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Nombre de messages : 2672 Age : 80 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 16:16
Nous roulâmes lentement sur la route envahie par la foule, mais, de bonne grâce, elle nous ouvrit le passage. Les gens qui nous reconnurent nous applaudirent follement.
J'arrivai donc sur le Forum et jusqu'à la grille du G.G. sans aucune difficulté.
Je découvris alors un spectacle étrange, assurément inattendu. Sur un camion civil, équipé d'un haut-parleur, le général Allard, commandant le Corps d'Armée d'Alger, et son adjoint le colonel Thomazo, rouges de colère, les yeux exorbités, essayaient de parler, mais sans succès. Le haut-parleur n'arrivait pas à couvrir les hurlements confus qui s'élevaient de la foule en furie. J'entendais seulement les cris poussés par les gens les plus près de moi, et qui hurlaient : - C'est un con, il nous emmerde ...
Sur le balcon du G.G. je vis apparaître le colonel Ducournau, chef de Cabinet de M. Lacoste. Il essayait de dire quelque chose en s'agitant comme un possédé.
Il devait hurler, mais on n'entendait pas sa voix, ce qui rendait encore plus grotesque son attitude. Enfin il prit un tableau noir, essaya d'écrire quelque chose, mais la foule envahit le balcon et fit disparaître le tableau. Le colonel Ducournau s'éclipsa.
Puis le général Salan apparut. Il voulut parler, fit quelques gestes, mais il fut sifflé, hué, insulté par la foule avec une violence inouïe. Cet accueil l'avait stupéfait. Ecœuré, il abandonna le balcon.
Le général Massu apparut à son tour, essaya sans plus de succès de dire quelques mots, puis disparut.
J'étais toujours assis dans la jeep, à côté du capitaine Schmidt, observant ce déchaînement de violence inattendu.
- Attendez-moi, je monte au G.G. voir ce qui s'y passe. C'est un fameux bordel auquel je ne m'attendais pas, et vous ?
Mais Schmidt n'avait rien perdu de son calme. Il attendait. En quelques foulées j'arrivai au premier étage.
Je vis le général Massu entouré d'une meute de jeunes gens qui le harcelaient, et dont visiblement il essayait de se défaire. Il paraissait excédé, hors de lui, furieux.
Je tentai de le joindre pour lui parler, mais la foule comme une mer déchaînée sur des rochers ne me laissa pas approcher. Je ne sais même pas s'il pût voir les signes que je lui faisais.
J'espérais qu'un peu de calme reviendrait, car un tel tonus ne pouvait pas être indéfiniment maintenu.
Je descendis dans la jeep où le capitaine Schmidt calmement attendait mon retour.
- Ils sont fous, il m'a été impossible de parler à quelqu'un, pas même au général Massu. Il est assailli par une meute qui ne veut pas le lâcher. Je me demande ce qu'il va faire. Attendons, pour l'instant, nous sommes aux premières loges, on verra.
La foule avait envahi nos camions et nos jeeps.
Autour de nous les jeunes gens s'étaient rassemblés.
- Pourquoi, mon colonel, ne prenez-vous pas le pouvoir, me disaient-ils ? Ce sont tous de vieux imbéciles, des propres à rien. Vous avez votre régiment, si vous voulez, vous pouvez tout faire. Balayez-les !
Allez-y. Il le faut ... pour nous sauver... pour sauver l'Algérie. Il n'y a plus que vous qui puissiez le faire, puisque personne ne fait rien. Ce sont des veaux, des lâches!!!
- Prendre le pouvoir !!! Vous êtes fous !... Vous pensez que le pouvoir peut se prendre ainsi, en montant au G.G., simplement ???
- Oui, oui ! Il suffit que vous y montiez. Personne n'osera rien dire. Ils ont tous trop peur. Regardez-les, regardez-les donc, ce sont des lâches.
- S'il y avait quelque chose de préparé, une équipe à laquelle me joindre, peut-être? Mais seul, dans cette cohue, que puis-je faire? Rien. Il faut d'abord que le calme revienne.
- Si! Si ! Vous pouvez tout. Nous sommes avec vous, vous ne pouvez pas nous abandonner. Vous n'allez pas faire comme les autres et vous dégonfler.
- Alors, que nous resterait-il ? Sans vous, si vous ne faites rien, nous sommes perdus !
Autour de ma jeep, des femmes, jeunes et vieilles, pleuraient, et me suppliaient. L'une d'elles, une brave femme qui était venue là, Dieu sait comment, me saisit les mains et les embrassa avec ferveur.
J'étais ému, beaucoup plus que je n'aurais voulu le laisser paraître. J'étais de tout cœur avec ces braves gens. Je savais que la politique insensée de notre gouvernement les menait à leur perte. Je les savais désorientés, désespérés, perdus. J'aurais voulu être le Bon Dieu pour pouvoir les apaiser. Hélas ! Je ne l'étais pas.
Dans cette mer humaine qui m'assiégeait, j'étais le rocher sur lequel ils essayaient de s'agripper. Mais moi, le rocher, je me sentais fragile et hors d'état d'affronter ce déferlement de passions déchaînées.
J'aurais voulu faire quelque chose pour eux, soulager tant de misère, tant de désespoir, tant de peur.
- Vous savez que je suis de tout cœur avec vous, et que je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider ... Mais comment ??? Comment faire ???
La nuit était tombée, mais le calme n'était pas revenu. Une lourde anxiété montait de cette foule en transes qui attendait que le miracle se produise.
Finalement, une équipe de jeunes gens décidés entoura ma jeep.
- Mon colonel, il faut que vous preniez le pouvoir. C'est aujourd'hui ou jamais. Vous n'avez plus le droit d'hésiter. Allez-y, nous vous suivrons jusqu'à la mort.
Je n'eus pas le temps de répondre. Ils m'empoignèrent, me hissèrent sur leurs épaules, et me portèrent jusqu'au premier étage du G.G.
- Maintenant, me dirent-ils en me déposant, c'est à vous de jouer ...
J'entrais dans la salle où se trouvait toujours le général Massu. Excédé, à la demande de la meute qui ne l'avait pas lâché, il venait de prendre la décision de former un Comité de Salut Public.
Cette fois, je pus m'approcher de lui.
- Ah ! Te voilà, me dit-il ... qu'en penses-tu ?
- Je suis d'accord, je vous suis.
Il prit aussitôt une feuille de papier, et inscrivit mon nom ; puis s'adressant au colonel Ducasse, son chef d'état-major, et un de mes meilleurs camarades :
- Ducasse, lui dit-il, je vous inscris.
- D'accord, répondit Ducasse avec un calme imperturbable, vous pouvez.
Le général Massu inscrivit un certain nombre de noms parmi les gens qui l'entouraient et qui le lui demandèrent.
Dans la salle le silence brusquement avait succédé aux vociférations. Le général Massu venait en effet de prendre une décision qu'aucun militaire français avant lui n'avait jamais prise, une responsabilité écrasante. Et soudain chacun avait eu conscience qu'il vivait un des grands moments de l'histoire de notre Algérie. Une immense sensation de soulagement, de bien-être, de réconfort avait succédé à la lourde anxiété, au désespoir qui avait amené cette foule à tout risquer pour s'emparer du Gouvernement général. Le miracle attendu venait de se réaliser; une admiration passionnée, une reconnaissance émue, animale s'élevait de la foule vers le général Massu qui pour elle avait tout risqué.
- Qu'est-ce que tu en penses, demandai-je à Ducasse ?
- On verra bien, me répondit-il.
Liste en main, le général Massu se dirigea vers le balcon où je ne sais ni comment, ni par qui, un micro venait d'être installé.
Le colonel Thomazo, assis dans un coin, se leva et le rattrapa.
- Ajoutez-moi à la liste, dit-il au général.
Massu s'arrêta et l'inscrivit, puis il saisit le micro, et tourné vers la foule, d'une voix forte, assurée, il prononça cette phrase que je n'oublierai jamais :
- Moi, général Massu, je viens de former un Comité de Salut Public, avec le colonel Trinquier, le colonel Ducasse, le colonel Thomazo, puis neuf noms de civils parmi lesquels je ne connaissais personne pour qu'en France soit formé un Gouvernement de Salut Public présidé par le général de Gaulle.
Une immense clameur monta de la foule, des cris frénétiques, des hurlements de joie qui gagnèrent bientôt toute la ville. Massu, très ému, revint dans la salle.
Personne, ni dans la salle ni dans la foule, n'avait pensé au général de Gaulle ; jamais une seule fois au cours de l'après-midi son nom n'avait été prononcé.
Et certes ce n'était pas de lui, ce soir-là, que l'Algérie attendait son salut.
Mais le général Massu était un Gaulliste fervent.
S'il avait eu le courage de franchir le Rubicon, c'était certainement en pensant au général de Gaulle qu'il l'avait fait. Son nom était maintenant prononcé ; toute l'histoire du 13 Mai allait en être transformée.
Je demandais au général Massu la liste des membres du Comité. Mais ni Ducasse ni moi-même, en dehors des militaires, n'y connaissions personne.
- Il faut les rassembler, dis-je au général ; après la décision que vous venez de prendre, il faut agir et vite.
J'essayai d'en faire l'appel et de les regrouper pour les connaître. Ensuite je tentai de faire évacuer la salle pour que nous puissions nous réunir. Mais ce fut impossible. Les gens expulsés par une porte rentraient par une autre ou par le balcon. Tous les bureaux étaient envahis : il fut impossible d'en occuper aucun.
Tous les services de police, la Sécurité Militaire, tous les Services de Renseignements nous suivaient pas à pas, épiant nos moindres gestes pour pouvoir renseigner leur patron sur nos intentions et nos décisions. Leur courtoisie, leur apparente gentillesse cachaient mal le désir qu'ils avaient de nous mettre la main au collet. Les journalistes qui ne voulaient rien manquer de cette soirée historique, nous harcelaient.
- Allons voir le général Salan, me dit soudain le général Massu. Tu le connais bien, il faut le mettre au courant de ce qui vient de se passer, sans lui nous ne pourrons rien faire.
En effet, j'étais un des officiers qui connaissaient le mieux et depuis très longtemps, le général Salan. Je savais aussi que dans des circonstances difficiles, il m'avait souvent fait confiance.
Nous nous rendîmes donc tous les deux dans la pièce voisine où s'étaient rassemblés autour du général et de Mme Salan, le général Allard, le général Jouhaud, l'amiral Auboyneau et quelques officiers de leurs états-majors.
Le général Salan était encore pâle de l'émotion ressentie lorsque la foule de cet après-midi l'avait hué. Il était assis et ne disait rien. Il nous reçut sans desserrer les dents.
Massu essaya de lui expliquer la décision qu'il venait de prendre. A mon tour, j'essayai de lui dire quelque chose, mais sans succès.
Nous quittâmes la pièce sans qu'aucun des généraux et des officiers présents ne nous aient adressé un mot.
Ce premier contact n'était certes pas encourageant.
Nous venions de franchir le Rubicon, nous ne pouvions pas, sous peine de nous noyer, rester sur la rive. Il fallait marcher sans perdre de temps.
Le capitaine Renault, chef du 3e Bureau du régiment, qui m'était très dévoué, arriva et se précipita vers moi :
- Mon colonel, me dit-il, c'est formidable! Le régiment est fou de joie. Je l'ai emmené au complet au G.G. Il faut rassembler les commandants de compagnie et leur expliquer ce qu'ils doivent faire.
Je m'étais en effet lancé dans cette aventure sans avoir prévenu aucun de mes officiers, pas même Schmidt, qui avait dû être le plus surpris en apprenant quelques instants après que je l'eus quitté, la décision que j'avais prise.
Le général Massu était accroché au téléphone. On lui téléphonait de Paris, d'Oran, de Constantine.
Chacun de ses correspondants était affolé par la décision qu'il venait de prendre.
Mais il répondait, aux uns et aux autres, - sans perdre son calme - qu'il aurait bien voulu les voir à sa place. Il avait évité que le sang coule, c'était déjà un résultat.
Mes commandants de compagnie arrivèrent. Ils auraient pu être étonnés de l'aventure dans laquelle j'allais les engager sans leur avoir demandé leur avis.
Mais ils ne marquèrent aucune surprise, ne demandèrent aucune explication ; au contraire, ils étaient enthousiasmés et ravis ; les sous-officiers aussi ; les hommes de troupe manifestaient bruyamment leur joie en chantant les chansons de marche du régiment.
Nous renonçâmes avec Ducasse à réunir ce Comité de Salut Public fantôme que nous n'arrivions pas à joindre. Il fallait aller au plus pressé. Et puis, que pouvaient faire quelques civils au moment décisif, où les secondes même comptaient ?
