PLAINE DES JONCS OPERATION VEGA
Le 13 février 48, dans la matinée, le capitaine Trinquier, commandant le bataillon en opération depuis l'accident du commandant Dupuis, est appelé à l'état-major du général Boyer de la Tour.
Une opération de grande envergure réunissant le maximum de moyens est en préparation.
Le but est de s'emparer du général Nguyen Binh, commandant en chef des troupes rebelles du Sud-Vietnam et de porter ainsi un coup sévère à la rébellion.
Son P.C. a été localisé au centre de la Plaine des Joncs, vraisemblablement sur l'îlot de Giong Dinh ou, peut-être, sur celui de Giong Xo Ai distant de quelques kilomètres.
La Plaine des Joncs couvre une superficie de 700 km2 à l'ouest de Saigon.
En permanence inondée, couverte de marais, elle est d'une pénétration très difficile. En son milieu émergent quelques îlots.
Ils abritent, avec le P.C. de Nguyen Binh, l'organisation politico-militaire et économique de la rébellion du Sud-Vietnam, ainsi que des centres d'instruction, des camps, des hôpitaux, des dépôts de munitions, des stocks de vivres.
La Plaine des Joncs est traversée par des canaux navigables, accessibles aux dinassauts.
Mais ceux-ci sont fermés par d'importants barrages très protégés et qui en défendent l'accès.
La Plaine des Joncs est donc un refuge sûr pour les 18000 réguliers que comptent les trois zones de guerre de Cochinchine.
Le repaire de Nguyen Binh est pratiquement inviolable sauf pour les parachutistes.
Le commandement a décidé de parachuter deux compagnies du 2" B.C.C.P. et la compagnie parachutiste de la garde républicaine de Cochinchine (la G.R.C.) commandée par le lieutenant Richard sur les îlots de Giong Dinh et de Giong Xo Ai.
Le commandement de cette opération est confié au lieutenant-colonel de Sairigné considéré à cette époque comme un des futurs grands chefs de l'armée française (Il sera tué quelques jours plus tard lors de l'attaque du convoi de Dalat.)
.Il dispose de la plupart des bataillons d'intervention, en particulier la 13e D.B.L.E., le B.M.I. et d'autres unités qui opéreront à la périphérie de la Plaine des Joncs pour empêcher toutes fuites.
L'escadron de crabes (petits véhicules légèrement blindés, amphibies) du capitaine de Baulny de la Légion étrangère se mettra en route aussitôt que les parachutistes auront sauté pour leur apporter leur appui, récupérer le matériel, les archives du P.C., éventuellement Nguyen Binh lui-même et les précieux parachutes.
Deux compagnies du bataillon au minimum sont nécessaires pour cette opération.
C'est la raison pour laquelle le commandant a rappelé d'urgence la 4" compagnie (Boby) de Than Nguyen. Elle a rejoint Lai Thieu le 13 en fin d'après-midi.
Le briefing terminé, un Catalina (gros avion de la marine) est mis à la disposition de l'état-major opérationnel pour un survol rapide de la Plaine des Joncs.
Il doit voler à haute altitude (2000 mètres) et ne faire qu'un seul passage pour ne pas alerter Nguyen Binh.
Il permet cependant au capitaine Trinquier de reconnaître ses deux objectifs, les îlots de Giong Dinh et de Giong Xo Ai.
C'est la première fois qu'il survole cette région. L'immensité des marais qui les entourent est impressionnante.
« Le retour ne sera pas facile, pense-t-il. Les commandants de compagnie devront éliminer ceux qui ne sont pas en bonne forme physique pour ne pas s'embarrasser de traînards. »
Dans la jeep qui le ramène à Lai Thieu avec son fidèle Surcouf, sa Thompson toujours à la main, Trinquier établit mentalement l'ordre qu'il donnera à ses deux commandants de compagnie.
Les paras devront sauter dès le lever du jour. L'embarquement en avion est fixé à 6 heures. Le bataillon quittera Lai Thieu à 4 heures.
