Le 10 septembre 1914, tout le front ennemi a cédé, mais l'ordre de poursuite lancé par Joffre s'avère malaisé. En outre, l'état major allemand a mis en ligne une nouvelle armée prélevée en Lorraine. La poursuite est stoppée sur, l'Aisne.
Faute de pouvoir percer au centre, le général Falkenhayn, qui a remplacé, Moltke
au commandement en chef des forces allemandes, décide de déborder l'aile gauche française. Presque simultanément, Joffre a la même pensée stratégique : gagner l'ennemi de vitesse, le déborder sur son aile droite. Les forces vont se déplacer latéralement, chacun des commandants en chef «s'efforçant tantôt de déborder l'adversaire, tantôt de parer à cette menace»
(Renouvin). Ce fut ce qu'on appela la « Course à la mer» dont l'enjeu était les ports du pas de Calais.
Cela donne lieu d'abord à la bataille de la Somme (20-30 septembre 1914), puis à la bataille d'Arras qui s'éteignit vers le 7 octobre, par épuisement. Cette première étape de la « Course à la mer» se termine sans vainqueur ni vaincu.
Falkenhayn envoie 'des troupes fraîches en Belgique. Il pense pouvoir déboucher par le nord où il compte ne rencontrer qu'une faible résistance. L'armée belge est faible numériquement et a déjà été fortement entamée. Anvers est en passe de tomber. De la mer à la Lys, de nouvelles forces allemandes s'apprêtent à déferler.
Mais, dès les premiers jours d'octobre, les Alliés envoient des renforts en Flandre, d'une part pour recueillir l'armée belge menacée d'encerclement à Anvers, d'autre part pour barrer la route de Dunkerque.
La lutte s'engage aux alentours du 14 octobre. Elle durera un long mois. Elle fut si confuse et si violente qu'on lui donnera plus tard le nom de « Mêlée des Flandres », Premier grand épisode : la bataille de l'Yser qui se déroule entre
Nieuport et Dixmude, sur le canal de l'Yser derrière lequel va se replier l'armée belge, encadrée, par quelques unités françaises. Parmi celles-ci, il en est deux qui s'Illustreront particulièrement : la 42e division du général Grossetti, et les 6 000 fusiliers marins du contre-amiral Ronarc'h qui vont écrire à Dixmude une des plus belles pages de gloire de la marine française.
Le 9 octobre 1914, un pigeon voyageur s'abat sur le centre colombier de Paris.IL apporte une nouvelle à laquelle, l'optimisme de commande n'avait pas préparé
L’opinion: « Anvers est envahie. » Les Britanniques sont consternés : pour leur
Marine et pour leur île, c'est une menace insupportable. Les Belges se plaignent de n'avoir pas été soutenus. Joffre ne s'affole pas ; il l'avait prévu.
Il faut sauver ce qui reste de l'armée belge. Celle-ci se replie sur le sud-ouest vers Ostende, en compagnie de quelques éléments britanniques : mais elle est menacée d'enveloppement. En outre, démoralisée, affaiblie, sera-t-elle en mesure de se battre immédiatement? C'est par l'ouest, de toute évidence, que l'ennemi va tenter d'encercler la malheureuse armée du roi Albert. Il faut pour cela qu'il prenne Gand et Bruges, et d'abord Gand.
« Amiral, tenez deux jours » Dans l'après-midi du 8 octobre, le général Pau assiste, en gare de Gand, au débarquement des premières unités de la brigade de fusiliers marins du contre-amiral Ronarc’h.
« Saluez ces messieurs, vous ne les reverrez plus. » C'est ce que, dit-on, aurait murmuré le général à l'adresse de son état-major en désignant d'un coup de menton les officiers de marine et leurs hommes qui descendaient du train.
Le général Pau est responsable des liaisons entre les Belges et l'état-major français. Liaisons pleines d'épines. Il a établi, en grande partie, le plan de repli de l'armée belge. Il sait, en recevant les marins, toute la difficulté de la tâche. Et ceux-ci ne savent pas qu'ils vont être des héros.
-Amiral, vous devez tenir au moins deux jours, le temps pour le gros de l'armée d'Anvers de se replier vers le sud-ouest...
- Seuls?
- Vous n'aurez avec vous que les trois brigades belges à effectif réduit du général Clothen, dix mille hommes.
- Les défenses?
- Quelques tranchées minables, au nord de la ville. Aucun abri naturel.
Ronarc'h a compris. Ce ne sera pas simple. Il ne peut compter que sur la valeur intrinsèque de sa troupe, car il n'en connaît pas la valeur guerrière.
Les six mille fusiliers marins étaient encore à Paris deux jours avant. Ils avaient quitté Saint-Denis le 7 au matin pour Dunkerque. A peine arrivés là, on leur avait dit : «Direction Anvers. » Finalement, ils se retrouvent à Gand, assez perplexes. Les trois quarts d'entre" eux sont bretons et n'ont jamais vu que la mer. Ce sont, en grande partie, des réservistes. Beaucoup n'ont pas vingt ans. Dans l'ensemble, ils n'ont jamais combattu. Pour toute instruction ils n'ont eu droit qu'à quelques tirs dans une carrière de plâtre de Seine et Oise. Leurs officiers en savent peut-être plus en théorie mais comme leurs hommes, ils ne connaissent que la mer. Parmi eux, également beaucoup de réservistes, dont deux novices jésuites et un député radical.
En revanche, leur chef a toutes les expériences. Ce Quimpérois, au nom qui ne trompe pas est, à quarante-neuf ans, le
plus jeune officier général de l'armée de mer, comme il en fut, à quarante-deux ans, le plus jeune capitaine de vaisseau. Il a
bourlingué un peu partout, fait le coup de main contre les Boxers au siège de Pékin, et conçu un nouveau dragueur de mines. On retient de son visage des yeux profonds et un « bouc » long et fourni. Actif énergique, il est d’une opiniâtreté légendaire.
