son chef.
« Oh ! ça non, mon commandant ! J’oserais jamais », ment-il effrontément.
Le caporal avait raison. Le spectacle vaut le déplacement. Le major Smith est plié dans un immense baquet dont les partisans réchauffent le contenu, se passant à la chaîne des seaux d’eau fumante ; une épaisse crème mousseuse s’est amalgamée sur la poitrine de l’officier, déborde du baquet autour duquel elle forme une écume diaphane qui scintille au soleil.
Un partisan frotte vigoureusement le dos de l’Anglais à l’aide d’un gant de crin de fortune ; un second tient devant lui un rapport dont il tourne les pages. Le binocle du major Smith est posé bien droit sur son arête nasale.
Bourgoin sourit. Marienne rit carrément. Le Manchot jette un regard circulaire et déclare gaiement :
« Je ne vois pas où sont cachées les caméras ? »*
Smith détache précautionneusement son lorgnon qu’il pince délicatement entre son pouce et son index afin d’éviter de le mouiller :
« Commandant ! Ravi de votre visite et de votre réflexion. Votre humour s’améliore. Ça me rassure : on ne peut pas gagner une guerre si on la fait sans humour. C’est déjà tellement triste une guerre dans son principe. Si, en outre, on la prend au sérieux, ça devient très ennuyeux, odieux même. »
Le major anglais s’exprime en français sans la moindre faute de grammaire ou de syntaxe. Il trouve les mots justes sans le moindre effort ; mais il conserve un accent tellement prononcé qu’on se demande s’il ne le cultive pas pour parfaire son personnage.
« Vous avez sans doute raison, dans un sens, réplique le Manchot, mais au risque de vous paraître un rabat-joie, j’aimerais vous entretenir de questions qui vous sembleront austères, je le crains, mais qu’hélas ! nous devons débattre.
— Parfait, commandant, parfait. »
S’adressant au jeune F.F.I. qui savonnait ses épaules, il ajoute :
« Marcel, rendez-moi le service d’aller voir s’ils ont fini de détacher et de repasser mon pantalon.
— Ah ! parce que vous avez aussi un pressing ? remarque Bourgoin.
— Oui, oui, commandant. Bien sûr, votre camp est sympathique, il y règne une atmosphère joviale, mais hélas ! il est horriblement salissant. »
Lorsque Smith rejoint la ferme, il a l’allure d’une affiche vantant les mérites de l’armée. Bourgoin remarque la perfection du pli de son pantalon.
« Asseyez-vous, Smith, j’aimerais bavarder un instant seul à seul avec vous.
— Je vous écoute, mon commandant.
— Non, c’est moi qui vais vous écouter. Depuis votre arrivée, vous ne m’avez pas fait part de votre opinion. Or, il faut que je compare votre optique à la mienne. Je ne prétends pas être infaillible. »
Smith conserve un long silence pensif avant de répondre :
« Avant tout, sachez que si j’avais été à votre place, j’aurais agi exactement de la même façon que vous. Si j’avais été à celle de Marienne, exactement de la même façon que lui. Aujourd’hui, je constaterai que je suis dans un tragique bourbier : mais je ne regretterai rien et ma conscience me laissera en paix.
Ce sont les événements qui vous ont imposé ce gigantesque rassemblement. Il aurait été vain de chercher à contenir un raz de marée aussi enthousiaste. Même Marienne, avec les quatre jours d’avance qu’il avait sur vous, n’aurait pu l’endiguer. En ce qui vous concerne, la question ne peut se poser. Vous vous êtes trouvé devant le fait accompli.
— Ne dites pas ça. Je commande ce régiment, il ne saurait y avoir d’autres responsables, mais voyez-vous une issue ?
— Aucune. Renvoyer ces hommes équivaudrait à les vouer à une mort certaine, et il est très vraisemblable que c’est ce qu’attendent les Allemands. Ils pensent que, tôt ou tard, vous céderez à la panique et ordonnerez la dispersion. Ils nous attendent au coin du bois.
— Je partage, hélas ! votre point de vue.
— La seule solution consiste à armer et instruire ces jeunes lions. Suppléer à leur inexpérience par la fougue qui les habite, pallier leur indiscipline par leur bonne volonté. On ne peut pas forger des soldats en quelques jours, mais on peut faire des combattants. Je crains que ça ne minimise pas la casse, mais au moins elle sera réciproque. Reste évidemment l’hypothèse d’un second débarquement en Bretagne qui décongestionnerait notre position. Là-dessus vous devez en savoir plus que moi.
— Hélas ! oui. On ne me l’a pas dit ouvertement, mais je suis persuadé que notre mission est un bluff colossal destiné à empêcher l’ennemi de dégager la Bretagne.
— Alors, le seul espoir réside dans la force alliée de Normandie. Peut-être parviendra-t-elle jusqu’à nous avant que les Allemands ne se décident à nous attaquer.
— A rejeter également. Les Alliés progressent et doivent progresser est-sud-est et passer bien au-dessus de nous. »
Smith hoche la tête tristement.
« Je vois. L’éternelle histoire de l’unité sacrifiée…
— C’est le jeu. On ne peut reprocher à un état-major de manquer de sentiment, surtout avec un objectif de cette envergure. Ce n’est pas sur mon régiment que je m’apitoie ; mes hommes ont toujours su où ils allaient, ils n’ont jamais pensé qu’on les emploierait à balayer le front après le combat. Mais cette bande de gamins…
— Eux aussi savaient où ils allaient, commandant, en tout cas la plupart d’entre eux. Beaucoup vont probablement mourir. Les autres vont devenir des hommes en quelques jours. C’est la guerre.