Ducasse avait rameuté les régiments de la division.
Le colonel Romains-Desfossés, commandant le 6e R.P.C., était déjà arrivé.
- Mon régiment est en route, ne vous en faites pas, nous dit-il.
Dans le brouhaha indescriptible qui régnait, quelqu'un apporta un poste radio. Radio-Alger diffusait les nouvelles des événements.
Le speaker racontait que son bureau venait d'être envahi par les parachutistes, que lui-même avait été menacé d'être abattu, qu'il s'était réfugié dans un petit bureau encore inconnu d'eux et que c'était de là, risquant la mort d'un instant à l'autre, qu'il parlait.
Je réalisai soudain que nous n'avions pas fait occuper la radio. Je désignai le capitaine Subrégis, commandant la première compagnie, pour qu'il arrête cette émission ridicule et me ramène le speaker.
Un quart d'heure après, l'émission était arrêtée, et le speaker amené par deux parachutistes, arrivait devant moi, tremblant de peur.
- Vous ne pouvez pas dire ce qui se passe, ce que vous avez vu ? Il faut que vous fabuliez, que vous racontiez des âneries. Je devrais vous rosser, au moins vous envoyer une paire de gifles.
Mais je ne voulais pas le faire, je donnais l'ordre au capitaine Renault de m'en débarrasser sans qu'il soit brutalisé.
Puis un de mes officiers vint me dire que le colonel Ducournau s'était réfugié dans son bureau, qu'il alertait tous les états-majors afin de faire le compte des blindés disponibles pour reprendre le Gouvernement Général. Quelques instants après, un officier du 3e Bureau du Corps d'Armée d'Alger m'appela au téléphone.
- Je ne peux vous dire mon nom, mais je vous avertis qu'on vient d'alerter la D.M.R. (Division Mécanique Rapide) pour la diriger sur le Gouvernement Général, et le faire évacuer.
Le colonel Rolin, chef du 3e Bureau de la 10e Région militaire (E.M. du commandant en chef en Algérie) m'appela à son tour.
- Tu es fou de te lancer dans cette aventure, tu sais que je suis un bon camarade. Tu vas te casser la gueule, stoppe tant qu'il est temps. Tu joues là un jeu trop dangereux. J'ai peur que tu ne t'en rendes pas compte. C'est pour cela que je t'avertis.
- Je te remercie, tu as peut-être raison, mais au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus reculer. On verra bien. Tu es bien placé, tâche si tu le peux de nous aider.
Le capitaine Renault avait de nouveau rassemblé les commandants de compagnie.
- On menace de faire venir la D.M.R. pour reprendre le G.G. Nous ne pouvons plus reculer, et nous ne devons pas reculer. Jamais on ne viendra me chercher un matin à six heures pour me conduire au poteau. Je préfère me faire étendre sur l'itinéraire, en combattant. Et vous ?
- Nous aussi !
- Alors, allez chercher les bazookas. Vous tirerez sans préavis sur le premier char qui arrivera sur le Forum, puis sur le deuxième s'il n'a pas compris. D'accord ?
- D'accord.
Cette décision avait été rapidement prise, et dans le désordre indescriptible qui régnait au G.G., elle avait été entendue de tous. Elle ne dut pas mettre longtemps pour parvenir à la D.M.R.
Quelques mois plus tard, en opérations, il m'arriva de rencontrer mes camarades de la D.M.R. C'était exact, ils avaient bien été alertés, et l'ordre de mise en route leur avait bien été donné.
- Mais, me dirent-ils, nous n'y serions jamais allés.
Massu téléphona au général Gilles, à Constantine.
Il fut très difficile à atteindre. Il répondit évasivement qu'il avait besoin de réfléchir, et qu'il attendrait le lendemain. Et puis Massu et Gilles ne s'étaient jamais bien entendus.
Le général Réthoré d'Oran était scandalisé par les événements d'Alger. Il n'était certes pas prêt à nous suivre.
Bigeard lui-même, discrètement contacté par quelques officiers du régiment, fit prudemment la sourde oreille. Pour lui, disait-il, l'heure n'était pas encore arrivée.
Le colonel Godard, commandant le secteur d'Alger-Sahel, et le colonel Vaudrey, son adjoint, essayèrent dans notre entourage de se renseigner sur nos intentions, mais fuyaient, comme des pestiférés, le général Massu, le colonel Ducasse et moi-même. Il nous fut impossible de prendre un contact direct avec eux.
Le seul message réconfortant de la soirée nous vint du Sahara. Il était adressé au général Massu :
« Fatigués des abandons successifs de nos gouvernants, nous, officiers, sous-officiers, soldats, groupes et populations civiles du Sahara, venons-nous rallier au Comité de Salut Public d'Alger. »
Ce message était signé des commandants des postes de Fort Flatters, Edgelé, ln Salah et Tamanrasset.
Mais l'armée d'Algérie gardait le silence. Le général Massu en éprouvait une certaine déception. Moi, je me refusais d'y penser.
La foule, massée autour du Gouvernement Général, continuait à nous apporter l'appui de sa foi et de sa présence, en manifestant bruyamment sa joie. Partis pour elle dans cette aventure, nous avions besoin d'elle, de son appui. Il ne devait jamais nous manquer.
A 22 heures, j'appris que les gendarmes venaient de recevoir l'ordre de faire évacuer le G.G. Je descendis en hâte au rez-de-chaussée pour m'en assurer.
C'était exact, deux escadrons de gardes se massaient au coude à coude prêts à charger la foule pour dégager le Forum.
Le commandant Vitasse, alerté lui aussi, était descendu. Nous essayâmes de persuader les officiers de ne rien faire. Mais sourds à nos demandes, ils disposaient systématiquement leurs hommes qui, mousqueton en main, formaient un mur d'acier.
Au commandement de ses chefs, cette masse impressionnante, dans un bruit rythmé de bottes pesantes, s'ébranla en direction de la foule.
Je craignais que face à cette menace elle s'affole et soit balayée. Sans elle, sans sa présence, tout était perdu.
- Couchez-vous, leur cria le commandant Vitasse, ils ne pourront rien.
Aussitôt, comme mue par un puissant ressort, la foule se coucha. Aucun homme, aucune femme ne recula, prêts à se faire piétiner s'il le fallait.
Les gendarmes, martelant leurs pas, arrivèrent jusqu'à eux. Les temps n'étaient pas encore venus où ils pourraient tirer sur une foule désarmée. Devant cette masse résolue, qui les avait attendus sans broncher, les gendarmes, déconcertés, s'arrêtèrent. Après quelques minutes d'hésitation, on entendit un commandement bref ; ils firent demi-tour, et à la même cadence, revinrent à leur point de départ.
Mais l'alerte avait été chaude. Pour être à l'abri de toute surprise, je donnai l'ordre à trois compagnies du régiment de s'installer à l'intérieur du G.G.
Puis, avec Vitasse, nous parcourûmes la foule.
- Il faut que vous restiez sur le Forum, toute la nuit. Nous avons besoin de vous. Il faut rester.
- Nous resterons ici, jours et nuits, aussi longtemps qu'il le faudra pour vous aider.
Cet incident avait montré la fragilité de notre position. Sans la foule, nous n'étions rien, nous ne pouvions rien.
Car l'armée ne suivait pas le mouvement déclenché.
Au fond, rien ne suivait.
Dans une pièce voisine, les chefs d'arrondissement du D.P.U. s'étaient rassemblés, et me firent appeler. Ils étaient enthousiasmés de savoir que j'avais pris la tête du mouvement. Ils venaient se mettre à ma disposition.
- Rien n'est encore gagné, leur dis-je. C'est maintenant que la partie se joue. J'ai besoin de vous. Le général Salan ne s'est pas encore décidé. Il est écœuré par la façon dont vous l'avez accueilli cet après-midi.
Il faut que l'attitude de la foule change à son égard. Sans lui, nous n'avons aucune chance de réussir. C'est le patron, le chef de l'armée en Algérie. C'est à lui seul qu'elle peut obéir*. Il viendra demain matin au G.G. Il faut qu'il y ait au moins 10 000 personnes pour l'acclamer. Après nous verrons.
« Oran et Constantine ne suivent pas.
« Quels sont ceux d'entre vous qui peuvent aller demain à Oran? Il faut qu'Oran fasse quelque chose, que les Oranais, comme les Algérois, bougent.
- Nous y allons, me dirent aussitôt trois membres du D.P.U., nous connaissons bien Oran. Mais que faudra-t-il dire et faire ?
- Il faut que la population manifeste sa volonté de nous suivre. Qu'elle prenne la préfecture par exemple. Dans la situation actuelle, rien n'est plus dangereux que l'attentisme.
*Les parachutistes, en effet, n'ont jamais été populaires dans l'armée qui nous jalousait férocement. Seuls nous n'aurions jamais entraîné derrière nous l'armée française.
Des hommes décidés partirent aussitôt. Je leur faisais confiance. J'étais assuré qu'à Oran, il se passerait quelque chose, et que nous serions aidés.
Le général Massu s'inquiétait de la tournure peu favorable des événements.
- Tu connais bien le préfet, M. Barret, tu t'entendais bien avec lui. Va le voir, il doit pouvoir nous aider.
Je pris une jeep de l'escadron qui stationnait toujours sur le Forum et me rendis seul à la préfecture.
Elle était déserte ; jusqu'au bureau du préfet, je ne rencontrai personne. Je frappai à la porte et entrai.
M. Barret téléphonait. La conversation fut très longue. Il s'agissait des événements de cet après-midi qu'il essayait d'expliquer. Il me fit signe de m'asseoir.
La conversation terminée, il me dit :
- Je viens de téléphoner au ministre de l'Intérieur. J'ai essayé de lui expliquer ce qui vient de se passer, mais il n'arrive pas à comprendre. Pourtant, ce qui se passe était inévitable.
- Le général Massu m'envoie vers vous. Il voudrait que vous montiez au G.G.
- Je ne peux pas quitter mon bureau. Je suis harcelé par tous les ministères qui veulent à tout prix être renseignés.
- Venez donc au G.G. Vous serez mieux placé qu'ici pour suivre les événements.
- Vous savez que je suis de tout cœur avec vous, dites-le au général Massu. Mais je ne peux pas quitter mon poste.
Il réfléchit quelques secondes, puis il me dit :
- Au fond, vous avez raison, je vais avec vous.
Dans ma jeep découverte, nous nous rendîmes au G.G. Le préfet savait qu'en me suivant il prenait une lourde responsabilité. Mais il était très calme.
- Ce sera difficile, me dit-il, mais il ne faut pas lâcher.
Il parla quelques instants avec le général Massu, puis il se rendit dans le bureau contigu, où le général Salan, le général Allard et l'amiral Auboyneau se trouvaient encore. Je suis assuré qu'il mit toute son énergie, toute sa conviction, pour décider le général Salan à prendre position.
Romains-Desfossés vint rendre compte que son régiment au complet avait rejoint le G.G., et Ducasse que le 1er R.C.P. avec le colonel Cousteau était en route pour Alger. L'U.T.B. (Unité territoriale blindée, commandée par le lieutenant de réserve Masthebe) avait aussi rejoint.
Notre position militaire était ainsi consolidée.
Nous avions renoncé à réunir le Comité de Salut Public. Il aurait fallu pour cela faire évacuer le G.G. par la foule qui l'avait envahi. Mais elle voulait jouir de sa victoire et nous avions besoin de sa présence. Nous ne pouvions pas le faire.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 16:35
Vers 22 heures, nous vîmes apparaître, comme un diable sortant d'un bénitier, un homme surexcité qui nous parut extrêmement préoccupé. Je crus tout d'abord qu'il s'agissait d'un policier, et lui demandai brutalement ce qu'il cherchait. Il faut à tout prix que je voie le général Massu.
- Pour quoi faire ? Il est occupé.
- Je suis M. Delbecque, le représentant de Mr Soustelle à Alger. J'ai une nouvelle très importante à annoncer au général Massu. M. Soustelle va arriver d'un instant à l'autre.
Je n'avais jamais vu M. Delbecque, ni jamais entendu parler de lui. Mais le fait qu'il annonçait l'arrivée de Soustelle ne manquait pas d'intérêt.
Soustelle en effet avait gardé une certaine popularité en Algérie. C'était une personnalité connue. Dans la situation critique où nous nous trouvions, son concours pouvait être précieux, et peut-être suffisant pour faire basculer les hésitants.
Je le conduisis auprès du général Massu.
- Mon général, lui dit-il, est-ce exact que vous avez formé un Comité de Salut Public ?
- Oui! Qu'est-ce que ça peut bien vous foutre?
Et puis d'abord, qui êtes-vous?
- Je suis M. Delbecque, l'envoyé de M. Soustelle à Alger. M. Soustelle va arriver d'un instant à l'autre. Je venais vous l'annoncer.