Baptême du feu Dans la nuit noire, sur les lisières nord et est de Gand, les marins veillent en se demandant encore ce qu'ils font là. A trois heures du matin ils entendent leur premier coup de canon, les premiers sifflements d'obus, les premiers grincements de « marmites », les premières explosions. La première fois, c'est terrible! A la lueur du bombardement ils peuvent voir, le long des maisons, les Allemands qui se faufilent. C'est le 2e régiment (capitaine de vaisseau Varney) qui reçoit le baptême du feu.
Ventre crispé, doigts engourdis figés sur la détente, ils, regardent l'adversaire s'approcher. A soixante mètres, les mitrailleuses Crachent leurs premières rafales et les fusils leurs premières balles. Puis, comme s'Ils n'avaient toujours désiré, que cela, les fusiliers se lancent dans leur première charge.
Toute là matinée du 9, puis dans la nuit du 9 au 10, de violentes escarmouches se produisent, mais sans grosses pertes de notre côté. Le 10, la 5e division anglaise débarque à Gand où les Tommies défilent gaiement en chantant le « Tipperary » et en tenant leur fusil comme une raquette de tennis.
Cependant la pression allemande se fait plus forte. Les défenseurs de Gand sont menacés d'enveloppement. De plus, ils ont rempli leur contrat en retardant 50 000 Allemands. L'armée belge en retraite a largement profité du coup d'arrêt donné par les fusiliers. Elle a pu prendre du large.
L'ordre de repli est donné: direction Dixmude. Sans désemparer, les néo-fantassins couvrent 55 kilomètres en vingt heures. Ils grognent un peu puisque cela soulage, mais les cadres donnent l'exemple en portant eux aussi le sac de 25 kilos.
Le 15 octobre, le roi Albert songe à se replier jusqu'au pas de Calais, laissant aux Alliés le soin d'arrêter les Allemands.
Il estime que son armée n'est plus, pour le moment, en état de se battre. Mais Joffre et Foch, coordinateur des armées du Nord, qui, aux pires moments, ne songe qu'à attaquer, s'y opposent. Finalement, la décision est prise : il faudra au moins s'arrêter sur l'Yser.
Un champ de bataille mélancolique Pendant ce temps, le général Falkenhayn achève de mettre sur pied six corps d'armée presque entièrement constitués de vétérans et d'un mélange de conscrits, de volontaires sans instruction, et de réservistes oubliés lors de la mobilisation.
Quatre de ces grandes unités sont envoyées en Flandre où l'état-major allemand ne compte pas rencontrer une grande résistance.
Le 16 octobre, Foch, qui a eu une entrevue avec le roi Albert, écrit à Joffre:
« L'armée belge est installée sur la ligne de l'Yser. Elle a reçu l'ordre d'y rester, de s'y organiser et de s'y défendre avec la dernière énergie. Le roi et le président du Conseil paraissent décidés à pratiquer cette tactique et à la faire pratiquer. »
Joffre désigne, pour la soutenir, la 42e D.I. du général Grossetti qui n'arrivera que vers le 20 octobre.
Falkenhayn en personne vient à Gand le 17 octobre. Il tient conférence avec le prince Ruprecht de Bavière (6e armée) et le duc Albert de Wurtemberg (4e armée) chargés d'attaquer d'Ostende à Ypres. Ils veulent porter un coup mortel à la coalition ennemie. L'attaque est prévue pour le 19 octobre, de la mer à la Lys. L'aile droite doit porter le coup fatal: envelopper l'aile gauche alliée, conquérir les ports. « Nach Kalais ! »
C'est sur un champ de bataille plat et mélancolique que va se dérouler le premier épisode de la bataille de l'Yser. La mer, la terre et le ciel se confondent dans une même grisaille. Une sorte de brume flotte sur toute chose. Il n'y a pas de forêt ni de colline. Seul relief: quelques routes, les maisons et les remblais de voies ferrées. L'Yser est la grande rivière; elle a, au maximum, vingt mètres de large. Elle dessine un arc de cercle de Dixmude à Nieuport. Entre ces deux villes, la corde de l'arc: la voie ferrée posée sur un talus qui deviendra célèbre.
L'eau est partout, collectée par des dizaines de canaux, de petites rivières. Sur ce terrain imbibé, il est à peu près impossible de creuser de véritables tranchées. Tout le pays entre Dixmude et Nieuport est au niveau ou en contrebas de la mer.
C'est un ancien golfe conquis par les hommes. La mer reprendrait son bien sans les dunes et le jeu d'écluses qui, au centre de Nieuport, permet de commander à l'eau. On les ferme au moment de la marée haute, sinon la mer refoulerait les eaux
De I' Yser qui ont déjà tant de mal à la joindre, et inonderait son ancien domaine.
Ces écluses seront l'arme suprême qui permettra au roi Albert de conserver un lambeau de royaume et qui, sans doute, sauvera Dunkerque et Calais.
A l'extrémité ouest de l'arc de cercle et de sa corde : Dixmude où les marins arrivent le 16 octobre au matin.
C'est une paisible et vieille petite ville de 4 000 habitants qui connut des heures brillantes lorsqu'elle était un port niché au fond de son golfe dont on a chassé la mer et où maintenant l'on va se battre. Devenue un simple marché au beurre, elle a conservé du charme avec sa Grand-Place gothique, avec l'église Saint-Nicolas, célèbre pour son merveilleux jubé, avec ses béguinages rose fané et son vieux pont rouillé. De tout cela, il ne restera rien dans quelques jours.
Dixmude, pour son malheur, va être trois semaines le pivot de la « Mêlée des Flandres ». Droite de la bataille de l'Yser, elle deviendra ensuite gauche de la bataille d'Ypres.
Mis à part un faubourg à l'ouest, toute la ville est sur la rive droite de l'Yser. Point de jonction de celui-ci et du canal d'Ypres, Dixmude est un carrefour ferroviaire d'importance capitale. Y aboutissent les voies ferrées venant de Dunkerque et Furnes, d'Ypres, de Nieuport, d'Ostende, d'Anvers.