— Eh oui, c’est la guerre. Depuis l’ordre de parachuter le 2e R.C.P., nos grands stratèges ont rayé la Bretagne de leur carte.
— Que voulez-vous, conclut Smith en souriant, c’est la rançon de la gloire. Depuis la Libye ils ont appris à faire confiance aux bloody frogs ! »
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 19:01
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Si, au cours de sa vie, Donald Seymour eut une surprise, ce fut bien le jour où la commission de réforme le déclara apte au service armé. Petit, maigrichon, asthmatique, souffreteux, myope, Seymour vivait paisiblement dans une ville secondaire du Massachusetts, assumait les fonctions d’archiviste à la bibliothèque municipale, partageait son existence de célibataire entre ses dossiers qu’il chérissait et la multitude de médicaments anodins qu’il classait avec un ordre jaloux.
Il avait presque honte de se présenter devant la commission.
Un an plus tard, il recevait les insignes de sous-lieutenant. Un concours de circonstances faisait éclater ses capacités, et il était versé à l’état-major du général Eisenhower en qualité de lieutenant archiviste. C’est le poste qu’il occupait au jour J.
Les archives de l’état-major suprême allié étaient classées dans l’immense sous-sol de Southwick House, dans les environs de Portsmouth, à quelques kilomètres de la célèbre roulotte du commandant en chef Eisenhower. Le lieutenant Seymour assistait, à l’écart, aux conférences quotidiennes des hommes qui tenaient dans leurs mains la destinée du monde. Il arrivait le premier dans la salle des colloques, en repartait le dernier, ramassant soigneusement les dossiers les plus lourds de l’histoire contemporaine. Pour les chefs de l’état-major allié, Seymour était un meuble. Il était rarissime qu’on lui adressât la parole. Il suivait la conversation, pressentait la nécessité de tel ou tel document, envoyait son adjoint courir le chercher. La perfection avec laquelle il assumait ses fonctions, la discrétion dont il faisait preuve accentuaient la modestie de son rôle. Aucun des officiers supérieurs ne l’aurait reconnu en le croisant dans la rue.
Au sous-sol, dans la grande salle où il régnait sur une dizaine de subordonnés, Seymour agissait avec la même réserve, et nul n’aurait pu percevoir la flamme qui l’habitait, la fierté légitime qu’il ressentait pour la confiance qu’on lui témoignait. Avec passion il lisait, relisait tous les rapports, mettant un point d’honneur à comprendre, non seulement leur contenu, mais surtout le mécanisme des cerveaux qui les avaient conçus.
Jour J + 10. 16 juin 1944. Dans la salle de conférences, autour du général Bedell-Smith, chef d’état-major d’Eisenhower, sont réunis l’amiral Ramsay, le maréchal de l’Air Tedder, le maréchal de l’Air Leigh-Mallory.
A sa place habituelle, Seymour n’a pas son attitude courante, mais personne ne le remarque ; il est pourpre, il transpire, essaie de vaincre sa maladive timidité. Depuis le matin, il est décidé à intervenir, à poser la question qui depuis trois jours hante son sommeil. Depuis trois jours, des arguments contradictoires se heurtent dans son esprit – cet esprit sans génie, mais dans lequel l’ordre joue une fonction essentielle.
Seymour suit le tourbillon précis des propos échangés par les cerveaux de l’état-major, souhaite que son problème vienne enfin sur le tapis, lui évitant d’intervenir.
11 h 30. Tout semble terminé pour aujourd’hui. Tedder s’est levé, bourre sa pipe pour la quatrième fois. Bedell-Smith boit un verre d’eau. L’atmosphère s’est soudain détendue, les lions échangent des propos anodins, rient d’une plaisanterie.
« Pourrais-je ajouter un mot, mon général ? » Seymour est stupéfait d’avoir osé, stupéfait de la bonhomie que suscite sa question :
« Je vous écoute, lieutenant, répond Bedell-Smith.
— Pardonnez ma témérité, mon général, mais j’ai perdu le sommeil. »
Un flux de sang lui monte à la tête, il pense :
« Je suis idiot, j’aurais dû aller droit au but. » Les rires suscités par sa phrase le glacent.
« Voyez le major, il vous donnera un somnifère », lance un colonel. Bedell-Smith jette un regard réprobateur et réplique :
« Allez-y, Seymour, soyez bref. »
Seymour récite :
« Mon général, depuis J – 40 il n’a plus été une seule fois question de la seconde vague de débarquement, celle du golfe du Morbihan, de l’embouchure de la Vilaine. »
Bedell-Smith ne veut pas répondre à la légère, il est sérieux :
« Il y a longtemps que ce projet a été rejeté. Il n’avait été envisagé qu’en cas d’échec en Normandie. Je ne vois rien en ça qui puisse vous tracasser.
— Justement, mon général. Ce qui me tracasse, c’est la position tactique des parachutistes français de Bretagne. Ils semblent s’attendre à un très puissant renfort. »
Les « huiles » échangent des regards intrigués. Les parachutistes français de Bretagne… Personne ne les a oubliés, mais ils remplissent leur mission puisque sur le front de Normandie aucun renfort n’est parvenu en provenance du sud.
« Expliquez-vous, Seymour. »
Donald Seymour retrouve son assurance, il a préparé les dossiers, il replonge dans son élément.
« Voici les rapports du général MacLeod, mon général. »
Bedell-Smith parcourt rapidement les feuilles. Sévère, il déclare :
« C’est aujourd’hui que je prends connaissance de communiqués qui datent de six jours ? Convoquez MacLeod. Ceci constitue l’ensemble des documents qui vous sont parvenus, Seymour ?