Au nom de Soustelle, le général Massu eut la même réaction que nous. M. Delbecque devenait soudain un personnage intéressant qu'il fallait écouter. Il était suivi par une dizaine d'hommes qui paraissaient aussi inquiets que lui. Une discussion violente s'engagea aussitôt avec les membres civils du Comité de Salut Public, désignés dans l'après-midi.
- C'est nous, disaient-ils, qui avons tout fait. Nous avons organisé la manifestation de cet après-midi; nous avions déjà organisé celle du 26 avril. Nous voulons entrer dans le Comité de Salut Public. Ce serait une injure formidable si nous en étions exclus.
Mais comme ils ne nous apportaient rien, et que le problème à résoudre était surtout militaire, je laissai le général Massu se débrouiller avec eux.
Delbecque, d'ailleurs, ne le quittait plus. Des noms, la plupart inconnus, vinrent s'ajouter à la petite liste que le général Massu avait déjà établie.
Les événements qui se passaient en France nous avaient peu intéressés. Vers 3 heures du matin, nous apprîmes finalement que M. Pflimlin avait été investi par l'Assemblée Nationale par 280 voix contre 186, et que les communistes s'étaient abstenus.
Tour à tour, les membres du Comité de Salut Public faisaient leur petit numéro au micro sur le balcon. Ce qu'ils disaient avait peu d'importance, mais la foule les écoutait, et l'ambiance était maintenue.
Puis, M. Delbecque vint lire au micro un communiqué que venait de signer le général Salan. Il était très bref, sans compromission, et destiné à rassurer la population.
« Ayant mission de vous protégé, je prends provisoirement en mains les destinées de l'Algérie française. Je vous demande de faire confiance à l'armée et à ses chefs, et de montrer par votre calme votre détermination. »
Vers 4 heures du matin, le général Massu nous montra un communiqué. Il l'avait vraisemblablement rédigé avec Delbecque. Puis il alla lui-même le lire au micro:
« Il confirmait l'investiture de Pflimlin; annonçait que Soustelle avait été finalement retenu à Paris, et il renouvelait son appel au général de Gaulle. Il lui demandait de rompre le silence, de s'adresser au pays afin que soit formé sous son autorité un Gouvernement de Salut Public, seul capable de sauver l'Algérie. »
Ducasse nous fit rapidement le point de la situation militaire :
Le 3e R.P.C. et le 6e R.P.C. étaient au complet au G.G. avec l'U.T.B.
Le 1er R.P.C. était en route, mais le colonel était arrivé et s'était mis à la disposition du général Massu. Le 2e R.P.C., qui avait été détaché à Constantine, avait été rappelé par le Corps d'Armée d'Alger; la division n'en avait pas été informée. Mais Ducasse avait pu toucher le colonel Lemire. Il serait demain matin lui aussi au G.G., aux ordres du général Massu.
Le 1er R.E.P., aux ordres du colonel Jean-Pierre, (sic) était en opération sur la frontière tunisienne. Il n'était pas possible de le rappeler. Mais nous n'avions aucune inquiétude sur l'attitude qu'il pourrait adopter.
Evidemment, tout l'état-major de la division était derrière le général Massu.
Les rangs dans la foule s'étaient éclaircis. Je donnai l'ordre au régiment de s'installer à l'intérieur du G.G. tout en assurant une sécurité rapprochée des abords.
Puis je conseillai à Ducasse d'aller se coucher.
- Nous ne terminerons pas aujourd'hui. Beaucoup de choses ont été faites, mais la vraie partie se jouera demain. Nous devons être en forme. Allons-nous coucher. Je reste en liaison avec mon régiment.
Bonsoir.
Je m'esquivai sans bruit dans la nuit. J'étais harassé de fatigue et saoulé de bruit. J'avais besoin d'un peu de calme, et, pour moi-même, de faire le point.
Nous nous étions lancés dans une aventure extraordinaire. Qu'allait-il en advenir ?
Sauf la 10e D.P. qui nous avait suivis d'enthousiasme, aucune troupe ne s'était ralliée à nous. Aucun officier général ne nous avait donné son appui, ou même un encouragement. Prudemment, tous attendaient, apparemment sans bienveillance.
Gilles à Constantine, Réthoré à Oran, étaient resté dans une prudente expectative. Il ne fallait rien attendre d'eux. Le général Salan restait une énigme. Pourtant je savais qu'il était passionnément attaché à l'Algérie. La lettre qu'il avait envoyée le 9 mai au général Ely *, montrait qu'il ne craignait pas de prendre ses responsabilités. J'étais sûr qu'il se rallierait et qu'il prendrait la tête du mouvement. Je comptais beaucoup sur la manifestation du D.P.U. pour le décider.
*Voir cette lettre en annexe.
J'étais plein d'admiration pour le général Massu. Il avait pris cet après-midi une décision qu'aucun général de l'armée française n'aurait osé prendre.
J'étais prêt à le suivre et à l'épauler quoi qu'il arrive. Nous verrons pensais-je, s'il a la classe d'un Bonaparte. Une route formidable s'ouvre devant lui, saura-t-il la prendre ?
L'ennui, c'est qu'il avait mis le nom de De Gaulle en avant. Que venait faire de Gaulle dans cette affaire et que pouvions-nous en espérer ?
En Algérie, il n'était pas aimé ; jamais, au cours des nombreuses réunions que j'avais présidées, son nom n'avait été prononcé. L'armée, sauf la petite équipe F.F.L. à qui il avait donné un avancement jamais vu depuis les armées de la Révolution, ne l'aimait pas. Les jeunes officiers l'ignoraient, pour eux, de Gaulle était déjà un vieux souvenir d'histoire.
En France, il n'était pas populaire. Il était venu au pouvoir en 1944 sur les pas des armées alliées. Son gouvernement n'avait pas été brillant. Il nous avait laissé un régime déplorable : la IVe République. Pour beaucoup, son nom rappelait les exactions de la Libération et les tribunaux d'exception. Par son sectarisme étroit, et son intransigeance, il avait laissé les Français divisés. Lorsqu'il avait quitté le pouvoir en 1946, personne en France n'avait fait un geste pour le retenir. Sa tentative de retour avec le R.P.F. en 1951 avait été un échec cuisant. Ses troupes au Parlement l'avaient abandonné, sauf une petite équipe de fidèles dont le nombre allait diminuant chaque jour.
Mais pour Massu et les quelques officiers qui l'avaient suivi dès la première heure, de Gaulle était le Messie, l'homme génial qui après le désastre lamentable de 1940 leur avait permis de participer à la victoire. Cette victoire leur avait donné un prestige ineffaçable. Ils le devaient à de Gaulle; ils ne pouvaient pas l'oublier.
Voilà pourquoi Massu, ce soir, avait fait appel à lui.
Dans la période critique que nous allions aborder, cette question ne pouvait pas être posée. La petite équipe que nous formions devait à tout prix jouer au coude à coude, et tirer dans le même sens pour sortir du tunnel dans lequel nous nous étions engagés.
Cependant, l'arrivée de Delbecque nous avait surpris. Jusqu'à son arrivée, j'avais cru que le mouvement de la foule de cet après-midi était spontané, que la manifestation était partie de Bab el Oued, le quartier européen le plus pauvre de la ville. Sa population, d'origines très diverses, dont l'instruction et la culture ne dépassaient pas, ou si peu, celles de la masse musulmane d'Alger, était peu sensible à la propagande écrite ou radiodiffusée, qu'elle comprenait peu ou mal.
Mais elle était anxieuse, et les raisons de son inquiétude étaient faciles à comprendre.
Si les grands colons, les grandes familles, les fonctionnaires pouvaient, en cas d'abandon de l'Algérie, sans trop de difficultés s'adapter ailleurs, la population de Bab el Oued, composée d'artisans, d'ouvriers, de gens besogneux, savait bien qu'elle ne pourrait jamais le faire.
Cette crainte permanente la rendait hypersensible. Elle la dressait parfois aveuglément contre la masse musulmane, qui était déjà sa concurrente sur le plan matériel et qui, à son départ, occuperait facilement les places qu'elle devrait abandonner. Le moindre prétexte suffisait pour l'enflammer, mais aussi le moindre geste d'apaisement lui rendait confiance.
Il était donc facile d'exploiter sa misère et sa bonne foi.
L'arrivée de Delbecque au Gouvernement Général dans la nuit nous avait paru suspecte. Il semblait à l'origine de cette manifestation. Que voulait-il faire ? Quels étaient ses buts ? Où voulait-il aller ? De toute façon, il faudrait avoir l'œil sur lui.
Je m'endormis pourtant sans inquiétude. J'avais confiance en mon régiment, en Ducasse, en Romains-Desfossés qui nous avaient suivis sans hésiter.
Demain, la journée apporterait des éléments nouveaux. Nous étions prêts à les affronter.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 17:17
VI
LE LENDEMAIN DU 13 MAI
A 7 heures, mon téléphone sonna. C'était Ducasse qui m'appelait :
- Il faut que tu sois au G.G. à 8 heures au plus tard, pour la réunion du Comité de Salut Public. Je viens de voir Massu, le Comité doit prendre ce matin sa forme définitive. Attention, les grenouillages vont commencer.
Au G.G. le calme était revenu. Les civils qui l'avaient envahi avaient fini par se retirer. Les garçons du 3e R.P.C. l'avaient nettoyé et fait disparaître les traces du passage de la foule. Seuls étaient admis les fonctionnaires et les membres du C.S.P. Leur nombre s'était accru d'une vingtaine de noms au cours de la nuit. Le général Massu avait fait ajouter trois musulmans :
M. Madani, contremaître.
Le commandant Mahadi, officier en retraite.
M. Chikh Taïeb, agriculteur.
Mais sur la nouvelle liste, je ne connaissais pratiquement personne. Un seul d'entre eux était membre du D.P.U., M. Mouchan, directeur d'école et président d'une association d'anciens combattants. J'aurais voulu en faire admettre d'autres, mais sous prétexte que la liste ne pouvait indéfiniment être allongée, je ne pus avoir gain de cause. Le général Massu ne m'avait pas appuyé.
Mais les hommes du D.P.U. étaient déjà sur le Forum. Ils avaient emmené le ban et l'arrière-ban de leurs amis. Ils attendaient patiemment l'arrivée du général Salan. Au passage, je les avais salués. J'étais satisfait; mes consignes avaient été rigoureusement appliquées. C'était surtout cela qui importait.
Sur la liste, je fus surpris de voir figurer le nom d'un militaire inconnu : le lieutenant Neuwirth*.
C'était un petit bonhomme grassouillet, au crâne dégarni, effectivement revêtu d'un uniforme. Dans les couloirs du G.G., une serviette sous le bras, l'air affairé, il se démenait pour se donner de l'importance.
* Depuis, député gaulliste inconditionnel.
* Notons que Lulu avait été démobilisé en 45 avec le grade de caporal-chef…
Mais aucun de mes amis, ni aucun militaire ne le connaissait. Nous nous demandions donc comment et pourquoi il avait été admis comme membre du Comité de Salut Public. J'appris qu'il était officié de réserve, arrivé depuis quelques jours dans les bagages de M. Delbecque et certainement pas pour participer aux opérations du maintien de l'ordre.
La réunion du Comité eut lieu dans une des salles du premier étage du G.G. autour d'une grande table, présidée par le général Massu.
La veille, M. Delbecque ne connaissait pas encore le général Massu. Ce matin, il semblait qu'ils ne s'étaient jamais quittés. Personne encore ne pouvait songer à enlever la présidence à Massu, rien n'était encore assuré et sans lui tout se serait effondré. Mais M. Delbecque avant même l'ouverture de la séance s'était nommé lui-même vice-président du Comité. Certes il n'avait pas perdu de temps.
Ainsi, ce vaste mouvement populaire, né de l'inquiétude des Algérois, était dès sa naissance truffé de gens venus de France et décidés à l'exploiter. Le ver était déjà dans le fruit.
Avec Ducasse, nous aurions voulu mettre le général Massu en garde contre ces inconnus, mais il était accaparé, envahi, submergé. Avant l'ouverture de cette première séance, il nous avait été impossible de l'aborder.
Le premier accrochage sérieux eut lieu au sujet de l'admission au Comité de M. Alain de Sérigny, directeur de l'Echo d'Alger. Quelques membres s'y opposèrent violemment. Je pris résolument leur parti.
Je ne connaissais pas M. de Sérigny, et je ne l'avais jamais rencontré. Mais je savais que les musulmans ne l'aimaient pas. Il avait soutenu uniquement dans le passé les revendications des Européens, et était opposé au collège unique*. Il passait pour un homme d'une autre époque. Nous, qui connaissions les aspirations des jeunes musulmans, qui voulions en faire des Français à part entière et gagner leur confiance, nous ne pouvions pas admettre au C.S.P. un homme qui était susceptible de laisser planer un doute sur nos intentions.