« Sacrifiez-vous » « Pour sauver tout à fait- notre aile gauche jusqu'à l'arrivée des renforts, sacrifiez-vous, tâchez de tenir au moins quatre-
jours », dit l'amiral à sa troupe. .
Sans artillerie lourde, sans aviation d'observation, sans autre expérience que celle, récente, de Gand, à un contre six, les fusiliers tiendront jusqu'au 10 novembre. Ils doivent occuper un demi-cercle autour de Dixmude, un fer à cheval dont chaque branche s'appuie sur l'Yser. Ils sont soutenus par des éléments de la maigre brigade belge du général Meyser. Elle n'est forte que de 7 000 hommes.
L'amiral Ronarc'h a confié au 1° régiment (capitaine de vaisseau Delage) la zone au nord du diamètre Caesekerke Dixmude canal d'Handzame; au 2° régiment (capitaine de vaisseau Varney) il donne le sud de cette ligne. Il installe son P.C. avec deux bataillons de réserve à Caesekerke.
C'est sous un bombardement de petits calibres que, les 16 et 17 octobre, les fusiliers préparent les défenses des lisières. C'est dans des tranchées à peine dignes de ce nom, sans créneaux, sans réseau de barbelés, qu'il faut repousser victorieusement les premiers assauts.
Mélancolique, grave, le roi Albert 1° vient inspecter la défense de Dixmude. Monté sur le talus du chemin de fer, il peut contempler ce qui lui reste de la Belgique. Il n'est plus que le roi de l'Yser, comme Charles VII fut celui de Bourges.
C'est le 19 que commence la vraie bataille. Les Allemands s'en prennent, à quelques kilomètres au nord de Dixmude, aux petits détachements belges que l'on a laissés à Leke, à Keyem, à Beerst, le long de la voie ferrée Dixmude-Ostende.
Quittant leurs retranchements inachevés, les marins volent à la rescousse. Ils se dirigent vers Beerst sans bien savoir si le village est encore dans des mains amies. Arrivé en vue des premières maisons de Beerst, le lieutenant de vaisseau de Maussion est accueilli par un feu sévère. Les Belges n'y sont plus. Les Allemands occupent l'église et les maisons.
Terrain plat, aucun arbre. Seules quelques haies mitées peuvent servir de couvert. Impulsifs, les marins se déploient sans grande précaution. Ils subissent immédiatement de fortes pertes. Maussion, debout au milieu de champs de betteraves, insouciant de la mitraille, n'a pas le temps de sortir ses jumelles; il tombe foudroyé.
Collant à la terre mouillée, essayant de fondre le bleu souillé de leur capote au vert boueux des feuilles de betteraves, les marins apprennent à ramper.
Au nord du village, sur la route de Keyem, le lieutenant de vaisseau Hébert et ses 1e et 2e compagnies parviennent en rampant à 500 mètres d'un boqueteau où se tient une forte concentration d'artillerie et d'infanterie. Sur sa gauche, le capitaine de frégate Jeanniot fait de même.
Tout à coup, un enseigne s'écroule, blessé à la tête et aux jambes. Deux autres officiers et de nombreux soldats tombent à leur tour. Les matelots se coulent tant bien que mal dans les fossés pleins d'eau. Des tireurs d'élite allemands, cachés dans les rares arbres du pays, font mouche à chaque fois. Une balle casse le cou et le poignet d'Hébert, une autre le frappe à la place du coeur. Elle s'arrête sur son portefeuille, après avoir traversé un bloc-notes et, ô ironie, le « Manuel du fantassin en campagne ».
Ralliant ses compagnies fortement éprouvées et les galvanisant, Varney relance l'attaque de Beerst, après avoir réussi à s'approcher jusqu'à 200 mètres des premières maisons.
Les matelots se dressent au commandement, se lancent à l'abordage. Le bataillon Mauros débouche au bon moment de Vladsloo, au sud-ouest, d'où, aidé par des automitrailleuses belges, il a délogé les Allemands. Au crépuscule, les fusiliers sont maîtres de Beerst. Il y a des cadavres et des débris humains partout, dans les rues, dans les maisons et jusque sur les toits.
Six heures plus tard, alors que les hommes munis de pioches préparent la défense du village chèrement payé, contrordre: repli sur les positions préparées à Dixmude.
- Alors Beerst, maugréent-ils, c'était pour la gloire !
En fait, on sait que les Allemands ont reçu de nouvelles troupes formées de volontaires et, d'Anvers, arrive une importante artillerie lourde.
Tout le monde se replie derrière l'Yser. Ordre est donné de défendre la rivière coûte que coûte. Seuls, les fusiliers marins à Dixmude, aidés de quelques unités belges, restent sur la rive droite.
A l'assaut en chantant Le 20 octobre - et cela comme tous les jours depuis des siècles - 11 heures sonnent au clocher de Saint-Nicolas. Une première « marmite » tombe sur l'hôtel de ville. Cette fois-ci, c'est sérieux, ce n'est plus du 77 !
Les Allemands ont amené leur artillerie lourde. Il y a du 105, du 150, du 210, du 280, du 420. A l'hôtel de ville, le lieutenant de vaisseau Serieyx reste seul valide. Sa section de commandement est entièrement mise hors de combat: 17 tués,
26 blessés. Le souffle l'a plaqué à terre. Quand il ouvre les yeux, il voit à sa droite son fourrier dont la tête a été à moitié emportée. A sa gauche, un fusilier de dix-neuf ans qui, dix minutes auparavant, criait : « Ah! les vaches », en se moquant plus qu'en haïssant, gît, les yeux fixes, un gros morceau de fer planté dans le front. Treize jours avant, il flânait dans Paris comme ses camarades en pensant que la guerre est jolie.