La distance à parcourir n'est que de 20 kilomètres, mais la route de Lai Thieu à Saigon, la nuit surtout, n'est pas très sûre. Un incident peut très bien se produire, il faut prévoir le temps de le régler pour être à l'heure.
La compagnie du train qui doit transporter les deux compagnies est arrivée à Lai Thieu. C'est un précieux renseignement pour les viets qui apprennent ainsi que demain le bataillon participera à une importante opération.
Il sautera lui-même sur l'îlot de Giong Dinh avec la 4" compagnie (Boby) et l'escadron para de la G.R.C.
Le capitaine Mayeux étant indisponible, le médecin capitaine Maître de l'état-major de la demi-brigade est volontaire pour le remplacer. Il arrivera directement sur le terrain d'aviation. Il sautera avec l'état-major du bataillon.
La 6" compagnie (Bergues) sautera sur Giong Xo Ai qui paraît le moins important des deux îlots.
Après le repas du soir, Trinquier réunit ses deux commandants de compagnie pour établir avec eux le plan d'embarquement en avion et fixer à chacun d'eux leurs objectifs dès l'arrivée au sol.
Ils apprennent ainsi le but de l'opération; capturer Nguyen Binh dans son repaire de la Plaine des Joncs.
S'ils n'y sont jamais allés ils en connaissent la réputation. Aucune troupe ne s'y est encore aventurée.
« Le plus difficile, leur dit Trinquier, ce sera le retour. Je l'ai survolée à bord d'un Catalina. Nos îlots sont très nets. Mais que d'eau ... que d'eau ... comme aurait dit MacMahon. Regardez le croquis que je vous ai remis. Nous aurons au retour à parcourir 7 à 8 kilomètres, peut-être plus, dans l'eau jusqu'au cou, pour atteindre la piste qui longe le canal de Tra Cu.
Ce sera très dur.
Vous éliminerez tous ceux qui risquent de ne pas tenir le coup. J'espère que la chance nous sourira et que nous ramènerons Nguyen Binh. »
Bergues est enchanté de la mission confiée au bataillon.
Mais Boby, qui d'habitude est plein d'entrain, a écouté l'exposé sans rien dire.
- Mes hommes sont fatigués, dit-il enfin. Le commandant du secteur de Than Nguyen nous a usés jusqu'à la corde le plus souvent pour des opérations sans intérêt, mal préparées et qui n'ont donné aucun résultat. Mais la compagnie est sur le flanc.
Au rythme où nous sommes employés actuellement, nous ne tiendrons jamais le coup pendant deux ans.
Boby, ancien de Ponchardier, est un remarquable entraîneur d'hommes.
Pour que, la veille d'une opération aussi importante, il tire aussi nettement le signal d'alarme il falait que lui-même et ses hommes soient réellement fatigués.
- Vous avez raison, lui dit Trinquier.
Le commandant Dupuis a déjà signalé cette situation à l'état-major à Saigon. Mais sans succès. Nous sommes en fait le seul bataillon para du Sud-Vietnam. Tous les commandants de secteur veulent des parachutistes, souvent pour faire joujou avec eux. Si le commandement veut nous conserver en état de combattre jusqu'à la fin de notre séjour il faut qu'il sache qu'il y a des limites à ne pas dépasser.
Les ordres étant donnés, Dupuis et Trinquier souhaitent une bonne nuit à tous pour que chacun soit en forme le lendemain.
L'exposé de Boby a cependant frappé le commandant Dupuis. Il le connaît depuis longtemps. Il sait qu'il a raison.
- J'irai dès demain voir le général Boyer de la Tour pour qu'il nous ménage d'avantage. Je l'ai déjà fait plusieurs fois mais sans succès.
A 4 heures du matin le bataillon est embarqué. Le commandant Dupuis vient chaudement serrer la main de son camarade Trinquier et de tous les officiers. Il passe devant les camions et salue tous les paras.
C'est avec une certaine tristesse qu'il voit partir sans lui son bataillon pour une aussi importante opération.
Trinquier prend place auprès du chauffeur du premier camion. La nuit est noire et sans lune. Au rythme habituel les camions se mettent en route.