*Il avait écrit peu de temps avant le 13 Mai dans Paris-Presse un article: « l'inacceptable collège unique. »
La question de son admission fut mise aux voix à mains levées. Sans les compter, Delbecque s'écria aussitôt :
- D'accord, adopté, soulevant l'animosité générale de la salle.
La discussion sur une question aussi minime ne pouvait sans ridicule être prolongée. Mais il fut décidé que ce procédé cavalier ne se reproduirait plus.
Mon opposition avait profondément vexé M. de Sérigny. Mais il ne m'en a jamais tenu rigueur. Il est finalement de ceux qui se sont le plus dévoués pour la cause de l'Algérie française, et avec un courage auquel je rends hommage. Peu d'hommes, en effet, au cours des événements de ces dernières années, ont fait autant de sacrifices pour garder l'Algérie à la France.
Il fut décidé que le C.S.P. se réunirait tous les jours à 10 heures au G.G. Le général Massu s'installerait au Gouvernement Général, ainsi que le colonel Ducasse et moi-même.
Quant à M. Delbecque, il y était déjà installé.
Ducasse devait assurer les fonctions de chef d'état-major, c'est-à-dire qu'il prendrait connaissance du courrier, le diffuserait, et préparerait les réponses. En outre, il fut décidé qu'il s'occuperait spécialement des liaisons avec la métropole et des répercussions de notre mouvement en France.
Quant à moi, je prenais les fonctions d'adjoint au général. Ces fonctions moins astreignantes me laissaient une plus grande liberté de mouvement. En outre, il fut décidé que je m'occuperais spécialement des questions algériennes, primordiales au moment où l'Algérie n'avait pas encore basculé.
A 9 heures, le général Salan fit annoncer son arrivée au G.G. Le général Massu leva la séance pour aller le recevoir.
La foule depuis longtemps massée sur le Forum, fit au général Salan une longue ovation qui surprit tout le monde, en particulier les journalistes, qui n'arrivaient pas à comprendre ce rapide revirement des Algérois.
Aucun homme n'est insensible aux acclamations de la foule. C'est un stimulant puissant, un bain vivifiant, une nécessité pour les hommes politiques.
Le charme avait agi une fois de plus. Lorsque le général Salan s'installa au bureau de M. Lacoste, il était en pleine forme, reposé, détendu, ravi.
Il se lança aussitôt dans une improvisation que nous écoutâmes bouche bée :
- Tout d'abord, nous dit-il, sachez que je suis des vôtres. Mon fils* est enterré au cimetière du Clos Salembier. Je ne saurais oublier qu'il repose dans cette terre qui est la vôtre.
* Il s'agissait d'un jeune enfant décédé à Alger, pendant la guerre en 1943.
Cette révélation inattendue arrivait à son heure et devait profondément marquer la foule.
« Ce qui a été fait ici, hier, montrera à la France votre détermination de rester Français ... et au monde qui en doute encore, que l'Algérie veut rester française. L'Algérie une fois de plus sauvera la France.
« Notre sincérité ramènera à nous tous les musulmans. La seule fin acceptable de cette guerre, c'est l'écrasement de la poignée de terroristes rebelles à l'autorité. Nous les vaincrons parce que notre jeunesse par ses sacrifices a mérité la victoire. La victoire, c'est la seule voie de la Grandeur Française.
« Je suis donc avec vous tous. Vive la France, vive l'Algérie française ... Vive le général de Gaulle. »
Personne ne s'attendait à une prise de position aussi nette, exprimée avec autant d'assurance, de conviction et d'autorité. Le général Salan était avec nous, c'était l'essentiel. Notre succès était désormais assuré.
Nous lui demandâmes de venir au micro, dire à la foule qui attendait sur le Forum, les paroles qu'il venait de prononcer.
Sans hésiter, il se leva, se dirigea vers le balcon, et d'une voix claire, nette, sur un ton passionné que personne ne lui connaissait, il redit les paroles que nous venions d'entendre.
Aussitôt ce fut un délire. Une ovation fracassante monta des entrailles de la foule jusqu'à lui. En quelques mots, Salan l'avait conquise. Ce ralliement spectaculaire et net était pour elle l'assurance de la victoire, la fin d'un long cauchemar.
Lui aussi avait fait appel au général de Gaulle. Mais personne n'y avait attaché d'importance. Il avait marqué une hésitation avant de prononcer son nom.
Mais il l'avait fait. Le processus de retour du général de Gaulle allait désormais s'engager d'une façon irréversible.
M. Delbecque proposa au général Salan de s'installer au G.G. Il refusa, il n'y vint que lorsque le général de Gaulle l'eut nommé son Délégué général en Algérie. Il y fit seulement quelques apparitions, à la demande du C.S.P. ou des événements. Les opérations continuaient, c'était sa tâche essentielle, celle qui devrait finalement tout conditionner. Il ne pouvait la négliger.
Je fus heureux de cette décision sans équivoque.
J'avais connu le capitaine Salan en Indochine dès 1935 ; je l'avais suivi dans tous ses séjours en Extrême-Orient après la guerre. Je savais qu'il était avant tout l'homme des situations difficiles. Quand tout le monde perdait pied, il conservait les siens sur la terre. Son ralliement était notre seule chance de succès. Si les parachutistes avaient un grand prestige auprès de la population civile, et si les fellaghas, à juste titre, les redoutaient, ils étaient trop jalousés dans l'armée française pour espérer la rallier.
Je décidai donc d'aller voir le général Salan le plus rapidement possible et passai un coup de téléphone à son aide de camp, le capitaine Ferrandi. J'étais sûr qu'il me recevrait.
Il me reçut en effet à 20 heures dans son bureau à la 10e Région militaire.
Je lui exprimai d'abord notre satisfaction pour la décision qu'il venait de prendre. Je lui expliquai que le général Massu était parti en flèche à la suite d'événements imprévisibles, que j'avais dû le suivre, mais que nous n'avions nullement l'intention de faire cavalier seul.
Je le mis d'abord au courant de la réunion du C.S.P. de la matinée, et du rôle inquiétant que semblait vouloir jouer M. Delbecque et son équipe.
- Je sais, me dit-il, il grenouille ici depuis des mois avec l'appui constant de Chaban-Delmas sans que je puisse m'en défaire.
« Je suis à peu près au courant de leur projet. Mais hier avec Massu, vous avez démoli leur plan de bataille. L'opération devait être menée par Gilles, Bigeard et compagnie. Ils devaient d'abord m'arrêter.
Mais ils n'ont toujours pas bougé. Pour eux, l'heure est maintenant passée. Il y a longtemps que je suis au courant de leur manigance ; mais je ne pouvais rien faire.
« En ce qui me concerne, je suis dans une position très solide. M. Gaillard m'avait nommé commandant civil et militaire, en apprenant les troubles à Alger.
Voici la note, lisez :
Je lus :
« Le général commandant supérieur inter-armée est habilité à prendre toutes mesures pour le maintien de l'ordre, la protection des biens et des personnes jusqu'à nouvel ordre.»
Signé: GAILLARD.
« M. Pflimlin vient de me renouveler les pouvoirs que M. Gaillard m'avait attribués. J'aurais donc un jeu très difficile à jouer, car nous ne pouvons pas rompre avec la métropole aussi longtemps que notre position en Algérie ne sera pas mieux assurée. »
- Le général Massu m'a chargé de vous tenir au courant des réunions du C.S.P., vous n'ignorerez jamais rien. Toute décision importante sera soumise à votre approbation.
Je quittai le général enchanté ; je craignais qu'un malentendu ne se soit produit. Il n'en était heureusement rien. Un pas important était de nouveau franchi.
Le 15 au matin, nous apprîmes que les U. T. avaient occupé la préfecture d'Oran. Les événements étaient allés très vite. Le préfet, légèrement molesté, avait passé ses pouvoirs au général Réthoré, commandant le Corps d'Armée.
Cette nouvelle nous remplit de joie. Après Alger, Oran bougeait. L'émeute à Oran consolidait notre position.
Dans la matinée je recevais la visite de deux jeunes capitaines que j'aimais beaucoup : Guilleminot * un héros de la guerre d'Indochine, et Grazziani * qui avait été au 2e Bureau de la 10e D.P. pendant la bataille d'Alger. Ils avaient été détachés à Constantine auprès du 2e R.P.C. pour la durée des opérations que menait ce régiment dans sa ville.
* Tous les deux tués en combat en Algérie.
Les événements d'Alger les avaient enthousiasmés.
Ils étaient navrés de voir qu'à Constantine il ne s'était encore rien passé et venaient prendre l'atmosphère.
- Que faut-il faire, me demandèrent-ils, nous ne recevons pas d'ordre. Le général Gilles attend, il ne veut rien faire et surtout rien dire *.
* De Constantine, le général Gilles avait déclaré au ministre des Armées - nous avions intercepté sa communication : «On fera en sorte que tout reste dans l'ordre. Je m'entends bien avec le préfet. Pas de couillonnades. »
- Le temps des ordres est passé ; faites comme à Oran, prenez la préfecture, n'importe quoi, mais faites quelque chose. Comment ? Vous ! Guilleminot et Grazziani, il vous faut des ordres !!! Ma parole, alors vous avez la trouille.
Le mot « trouille» qui m'avait échappé les avait cinglés comme un coup de fouet.
Sans un mot de plus ils partirent pour Constantine et sans n’en référer à personne, avec un autre capitaine, s'en allèrent arrêter leur préfet.
Longtemps après, ce coup de force de trois capitaines était la gloire du général Gilles.
Le général Réthoré avait rendu compte des événements de la journée du 15 à Oran.
La ville n'avait jamais été inquiétée par les terroristes. Après quatre années de rébellion elle avait conservé sa physionomie du temps de paix. La sécurité était assurée par les Unités Territoriales (les U. T.). Aucune troupe régulière n'y stationnait en permanence, seulement des états-majors.
Les Unités Territoriales étaient donc en révolte ouverte contre les autorités militaires. Le général Réthoré en était affolé.
Le général Salan le convoqua pour la journée du 16 à Alger. Il me demanda d'aller l'attendre à l'avion et de le conduire à son P.C. à la 10e R.M.
Il ne voulait pas le recevoir au G.G. pour rester dans son rôle uniquement militaire.
Mais je ne sais par quels sortilèges il put se rendre directement au G.G. accompagné de M. Fouques-Duparc, député-maire d'Oran et ancien ministre. Le général Salan, après avoir hésité, vint les rejoindre.
J'assistai à cette réunion, en compagnie du général Massu, de M. Delbecque et de quelques membres du C.S.P.
Le général Réthoré était pâle, buté, muet. M. Fouques-Duparc se lança dans une violente diatribe contre les individus qui s'étaient emparés de la préfecture et surtout contre ceux qui les avaient incités à le faire. C'étaient des apprentis sorciers. Ils ignoraient qu'Oran était une ville communisante et que les communistes pouvaient créer des désordres dont nul ne pouvait prévoir la portée. Mais le danger communiste si habilement évoqué n'était pris au sérieux par personne.
M. de Sérigny s'efforça, mais en vain, de mieux lui faire préciser la situation. A son avis, il la noircissait.
Le général Réthoré parla peu et voulut rester sur le terrain strictement militaire.
- Je ne dispose d'aucune troupe régulière à Oran.
Les Unités Territoriales représentent une force considérable, environ 10000 hommes. Elles refusent d'exécuter mes ordres. C'est une révolte qui peut avoir les plus graves conséquences pour l'armée.
Le général Salan et le général Massu avaient écouté sans rien dire. M. Delbecque prit la parole et proposa d'envoyer à Oran un régiment de parachutistes. Pour les civils, en effet, les paras devaient être capables de résoudre tous les problèmes.
Personnellement je trouvais cette proposition ridicule. Je voyais mal en effet ce que pourrait faire un régiment de parachutistes à Oran, et contre qui il pourrait intervenir. Je le dis au général Massu.
- Tu as raison, me dit-il, tu vas y aller. Tu verras bien, tu te débrouilleras.
- Je vais vous envoyer Trinquier, proposa alors le général Salan. Il est bien au courant du déroulement des événements à Alger; il pourra vous aider. Le général Réthoré accepta.
- Il faut que vous veniez le plus rapidement possible, me dit-il.
Cet après-midi, ajouta le général Salan.
La séance fut aussitôt levée.
J'étais navré d'aller à Oran. La mission qui m'était donnée était passionnante; je savais qu'elle réussirait.
Mais la veille j'avais convoqué le capitaine Léger.