— Oui, mon général.
— C’est bon, Seymour ; merci. »
Le lieutenant Seymour retourne dans l’oubli. Le rôle qu’il a joué dans la guerre a duré moins de cinq minutes.
Le général MacLeod s’y attendait, mais les jours passant, il était convaincu à la longue que l’état-major suprême approuvait les manoeuvres de Bourgoin. Il s’en étonnait un peu, mais n’étant pas dans le secret des dieux, il avait préféré rester passif.
« C’est inimaginable, hurle Bedell-Smith, mais qui, qui a donné l’ordre de ce rassemblement insensé ? D’une heure à l’autre les Allemands peuvent balayer cette position indéfendable, libérer leurs divisions de Bretagne et nous foutre sur les reins en Normandie une offensive de 150 000 hommes ! Tout ça parce qu’une poignée de parachutistes entraînés à obéir depuis trois ans a décidé de faire une petite guerre à part.
— C’est un concours de circonstances, mon général. Bourgoin s’est trouvé devant un fait accompli. Jusqu’à présent, toutes les missions de sabotage qui ont été confiées au bataillon français ont été remplies, au-delà même.
— Mais il est vital qu’ils continuent, vous le savez ! Transmettez sur l’heure un ordre de dispersion. Qu’ils reprennent leurs sabotages par petits groupes. Supprimez cette cible ! »
Deux heures plus tard, un message parvenait au P.C. de la Nouette à Saint-Marcel :
« Éviter à tout prix bataille rangée – stop – continuer guérilla à outrance et armement F.F.I. — stop – général macleod. »
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Lun Juin 26 2023, 19:19
27
18 juin 1944.
3 h 30 du matin, heure solaire. Deux voitures quittent la Feldgendarmerie de Ploërmel pour une patrouille. Paradoxalement, tandis qu’au sein des divers états-majors allemands on s’interroge sur l’opportunité d’une attaque, tandis qu’on s’efforce d’évaluer la puissance des forces rassemblées au camp de Saint-Marcel, la gendarmerie qui aurait dû être la première informée de la concentration ennemie a été laissée dans l’ignorance.
Les Feldgendarme poursuivent leur travail de routine. Les chauffeurs des deux tractions jaunâtres sont descendus faire tourner les moteurs usés, précédant leurs six compagnons qui se brûlent la gorge en ingurgitant rapidement leur ersatz de café.
Dans un fracas pesant de bottes, les hommes font gémir l’escalier de bois vermoulu des locaux vétustes où sont basés les quatre-vingt-six Feldgendarme de Ploërmel. Sans échanger un mot ils s’engouffrent dans les véhicules qui démarrent péniblement et s’engagent sur la nationale 166.
La nuit est encore épaisse. Des nappes de brume rasent la route par intermittence et obligent fréquemment le chauffeur de tête à casser le rythme traînard et régulier de sa voiture. Huit kilomètres. La Chapelle-Caro. Les véhicules empruntent la bretelle qui va leur permettre de rejoindre la nationale 164 en direction de Malestroit. De là, leurs ordres du jour sont de s’engager sur la nationale 776 pendant six kilomètres ; puis de prendre sur la droite, vers Saint-Guyomard, la départementale 112 où ils rejoindront leur route de départ qui doit les conduire à Elven.
Passé Malestroit, ils ne connaissent plus la route, et le brouillard s’est épaissi. Les vieilles tractions avant gémissent en première, mettent près d’une demi-heure pour parcourir trois kilomètres.
Il est 4 h 5. Les fentes timides des codes commencent à se confondre avec la lueur blême qui annonce l’approche du jour. Sur la droite, les Feldgendarme aperçoivent une route secondaire. Ils n’hésitent pas, s’y engagent, persuadés qu’ils sont sur leur itinéraire.
Une légère brise s’est levée ; en quelques minutes elle dissipe la brume. Les formes se précisent, la lugubre lande bretonne apparaît, larmoyante sous la rosée de l’aube.
4 h 20. Les deux tractions arrivent au bourg de Saint-Marcel. Instantanément les Feldgendarme s’aperçoivent de leur erreur. Ils s’arrêtent, déploient une carte sur le capot du premier véhicule, situent leur position, réalisent qu’ils se sont engagés à droite sur une départementale pratiquement parallèle à celle qu’ils devaient emprunter. Elle rejoint également la 166. Ils décident de ne pas rebrousser chemin et de continuer en direction de l’Abbaye. C’est la route qui traverse en plein cœur le camp géant des parachutistes et des F.F.I.
Dans cette nuit du 17 au 18 juin, le lieutenant Pierre Marienne a souffert d’insomnie.
Le message du général Mac-Leod reçu la veille au soir par Bourgoin l’a profondément troublé. Il ne peut se leurrer. Son honnêteté ne lui permet pas de minimiser le rôle essentiel qu’il a joué dans le rassemblement de Saint-Marcel. Il sait que demain, se conformant aux consignes de Londres, Bourgoin décidera de la dispersion des 150 parachutistes et des 3 000 patriotes auxquels il ordonnera d’éclater par groupe de trois ou quatre hommes.
Ces groupes vont devenir pour les Allemands un véritable gibier. Marienne sait que sur les patriotes, les neuf dixièmes n’ont aucune expérience militaire et qu’ils vont constituer une proie fragile.
A 4 heures du matin, Marienne se lève. Il lace ses chaussures et va se raser à la pompe devant la ferme. Le caporal Pams le rejoint. Il porte sur le dos son bazooka anglais, le P.I.A.T. dont il se sert avec une habileté d’expert.