A 4 kilomètres de Lai Thieu près d'un village normalement tranquille Trinquier s'aperçoit que la route est coupée.
- Stoppe! crie-t-il au chauffeur, tu ne vois pas le trou? Il saute rapidement à terre et arrête le convoi.
Les hommes, l'arme à la main giclent des camions. Le village est aussitôt encerclé et fouillé. Il est vide, ni hommes, ni femmes, ni enfants. Tous se sont enfuis.
La coupure est très nette, environ 5 mètres de large et 2 de profondeur. Il est impossible aux camions de passer à droite ou à gauche dans la rizière inondée. Il faut combler la coupure avec les matériaux les plus divers trouvés dans le village.
Après une demi-heure d'arrêt le convoi repart, précédé pendant quelques kilomètres par deux sections pour éclairer la route.
Mais aucune embuscade n'a été tendue. Le vide intégral.
Il fait encore nuit lorsque le bataillon arrive à Than Son Hut. La plupart des paras sont encore armés de vieilles mitraillettes Sten depuis longtemps périmées.
Certains ont gardé leur arme approvisionnée, chargeur engagé. L'un d'eux en sautant à terre fait déclencher le tir de sa Sten et reçoit la rafale dans le ventre.
Cette mort accidentelle imprévue n'est pas un bon présage.
En silence, dans la nuit, les officiers rassemblent leurs hommes ; puis ils défilent en colonne par un devant les camions qui distribuent les parachutes.
Ils le mettent sur le dos et, sous la conduite des gradés, ils se dirigent vers leur avion. Les largueurs les attendent. Avec calme, mais minutieusement, ils vérifient les parachutes et l'équipement de chacun d'eux et plus particulièrement ceux qui portent un lourd leg bag .
Puis, toujours en colonne par un, dans l'ordre inverse de la sortie des avions, les paras attendent l'ordre d'embarquement.
L'aube commence à poindre lorsqu'un officier de la demi-brigade en liaison avec l'état-major opérationnel annonce qu'une épaisse brume recouvre la D.Z. et que l'embarquement est retardé.
- Vous pouvez, dit-il au capitaine Trinquier, faire déséquiper vos hommes. L'attente sera longue; sûrement plus d'une heure.
Les hommes quittent leur équipement et s'allongent sous les ailes de leur avion; la plupart s'endorment.
L’attente
A cette époque le nombre d'avions, des Dakota et souvent de vieux JU52, est toujours limité. On les bourre le plus possible pour embarquer le maximum de combattants. Trinquier est informé qu'un avion supplémentaire est mis à sa disposition, qu'il va arriver dans quelques minutes et qu'il se mettra en tête du dispositif.
Pour ne pas refaire le plan d'embarquement, Trinquier rassemble le personnel de son état-major réparti dans les autres avions et demande au capitaine Boby de le compléter avec des hommes de son P.C.
Au total 20 hommes, le chargement normal d'un Dakota.
La D.Z. est relativement courte (environ un kilomètre) : les avions devront faire deux passages sur la zone de saut.
Le médecin capitaine Maître qui porte un lourd leg bag, demande de prendre place dans le premier stick et de sauter le premier.
Surcouf, véritable hercule, et qui, depuis Ponchardier, est le véritable ange gardien de Trinquier, porte lui aussi un lourd leg bag, il veut être près de la porte. Il prend le n° 2 ; le soldat Cheygnaud, infirmier, prend le n° 3 ; le capitaine Deguffroy qui porte un appareil radio, le n° 4 ; Trinquier prend alors le n° 5. « Ainsi, se dit-il, je serai au milieu de la D.Z. » Derrière lui le lieutenant Icard et le capitaine Boby et quelques hommes· du P.C. de la 4° compagnie. En tout 10 hommes pour chacun des deux sticks.
Dans l'avion qui les emmènent, serrés les uns contre les autres, les parachutistes de tous grades sont intimement mêlés.
Ils portent tous la même tenue, le même équipement et affrontent aux mêmes moments les mêmes dangers.