Il avait la charge de l'organisation des populations de la Casbah. Après mon départ d'Alger en 1957, il avait fait l'impossible pour la maintenir.
Je lui avais demandé s'il était encore possible d'organiser la manifestation musulmane que nous avions depuis longtemps projetée.
Dans l'ambiance actuelle, m'avait-il dit, tout est possible.
- Alors comme prévu : rassemblement place du Gouvernement, ensuite boulevard Carnot, préfecture, Monument aux Morts ... le Forum. Les mots d'ordre :
« La Casbah répond présent. »
« Nous sommes Français, nous voulons rester Français. »
Sur ce thème vous pourrez en ajouter d'autres.
Le D.P. U. sera sur l'itinéraire pour faciliter la progression. Ensuite tout le monde sur le Forum. La casbah plus le D.P.U. nous aurons au moins trente mille hommes. Un coup sensationnel que nous aurions pu faire depuis longtemps si cette fichue IVe l'avait voulu.
Nous avions fixé l'heure d'arrivée sur le Forum à 18 h 30. Tout avait été mis en branle, il n'était plus possible de l'arrêter.
- Tu n'as pas de veine, m'avait dit Ducasse. La manifestation du 16 sur le Forum est la consécration de tes efforts, ton triomphe! Et tu n'y seras pas. J'espère que la réussite sera complète. Nous penserons à toi.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 18:32
J'étais désolé aussi d'être obligé d'emmener à Oran le capitaine Léger qui s'était passionné pour cette affaire. Mais je voulais prendre contact avec les musulmans et Léger était l'officier le plus capable de le faire.
Ma mission était semée d'embûches. J'avais besoin d'un officier en qui j'avais toute confiance, dévoué, débrouillard. Je savais que je pouvais compter sur Léger.
Ce n'est qu'à mon retour d'Oran que j'appris le succès extraordinaire de la manifestation du 16 mai.
La presse de gauche et nos ennemis crièrent qu'elle était préfabriquée et par conséquent qu'elle ne prouvait rien. Mais aujourd'hui, peut-on imaginer une manifestation de masse qui ne soit pas préparée, ni organisée. Les musulmans de la casbah ne s'étaient pas fait prier pour venir sur le Forum ; il avait suffi de le leur demander et de les assurer qu'ils seraient bien reçus. L'organisation de la casbah avait permis que la manifestation se fasse rapidement et en bon ordre.
Quand on regarde encore aujourd'hui les innombrables photos de cette manifestation, parues dans toute la presse, on reste frappé par l'enthousiasme qui irradiait de tous les visages: jeunes filles, jeunes gens, hommes, jeunes et vieux qui ce jour-là répondirent à notre appel.
Pour eux c'était la fin d'un cauchemar, l'aube d'une vie nouvelle. Ils avaient vu dans la casbah ce que l'armée avait fait pour eux, dans tous les domaines.
Et cette armée demandait que le plus grand de ses chefs vienne au pouvoir. C'était la certitude que l'œuvre commencée serait achevée.
Cette manifestation a été la pompe qui a amorcé un extraordinaire mouvement d'enthousiasme et de sincérité.
Le lendemain les musulmans de Belcourt envoyèrent une délégation au C.S.P. demandant à venir eux aussi sur le Forum apporter leur témoignage et montrer leur joie. Puis ce furent tous les bidonvilles de la banlieue d'Alger; enfin ceux du Constantinois, de l'Oranais, et même ceux des confins sahariens qui vinrent en foule sur le Forum apporter à la France le témoignage de leur fidélité.
Ces manifestations déclenchèrent des embouteillages monstres dans la ville et sur toutes les routes.
Mais tous ces incidents, même les plus graves, étaient réglés dans l'euphorie d'une amitié retrouvée, et par la bonne volonté que chacun, Français de souche ou Français musulmans, s'ingéniait à y mettre.
La presse étrangère, le monde entier avait été bouleversé par l'ampleur de ces manifestations inattendues.
Les frères Bromberger, parlant de la journée du 16 mai dans leur ouvrage : « Les 13 complots du 13 mai » ont écrit :
« Le 16 mai se produisit l'événement qui va étonner le monde, enivrer jusqu'aux larmes des reporters durs à cuire, transformer en manifestants pro-français les partisans du F.L.N., attendrir de redoutables cogneurs de ratonnades. C'est la fraternisation inattendue, inespérée, la réconciliation incroyable des Français et des musulmans. »
Une certaine presse avait accusé l'armée de creuser le fossé entre les deux communautés. Il était comblé au-delà de toute espérance.
Ce que la masse musulmane attendait vainement de la France depuis un siècle, ce pourquoi elle s'était battue, nous avions promis de le lui donner : élévation du niveau de vie de toute une classe sociale, égalité des droits et des devoirs dans tous les domaines et par-dessus tout considération et affection. La victoire du 16 mai nous la devions à notre générosité.
Dans la voie que nous nous étions tracée, nous savions que nous nous opposerions aux communistes, et à l'avarice de la bourgeoisie française. Mais nous ne pouvions pas supposer que les hommes de gauche se dresseraient eux aussi contre nous puisque nous proposions de réaliser leur programme.
La gauche française dans l'affaire algérienne a montré qu'elle n'était qu'une bourgeoisie dévoyée et étriquée, servilement attachée à un niveau de vie qu'elle ne voulait pas compromettre, d'un racisme étroit. Sa lâcheté face aux réalités algériennes l'a définitivement déshonorée *.
*M. Duverger a écrit dans son ouvrage «De la Dictature » : «Une véritable intégration, que souhaitent sincèrement certains militaires, favoriserait les musulmans en élevant leur niveau de vie. Mais ni l'une ni l'autre n'est conforme aux intérêts de la métropole. A supposer qu'elle soit possible, l'assimilation totale abaisserait le niveau de vie en France. Le fardeau imposé par la prise en charge intégrale de neuf millions de sous-développés, qui seront dix-huit millions dans 25 ans, serait si lourd qu'il stopperait notre croissance économique, ou la ralentirait considérablement. Pour les musulmans, l'œuvre accomplie serait peut-être révolutionnaire, pour les Français, elle serait certainement réactionnaire. »
Note de l'auteur : Que ces choses-là sont bien dites : «Vive l'avarice, N ... de Dieu ! »
VII
A ORAN
LA POPULATION
ET LES UNITÉS TERRITORIALES
ENTRAINENT L'ARMÉE
Lorsque, le 16 au matin, le général Réthoré et M. Fouques-Duparc eurent quitté le G.G., je me précipitai chez le général Salan.
- Il faut que vous alliez à Oran dès cet après-midi, me dit-il. Le colonel Marguet mettra un avion à votre disposition. Réthoré m'a paru buté comme une bourrique, et Fouques-Duparc ne fera rien pour l'aider.
- Mon général, vous savez que je vais volontiers à Oran, mais j'aimerais bien que vous fassiez le plus vite possible un ordre du jour à l'armée ; il faut qu'elle sache que vous avez reçu les pouvoirs civils et militaires en Algérie et qu'elle reste à vos ordres.
Il faudrait que cet ordre du jour soit à Oran avant mon arrivée. L'armée en vous suivant saura qu'elle reste dans la légalité; c'est très important pour les officiers.
Le général Salan promit de le faire et le fit.
Puis je rédigeai hâtivement un projet de note d'organisation des C.S.P. que le général approuva *.
* Voir cet ordre du jour en annexe.
Au G.G., un groupe d'Oranais m'attendait. Le maire d'Oran avait indiscutablement noirci la situation. Ils m'offraient leur appui, en particulier pour la constitution d'un véritable C.S.P. destiné à remplacer celui que M. Fouques-Duparc avait hâtivement constitué avec ses amis.
Je demandai au commandant Mahadi du C.S.P. d'Alger de m'accompagner (il avait beaucoup d'influence et d'autorité sur les Musulmans, son concours pouvait m'être précieux), ainsi qu'à M. Nazare, ingénieur de l'aéronautique, beau-frère de Me Abdesalam, conseiller de l'Union française ; il connaissait le docteur Sid Cara, un Oranais, ancien ministre, que le général Salan m'avait demandé de contacter.
Je partais donc avec une bonne équipe.
Pour ne prendre aucun risque, en particulier celui d'être arrêté à mon arrivée et d'être dirigé sur la France, je décidai de me poser à l'aérodrome de Valmy, près d'Oran, et demandai à une compagnie des U. T. de venir nous recevoir.
Nous savions, en effet, que le général Réthoré avait envoyé, à ses troupes le 14 mai, le message suivant :
« En raison troubles à Alger, vous précise n'exécuter que les ordres émanant du Corps d'Armée à Oran.
« En particulier, ordres adressés d'Alger, ne sont pas exécutoires. »
Nous savions aussi par les écoutes téléphoniques qu'il recevait directement de Paris les directives.
La plupart des officiers supérieurs des U.T. d'Oran, m'attendaient au terrain. Je me fis conduire directement auprès du général Réthoré.
En route, ils me firent un exposé rapide mais précis de la situation. Elle était excellente, il suffisait maintenant de convaincre et d'entraîner l'état-major d'Oran. Les officiers en effet étaient très réticents ; s'ils me saluèrent à mon arrivée au Corps d'Armée, aucun ne me serra la main. Pendant les longues minutes d'attente, dans l'antichambre du général, aucun d'eux n'osa aborder le sujet de ma visite.
Le général Réthoré me reçut dans son bureau. Il se leva, vint me serrer la main et me pria de m'asseoir. L'inquiétude qui l'obsédait ce matin ne l'avait pas abandonné. Il craignait que dans l'aventure où nous nous étions inconsidérément lancés, l'unité de l'armée ne soit brisée. II fallait tout faire pour l'éviter.
- J'ai prévu, me dit-il une réunion des officiers des U.T. à 17 h 30. Vous viendrez avec moi. C'est la seule force dont je dispose à Oran. Je ne peux pas sans risques pour la sécurité du territoire rappeler d'autres troupes. Et puis si je les rappelais, que pourrais-je leur demander ? Il faut à tout prix que les U.T. rentrent dans l'ordre. Le colonel Valentin* chargé des U.T. nous accompagnera.
* Artilleur métro.
En substance, voici ce que leur dit le général :
« - Aucune armée n'est concevable sans discipline. Officiers de réserve, vous avez revêtu l'uniforme pour assurer le maintien de la sécurité dans la ville.
Vous êtes à Oran ma seule troupe. Je connais votre dévouement ; partout où vous avez été engagés, je n'ai eu qu'à me féliciter de vos services et de votre esprit de discipline. Le salut de l'Algérie est à ce prix.
« Le colonel Trinquier vient d'Alger, envoyé par le général Salan. Il vous parlera des événements qui viennent de s'y passer. Lorsque vous l'aurez entendu, je suis assuré que vous comprendrez que la seule solution possible du problème algérien, c'est la lutte contre la rébellion jusqu'à la victoire finale, avec une armée unie et disciplinée. »
Puis il me passa la parole. Le général avait prudemment éludé le problème essentiel. Mais il m'avait reçu mieux que je ne l'avais espéré. Assurément, il ne fallait pas le braquer.
« - Le général Réthoré, dis-je, m'a demandé de vous parler des événements d'Alger. Le 13 dans l'après-midi, la ville d'Alger a été soulevée par un immense élan populaire. Aujourd'hui encore Européens et Musulmans sont rassemblés sur le Forum pour manifester leur loyalisme envers la France et leur désir d'être Français.
« Et ceci pourquoi ?
« Parce que la population algérienne avait des doutes sur la volonté de notre gouvernement de la protéger.
« C'est cette crainte qui l'a portée en masse au Gouvernement général qu'elle a occupé sans que l'armée s'y soit opposée.
« Aujourd'hui, le général Salan, commandant en chef en Algérie, qui vient de recevoir du Gouvernement les pouvoirs civils et militaires, vous demande de vous unir autour de lui pour que cet impérieux appel des populations algériennes monte vers la France et soit entendu. Dans ces circonstances difficiles, le général Salan a fait appel au général de Gaulle qui est le seul homme capable de sauver l'Algérie.
« En attendant que le problème se décante en France, il m'a demandé de venir ici vous dire que la seule façon d'aboutir était de rester unis derrière vos chefs, et à Oran derrière le général Réthoré qui a toute sa confiance. »
Le général Réthoré avait paru indifférent à ce que j'avais dit, mais il ne me fit aucune remarque.
«- Restez avec eux ; ils auront certainement beaucoup de questions à vous poser, mais tâchez de les calmer. Venez me voir demain matin à mon bureau.
J'espérais que le colonel Valentin qui portait l'insigne des F.F.L. m'aiderait pour rallier l'armée autour de De Gaulle. Mais il suivit le général Réthoré et me laissa seul avec les officiers.