« Tombé du lit, mon lieutenant ? » Marienne répond d’un vague grognement.
Pams connaît l’officier, juge plus prudent de poursuivre son chemin sans insister.
« C’est toi qui fais l’inspection des avant-postes ? lance Marienne en enfilant sa veste camouflée.
— C’est vous-même qui m’avez désigné hier soir, mon lieutenant.
— Je t’accompagne. »
Les deux hommes marchent dans les sentiers boueux d’un pas égal et régulier.
« Avec les quatre jeeps parachutées avant-hier, on fait les patrouilles à pied, c’est pas logique, mon lieutenant.
— Footing matinal. On pense à votre santé, c’est tout. »
Les deux parachutistes échangent quelques mots avec les groupes F.F.I. des avant-gardes. Tout paraît normal. Tout semble en ordre. Ils arrivent enfin au poste le plus avancé. Quatre patriotes servent un fusil mitrailleur de chaque côté de la route qui vient de Saint-Marcel. (Le barrage se trouve en avant du chemin qui mène au château des Hardys-Behelec.)
A cette position non plus, rien à signaler. Marienne et Pams s’éloignent.
Maintenant ils marchent sur la route. Il est 4 h 30 exactement lorsque le bruit des moteurs qui s’approchent les surprend. Ils se retournent, intrigués.
Machinalement Pams dispose son bazooka sur la saignée de son bras, prêt à intervenir. Marienne sort son Colt et, d’un même bond, les parachutistes sautent dans un fossé à l’abri. Ils aperçoivent la première traction qui passe le barrage sans encombre, puis la seconde.
Alors seulement un patriote bondit hors de son refuge, hurlant d’une voix hystérique :
« Ce sont des Boches, nom de Dieu ! Arrêtez-les ! Ce sont des Boches !
— Le con ! braille Pams. Il peut pas tirer au lieu de gueuler ? »
La première voiture n’est qu’à cinquante mètres d’eux. Elle avance très lentement. Pams prépare son engin antichar.
« Laisse passer la première, ordonne Marienne. Vérifions quand même. De toute façon, ils n’iront pas très loin. »
Sans être décelés, les deux parachutistes reconnaissent sans peine les uniformes allemands.
Pams tire sur le second véhicule qui est atteint de plein fouet. L’obus a déchiqueté les deux passagers avant, blessé grièvement un troisième à l’arrière. Indemne, le quatrième parvient à s’extraire de la voiture et bondit à travers champs dans une course folle. Marienne se précipite à sa poursuite, tire au pistolet sans s’arrêter.
L’Allemand se débarrasse de son casque, de ses armes, de la plaque de la Feldgendarmerie, de sa vareuse, tout en continuant à courir en zigzag. Marienne vide son chargeur sans l’atteindre, puis il abandonne la poursuite.
La seconde voiture ne parcourt qu’une vingtaine de mètres. Un bref combat s’engage entre les F.F.I. et les Feldgendarme. Un Allemand est tué, les trois autres se rendent.
Cet incident va bouleverser les plans des états-majors :
Le général Fahrmbacher ne peut plus attendre l’arrivée des blindés pour attaquer Saint-Marcel ; les parachutistes n’auront plus le temps d’exécuter les ordres de dispersion donnés par Londres.
A 6 h 30, l’ordre d’attaquer le camp parvient à la garnison de la Wehrmacht de Malestroit. A 8 h 15 les premiers éléments allemands arrivent au bourg de Saint-Marcel.
Le lieutenant Henri Corta a relaté la bataille dans son ouvrage Les Bérets Rouges.
Il y participa. Je choisis de le citer, car nul ne pourrait, sur un combat acharné, d’une telle confusion, relater les faits mieux qu’un combattant qui vécut sur le terrain les heures héroïques et tragiques du 18 juin 1944.
« A peine la messe est-elle terminée que des coups de feu éclatent ; les rafales de F. M. se succèdent rapidement. Chacun regagne vivement son poste. On explique au plus vite à ces jeunes gens fougueux comment se servir de leurs armes, et en avant, en ligne.
« La bagarre est déclenchée dans le même coin que la dernière fois. Les Boches sont venus en nombre cette fois, mais croyant sans doute avoir affaire à un petit groupe de maquisards sans importance, les premières patrouilles arrivent isolées, à la file indienne, et se font décimer systématiquement.
Avec des effectifs plus nombreux, de l’ordre de deux compagnies, ils occupent le village de Saint-Marcel et, de là, se dirigent vers le secteur Marienne qui les reçoit sans faiblir.
Les renforts allemands arrivent peu à peu et font une nouvelle attaque sur la compagnie Larralde, composée en majorité de parachutistes.
« Les Allemands se font tuer à une cadence vertigineuse. Ils avancent, debout au milieu des champs, sans comprendre ce qui se passe. A la longue, ils réagissent et constituent un front, une ligne de bataille qui leur permet d’avoir une idée concrète des forces en opposition.
Ils installent des mitrailleuses et organisent des zones de feu, tâtonnant de part et d’autre pour trouver le point faible et le forcer.
« Vers 9 h 15, après plusieurs attaques à la charnière des compagnies Larralde et Marienne, tenue par le lieutenant Lesecq, l’aspirant Mariani et quelques parachutistes, la ferme du Bois-Joly est prise par les Allemands.
Ceux-ci, du reste très méfiants, se retirent assez rapidement et s’installent dans les haies et les fossés. La pression allemande devient de plus en plus forte, ils essaient à tout prix de parvenir au château de Sainte-Geneviève qu’ils imaginent être le P.C.
Cette bâtisse est toujours occupée par Mme Bouvard et ses six enfants qui attendent dans le jardin que la bagarre s’arrête.