C'est ainsi que s'est créé entre tous un sentiment affectif profond, un esprit d'équipe qu'on ne trouve dans aucune autre arme.
L'attente souvent longue sous les ailes des avions met toujours les nerfs à rude épreuve. Ce jour-là, elle dure trois heures.
C'est à 9 heures en effet que le bataillon reçoit l'ordre d'embarquer. Le soleil s'est levé depuis longtemps; il fait très chaud. Les parachutes sont remis sur le dos. En ordre et en silence les paras montent dans leur avion.
Les moteurs commencent à ronronner et les avions en colonne par un se placent au bout de la piste. Pour prendre leur formation de vol ils survolent toujours une petite église située dans l'axe de la piste.
Les paras la connaissent bien. Ceux qui ont la foi, et ils sont nombreux, font mentalement en la regardant disparaître sous les ailes une courte prière pour obtenir sa protection. Puis ils attendent le saut.
Il faut près d'une heure pour atteindre la D.Z. Dans une atmosphère surchauffée, serrés les uns contre les autres, engoncés dans leurs équipements, ils ne peuvent faire aucun mouvement.
Ils attendent avec impatience le moment de franchir la porte pour respirer à l'air libre, se détendre et se libérer de l'angoisse qui se lit sur tous les visages.
Enfin la lampe rouge s'éclaire au-dessus de la porte. Les avions sont en vue de la D.Z.
- Debout! Accrochez! hurle le lieutenant Drouhin, chef des largueurs.
Le premier stick se lève, chacun accroche la static line de son parachute au câble tendu le long de la paroi opposée à la porte.
Les largueurs vérifient une dernière fois les parachutes.
Ce matin-là, Trinquier sent chez les paras de son stick une nervosité inhabituelle.
Pour certains, en effet, c'est leur premier saut en opération. Ils se pressent vers la porte, pour sortir plus vite.
Le capitaine Deguffroy se retourne vers lui et lui demande de ne pas le pousser. Trinquier fait reculer au fond de l'avion tous les hommes qui sont derrière lui.
- Pas de précipitation! Ne poussez pas! Vous avez le temps.
Soudain une puissante sonnerie secoue l'avion. La lampe verte au-dessus de la porte s'est allumée.
- Go ! crie Drouhin qui regardait la D.Z. la main sur l'épaule du capitaine Maître.
En quelques secondes le stick franchit la porte.
Comme ses camarades ballottés pendant quelques secondes dans l'air frais du matin, Trinquier regarde au-dessus de sa tête la belle corolle de son parachute largement déployée.
Audessus les avions larguent par couches successives leurs parachutistes.
Autour d'eux deux avions de chasse - des spitfires - tirent de longues rafales sur les objectifs qui leur ont été désignés.
En opération, les parachutistes sautent à 200 mètres d'altitude. 25 à 30 secondes suffisent pour atteindre le sol, le temps nécessaire pour les porteurs de leg bag de le détacher de leur jambe droite, de le laisser glisser audessous d'eux, par une corde d'une dizaine de mètres de long attachée au ceinturon.
Le leg bag amortit la chute. Le parachutiste peut immédiatement récupérer son matériel :
F.M., mitrailleuse, mortier ou munitions d'armes lourdes.
Pendant ce laps de temps le parachute est un excellent observatoire pour les chefs à tous les échelons et leur permet de reconnaître rapidement leur objectif.
Cependant Trinquier a remarqué dans le lointain trois objets qui tombaient en chute libre. Il suppose que certains porteurs de leg bag les ont largués trop vite et que la corde qui les retenait a cassé comme à une opération précédente. « Pourvu que ce ne soit pas les postes radio, pense-t-il. Pour le reste on verra bien. »
Puis il oublie cette image furtive.
Quelques secondes avant l'atterrissage, Trinquier s'aperçoit que la D.Z. est hérissée de piquets en bois pointus d'environ un mètre de hauteur. Il crie aux parachutistes qui l'entourent de faire attention. Ils ne sont pas dangereux ; on peut facilement les éviter.