Aussitôt ce fut un brouhaha extraordinaire. Tous voulaient des précisions sur ce qui s'était passé à Alger.
Ils savaient que je n'avais pas tout dit ; ils voulaient en savoir davantage :
« - Ce n'est pas seulement un mouvement de foule qui s'est déclenché à Alger, c'est une véritable révolution. Poussés par les événements, le général Salan, le général Massu et moi-même nous nous sommes engagés à fond. Notre but est d'abord de libérer la France d'un régime pourri qui la conduit à sa perte. Aussi longtemps qu'un gouvernement de Salut Public n'aura pu été installé à Paris, nous n'abandonnerons pas la partie. Nous avons besoin pour réussir de beaucoup de monde, et d'abord de vous tous.
« Le général Massu puis le général Salan, vous le savez, ont fait appel au général de Gaulle. Comme beaucoup d'entre vous, je ne suis pas gaulliste, mais aujourd'hui, devant la gravité des périls, et si nous voulons réussir, nous devons oublier nos vieilles rancœurs. De Gaulle, malgré ses erreurs passées, nous le croyons, est le seul homme capable de résoudre le problème algérien.
« Ce soir, je vous ai vus, mais je voudrais aussi voir tous vos hommes, au cours d'une imposante prise d'armes des U. T. Il faut que toute la ville y assiste et que les Musulmans y soient très nombreux.
« J'ai emmené avec moi, le commandant Mahadi c'est un ancien combattant glorieux, très populaire chez les Musulmans. Cet après-midi, il a pris les contacts nécessaires. Il faudra lui faciliter sa tâche. »
La prise d'armes fut fixée sur-le-champ au dimanche matin 18 mai à 11 heures. Elle serait suivie d'un défilé en ville de toutes les Unités territoriales.
Les officiers supérieurs des U. T. m'avaient retenu une chambre en ville; ils m'invitèrent à dîner*.
* Pendant tout mon séjour à Oran je ne reçus aucune invitation des officiers.
Leurs contacts avec les autorités militaires étaient très tendus. Le général de Winter commandant le secteur d'Oran ne leur pardonnait pas d'avoir été bousculé lors de la prise de la préfecture qu'il n'avait su empêcher.
Il voulait par tous les moyens ramener la discipline et était farouchement contre le mouvement d'Alger.
« - L'opinion des militaires, leur dis-je, a peu d'importance. C'est votre détermination et celle de tous les Oranais qui comptent. Si la manifestation de dimanche est un succès, si vous restez unis et déterminés, l'armée suivra.
« Que pourrait-elle faire d'autre ? »
Puis, il fut question de M. Fouques-Duparc qui avait créé un C.S.P. et dont ils voulaient se débarrasser.
- Nous en créerons un autre demain matin suivant les directives d'Alger.
Je leur lus la note approuvée par le général Salan.
- Il n'y aura aucune difficulté.
Le 17 mai à 8 heures, j'allais au C.A. me présenter au bureau du général Réthoré.
La réunion des U. T. ne lui avait pas déplu; ce que j'avais dit non plus.
Il paraissait moins inquiet et plus détendu. Je lui rendis compte de la décision prise de réunir toutes les U.T. dimanche matin au théâtre de verdure, et d'inviter toute la population civile et musulmane à y participer.
Je lui fis part de mon intention de dire quelques mots à la population. Je lui demandai de prononcer une allocution à laquelle la population, en particulier les Musulmans, serait très sensible.
Il fut d'accord, mais sans enthousiasme, effrayé par les conséquences et les répercussions que pourrait avoir dans le climat actuel une manifestation d'une telle envergure.
Il me parla des deux Comités de Salut Public qui s'étaient formés et de la nécessité d'en dissoudre un.
Il me demanda de régler cette question dans la matinée avec le général de Winter. A la mairie devant laquelle une foule importante était massée, le général de Winter m'attendait. Il me reçut très froidement, comme quelqu'un à qui on aurait fait une mauvaise plaisanterie et qui m'en aurait rendu responsable.
La salle de la mairie était comble; mais elle m'était toute acquise.
La composition du C.S.P. fut fixée de la façon suivante : 40 membres au total, dont 20 Européens et 20 Musulmans, appartenant aux diverses couches sociales et aux diverses professions, d'après un barème rapidement établi pour chaque communauté.
Professions libérales….3
Industriels….3
Agriculteurs…. 4
Commerçants…. 3
Fonctionnaires… 2
Divers. 3
Je leur demandai sur ces bases de désigner le plus rapidement possible les membres, afin que ce soir même, à 17 heures, le C.S.P. définitif puisse se réunir.
Les militaires au nombre de 3 devaient être désignés par le général de Winter.
A 15 heures, je fis la visite prévue au docteur Sid Cara. Il avait suivi de très près les événements d'Alger. Mais, il avait des inquiétudes au sujet des militaires d'Oran qui étaient très réticents pour suivre ce mouvement qu'ils qualifiaient d'insurrectionnel.
Je lui dis toute l'estime et la confiance que lui portait le général Salan et lui transmis son invitation.
Je lui proposai de le prendre dans l'avion qui me ramènerait dimanche après-midi à Alger.
Mais il me répondit qu'il demandait à réfléchir, et qu'il me ferait connaître sa décision par son ami M. Nazare. En outre, étant donné ses liens d'amitié avec M. Fouques-Duparc, il n'avait pas voulu entrer dans le C.S.P.
Puis je me rendis à la première réunion du C.S.P. Il était complet ; les militaires désignés pour en faire partie, étaient présents.
Le général de Winter prit aussitôt la parole.
Sur un ton volontairement agressif, il reprocha aux U.T. de l'avoir bousculé sans égard à la préfecture.
Il fallait avant toute chose rétablir une stricte discipline. C'était tout ce qu'il attendait du C.S.P. Le reste à ses yeux n'avait aucune importance.
Ces paroles créèrent une profonde stupéfaction et tous attendaient ma réaction.
Je demandai d'abord que le président soit élu. Unanimement, le général Cantarel, adjoint du général Réthoré fut désigné. Il avait la sympathie de tous les Oranais. Comme il n'était pas dans la salle, le général de Winter l'appela au téléphone et lui annonça son élection.
Il arriva quelques instants après, follement applaudi par tous les membres du C.S.P. et invité à s'asseoir au fauteuil du président.
Mais, contre toute attente, il refusa d'accepter la présidence qui lui était offerte. Ses fonctions d'adjoint au général commandant le C.A., étaient trop absorbantes, ses responsabilités trop grandes, dit-il, pour qu'il puisse en conscience accepter d'autres responsabilités.
Il remercia le C.S.P., essaya de donner des explications confuses, et finalement, pour mettre fin à un pénible entretien, se retira.
Ce jour-là, le général Cantarel a perdu la confiance des Oranais, une confiance qui lui a sûrement manqué au moment des tragiques événements qui ont conduit à l'indépendance de l'Algérie au printemps de 1962.
Mais la situation au moins était nette. Je demandai qu'un autre président soit élu. Ce fut le colonel Sebane, officier musulman en retraite qui accepta le poste.
Le discours du général de Winter, l'attitude du général Cantarel, avaient jeté la consternation dans la salle.
Pour ramener la confiance, il fallait une réaction nette et brutale. Je pris la parole :
« - Le général de Winter a raison lorsqu'il prêche la discipline ; si nous voulons atteindre les buts que nous nous sommes proposés, ce n'est que dans l'ordre et la discipline que nous y parviendrons.
« C'est pour cela que je me suis comporté ici à Oran, comme un officier, comme un colonel discipliné et respectueux de la hiérarchie militaire.
« Mais aujourd'hui, je suis davantage, je fais partie du C.S.P. qui s'est constitué à Alger, sous la pression des événements pour promouvoir en France un gouvernement de Salut Public présidé par le général de Gaulle. Nous voulons renverser le régime actuel. Il faut qu'on le sache et qu'il n'y ait à ce sujet aucune ambiguïté, aucun doute. Si vous êtes réunis ici aujourd'hui, si vous avez constitué un C.S.P., c'est parce que ces buts sont aussi les vôtres.
« Nous resterons donc unis et disciplinés mais pour atteindre les buts que nous nous sommes fixés.
« Si le général de Winter veut vous conduire dans cette voie, vous le suivrez, vous exécuterez ses ordres. Sinon ce sera à vous, en liaison avec le C.S.P. d'Alger, de prendre les décisions qui s'imposeront. Ceci est net. C'est la mission que m'ont confiée les généraux Salan et Massu. Je compte sur vous et sur toute la population d'Oran pour réussir.
« Je vous demande donc de prévoir, pour ce soir à 20 heures, une première manifestation au monument aux morts.
« J'irai avec vous déposer une gerbe. Il faut que toute la population d'Oran y assiste. Ce sera une excellente répétition pour demain. »
Une compagnie d'U.T. avait assuré la protection de notre réunion.
Je quittai la salle accompagné des principaux chefs des U.T. Le général de Winter me dit à peine au revoir.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 18:48
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A 20 heures, accompagné du capitaine Léger, je me rendis au monument aux morts. Une foule compacte y était rassemblée. Je demandai aux Oranais d'être encore plus nombreux demain au théâtre de verdure.
J'étais satisfait. En moins de deux heures, comme le D.P.U. à Alger, les cadres des U.T. à Oran étaient capables de rassembler la population et de transmettre des mots d'ordre. C'était l'essentiel. L'armée dont l'attentisme était encore complet - aucun officier n'avait assisté à la cérémonie du monument aux morts - suivrait.
Le soir, je reçus un coup de téléphone du colonel Ducasse. La manifestation musulmane du 16 mai avait été un triomphe; elle avait eu des répercussions profondes dans toute l'Algérie et, dans le monde entier. Il m'annonçait l'arrivée de M. Soustelle, et me demandait de rejoindre le plus rapidement Alger ou d'importantes questions allaient être débattues. Il m'apprenait également que le général Dulac, chef d'état-major du général Salan, venait d'arriver. C'était un vieil ami, je lui téléphonai aussitôt. Je lui fis le point rapide de la situation à Oran ; l'opposition systématique du général de Winter, le dégonflage miteux du général Cantarel, l'appui discret du général Réthoré, mais surtout l'enthousiasme de la population.
Je lui demandai de faire convoquer le plus rapide ment possible le général de Winter à Alger, une reprise en mains par le général Salan faciliterait certainement ma tâche.
Le dimanche matin à 10 h 30 un détachement des U.T. avec le commandant Carlin vint me prendre à l'hôtel pour me conduire au théâtre de verdure.
Nous allions attendre le général Réthoré. Il arriva à l'heure exacte accompagné du colonel Valentin. Le général, ce matin-là, paraissait en pleine forme. Toute la ville s'était rassemblée pour cette prise d'armes, et fait extraordinaire, les musulmans étaient aussi nombreux que les Européens. Une telle manifestation aurait été impensable huit jours plus tôt. Mais la radio avait abondamment parlé de la manifestation musulmane du 16 mai sur le Forum d'Alger ; ceux d'Oran à leur tour voulaient suivre.
Devant cet immense déploiement de foule étagée sur les gradins du théâtre, encadrant les dix mille hommes des Unités Territoriales impeccablement rassemblés, le général ne peut cacher sa satisfaction.
- C'est magnifique, me dit-il, je n'y croyais pas.
Nous passâmes les troupes en revue. Puis le commandant Carlin nous conduisit à une tribune où un micro était installé.
En quelques mots simples, le général me présenta à la ville d'Oran.
Puis le Commandant Mahadi s'adressa aux musulmans. Il leur dit en substance ceci :
« - Mes frères musulmans, un grand mouvement est parti d'Alger avec le général Salan et le général Massu.
Il nous apporte ce que nous attendions depuis toujours, l'égalité de tous avec les Français. Cette égalité, nous l'avons méritée. Sur tous les champs de bataille où la France nous a demandé de nous battre, nous nous sommes battus pour elle. Aujourd'hui, nous recevons notre récompense. La paix que nous attendons depuis quatre ans est pour demain. Faites confiance en Algérie au général Salan, au général Massu, à Oran au général Réthoré qui a permis cette grandiose manifestation, et en France au général de Gaulle qui nous ramènera la paix. »
Puis le micro me fut passé. Les applaudissements et les cris de joie qui avaient salué le discours du commandant Mahadi se turent, le silence revint. C'était la première fois que j'allais parler devant une assis tance aussi nombreuse. Je n'avais rien préparé, mais j'attendais de l'ambiance qui se dégagerait de cette foule l'inspiration nécessaire pour la convaincre.