Toute la journée, les obus s'abattent sur la ville et les défenses extérieures. Celles-ci sont à peu près constituées. Mais, à l'intérieur, on n'a pas eu le temps de se retrancher. Les pertes humaines sont lourdes; quant à la ville, elle commence à changer de figure.
L'église est en feu, les cloches se sont tues, mais des balles ou des shrapnells viennent de temps en temps les frapper.
Quand le clocher s'écroule, on entend une dernière fois le bourdon qui exhale, en s'écrasant au sol, une plainte inouïe. Il semble aux marins qu'elle met une éternité à s'éteindre:
Le bombardement ne se calme que pour laisser la place aux attaques des légions allemandes. Bombardements-assauts-bombardements-assauts, de jour et de nuit.
Les tranchées sont prises et reprises dix fois. Les Combats se terminent presque toujours au corps-à-corps. Les matelots jouent de la baïonnette comme jadis les corsaires maniaient le sabre. Au prix d'actes héroïques innombrables et de mêlées sanglantes, la position reste chaque fois aux mains des Mathurins,
Mais à l'extrémité sud, les tranchées tenues par les Belges sont sur le point de céder. L'amiral Ronarc'h y envoie quatre compagnies de fusiliers. L'ennemi les attaque aussitôt. Ce sont des volontaires ou des conscrits récemment embrigadés. Ils approchent au coude à coude, comme à la parade, sur seize à vingt rangs de profondeur, encadrés par des vétérans. Ils marchent droit, lentement, presque au pas cadencé, le regard fixe. Certains chantent.
A cent mètres de nos tranchées, des hurlements gutturaux fusent : « Vorwârts l » (« En avant! ») « Feu à volonté! »
Les mitrailleuses des « demoiselles au pompon rouge » crachent leurs rafales avec précision, taillant dans la masse compacte des Wurtembergeois qui s'amenuise à mesure qu'elle s'approche, et qui doit renoncer. On notera à chaque occasion le sang-froid des matelots qui ne tirent que lorsque l'ennemi est le plus vulnérable. Dès le 20, Ronarc'h demande au dépôt de Dunkerque, pour combler les vides, douze officiers, seize officiers mariniers, trois cents quartiers-maîtres et marins.
Dixmude est blessée de partout. Maisons éventrées, quartiers en flammes. Il pleut mais l'incendie est plus fort que l'eau. La population, bien entendu, est partie. Il ne reste que quelques carmélites et un bedeau pittoresque. Rivé à sa vieille maison, il mourra avec elle.
Sur l'air d' « Auprès de ma blonde " ... Au petit jour, le 21, la pluie a cessé. Pour une fois, le soleil éclaire la plaine désolée et fait étinceler toute l'eau qui quadrille le schorre. Le bombardement reprend et les tranchées belges sont en difficulté. Elles cèdent après une belle résistance. Une section de fusiliers se replie avec elles. Le lieutenant de vaisseau Cayrol, revolver au poing, protège la retraite de ses mitrailleuses. Comme le commandant d'un navire il veut être le dernier à partir. Il tombe, frappé au front.
Trois compagnies se déploient en tirailleurs. On se couche, on se lève, on fait feu et puis c'est l'assaut en hurlant Grenade, baïonnette. Quatre à cinq cents Allemands sont mis hors de combat. La majorité n'a pas vingt ans. Toute la nuit, dans les tranchées reprises, on veille. Un marin scrute la nuit en compagnie d'un Belge décapité et d'un Allemand blessé.
Celui-ci ne sort de sa torpeur que pour murmurer : « Vive la France! » tant il a peur d'être achevé par un « diable bleu ». Et, le lendemain, la même journée recommence : bombardements, attaques, brèches à boucher. Mouillés, assis ou couchés dans la boue, les marins sont épuisés. Quand ils ne dorment pas les yeux ouverts, ils « rouspètent », maudissent la création. Mais l'entrain et le mépris du danger de leurs officiers arrivent à maintenir chez eux un moral d'airain. Certains fredonnent, sur l'air de « Auprès de ma blonde» :
Sur les bords de l'Yser
Les marins ont tenu
Les All' mands en arrière
Si bien qu'ils n'ont pas pu
Traverser la rivière
Comme ils l'avaient conv'nu.
Hélas! Ils vont la traverser ailleurs, la rivière. Dixmude tient, mais les Allemands attaquent violemment au nord de Tervaete, là où l'Yser forme une grande boucle. Les Belges y sont soumis depuis plusieurs jours à une intense canonnade de tous calibres. Le 22, pour la première fois; les Allemands prennent pied sur la rive gauche; Tout le dispositif allié est menacé. Si le mal s'étend, Dixmude est prise à revers, la voie ferrée emportée et la route ouverte à l'invasion. Or, il s'étend.
L'amiral Ronarc'h envoie immédiatement les bataillons Rabot et Jeanniot pour enrayer l'infiltration. Il ne réussit qu'à la retarder au prix de pertes considérables. Deux compagnies sont décimées.
L'ennemi avance et marche sur Pervyse. On attend le renfort de la 42e division du général Grossetti qui va partager avec les hommes de Ronarc'h les palmes du courage et de l'efficacité. Mais lorsqu'elle entre en ligne, l'Yser est perdu. Seuls,
Dixmude et Nieuport, les deux bouts de la corde, tiennent.
Le général d'Urbal, chef du « détachement d'armée de Belgique » hâtivement constitué et curieusement bigarré, écrit à
Ronarc'h : « ... Il y va de notre honneur d'aider les Belges jusqu'à l'extrême limite de nos moyens ... En conséquence; le camp de Dixmude doit être tenu par nous, tant qu'il restera un fusilier marin vivant... »
Un parapluie pour les obus La situation paraît difficilement tenable à Dixmude maintenant prise à revers. Pour faire face au péril, Ronarc'h doit utiliser sa réserve générale : les bataillons Rabot et Jeanniot.