Il atterrit derrière une diguette de rizière près de quelques baraques couvertes de paillotes. Deux viets tentent d'y mettre le feu.
Avant même d'avoir débouclé son parachute Trinquier saisit sa carabine et tire; ils tombent. D'autres s'enfuient à l'horizon.
L'arrivée au sol est toujours pour les jeunes parachutistes un moment d'euphorie. Le saut les a délivrés d'une attente déprimante. Ils ont goûté les secondes grisantes de l'ouverture et de la descente. Les voici sains et saufs au sol.
Il faut que les gradés leur rappellent que tout va commencer et que le moment n'est pas venu de raconter ses impressions.
Le regroupement au sol se fait aussitôt. Trinquier attend que l'adjudant de bataillon allume son pot de fumée jaune autour duquel l'état-major doit se regrouper.
Les chefs de commando ont allumé le leur : rouge, vert ou bleu. Leurs hommes portent autour du cou un foulard de la même couleur que leur fumée. Ils se précipitent vers leur chef; en moins de dix minutes chaque commando est rassemblé et fonce sur son objectif.
Mais Trinquier n'a pas vu la fumée jaune. Il pense qu'un incident sans importance a pu motiver ce retard.
Tous les ordres sont donnés. Chaque compagnie, chaque commando connaît son objectif. Le regroupement s'est parfaitement exécuté ; il n'y a pour le moment aucune inquiétude à avoir. Pour ne pas rester seul sur la D.Z. il rejoint le commando du lieutenant Ziegler le plus proche de lui.
- Le lieutenant Icart s'est tué, lui dit-il.
Trinquier et Ziegler se penchent sur Icart étendu derrière une diguette. Le sac de son parachute ne s'est pas ouvert.
Ils se demandent pourquoi. Trinquier se rappelle soudain que Icart avait le n° 6 et qu'il était juste derrière lui.
- Il ne faut pas le toucher et attendre qu'un spécialiste vienne examiner son parachute pour connaître la cause de cet accident.
Une demi-heure après le saut, tous les objectifs sont occupés. Trinquier revient sur la D.Z. à la recherche de son équipe. Le lieutenant Pont se précipite vers lui.
- Mon capitaine, tous les hommes qui ont sauté derrière vous se sont écrasés au sol. - Vous croyez?
- Oui. Venez voir !
Ensemble ils remontent la zone de saut. Les corps de cinq de leurs camarades sont étendus sur la rizière, leur sac de parachute encore fermé sur le dos ; le capitaine Boby, l'adjudant Gaborit, le sergent Seillon et le caporal Montigel.
Trinquier se demande si, en sautant, il n'a pas décroché le câble auquel les parachutistes accrochent leur static line avant le saut.
La mort de ses camarades provient peut-être de sa maladresse?
La static line accrochée au parachute le tire hors du sac pendant les premières secondes de la chute et lui permet de s'ouvrir.
Sans câble le parachute reste dans le sac et n'a aucune possibilité de se déployer. Il voit venir vers lui le médecin capitaine Maître et son fidèle Surcouf.
- Deguffroy et Cheygnaud se sont écrasés au sol. Leur parachute ne s'est pas déployé, lui disent-ils.
Ils ont sauté tous les deux avant lui. Si le câble s'est décroché, ce n'est pas sa faute. Il se rappelle la nervosité de Deguffroy quelques secondes avant le saut et l'inquiétude du capitaine Boby la veille au soir.
C'était peut-être un pressentiment. Mais il ne comprend pas pourquoi et par quel miracle son parachute a pu s'ouvrir.
Les dix paras de deuxième stick, c'est-à-dire son état-major sont introuvables. Personne ne les a vus.
Pour des raisons impossibles à imaginer ils n'ont pas sauté. Il comprend maintenant pourquoi son adjudant de bataillon n'a pas allumé sa fumée jaune.
Sans poste radio il ne peut rendre compte de cet incident et informer le commandement du déroulement de l'opération. Il faut attendre des nouvelles de l'extérieur.