Cette lutte étrange prend à nos yeux une signification extraordinaire : c’est, pour beaucoup des nôtres, le baptême du feu. Unis dans le combat, les jeunes F.F.I. se battent aussi la rage au coeur. On voit de magnifiques scènes d’héroïsme.
Le fils de Mme Bouvard, Loïc, qui a quinze ans, s’est débrouillé pour avoir une carabine américaine, dont il ne se séparerait pas pour un empire. Il s’en sert vaillamment au cours de la tournée des secteurs qu’il fait avec le capitaine Puech-Samson et dont il est l’agent de transmission.
Son petit frère, Guy-Michel, qui a treize ans, fait aussi des liaisons au milieu des rafales, tandis que Philippe, qui a onze ans, court dans le no man’s land voir où en sont les Allemands et revient nous prévenir.
« Les parachutistes sont extraordinaires de précision, de calme, de sang-froid. Depuis deux ans qu’ils attendent ce combat, ils n’en perdent pas un instant. C’est autre chose que les manœuvres d’Écosse : ici on est sûr de soi, on ne rampe pas inutilement. La moindre feuille est utilisée, on prend en passant quelques F.F.I. à l’abandon qui n’ont plus de liaison. C’est une véritable guerre de partisans, une nouvelle chouannerie.
Les anciens de Libye retrouvent devant eux les parachutistes allemands de la fameuse division Kreta qu’ils attaquèrent si souvent sur les pistes du désert ou sur les aérodromes de la côte méditerranéenne. La lutte est dure de part et d’autre, on ne fait pas de prisonniers, aussi nous nous battons avec l’ardeur des désespérés. Pas question de se rendre comme l’ordonnent les Allemands. Des rafales qui abattent les plus audacieux sont toutes nos réponses.
« Cependant, peu à peu, nous faiblissons. La compagnie Larralde a dû se replier. A l’aile gauche de cette compagnie, le château de Sainte-Geneviève n’est pas encore pris, quoique les Allemands s’y acharnent. Le sergent Navaille, bien connu des sportifs amateurs de boxe et de lutte, sait ce qu’est une bagarre. Pendant trois ans il a souffert dans les prisons allemandes et à Vichy.
Sur un toit, tenant à lui seul une allée qui donne accès au château, malgré ses blessures au cou et au côté, il tient bon. Malgré son feu précis, quelques Allemands réussissent pourtant à pénétrer dans la chambre au-dessous de lui. Sans s’affoler, Navaille dégoupille une grenade, la laisse tomber par la cheminée, et la pièce se trouve rapidement nettoyée.
« Des chasseurs de la R.A.F. arrivent et mitraillent les alentours, pendant que nous ne bougeons pas afin d’éviter les erreurs. Les Allemands sont terrorisés.
« Puis la lutte reprend avec le renfort de plusieurs équipes venues au secours des points menacés. Le sous-lieutenant Brès est tué d’une balle dans la tête, caractéristique du tir très précis des Allemands. Les parachutistes Casa et Malbert meurent aussi. Le lieutenant Lesecq est sérieusement blessé à la jambe, tandis que le capitaine Puech-Samson a la cuisse transpercée d’une balle. Le lieutenant de Camaret, blessé au cou déjà, a le bras droit cassé. Marienne, un immense bandeau teinté de rouge sur la tête et la figure couverte de sang, se bat « comme un lion », déclarent à l’unanimité tous les maquisards.
« Le lieutenant Tisné attaque partout, étonnant de courage, fonce et nettoie tous les taillis qu’il rencontre. Il faut courir derrière lui pour le voir ; il est insaisissable et rien ne l’arrête.
« Michel de Camaret et Roger de la Grandière, vieux compagnons de prison et d’évasion, se retrouvent à la fête. Le premier, malgré son bandage au bras, attaque partout où il faut, stimule les jeunes et les emmène avec lui.
« Tous deux, puis quelques autres, rejoignent le sous-lieutenant Simon qui arrive à cet instant pour l’attaque de la ferme du Bois-Joly qui sera menée à un train d’enfer. Les Allemands décimés s’enfuient pendant que Simon tient fortement la position. Puis ces deux officiers continuent leur route plus au nord, déblaient la région de Sainte-Geneviève avec leur impétuosité habituelle.
« Sur tout le front, on entend prononcer un nom : « Marienne. » C’est le type même du chef parachutiste. Il est partout à la fois, ranimant tous ces jeunes qui se lassent et faiblissent devant l’acharnement ennemi. Il n’a peur de rien ; debout en plein combat, présentant son bandeau blanc comme une cible pour les uns, un panache pour les autres, Marienne est le symbole de cette union de combattants français qui luttent pour délivrer le sol, cette terre qu’ils veulent garder.
Marienne, seul en jeep, parcourt tout le front, dégage ici, perce là, balaie les troupes ennemies de ses rafales meurtrières. Dans les arbres, les tireurs d’élite allemands se camouflent et descendent les nôtres. Marienne les arrose tout en passant. Les Boches en tombent comme des mouches.
« Puis, comme un souffle magique, un ordre passe de bouche en bouche, et, comme une traînée de poudre, s’étend sur tout le front : « En avant ! »
La nuit va venir bientôt et il faut à tout prix dégager tout cela pour pouvoir décrocher à minuit. Nous savons que des renforts d’artillerie et d’infanterie allemandes se dirigent sur Saint-Marcel.
« On se rue sur les Boches qui fuient de toutes parts. Des fossés sont pleins de cadavres*, de fusils abandonnés, de casques perdus dans la hâte et la fuite.