Les cantonnements de la brigade sont cruellement bombardés. L'amiral et les états-majors de régiments doivent, se déplacer sans arrêt. Leurs emplacements sont très vite repérés. Un correspondant du Daily Telegraph écrit:« Ici, il ne
fait ni jour ni nuit, il fait rouge, ».
L'effectif de la brigade a fondu. Les Belges ne sont plus que 2 500. Il faut faire le travail des morts. En plus, il pleut, les tranchées sont pleines d'eau. On monte la garde en grelottant.
Pour le renforcer, on envoie à Ronarc'h deux bataillons de Sénégalais.
A la gauche de la brigade, l'arrivée tant attendue de la plus grande partie de la 42e division de Grossetti va enrayer l'avance allemande et soulager les marins.
Quelques heures seulement ...
Grossetti va prendre l'habitude de colmater les brèches et de sauver les situations. Ce gros Corse a une réputation établie de baroudeur. Il a horreur de la pluie et il ne doit pas aimer la Flandre. Il est accoutumé de se tenir sous un parapluie au plus fort de la bataille.
Toute sa division, sauf trois bataillons qui restent à Nieuport (protection des écluses), est chargée de défendre le secteur Ramskapelle-Pervyse.
Mais c'est insuffisant, les Allemands sont de plus en plus forts. De Nieuport à Dixmude, les Franco-belges luttent à un contre cinq.
Le roi Albert et l'état-major belge sont au bord du renoncement. Foch se rend à Furnes et les adjure de tenir. Il leur annonce des renforts : trois divisions. Les Belges reprennent courage, une fois de plus.
D'Urbal demande à Grossetti de distraire un bataillon au profit de l'amiral Ronarc'h. Pour tenter d'alléger la, pression de l'ennemi sur l'Yser, il ordonne une offensive contre l'aile gauche allemande à l'est de Dixmude. Le 25, lès corps d'armée des généraux Dubois et de Mitry venant du sud doivent agir en direction de la route de Dixmude-Roulers et de Cortemarck. Foch, toujours optimiste, espère beaucoup dans cette attaque. C'est un échec complet.
L’assassinat du commandant Jeanniot.Le même jour, les Allemands attaquent en force entre Pervyse et l'Yser. A Dixmude et autour, dès l'aube, des engins de tout calibre ravagent encore ce qu'il reste de la ville, bouleversent les tranchées, tuent, blessent, épuisent. Le bataillon Jeanniot, très éprouvé, est relevé au nord de Dixmude par un bataillon de là 42e D.I. Il va au repos sur la, rive gauche.
Alors va se produire un drame étrange sur lequel existent de multiples versions.
Vers dix-neuf heures, le 25, l'artillerie ralentit son tir. Un vent très violent se lève, accompagné de pluie. Une compagnie de fusiliers se rend vers les tranchées du sud. Dans la nuit, ils se trouvent nez à nez avec une section allemande dont on ne saura jamais si elle était égarée ou si elle tentait d'entrer dans la ville. Mêlée brève et cruelle. Les Allemands s'éparpillent, laissant vingt cadavres.
L'artillerie se tait; on n'entend que le vent sinistre. Il balaie ce pays qui lui offre peu d'obstacles. La pluie accélérée cingle les visages, s'infiltre dans les abris de fortune, transperce tout, même les lourdes capotes d'infanterie.
Vers deux heures du matin, une fusillade éclate en pleine ville, à l'intérieur des défenses, près d'un pont. Des sentinelles qui se sont affolées, pense-t-on à l'état-major. En- fait, un bataillon ennemi est entré dans Dixmude, peut-être par erreur. Quelque part, sur la lisière nord, des marins fourbus ont dû s'endormir, ou bien existait-il quelque souterrain partant des lignes ennemies? Certains l'ont prétendu.
Quoi qu'il en soit, les Allemands sont arrivés au pont-route et s'y sont engagés. Stupeur des marins qui le gardent. Des
Allemands là? alors que tout le périmètre de Dixmude nous appartient? que pas un coup de feu n'a retenti depuis vingt heures? La sentinelle est tuée. L'enseigne de vaisseau de Lambertye, qui faisait une ronde, tombe percé de deux coups de baïonnette (dont il guérit).
Un projecteur, soudainement, éclaire la scène. Le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie fait donner ses mitrailleuses.
Des dizaines de feldgrau tombent. Le projecteur s'éteint. Combat confus. L'unité allemande se replie en désordre. Cependant environ 150 Allemands franchissent le pont, se retrouvent sur la rivé gauche, et foncent devant eux. Savent-ils seulement où ils sont?
Le docteur Duguet et l'abbé Le Helloco dormaient profondément sur leur couchette de paille. Ecrasés de fatigue, s'étant dépensés jusqu'à vingt heures au chevet des blessés, ils mettent quelque temps à réaliser que l'on a tiré tout près, à l'intérieur de la défense.
Ils n'ont pas le temps de franchir le seuil de la porte. Une rafale les atteint. Frappé au ventre, le docteur Duguet s'écroule au côté de l'abbé Le Helloco, touché à la tête et au bras.
Trois médecins belges et quatre marins infirmiers se précipitent pour les secourir et les mener à l'ambulance toute proche. Ils sont faits prisonniers et emmenés. Une poignée de Wurtembergeois s'empare de l’ambulance (et s'engage sur la route qui va de Caesekerke à Dixmude, sans doute pour repasser l'Yser. Le lieutenant de vaisseau Durand-Gasselin, alerté par la fusillade maintenant éteinte, arrive en sens inverse et arrête cette voiture qu'il connaît bien. Il crie pour la forme:
- Qui va là?
- Rouge-Croix.
Etonné par cette façon de parler, il s'approche et, stupéfait, voit cinq jeunes Allemands, boueux, ruisselants, hagards, qui se rendent sans résistance.