Cependant, l'opération se déroule normalement. Une heure après le saut, tous les objectifs sont occupés, la fouille des baraques commencée, du matériel récupère ainsi que de nombreux documents. Les premiers prisonniers sont acheminés vers la baraque où Trinquier a installé le P.C. du bataillon.
Mais Nguyen Binh est introuvable. Les prisonniers affirment qu'il est parti la veille au soir pour une destination inconnue. Le secret de l'opération a-t-il été bien gardé? Le nombre important de bataillons engagés, leur regroupement et leur transport n'ont pas dû passer inaperçus des observateurs disséminés dans la population.
Destructions, plaine des joncs février 1948
Au début de l'après-midi, un Dakota survole la D.Z. Il largue 12 parachutistes, parmi eux, le commandant Conan, (Château Jobert) commandant la demi-brigade, le commandant Morin de l'aviation de chasse du Sud-Vietnam et l'état-major du bataillon qui n'a pas sauté le matin.
Le commandant Conan avait hâte de savoir d'une façon précise ce qui s'était passé le matin.
Si le capitaine Trinquier était parmi les victimes, il était urgent de le remplacer. Enfin le colonel de Sairigné était anxieux de savoir comment s'était déroulée l'occupation de Giong Dinh. Il voulait connaître le sort du général Nguyen Binh. Il fallait le plus rapidement le renseigner. Il était naturel qu'un chef de la trempe du commandant Conan vienne lui-même sur le terrain. C'est pourquoi il a sauté sur l'îlot de Giong Dinh.
Les paras ont toujours eu de profonds sentiments d'amitié pour les aviateurs qui les transportaient, mais surtout pour les chasseurs qui les protégeaient pendant leur descente au sol et qui en cas de coups durs leur apportaient rapidement l'appui de leurs feux.
Ils les connaissaient tous.
Certains d'entre eux, et plus particulièrement les lieutenants Lebras et Fuhrer, n'hésitaient pas à venir avec eux en opération lorsqu'ils étaient disponibles.
C'est pourquoi ce matin-là, leur patron, le commandant Morin, a sauté au milieu d'eux dans la Plaine des Joncs pour leur apporter, outre le témoignage de son amitié, toute l'aide possible.
Le commandant Morin et le commandant Conan viennent chaudement féliciter le capitaine Trinquier.
- Eh bien, vous en avez de la chance, lui dit le commandant Morin. Vous êtes sûrement né sous une bonne étoile. - Peut-être, mais pour le bataillon, et particulièrement pour la 4e compagnie, c'est un coup dur.
Trinquier peut alors savoir ce qui s'est passé dans l'avion au moment du largage.
Le capitaine Maître, en sautant avec un lourd leg bag, a fait se décrocher le câble hâtivement mis et mal vissé sur sa base. Surcouf l'a tiré vers l'extérieur.
Leurs parachutes ont pu s'ouvrir. Tout le stick a franchi la porte sans s'apercevoir que le câble avait disparu. Le lieutenant Drouhin, le regard fixé vers l'extérieur, est affreusement surpris en ne voyant que trois parachutes s'ouvrir sur les dix qui ont franchi la porte. Mais il lui est impossible de savoir à qui ils appartiennent.
Pourtant les paras du deuxième stick ont vu le câble placé à environ cinquante centimètres au-dessus de leur tête se décrocher et passer par la porte.
Ils ont crié de toutes leurs forces pour arrêter leurs camarades qu'ils voyaient partir pour une mort certaine. Mais engoncés dans leurs équipements, étroitement serrés les uns contre les autres, ils n'ont pas été entendus.
Et puis, en dix secondes, tout le stick d'un seul élan a franchi la porte. Rien n'aurait pu les arrêter. Les camarades demeurés dans l'avion, navrés de leur impuissance, sont restés sans voix.
Trinquier avait l'habitude au moment de franchir la porte de lancer sa static line le plus loin possible au fond de l'avion pour ne pas gêner le parachutiste qui le suivait. Ce geste l'a fait passer au-dessus du montant de la porte où elle s'est accrochée les quelques secondes nécessaires pour faire ouvrir son parachute.