« L’ennemi est débordé sous l’action puissante des Marienne, des Taylor, des La Grandière et de Camaret, des Lesecq, des Tisné et des Brès, de tous nos vieux parachutistes aguerris et des maquisards éprouvés qui n’ont jamais accepté l’envahisseur.
« A la tombée de la nuit, nous sommes en bordure de Saint-Marcel. Nous avons gagné trois kilomètres d’un seul élan. Il n’est pas question pour nous de tenir le village, cela ne servirait à rien. Nous nous replions sur nos postes tenus le matin. Nous nous y installons et attendons l’heure du décrochage.
« De temps en temps, quelques égarés tirent ; aussitôt une réponse claque dans la nuit. C’est maintenant le silence, plus inquiétant que le fracas des combats. On se retourne pour voir son voisin, couché à deux mètres de là. Le moindre bruit paraît suspect. On tend l’oreille, on se lève tout doucement au-dessus du talus, on jette un regard circulaire dans la nuit, puis on se rabaisse doucement et l’on attend de nouveau jusqu’à l’heure convenue. Incertaine, la bagarre se ranime plus loin.
« Enfin, voici l’heure de se replier sur Callac par une nuit d’encre et sous une pluie battante, salutaire, j’en suis sûr, pour plusieurs des nôtres. Un par un, les groupes s’éclipsent. Comme un bloc de gelée, le camp semble se liquéfier, perdre peu à peu sa structure, et la base n’est bientôt plus qu’un coin dévasté. Tout ce qui a pu être emmené par voiture est parti. Seuls restent deux camions, quatre tonnes pleines de munitions et d’explosifs qui ne peuvent être évacués.
Le capitaine Puech-Samson, qui refuse depuis l’après-midi d’être évacué, reste seul avec quelques parachutistes. Malgré sa blessure, il fait un tour aux anciens emplacements des postes de surveillance et s’assure du décrochage. Puis il met le feu à la charge qui doit faire sauter les camions. Cinq secondes plus tard, on entend une détonation formidable et le ciel est illuminé d’une grande lueur rouge, visible à plusieurs kilomètres. » La bataille de Saint-Marcel est terminée, la mission des S.A.S. continue.
Plus que jamais, il est nécessaire d’empêcher les Allemands de dégarnir la Bretagne.
* (Le combat fera, selon la plupart des sources 30 tués côté SAS + FFI (ce nombre est à peu près exact) Sur le monument de La Nouette (construit entre 1947 et 1951) il est indiqué 560 tués allemands certaines sources annoncent même 600 morts En annexe à son rapport d’activité n°14 en date du 1er août 1944, le 2e Bureau du XXVe Corps d’Armée fait un compte rendu sur le situation des bandes terroristes et donne les chiffres des pertes allemandes depuis le 1er avril : une cinquantaine de morts, autant de blessés et une vingtaine de disparus. D’après les recherches effectuées par Patrick Andersen-Bö, les archives municipales de cette ville n’ont recensé que vingt-sept corps provenant de Saint-Marcel. Ils seront transférés ensuite au cimetière militaire allemand du Mont-d’Huisnes (Manche) Le rapport des pertes de 1 à 1.5 est généralement admis dans ce genre d’engagement… Par ailleurs personne n’explique où seraient passés les 600 corps…
"L'auteur invente des dialogues, côté allié, on peut supposer des témoignages de participants, côté allemand, c'est déjà bien plus improbable" Mes sources)
Dernière édition par GOMER le Mar Juin 27 2023, 12:18, édité 2 fois
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Sujet: Re: Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie Mar Juin 27 2023, 09:13
CINQUIÈME PARTIE
QUAND MEURENT LES ARCHANGES
28
Toute la nuit, les parachutistes dispersés marchent malgré leur épuisement. La plupart d’entre eux se dirigent vers les bois de Callac. Tous savent que l’heure des grands rassemblements est passée, qu’ils vont se trouver devant la forme de combat pour laquelle on les a entraînés, mais ils réalisent par contre que l’ennemi est maintenant conscient de leur présence, qu’ils vont devenir des bêtes traquées.
A l’aube du 19 juin, le commandant Bourgoin, harassé, hébété, s’est assis sur une pierre. Les yeux vides, il regarde sans sembler les voir les éléments épars de son unité. Les officiers évitent de lui demander des ordres, ils savent que leur chef n’en a aucun à leur transmettre. Et pourtant, malgré l’état d’épuisement des hommes, malgré la haine frénétique des Allemands décidés à en finir, leur honte rageuse devant les pertes infligées par un ennemi tellement inférieur en nombre et en organisation, les parachutistes vont se réorganiser en moins de quarante-huit heures.
Tapis dans les bois et les forêts, par groupes de trois, quatre, cinq, six au maximum, ils brûlent du désir de repasser à l’offensive :
Le 21 juin, une équipe placée sous le commandement du lieutenant Alain de Kérillis reprend les actions de sabotage. La fureur des Allemands atteint son paroxysme.
Bourgoin et Marienne, dont ils connaissent les noms, deviennent des hommes à abattre. Leurs têtes sont mises à prix, et dans tout le département commence une puérile et grotesque course au « colonel manchot ».
Le 22 juin, l’étau se resserre autour de Bourgoin. Les Allemands ont appris que son P.C. se trouve dans les environs de Serent. A l’aide de forces considérables, ils s’apprêtent à encercler toute la région.
Adrien Lefèvre est âgé de soixante-trois ans. Depuis le début de l’occupation, il vient passer l’été à Josselin dans une modeste maison mise à sa disposition par des cousins éloignés. En compagnie de sa femme, de deux ans sa cadette, il vit dans l’attente des communiqués de la radio de Londres ; comme tant de Français, il épingle fièrement sur une carte des petits drapeaux qui marquent la progression en Normandie des armées alliées.