Le gros de la colonne allemande erre follement dans les ténèbres, sous la pluie. Le commandant Jeanniot sort pour armer son bataillon au repos cette nuit là. Il le fait par acquit de conscience tant il paraît absurde de croire que l'ennemi ait pu s'introduire dans la bergerie. Seul sur la route, il se heurte à la colonne. Prisonnier, il ne sait pas qu'il va vers sa mort. Poussant leur prise devant eux, les Allemands marchent, tentant de trouver une voie de retraite vers leurs lignes, de l'autre côté de l'Yser. Alors que l'aube approche, ils décident de se séparer et de se cacher pour attendre la nuit suivante. Mais que faire des prisonniers ?
Après quelques minutes de débats dans une prairie près de l'Yser, les Allemands mettent un genou à terre et font feu. Jeanniot tombe le premier. Il est achevé à coups de baïonnette. Trois autres marins s'écroulent, morts. Le quatrième réussit à se sauver.
A ce moment, la bande est repérée, encerclée, mitraillée. Ils se rendent. Trente prisonniers. Parmi eux, trois officiers.
L'amiral Ronarc'h, qui est là en personne, les fait exécuter sur-le-champ. Les hommes de Jeanniot, chef aimé pour son courage et sa bonté, doivent être retenus.
Ils sont fous de rage.
Dans la journée, de nombreux Allemands sont débusqués dans les caves. Mais la plus grande partie du bataillon qui avait investi Dixmude s'est évanouie comme elle était venue.
On parla de complicités à l'intérieur de la ville. Etaient-elles possibles alors que plus un civil n'y habitait ?
La conclusion, on la trouvera dans une lettre adressée le même soir par d'Urbal à Foch: « Cette affaire prouve combien était précaire le service de garde fait par des hommes à bout de force. » Il en profite pour demander du renfort. Les Belges, désorganisés et démoralisés, menacent d'abandonner la place.
Le commandement de toute la défense de la ligne Nieuport-Dixmude est confié à Grossetti.
L’inondation est « tendue »Le 26, encore une journée terrible. L'artillerie ennemie s'acharne sur les ponts et les tranchées. Au sud, du côté du cimetière, le passage est sur le point d'être forcé. Une section perd la moitié de son effectif en deux heures. Elle est remplacée par celle du lieutenant de vaisseau Martin des Pallières. Le soir, l'ennemi arrive à cinquante mètres en poussant des « hurrah! ». Un major portant brassard de la Croix-Rouge est à leur tête.
Les mitrailleuses, encrassées, s'enraient. Des Pallières saute sur le parapet.
- Mes enfants, c'est avec du fer qu'il faut les recevoir. Baïonnette au canon!
Le lendemain, cet officier est coupé en deux par un obus. Après le combat du cimetière, on trouve, raconte un témoin,
« un fusilier et un Boche morts l'un sur l'autre, les doigts du fusilier entrés et encore crispés dans les joues du Boche.
Une balle perdue les avait tués tous les deux».
Dixmude tient par miracle. Même les héros peuvent être fatigués. Quand l'héroïsme est quotidien sur tout le front, c'est que tout ne va pas pour le mieux.
Un élément, l'eau, va sauver la situation. Cette eau sur laquelle des hommes avaient conquis la terre. De fléau, elle va devenir alliée. « Vers le soir de la journée du 27 octobre 1914, qui heureusement avait été relativement calme, raconte Louis Madelin, les défenseurs sentirent un léger frémissement sous leurs pieds: d'innombrables petites flaques se produisaient; de minces filets d'eau saumâtre couraient; les fossés se remplissaient. On avait enfin ouvert, le matin, les écluses de Nieuport au flot marin ... Le génie belge travaillait à manœuvrer les crics, Les Allemands ne soupçonnaient pas qu'on allait en petit renouveler contre eux la célèbre manœuvre qu'en 1672, grâce aux écluses de Muiden, les Hollandais avaient victorieusement opposée à Louis XIV».
Qui eut l'idée de « tendre» une inondation? On en discuta beaucoup. On n'en discutera pas ici. Les Belges y pensèrent semble-t-il, dès le 13 octobre. Et le 25 le G.Q.G. belge prévient le général Grossetti et l'amiral Ronarc'h qu'il vient de prendre toutes les mesures nécessaires pour inonder la rive gauche de l'Yser entre le fleuve et la chaussée du chemin de fer de Dixmude à Nieuport.
C'est Charles-Louis Cogge, « gardewateringue du nord de Furnes », qui a donné tous les renseignements et dirigé, souvent sous le tir allemand, la manœuvre des écluses.
Désormais, les eaux douces du bassin de l'Yser seront refoulées par la mer. Elles vont déborder de leurs canaux collecteurs; elles recevront toutes les douze heures l'aliment de la marée.
« Une montée sournoise, muette, sans arrêt sur un sol déjà imbibé, gonflé comme une éponge, incapable d'absorber une goutte de plus », dit Charles Le Goffic dans son Dixmude. Et la pluie s'ajoutera à la mer et aux rivières.
Le 26, il avait fallu barrer les vingt-deux ouvertures du remblai de la voie ferrée, sous le feu d'un ennemi retranché à
300 mètres. C'est un exercice qui permit aux sapeurs belges de passer par tous les stades de la peur et de l'héroïsme obscur.
Nous ne sommes plus que trois Le 28, alors que l'inondation étend son filet, c'est Dixmude qui supporte le poids des seules attaques du jour. Le lieutenant de vaisseau de Nanteuil, arrivé la veille de Dunkerque, connaît un brutal baptême du feu: en quelques minutes, les trois
quarts de sa section sont hors de combat.
Peu après, les Allemands s'en prennent encore aux tranchées du cimetière. Tous les officiers d'une compagnie sont tués ou blessés.
Un officier du 1e régiment note :
« Nous sommes les trois seuls lieutenants de vaisseau du régiment primitif. »
En fait, la brigade est usée jusqu'à la corde. Heureusement, pendant quelques jours Dixmude va être tranquille, troublée seulement par quelques tirs de routine destinés à fixer la garnison.