Il faut bien dire aussi que l'avion arrivé à la dernière minute sur le terrain n'avait pas été sérieusement équipé et vérifié.
L'extrémité du câble n'avait pas été correctement vissée. Le sac qu'on place au bas de la porte pour éviter que les static lines se détériorent n'avait pas été mis.
C'est finalement cette dernière négligence qui avait permis au parachute de Trinquier de s'ouvrir.
Sans câble, il était impossible au deuxième stick de sauter. Le Dakota rentre à Saigon et Drouhin rend compte de l'accident ou du moins de ce qu'il en sait.
Pendant que les paras de Ziegler relèvent leurs camarades et les enveloppent dans leurs parachutes, le commandant Morin a saisi une pioche et avec quelques hommes fait sauter des diguettes pour établir une piste de Moranne. Les sept corps sont ramenés près de la piste. Un commando, rapidement rassemblé, leur rend les derniers honneurs.
Une vive émotion se lit sur les visages des jeunes paras qui voient disparaître leur capitaine, un officier et cinq sous-officiers et hommes de troupe particulièrement estimés de tous.
Mais Ce risque, tous les paras l'ont accepté en entrant volontairement dans une unité aéroportée.
Le lieutenant Chomette, officier le plus ancien après le lieutenant Icart, va désormais assurer le commandement de la 4" compagnie.
Dans l'après-midi toute l'île est occupée. Toutes les maisons sont fouillées; les plus importantes sont gardées par quelques hommes. Les prisonniers sont envoyés sous escorte au P.C. installé dans une des plus belles maisons qui a vraisemblablement servi à abriter l'état-major de Nguyen Binh.
Mais Nguyen Binh reste introuvable. Les premiers prisonniers interrogés par le lieutenant Ballet disent qu'il est parti la veille pour une destination inconnue avec quelques-uns de ses plus proches collaborateurs.
Disent-ils la vérité? Une opération d'une telle importance peut difficilement être préparée dans le secret le plus absolu.
Les mouvements des unités autour de la Plaine des Joncs ne pouvaient passer inaperçus.
Enfin, le brouillard matinal qui a empêché les parachutistes de sauter au lever du jour a probablement permis à Nguyen Binh de s'enfuir avant leur arrivée.
Le lendemain, 15 février, les paras passent au crible les deux îlots. Ils détruisent d'abord les baraques les plus éloignées en les incendiant. Les prisonniers continuent à arriver au P.C.
Le lieutenant Ballet classe, trie, interroge et recherche dans ce magma de gens arrêtés ceux qui peuvent avoir un intérêt et qui se dissimulent parmi les habitants.
Dans la matinée les crabes du capitaine de Baulny arrivent sur l'îlot de Giong Dinh.
- Lorient vous salue! s'écrie de Baulny debout sur son char.
Lorient, c'est l'indicatif de son escadron, célèbre dans tout le delta. Il charge d'abord les précieux parachutes.
Puis l'énorme masse des archives du P.C. de Nguyen Binh, enfin les armes et une partie du matériel récupéré. Ayant fait le plein, il quitte l'îlot emmenant quelques prisonniers qui manifestement font partie de l'état-major de Nguyen Binh.
La journée du 16 est consacrée à la destruction totale de toutes les installations.
Toutes les maisons, les abris, après avoir été fouillés et vidés de leur contenu, sont incendiés. Ce travail fastidieux et cependant relativement facile, puisque tous les toits sont en paillotes et qu'une seule allumette suffit à les enflammer, finit par lasser les parachutistes.
Les gradés doivent surveiller de près pour que les destructions soient, comme l'ordre en a été donné, totales.
Dans la matinée, en effet, le bataillon a reçu l'ordre de faire de ces deux îlots une véritable terre brûlée, et d'exterminer même le bétail, les buffles plus particulièrement, base de la nourriture pour les troupes et principal moyen de transport.
Dans l'après-midi, ils sont rassemblés. Quelques tireurs d'élite les poussent devant eux et placent une balle de carabine derrière l'oreille de ceux qui tournent la tête.