Deux fois par jour, il se rend au café se repaître des bruits exaltants qui courent de bouche à oreille. Sur sa veste de serge usée, il arbore trois larges rubans, la Légion d’honneur, la médaille militaire, la croix de guerre 14-18.
Sa manche gauche pend le long de son flanc. Adrien Lefèvre est manchot, il a perdu son bras à Verdun. Malgré son infirmité il se tient droit, il est grand, épais et solide. Des chasseurs alpins dans lesquels il servait, il a conservé le large béret qui semble en permanence vissé sur sa tête.
En cette soirée du 22 juin, Adrien Lefèvre, lieutenant-colonel à la retraite, regagne d’un pas ferme son domicile. Une fois encore ses vagues relations de bistrot ont plaisanté sur la chasse au « Manchot » déclenchée par les Allemands.
Railleurs, les buveurs lui ont conseillé de ne plus sortir de chez lui. Odette, sa femme, a préparé une soupe aux choux. Comme tous les jours pairs, il y a sur la table une bouteille de vin rouge. Lefèvre en ingurgite une rasade, dédaigne le potage, se tient debout devant la fenêtre, contemple d’un oeil morne le jour qui baisse dans la ruelle.
Mme Lefèvre ne s’émeut pas. Elle sait que cette attitude précède une déclaration solennelle, généralement la critique de la tactique employée par tel ou tel général sur le front. Mme Lefèvre ne comprend rien aux explications de son mari, mais elle écoute et approuve, admirative devant tant de science militaire.
« Odette, après quatre années de passivité et d’inaction, ce soir enfin j’ai décidé d’agir.
— Bien, mon ami », répond sans affliction la brave femme, en servant deux louches de soupe dans l’assiette creuse de son mari.
Le colonel Lefèvre hausse les épaules, se lève et se rend brusquement dans la chambre à coucher. Il découvre une veste de chasse dont il se vêt, un ceinturon dont il se ceint, et dans lequel il passe sa manche morte. D’un geste habituel il se coiffe de son béret, choisit une lourde canne de bois grossier, puis, sans ajouter un mot, il sort, laissant sa compagne médusée.
Dans la rue, le colonel s’éloigne d’un pas décidé. Il est 19 h 45. Dans quinze minutes ce sera le couvre-feu, mais déjà personne ne s’aventure plus à l’extérieur. Lefèvre aperçoit la patrouille qui vient de déboucher, silencieuse, d’une rue à angle droit. Quatre cyclistes. Il se jette dans l’encoignure d’une porte. Le retraité sait qu’il risque sa vie et pourtant il n’a pas eu la moindre hésitation. Les gendarmes allemands mettent pied à terre, le rejoignent, mitraillette au poing. Alors, droit, altier, superbe dans son attitude, Lefèvre laisse tomber sa canne à ses pieds et lève son bras valide en signe de reddition. Sans baisser leurs armes ni relâcher leur attention, les Allemands échangent des regards stupéfaits. Ils encadrent le manchot qu’ils dirigent vers les locaux de la Feldgendarmerie.
Cette ruse puérile qui avait germé dans l’esprit d’un homme rongé par l’inaction porte à sourire, même si l’on admet le courage qu’il fallut au colonel Lefèvre pour mettre à exécution son invraisemblable projet, et pourtant, par recoupement, il semble aujourd’hui établi et indiscutable que par son action du 22 juin 1944, Adrien Lefèvre, soixante-trois ans, colonel à la retraite, sauva bel et bien la vie du commandant Bourgoin.
Mitraillette dans les reins, le vieux soldat est poussé sans ménagement dans le bureau poussiéreux du capitaine de la Feldgendarmerie de Josselin.
Le capitaine, seul officier du détachement, est absent. Il s’est rendu à Rennes, ne sera de retour que dans la soirée du 23. La responsabilité du poste est détenue par un sous-officier interprète, un lourdaud obtus qui ne doit ses galons qu’à sa parfaite connaissance de la langue française.
Avant la guerre, il était cultivateur près d’Ettenheim, à quelques kilomètres de la frontière alsacienne.
Dans le chef-lieu de canton morbihannais, nombreux sont ceux qui se souviennent encore du sous-officier de gendarmerie allemand. Nul ne connut jamais son nom véritable, mais on n’a pas oublié le surnom dont on l’avait affublé : « Achtung ! »
C’était un brave homme et les Josselinais ne se privaient pas, lorsque fréquemment il se trouvait entre deux vins, de railler sa naïveté. D’un index menaçant, le sous-officier répondait invariablement : « Achtung ! » sur un ton qu’il voulait sévère, mais qui n’arrivait qu’à faire redoubler les sarcasmes des persifleurs.
Ce soir-là, l’un des cyclistes de la patrouille pénètre précipitamment dans la cantine. En chemise et larges bretelles, « Achtung » ingurgite une canette de bière. Le cycliste, sur un ton dramatique et solennel, déclare : « Nous venons d’arrêter le commandant des parachutistes, le Manchot. » « Achtung » se dresse.
Son cerveau est trop simple pour qu’il mette en doute l’affirmation de son subordonné. Son premier réflexe est celui d’un soldat : il enfile sa vareuse, qu’il boutonne soigneusement, puis il se dirige vers le bureau du capitaine. Lorsqu’il y pénètre, Lefèvre est assis, il n’a pas la moindre réaction, joue son jeu à la perfection.