Les Allemands s'aperçoivent trop tard que les écluses de Nieuport ont livré passage à un ennemi inexorable. Le 29, en effet, tous les fossés débordent et l'inondation est perceptible. Il est vital pour eux de s'emparer sans délai du remblai de la voie ferrée. Le 30, à 4 h 30, tous les canons allemands sont pointés sur Ramskapelle et Pervyse. L'enjeu, c'est le gain de la bataille ou l'échec. Pendant trois heures, un terrifiant bombardement écrase les 2e et 4e D.A. belges. Puis, c'est la ruée.
Ramskapelle est emportée. L'ennemi a pris pied sur le remblai. Est-ce la fin?
Non. D'Urbal fait donner la 42e D.I. de Grossetti et un bataillon belge.
Zouaves, tirailleurs, chasseurs, fantassins et Belges, galvanisés par l'importance du combat, se lancent à l'assaut. C'est une lutte féroce, maison par maison; une véritable ivresse s'empare de nos troupes qui reprennent le village.
Dès lors, la bataille est perdue pour les Allemands. Le 31 octobre, toutes leurs tranchées sont noyées. Ils pataugent dans l'eau ou dans la boue. Ils doivent évacuer la place en catastrophe et repasser l'Yser en abandonnant un nombreux matériel lourd.
Le 1er novembre, la nappe d'eau est continue entre l'Yser et la voie ferrée dont le talus est léché par les flots bienfaisants. Des cadavres flottent par centaines, et des casques, de multiples débris de toute sorte. Quelques canons abandonnés émergent de l'eau boueuse. Falkenhayn doit renoncer à déborder notre aile gauche par la côte. Il a devant lui un lac de 100 km2 environ, profond de trois à quatre pieds en moyenne. Il restera ainsi, barrière infranchissable, jusqu'à la victoire.
« C'est un talus de un mètre vingt qua sauvé la France », dira Foch quelques jours plus tard.
« Quoique ça, tout va bien » Abandonnant l'Yser maudit, les forces allemandes vont épauler celles qui, depuis le 27, tentent de percer à Ypres. La bataille se déplace. L'ennemi attaque plus au sud-ouest, en gros, de Dixmude à Messines. Il engage environ dix corps d'armée face aux cinq corps d'armée britanniques du maréchal French qui tiennent Ypres et le secteur sud et au détachement d'armée de Belgique de d'Urbal (huit divisions) qui défend le secteur nord d'Ypres à Dixmude.
Guillaume II arrive en Belgique le 1er novembre. Il compte faire une entrée triomphale dans Ypres. Il n'en aura pas l'occasion, mais il s'en faudra de peu. La bataille « s'affaissera » - selon l'expression de Louis Madelin - après des journées indécises, terriblement meurtrières de part et d'autre. Le secteur britannique est le plus visé. Il est plusieurs fois enfoncé. Messines, en particulier, est plusieurs fois reprise. Une brigade de Guards perd 80 % de son effectif. Trois généraux anglais sont tués au combat.
A Dixmude, devenue extrémité nord de la bataille, un calme relatif règne à partir du 28. La brigade squelettique souffre tout de même. Les marins ont, dans les tranchées, de l'eau jusqu'à mi-jambe. Ils sont souvent pieds nus dans leurs chaussures... et l'eau est glacée. « Je suis nu-pieds et il fait froid », cela revient comme un leitmotiv dans les lettres aux parents. La nourriture est irrégulière. « Je suis été trois jours dans les tranchées sans bouffer. » Mais, autre leitmotiv:
« Quoique ça, tout va bien ».
La ville n'est que pans de mur. On retrouve à peine le tracé de la cité. Une odeur de charogne et de brûlé flotte sur tout le pays. Des cadavres putréfiés gisent un peu partout, sur la terre et sur l'eau, sous l'œil endurci des marins et des Sénégalais. Quand on, n'est pas dans les tranchées, on vit dans les caves.
Les Allemands s'intéressent de nouveau à Dixmude le 7 novembre. Le bombardement recommence. Les tranchées du cimetière sont de nouveau attaquées.
Le commandant Marcotte de Sainte-Marie est tué net. Toute la nuit du 7 au 8, on se bat. Toute la journée, le cimetière est pilonné. Les tombes sont bouleversées. Des marins reçoivent, en même temps que des éclats d'obus, des morceaux de marbre, des bouts de cercueils, des esquilles d'ossements.
La nuit rouge La nuit du 9 au 10 voit le dernier acte. De seconde en seconde, les projectiles s'écrasent sur toutes nos défenses, labourant encore le triangle Dixmude-Caesekerke-Saint-Jacques-Kapelle; les digues sont éventrées, les derniers arbres déchiquetés le long du canal. Ce sont les abois; les fusiliers sonnent l'hallali.
A onze heures, 40 000 Allemands se ruent sur Dixmude pour la curée. Ils sont bien renseignés, décidés, expérimentés. C'est sur la route d'Essen, confiée aux Sénégalais, qu'ils percent (cela n'enlève rien au mérite des tirailleurs dont il ne restera qu'une centaine d'hommes valides). Une colonne s'infiltre entre deux bataillons marins qui sont pris de flanc. Le P.C. du troisième bataillon est investi. Sur les 60 hommes de réserve, trois seulement peuvent s'échapper. Le commandant Rabot est tué.
Le centre est enfoncé. Les secteurs nord et sud sont séparés, les liaisons téléphoniques, coupées. Les défenses intérieures tombent une à une; elles sont prises de face, de flanc, de revers. Des Allemands sont déjà dans la ville. Les deux camps s'enchevêtrent dans un furieux combat.