«- Je suis venu vous apporter le salut du général Salan et du général Massu. Je remercie le général Réthoré d'avoir permis cette réunion de tous les habitants d'Oran. Je dis bien tous, car je suis heureux de voir réunis aujourd'hui, ensemble, autant de musulmans que de chrétiens.
« Je vous apporte, comme vous l'a déjà dit mon camarade le commandant Mahadi une grande joie. A partir d'aujourd'hui, puisque vous le voulez, il n'y aura plus en Algérie que des Français, quels que soient leurs lieux de naissance, leur race ou leur religion. Tous des citoyens égaux, tous frères dans une grande France qui s'étendra sur les deux rives de la Méditerranée. Le slogan, «l'Algérie, c'est la France» deviendra une réalité
« Le gouvernement actuel est incapable de sauver l'Algérie. Le général Salan a fait appel au général de Gaulle. Quelles que soient nos opinions nous n'avons plus le choix; il est le seul homme capable de ramener la paix.
« La lutte sera difficile car les hommes du régime condamné s'accrochent au pouvoir. Aujourd'hui, ils ont menacé de couper l'Algérie de la France et aucun bateau n'a touché votre port. Mais nous vaincrons parce que nous avons en Algérie, notre armée, c'est-à-dire toute la jeunesse de France, qui ne peut pas être séparée de la métropole.
« La victoire est donc à nous si nous le voulons, si nous savons rester unis et disciplinés, à Oran derrière votre Comité de Salut Public, et derrière le général Réthoré qui a l'entière confiance des généraux Salan et Massu.»
Mon allocution avait été hachée par les applaudissements, les musulmans en particulier avaient fait une ovation enthousiaste lorsque j'avais dit qu'à partir de ce jour ils étaient vraiment français. C'était bien ce qu'ils attendaient de notre pays, c'était ce qu'il fallait dire et surtout ce qu'il fallait faire.
Puis je me rendis sur une place de la ville accompagné du capitaine Léger pour assister au défilé. Mais aucun militaire ne m'avait suivi.
Les quatorze bataillons des Unités Territoriales, dix mille hommes environ défilèrent pendant une heure en chantant, sous les acclamations de la foule.
La foi, la volonté qui émanaient de ces hommes, la puissance du soutien populaire qui les accompagnait, créaient une ambiance irrésistible. Rien ne pourrait s'opposer à leur volonté.
Je pouvais quitter Oran tranquille, j'étais sûr que l'armée les suivrait.
VIII
LES COMPLOTEURS GAULLISTES
ESSAIENT DE PRENDRE EN MAINS
LE MOUVEMENT DU 13 MAI
Sans prise de position spectaculaire Oran avait donc suivi... Constantine allait le faire.
Le mouvement de dissidence amorcé par M. Chaussade, secrétaire général du G.G. à Tizi-Ouzou où il avait rejoint M. Vignon, préfet de Kabylie, n'avait pas dépassé le stade des échanges de coups de téléphone avec Paris. Toutes les communications téléphoniques de l'Algérie passaient par Alger. La table d'écoute n'était pas encore entrée dans les habitudes, les gens parlaient sans se savoir écoutés : nous connaissions ainsi les militaires et les fonctionnaires qui assuraient le gouvernement de leur fidélité. C'était ensuite édifiant de les appeler et de les entendre préciser la position contraire.
Vers le 20 mai, par exemple, un capitaine de vaisseau de l'E.M. de l'amiral Géli à Oran vint prendre le vent auprès du général Massu. Il demanda au colonel Ducasse ce qu'il devait dire à l'amiral.
- Dites-lui que j'ai sous le coude les écoutes de ses conversations avec Paris, lui dit Ducasse en souriant.
Quelques jours après, l'amiral Géli avait rejoint le mouvement.
L'amiral Auboyneau nous assurait qu'il était moralement avec nous, mais il attendait pour se prononcer.
Il était O.T.A.N. disait-il. Il ne pouvait donc pas prendre une position fracassante qui pourrait nuire à nos relations internationales. Il attendait.
Les C.S.P. rapidement installés dans toutes les villes se révélèrent de précieux organismes de renseignement et d'information. C'est par eux que nous apprenions qu'un général, un officier ou un fonctionnaire était contre le mouvement d'Alger. Il suffisait, le plus souvent, de lui envoyer une courte note, lui signifiant que nous connaissions sa position et d'en faire parvenir une copie aux officiers de son état-major et au C.S.P. local pour l'empêcher de prendre des mesures qui auraient pu nous gêner.
Dans cette période difficile, nous avons souvent remarqué que la plupart des officiers, anciens F.F.L. qui portaient fièrement sur leur poitrine leur insigne, se montraient les plus réticents. Nous avions espéré, compté même, sur leur soutien puisque nous demandions le retour du général de Gaulle, leur ancien patron. Mais l'avancement qu'ils avaient obtenu de lui les avait placés très jeunes sur la courbe qui devait les conduire aux plus hauts postes de l'armée. Un nouveau régime, même avec de Gaulle, ne pouvait rien leur apporter ; le mouvement d'Alger, au contraire, risquait de tout remettre en cause; ils n'avaient aucun intérêt à faciliter sa réussite.
A Oran où, mieux qu'ailleurs, je pus les observer, ils ne crièrent « vive de Gaulle » que le jour de l'arrivée du général à Alger. Alors ils se rappelèrent que de Gaulle avait été leur chef et se bousculèrent pour être au premier rang. Et de Gaulle ne voyait qu'eux, c'est à eux seuls qu'il ouvrit les bras.
Le fait important était l'arrivée de Soustelle à Alger. Nous l'attendions depuis la nuit du 13 Mai. Ce jour-là, en effet, sa présence nous aurait été utile. Quatre jours après, il ne nous apportait plus rien.
L'élan était donné, irrésistible, toute l'Algérie basculait.
Le 14 au matin, le colonel Godard et le colonel Vaudrey, qui toute la nuit avaient hésité, franchirent à leur tour le Rubicon.
Le général Massu cependant leur en tint une certaine rigueur et ne les admit pas au C.S.P. Mais M. Pecoud ayant refusé d'assurer ses fonctions de directeur de la Sûreté, c'est le colonel Godard qui fut désigné pour le remplacer. Il était, en effet, le seul officier capable d'exercer ces fonctions. Il avait eu sous ses ordres, pendant la bataille d'Alger, toutes les polices. Par sa valeur, son travail, il s'était imposé à elles et avait su obtenir, entre elles et l'armée, une parfaite collaboration.
L'arrestation du préfet de Constantine par ses officiers avait été déterminante pour le général Gilles.
Tout le corps d'armée d'Alger derrière le général Allard était maintenant acquis à notre cause.
La manifestation musulmane du 16 mai à Alger avait déclenché, dans toute la population, un enthousiasme indescriptible. C'était elle maintenant qui par l'intermédiaire des officiers S.A.S. poussait à la base avec le plus de force et de résolution.
Toutes les populations d'Algérie demandaient de venir à Alger manifester leur attachement à la France.
L'heure était maintenant venue de parader sur le Forum. Tous nos grands chefs et les hommes politiques de passage voulaient y faire leur petit numéro pour les photographes et pour la presse.
C'était gagné. M. Soustelle ne nous apportait rien.
Au contraire, il ne pouvait être qu'une gêne pour le général Salan. En effet, il avait reçu du gouvernement les pouvoirs civils et militaires ; il ne pouvait pas les partager surtout avec M. Soustelle qui, officiellement, ne représentait rien.
Si la population algérienne, poussée par quelques activistes, lui fit un accueil triomphal, ce qui était facile à cette époque, le général Salan lui fit un accueil très réservé. D'autres députés ou personnalités politiques en quête d'un succès de prestige, le suivirent. Le général Salan les renvoya en France pour la plupart.
Le Comité de Salut Public, par sa motion n° 9 du 22 mai, leur précisa leur devoir.
« Le C.S.P. demande à tous les parlementaires de demeurer en métropole pour y mener sur place le combat nécessaire.
« Leur présence en France est indispensable. Ils doivent se considérer comme mobilisés sur place. »
Mais Soustelle renforça d'une façon décisive l'équipe des gaullistes inconditionnels, déjà introduits au C.S.P. par M. Delbecque.
Je vis pour la première fois M. Soustelle le 18 mai, à mon retour d'Oran. Il était dans le bureau du général Massu avec les principaux membres du C.S.P.
Je fis au général Massu un compte rendu rapide de ma mission à Oran et lui dit en particulier que l'intégration était en bonne voie.
Au mot « intégration », M. Soustelle manifesta sa surprise et dit :
- L'intégration ! Attention !
A tort ou à raison, j'eus l'impression qu'il n'était pas d'accord puisqu'il formulait ainsi des réserves.
Or, toute la politique et l'action menées par l'armée étaient basées sur l'intégration. Elle était notre seule chance de résoudre le problème algérien dans le sens français. Il fallait donc qu'il n'y ait aucune équivoque à ce sujet.
Je quittai le bureau aussitôt et demandai au capitaine Renault de réunir tous nos amis du C.S.P. Je proposai d'annuler toutes les motions précédentes et d'en rédiger une sur « l'Intégration» qui porterait le numéro 1.
Le capitaine Marion la rédigea ainsi:
« Le Comité de Salut Public du 13 Mai, conscient de l'union qui existe entre toutes les communautés vivant sur le sol de l'Algérie et du Sahara, affirme à la face du monde que, désormais, rien ne pourra entamer cette unité, et déclare à l'unanimité que tous les citoyens de cette province sont les Français à part entière. »
- Si nous réussissons ce sera la grande œuvre du C.S.P., sa gloire. Si cependant nous devions échouer, cette décision nettement affirmée marquera pour de longues années la politique de notre pays.
Dans sa séance du 20 mai, le C.S.P. adopta cette motion et annula toutes les précédentes pour qu'elle porte le numéro 1.
J'aurais voulu qu'elle paraisse dès le lendemain, en gros titres dans tous les journaux et qu'elle recouvre les murs de la ville. Mais il fallut plusieurs jours pour obtenir que la presse algéroise la reproduise.
L' « intégration» n'était pas en effet le but visé de l'équipe gaulliste du C.S.P. Elle poursuivait uniquement le retour du général de Gaulle au pouvoir.
Au sein du C.S.P. avec le colonel Ducasse et le capitaine Renault, nous avions regroupé les sympathisants non gaullistes qui n'étaient pas décidés à se laisser conduire les yeux fermés par l'équipe Delbecque et Neuwirth que venait renforcer dangereusement Soustelle.
Si Ducasse m'avait demandé de rentrer d'urgence à Alger, c'était parce que le grenouillage à grande échelle avait commencé.
Il avait fallu une semaine pour que la population d'Algérie, puis l'armée, suivent le C.S.P. C'était maintenant une force considérable qui pouvait balayer sans opposition possible la IVe République et installer en France un gouvernement de Salut public capable de sauver l'Algérie.
Cette force étant rassemblée et prête à intervenir, le problème se posait de savoir comment nous devions l'employer pour éviter qu'elle ne soit détournée du but que nous lui avions assigné.
Notre situation était si précaire dans la nuit du 13 au 14 mai que nous avions avec sympathie accueilli tous les ralliements sans les discuter.
- Nous recommençons à faire de l'ostracisme, comme les gaullistes à la libération, disait Ducasse, ouvrons les portes, nous aurons besoin de tout le monde.
Nous étions résolus à relancer en France un large mouvement de réconciliation qui avait lamentablement échoué à la libération. Le général Massu lui-même avait dit à un déjeuner, chez M. Denis, secrétaire du C.S.P. :
- Je demanderai moi-même à de Gaulle que le maréchal Pétain soit enterré à Douaumont.
C'est ainsi, par exemple, que le colonel Ducournau dont le renvoi en France avait été décidé à cause de son attitude le 13 Mai, fut autorisé à rejoindre à Constantine l'E.M. du général Gilles.
Les comploteurs gaullistes surent largement profiter de cette largeur de vue. Restés dans l'ombre, et n'ayant pas osé prendre à ses débuts la direction du mouvement, ils essayaient maintenant de s'infiltrer partout.
M. Delbecque était leur pion essentiel. Il s'était installé lui-même au G.G. dans le bureau de M. Chaussade avec une secrétaire et un véritable état-major.
Son bureau était devenu le repère des comploteurs, où nous n'avions pas accès, sauf la nuit évidemment.
Dans son orbite œuvrait le général Petit accompagné du commandant Poujet du cabinet de Chaban-Delmas et du capitaine Chabannes, ancien commandant de compagnie du 3e R.P.C. qui avait rejoint Bigeard à Philippeville à ma prise de commandement du régiment. Chabannes s'introduisait partout même aux réunions du C.S.P. où il n'avait normalement pas accès, pour renseigner le général Gilles, le général Petit et le colonel Bigeard sur le déroulement des événements à Alger. Il intriguait auprès de mes commandants de compagnie pour qu'ils rappellent le colonel Bigeard à leur tête.