Une chemise contenant une seule feuille a été déposée sur le bureau ; le sous-officier s’assoit et feint de lire attentivement le rapport dactylographié qu’il connaît par cœur.
Enfin, dans un mouvement théâtral, il lève la tête et fixe le prisonnier.
« Vous êtes le colonel Bourgoin, chef des parachutistes terroristes à la solde des Anglais ? »
Lefèvre pense que son cœur va éclater de joie. Il est transporté de fierté, il a réussi.
« Monsieur, répond-il, auguste et révérencieux, vous connaissez les règles et les traditions. En tant qu’officier supérieur, je ne suis tenu de répondre qu’à un officier. En conséquence, je vous prie de laisser là cet interrogatoire et de prévenir vos autorités. »
C’est au tour d’« Achtung » de jubiler. Il pense déjà félicitations, avancement, décorations.
« Vous avouez donc être le colonel Bourgoin ?
— J’avoue être un colonel français, rien d’autre. Inutile, je vous le répète, de poursuivre cet entretien. »
« Achtung » est imprégné de son importance. Il se lève, claque les talons et déclare :
« C’est parfait, colonel. Mes hommes vont vous conduire à la cantine. Vous pourrez y recevoir de la nourriture pendant que j’avise mes supérieurs. »
Lefèvre a maintenant envie de rire. Il pense qu’il a laissé la soupe aux choux d’Odette et qu’il va dîner aux frais de la Feldgendarmerie.
Plusieurs heureuses coïncidences vont encore jouer en faveur du stupéfiant stratagème. D’abord l’hésitation du sous-officier qui va attendre un quart d’heure avant de prendre sa première décision : tenter de joindre à Rennes son capitaine. Il aurait été simple pour lui d’aviser le commandant de la Wehrmacht de Josselin cantonné à quelques centaines de mètres. Mais une telle démarche aurait frustré la Feldgendarmerie de la gloire à tirer de la capture de l’ennemi public numéro un.
A Rennes, le capitaine est introuvable. Plusieurs appels sont nécessaires pour s’en assurer. « Achtung » appelle alors la gendarmerie de Vannes. Il obtient un lieutenant qui, ne connaissant ni le sous-officier ni la fragilité de son raisonnement, ne met pas en doute ses affirmations.
« Nous avons arrêté le colonel Bourgoin, le Manchot, affirme « Achtung » avec importance, il a avoué son identité. »
Le lieutenant obtient à Pontivy un capitaine. Cet officier de gendarmerie a la première réaction saine : il se dégage sur l’infanterie, avise le commandant Fueller de la capture du « Manchot ».
Le général Fahrmbacher est à son tour mis au courant. Sa première réaction est de lever le dispositif prévu pour le quadrillage de la région de Serent qui s’avère maintenant sans objet. Quand, dans la nuit du 22 au 23 juin, le commandant Bourgoin va parcourir à pied plus de quarante kilomètres pour trouver un abri sûr chez des sympathisants, il ne rencontrera pas sur sa route le moindre obstacle…
23 juin. Trois heures du matin. Le commandant Fueller, accompagné de trois officiers et d’un lieutenant interprète, arrive à la gendarmerie de Josselin « Achtung » qui l’attend, l’installe dans le bureau du capitaine et lui tend le rapport excessivement détaillé qu’il a rédigé dans la nuit sur l’arrestation du pseudo Bourgoin.
Les questions et les réponses du bref interrogatoire ont été fidèlement mentionnées. Fueller, quoiqu’un peu intrigué, félicite le sous-officier pour son action et le prie de faire monter le colonel Bourgoin.
Lefèvre est introduit. Un coup d’oeil suffit à Fueller pour comprendre la mystification, d’autant que le vieux colonel est amputé du bras gauche, Bourgoin, du droit. (Il est vrai que ce détail ne figurait pas au rapport.)
Amer, déçu, Fueller fait signe au « Manchot » de s’asseoir, et questionne par l’intermédiaire de l’interprète.
« Qui êtes-vous, monsieur ? »
Lefèvre tente encore de gagner du temps. Dans un allemand parfait il répond :
« Je suis un colonel de l’armée française… »
Fueller l’interrompt :
« Cessez ce jeu, monsieur Bourgoin n’a pas quarante ans, nous le savons parfaitement. » Lefèvre comprend qu’il ne peut plus nier.
« Mon nom est Adrien Lefèvre, colonel à la retraite, en vacances à Josselin avec ma femme. Je vous prie de noter que dans mes déclarations, je n’ai menti à aucun instant. »
Fueller prend le rapport du sous-officier, le parcourt à nouveau, ne peut réfréner un pâle sourire.
« Vous n’avez pas menti, mais vous avez cherché à nous berner, cela revient au même… »
Solennellement, Lefèvre reprend :
« Je suis prêt à assumer pleinement la responsabilité de mon acte, même si, comme je le pense, il me conduit devant un peloton d’exécution. »
Fueller a un mouvement d’indifférence, il questionne encore :
« Votre bras ?
— Verdun, 1916. »
Fueller hoche la tête, range amèrement dans sa serviette les papiers qu’il en avait extraits en vue de son interrogatoire, referme la serviette avec soin, puis une fois encore se replonge dans la lecture du rapport du sous-officier.
Songeur, il regarde le manchot et, tranquillement, il déchire le rapport en petits morceaux qu’il chiffonne avant de les jeter dans la corbeille à papiers.
Alors il se lève et, sortant de la pièce, droit malgré sa claudication, il déclare à Lefèvre :
« Rentrez chez vous, monsieur. Il est tard. Votre femme va s’inquiéter. »
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Achille Muller l'un des seuls survivants ayant fait le débarquement de Normandie