Dans un ruisseau de boue, quinze marins survivants d'une compagnie de réserve se rallient autour du lieutenant de vaisseau Serieyx. Celui-ci, blessé au bras, est capturé. Les Allemands poussent devant eux la colonne de prisonniers, tous plus ou moins éclopés. Ils s'en servent comme d'un bouclier pour approcher du confluent de l'Yser et du canal d'Handzame. « Spectacle abominable, dit un officier, de prisonniers français obligés de marcher en avant des Boches qui, à genoux derrière eux, tiraient entre leurs jambes. »
De l'autre côté, leurs camarades n'osent riposter. Tout à coup, une fusillade distrait l'Allemand. Serieyx suivi de ses hommes qui ont compris à un signe plonge vers le talus du canal. Il le dévale comme un tonneau, écrasant à chaque tour son bras cassé. Il roule dans l'Yser glacé tandis que, de la rive gauche, ses camarades couvrent sa traversée et celle de ses hommes.
Une contre-attaque du lieutenant de vaisseau d'Albiat dégage provisoirement l'Yser. Le commandant Delage arrive à organiser une défense dont le but ne peut plus être que de permettre aux survivants de passer l'Yser. Des sections s'établissent sur toutes les voies menant aux points de passage de l'Yser (ponts, routes et passerelle du chemin de fer).
On se fusille à bout portant; on se bat non seulement à la baïonnette mais au couteau. A quinze heures, la moitié des marins sont hors de combat.
Deux frères luttent côte à côte. L'un tombe, foudroyé. L'autre hurle, en pleurant de rage : « J'en aurai vingt. » Il en embroche vingt-deux en criant chaque fois : « Et de deux ... Et de trois ... ».
Il faut le maîtriser, il est devenu fou.
A dix-sept heures, alors que Dixmude est rasée, qu'elle n'est plus qu'un tas de cendres et de cailloux, l'amiral décide le repli général sur la rive gauche. On fait sauter les ponts. Mais il reste encore sur là route de Beerst des débris des 9e, 10e et 11e compagnies. Des 850 de la matinée, 400 sont morts ou disparus. Le lieutenant de vaisseau Cantener réussit l'exploit de ramener dans la nuit 450 hommes, blessés compris, après avoir combattu jusqu'à dix-neuf heures sans une défaillance. Pendant quatre heures, les survivants marchent dans la boue, dans l'eau, portant leurs armes, leurs blessés et leur fatigue. Ils arrivent à l'Yser qui ne peut plus être franchi que par un pont de tonneaux. Sur la rive gauche, il est gardé par la compagnie du lieutenant de vaisseau de Montgolfier qui va être tué. Mais, sur la rive droite, l'entrée de la passerelle est sous le feu de l'ennemi, solidement installé dans une ferme-minoterie.
Electrisés par l'espoir ultime que représente la passerelle, les marins valides ou peu blessés se ruent à l'assaut de la ferme et en chassent l'ennemi un peu surpris à vrai dire par ces statues de boue surgies de la nuit.
Cantener et ses hommes sont accueillis comme des revenants par leurs pairs, on les avait considérés comme perdus.
Dixmude est tombée. Les Allemands crient victoire. C'est de bonne guerre.
Mais ils y ont perdu 10 000 hommes et ces ruines n'ont de valeur que s’ils peuvent de là franchir l'Yser et déferler vers la voie ferrée et le sud de celle-ci.
Les marins font de leur rive un véritable bastion. Un rempart de sacs de sable et de matelas est vivement dressé sur la digue ouest.
Six jours et six nuits les Allemands bombardent le secteur, tentent de passer à n'importe quel prix, subissent de nouvelles pertes énormes. Vingt fois, sans succès, ils se lancent à l'abordage de la berge. Mais la position des marins est cette fois facile à tenir et il faut à l'ennemi beaucoup de courage et d'audace pour tenter de traverser l'Yser à la nage ou sur des radeaux ou sur des passerelles érigées sous un feu dominant, détruites à peine terminées par notre artillerie sérieusement renforcée.
La brigade navale n'en peut plus. Elle est relevée le 16 novembre après trente jours de quart par une division territoriale.
Le dernier exploit Son dernier exploit à Dixmude est réalisé par le quartier-maître Le Bellé. Dans la nuit du 14 au 15, sur une planche et deux barriques, armé de dynamite, il se laisse dériver sur l'Yser. Tandis que, de nos lignes, un feu nourri fixe l'adversaire, il pose l'explosif au pied d'une écluse au nord de Dixmude. Elle saute tandis qu'il revient à la nage. On étendait ainsi l'inondation sur la rive droite au nord du confluent de l'Yser et du canal de Hand-zame.
Dixmude, coupée de l'est et du nord, perdait sa position privilégiée et risquait même de devenir un cercueil pour sa garnison.
Quand la brigade s'en va au repos, elle laisse un désert de pierres : Dixmude, Oudekapelle, Caesekerke, Saint-Jacques
Kapelle sont pulvérisés.
Sur les 6 000 hommes qui arrivèrent le 16 octobre, plus de 3000 ont été mis hors de combat. Pierre Loti estime que 80 % des officiers ont été tués.
Tout en rendant hommage à la brigade Ronarc'h, beaucoup de correspondants ont signalé l'imprudence des hommes et de leurs officiers. Il est incontestable que, du moins les premiers jours, les marins sortaient de leurs abris pour un rien: aller dire bonjour à un ami de la tranchée voisine, chercher un trophée près des lignes adverses, courir après une vache ou un cochon. Beaucoup périrent ainsi. Les officiers ont peut-être trop sacrifié au panache. Mais n'est-ce pas avec leur panache qu'ils ont entraîné leurs subordonnés, soutenu leur moral, qu'ils en ont obtenu une constance inouïe dans le courage et l'abnégation?
D'Urbal d'abord, Joffre ensuite célébrèrent les vertus de la brigade Ronarc'h.
Mais il faut englober dans les mêmes louanges les unités qui leur furent détachées : la brigade belge et surtout les deux bataillons de Sénégalais - nos « moricauds » disaient affectueusement les marins dont les survivants quittèrent Dixmude sans le pincement de cœur que ressentirent plusieurs fusiliers que la souffrance avait soudés à l'Yser.
FRANÇOIS DE VIVIE (historia hors série N°7)