Sans réaction, les buffles se laissent abattre. Pourtant un jeune bufflon, un des derniers survivants, se retourne et charge vaillamment les tireurs. Il est abattu comme les autres.
Le 17, dans l'après-midi, les paras quittent Giong Dinh pour rejoindre à Giong Xo Ai la 6" compagnie.
Avant de se mettre à l'eau ils regardent, indifférents mais sans joie, leur œuvre. Dans l'air calme du soir la fumée monte très haut dans le ciel.
Du P.C. de l'opération on doit la voir. L'ordre de destruction totale a bien été exécuté.
Nos anciens, sous Louis XIV, n'avaient certainement pas fait mieux lorsqu'ils dévastèrent le Palatinat.
La plupart des prisonniers, de simples Nha Qués sont alors relâchés. Ils ont vu leurs maisons détruites, leurs buffles morts avec une indifférence totale ou, du moins, ils n'ont pas extériorisé leurs sentiments.
C'est la guerre, les destructions exigées par la guerre.
Ce sont toujours les plus pauvres, les plus démunis, ceux qui n'ont aucune ambition politique, qui ne désirent que vivre en paix en travaillant qui sont les éternelles victimes d'événements qui les dépassent.
Les premiers éléments de la 4 mettent les pieds dans l'eau qui leur monte rapidement jusqu'au genou et parfois jusqu'au ventre.
Le retour
L'état-major du bataillon suit, emmenant les quelques prisonniers qui peuvent avoir un certain intérêt et deux Annamites internés par Nguyen Binh que les paras ont délivrés.
La nuit est tombée lorsque les éléments de tête mettent les pieds sur Giong Xo Ai. Bergues les attend. Il leur indique un terre-plein sec où ils pourront passer la nuit. Là aussi l'îlot a été entièrement dévasté.
Le lendemain 18, le bataillon se met en route en direction du canal de Tra Cu, la 4e compagnie en tête; l'état-major du bataillon, les G.R.C. et la 6e compagnie.
La distance à parcourir, 6 à 8 kilomètres sur le croquis, ne paraît pas très longue.
Mais l'eau est profonde et quand la terre affleure ce n'est que de la boue sur laquelle la marche est encore plus pénible.
A midi, alors qu'à cette époque le soleil est à la verticale, le bataillon a l'impression d'être perdu dans l'immensité qui l'entoure. Rien en vue à l'horizon. Impossible de s'arrêter pour faire une pause quelconque.
Il faut marcher à la boussole, l'arme en travers des épaules pour éviter le contact avec l'eau et la boue.
Le retour ..avec le moral
La photo prise dans la plaine des joncs le 19 février 1948, représente le caporal Roger Bertet du 2e BCCP,
Cependant malgré le soleil qui les écrase le moral des paras est au beau fixe.
De temps à autre des plaisanteries jaillissent d'un petit groupe particulièrement lorsque l'un d'entre eux disparaît brusquement dans un trou laissant son chapeau flotter seul à la surface de l'eau. Il est vite repêché par ses camarades.
- Tu te croyais au Palm Beach pour faire un plongeon ? Tu as raison, il fait chaud !
De temps à autre chacun remplit d'eau son chapeau et le déverse sur sa tête, car la chaleur est difficilement supportable.
La marche - lente - se poursuit sans incident.
En fin de journée le bataillon atteint le canal de Tra Cu.
Personne n'est là pour l'attendre.
Depuis le matin, l'état-major opérationnel a replié ses antennes et a rejoint Saigon. Pour eux, ayant donné aux paras l'ordre de rentrer, l'opération est terminée.
Chacun sait que les paras savent se débrouiller seuls. Et c'est, heureusement, exact.
Ils marcheront encore dix kilomètres le long du canal, mais cette fois sur une piste sèche pour atteindre le village où ils doivent passer la nuit.
Les boîtes de rations qui les attendent sont vite expédiées.
Après avoir aspergé leur visage de mousticole, les paras harassés de fatigue s'endorment sur la vaste place qui leur a été réservée.
Le lendemain les camions les ramèneront à Lai Thieu.