Je chargeai donc spécialement le capitaine Renault et une équipe dévouée de les surveiller. La position extraordinaire du général Massu les inquiétait. Massu, en effet, avait une autorité telle qu'il pouvait tout faire, tout oser. N'étant pas du complot, il pouvait à sa guise diriger les événements comme il l'entendait et empêcher la réalisation de leur plan.
De diverses sources, il me vint qu'on avait envisagé pour être libre de le supprimer. Ces renseignements étaient assez précis pour être pris au sérieux. Pour parer à toute fâcheuse éventualité, j'en informai le général Massu et fit assurer sérieusement sa protection et la mienne.
Je demandai enfin au général Salan de renvoyer toute cette équipe en France. Mais ils étaient bien accrochés en Algérie. Je ne pus, finalement, obtenir que le départ de Chabannes pour Philippeville.
M. Delbecque, de son côté, manœuvrait habilement pour prendre la direction du C.S.P. et supplanter le général Massu. Nous nous opposâmes d'abord à l'entrée de Soustelle au C.S.P. La première manœuvre d'envergure pour déboulonner Massu fut la création du Comité de Salut Public d'Algérie et du Sahara, le C.S.P.-A.S.
Avec Ducasse, nous avions envisagé un comité restreint qui aurait pu travailler et dans lequel nous aurions eu la majorité. J'étais appuyé à fond par le général Dulac, chef d'E.M. du général Salan, que je voyais chaque jour et qui approuva la composition du C.S.P.-A.S. telle que nous la lui proposâmes :
1° Des membres désignés d'office :
a) militaires: généraux Massu et Jouhaud.
b) civils: MM. Delbecque européen, docteur Sid Cara musulman.
2° Six membres élus par chacun des C.S.P. des corps d'armée :
2 Militaires,
2 Européens,
2 Musulmans.
Nous avions l'intention de proposer pour le C.A. d'Alger :
Le colonel Ducasse et moi-même, militaires ; MM. Lagaillarde et de Sérigny comme civils ;
Le commandant en retraite Mahadi et M. Madani, comme musulmans.
Nous aurions eu ainsi un C.S.P.-A.S. de 22 membres comprenant :
7 civils, Français de souche,
7 civils, Français musulmans,
8 militaires.
Nous savions que les musulmans suivraient toujours les militaires parce que nous étions les seuls à les défendre avec sincérité. Nous étions donc assurés d'avoir, en permanence, la majorité.
Mais M. Delbecque fit habilement échouer ce projet. Il proposa que le C.S.P. du 13 Mai, qu'il qualifiait d'«historique» et qu'il ne fallait pas dissocier, entre en bloc au C.S.P.-A.S. Cette mesure qui flattait tous les membres fut sans difficulté adoptée.
Il poussa ensuite systématiquement au déboulonnage du général Massu. Si Massu était gaulliste par sentiment, il n'avait cependant pas d'œillères, et il n'était pas admis à partager les secrets des comploteurs. Mais il nous était très difficile de le défendre car il ne faisait rien pour s'imposer, surtout depuis l'arrivée de Soustelle.
M. Delbecque proposa donc, étant donné l'évolution de la situation, que la présidence du C.S.P.-A.S. ne lui soit plus confiée, mais soit donnée au général Jouhaud qui aurait, disait-il plus d'autorité sur l'ensemble de l'Algérie.
Mais comme nous imposâmes un vote régulier, ce fut le général Massu qui fut élu coprésident avec le docteur Sid Cara.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 19:00
Mais les intrigues qui se nouaient à Alger n'avaient plus beaucoup d'importance. Ce qui comptait c'était l'évolution de la situation en France. Des officiers y avaient été discrètement envoyés, et Ducasse suivait de près les renseignements qu'ils nous transmettaient.
La demi-brigade de parachutistes coloniaux à Bayonne sous le commandement du colonel Chateau-Jobert avait été la première à suivre le mouvement; puis rapidement, toutes les unités de la 5e région militaire aux ordres du général Miquel.
A Paris, le régiment blindé cantonné à Saint-Germain, aux ordres du colonel Gribius, suivait. Chaque jour apportait de nouveaux ralliements ; d'abord un escadron de gardes mobiles, puis deux, puis la totalité. Puis les C.R.S., et, enfin, toute la police parisienne était prête, sur ordres, à se ranger à nos côtés.
Ducasse avait été principalement chargé de la préparation du plan de l'opération « Résurrection » qui devait nous permettre de transporter le siège du mouvement à Paris.
Deux régiments, le 3e R.P.C. et le 1er R.C.P. devaient partir d'Alger pour Paris en avion, deux régiments formés par la demi-brigade de Bayonne et d'autres éléments de la 5e R.M. devaient y venir par la route.
Les terrains d'aviation étant préalablement occupés par les blindés, les avions pourraient atterrir directement avec les parachutistes, ce qui évitait le transport toujours encombrant de parachutes.
Le général Massu devait se poser avec la première vague avec le colonel Ducasse, chef d'E.M. de l'opération et moi-même, comme adjoint.
Le général Salan devait arriver aussitôt que la situation militaire en France aurait été clarifiée.
Discrètement Ducasse avait mis au point tous les détails de l'opération.
Mais il n'en était jamais parlé aux réunions du C.S.P.
Mon régiment quitta le G.G. où sa présence était devenue inutile, pour se préparer au départ. Tous les hommes savaient que l'objectif était Paris, et leur enthousiasme était indescriptible. C'est avec un soin encore jamais égalé qu'ils mirent au point leur équipement pour :
« Aller enfumer le Palais-Bourbon » qui était notre objectif.
Mais, malgré les dispositions prises le bruit de notre débarquement était dans l'air. C'était le moment, pour les attardés, de se mettre en route, pour les comploteurs gaullistes de ne pas manquer le coche, et si possible d'en prendre eux-mêmes la direction.
Le général Gilles s'empressa, à son tour, de venir à Alger, suivi d'un état-major «dépassant par le nombre celui de Napoléon» * Il fit au G.G. une entrée fort remarquée, « savamment préparée », et prononça au Forum une courte allocution dont on avait surtout retenu que Massu, en ce qui concernait les parachutistes, était son subordonné. Puis il rendit visite au général Massu.
- Je suis à la tête de 400 000 hommes, lui dit-il, et je suis prêt à me rendre à Paris. Où en êtes-vous des préparatifs?
*Cf. Propos rapportés par les officiers du 3e R.P.C
Massu qui avait mal digéré la phrase du général Gilles lui rappelant qu'il était son subordonné, feignit de tout ignorer d'une semblable préparation.
- J'ai avec moi deux adjoints remarquables : Ducournau et Bigeard.
Massu fit remarquer que le nom du colonel Ducournau, étant donné son attitude le 13 Mai, était vraiment déplacé. Le général Gilles en convint.
- D'accord, dit-il, mais ... Bigeard ! Ce sera à Paris la bombe atomique.
- A Paris peut-être, dit Massu, mais ici, chez les parachutistes, son attentisme est durement critiqué.
Or, il n'est pas encore question de Paris. Je vous tiendrai au courant.
Le général Gilles se retira assez confus de sa démarche qui était un échec complet.
J'avais assisté à l'entretien. Il devait difficilement, par la suite, me le pardonner.
IX
DE GAULLE JOUE ET GAGNE
Le général de Gaulle était resté sourd à l'appel lancé par de Sérigny dans L'Echo d'Alger du 11 mai 1958 :
« Parlez, mon Général ! »
Le 15 mai alors que le mouvement d'Alger était lancé mais dont l'envol était encore incertain, il avait fait une déclaration d'une rare prudence :
« La dégradation de l'Etat entraîne infailliblement celui des peuples associés, le trouble de l'armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l'indépendance. Depuis deux ans la France, aux, prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans un processus désastreux.
« Naguère, le pays dans ses profondeurs m'a fait confiance pour le conduire tout entier à son salut.
« Aujourd'hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu'il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »
Aucune allusion n'était faite aux événements d'Alger déclenchés cependant par une équipe gaulliste qui lui était entièrement dévouée. Il n'en n'ignorait certes pas les buts. Cependant, puisque le général Massu, le soir du 13 Mai, puis le général Salan dans la journée du 14, avaient fait publiquement appel au général de Gaulle, il devenait nécessaire de prendre contact avec lui pour connaître ses intentions. Le général Dulac partit donc en France clandestinement le 28 mai pour le rencontrer. Il fit au général de Gaulle un exposé complet de la situation en Algérie et du plan de l'opération Résurrection. De Gaulle estima les forces engagées insuffisantes ; il désirait qu'elles soient considérablement renforcées pour réussir sans coup férir.
Il était parfaitement d'accord pour qu'une force, la plus importante possible, soit rassemblée en Algérie, prête à marcher sur Paris, en liaison avec des éléments de l'armée métropolitaine et des forces de police. Mais il estimait préférable de ne pas s'en servir. La menace seule devait suffire.
- Je ne veux pas, dit-il, prendre le pouvoir à la suite d'un coup de force. Mon régime serait toujours entaché d'illégalité, en particulier vis-à-vis de l'opinion internationale.
Le général de Gaulle rappela que Napoléon III avait été parjure au serment, de défendre la constitution, solennellement prêté devant l'Assemblée Nationale.
C'était une tache dont l'Empire n'avait jamais pu se laver et qui finalement l'avait perdu.
De Gaulle estimait qu'une menace précise suffirait pour qu'il obtienne légalement l'investiture. Ensuite, dit-il, tout sera facile :
« Je formerai mon gouvernement.
« Je me ferai donner les pleins pouvoirs.
« Je ferai disparaître le système. »
Sur l'intégration qui était notre cheval de bataille, il avait dit :
- Ils la demandent, eh bien ! C’est moi qui la ferait, mais sans conviction profonde et plutôt sur un ton de défi.
L'opinion d'Alger, qui nous avait toujours soutenus, ne pouvait plus se satisfaire des discours sur le forum où, tour à tour, chacun de nos grands chefs venait faire son numéro. Elle savait qu'en définitive ce serait à Paris que le problème de l'Algérie se réglerait et que c'était à Paris maintenant que nous devions aller.
J'étais chaque jour harcelé par les représentants du D.P.U., fidèles porte-parole de l'opinion qui ne comprenaient pas notre inaction. Finalement, je dus les réunir pour calmer leurs appréhensions.
Je leur répétai ce que le général Dulac m'avait dit et essayai de leur démontrer qu'une intervention militaire à Paris créerait une situation difficile au point de vue international.
Je leur racontai l'histoire de Napoléon III et de son parjure.
- Un débarquement à Paris, leur dis-je finalement pour les convaincre, ne se passerait certes pas sans incident. Si, par hasard, nous tuions quelqu'un, il se trouverait toujours un plumitif hargneux pour nous le reprocher éternellement, comme l'avait inlassablement fait Victor Hugo sur son rocher de Guernesey.
Je leur rappelai son fameux poème :
« Souvenir de la nuit du 4.
« L'enfant avait reçu deux balles dans la tête,
« Le logis était humble, paisible, honnête... », etc., dont les instituteurs de nos campagnes avaient nourri les imaginations des enfants de ma génération. Si nous voulions instituer un régime solide, c'était une erreur qu'il valait mieux éviter. Je parvins ainsi à leur faire admettre une nécessité dont je n'étais certes pas convaincu moi-même.
Au retour du général Dulac, l'opération résurrection avait été provisoirement décommandée.
Aussi longtemps que de Gaulle avait eu des doutes sur la réussite du mouvement d'Alger, il était resté sur une prudente réserve. Le 15 mai, il avait fait un timide essai pour montrer au monde qu'il existait.
Mais le 19 mai, le mouvement étant lancé et sûr de lui, de Gaulle se décida à parler :
« Ce qui se passe en Algérie peut être le début d'une résurrection... Voici pourquoi le moment m'a semblé venu où il pourrait m'être possible d'être, encore une fois, directement utile à la France. Je souhaite redonner du courage et de la vigueur aux français qui veulent refaire l'unité nationale sur les deux bords de la Méditerranée ... Comment voulez-vous qu'en Algérie, Français de souche et Musulmans, devant la menace annoncée par M. Lacoste d'un Dien Bien Phu diplomatique, ne se révoltent pas... Si de Gaulle était amené à se voir déléguer des pouvoirs exceptionnels, pour une tâche exceptionnelle, dans un moment exceptionnel, il faudrait adopter une procédure exceptionnelle. Le cas échéant, je ferais connaître quelle sorte de procédure me paraît la plus efficace. »
Le 24 mai, le soulèvement de la Corse avec une incroyable facilité avait montré à quel point la situation du gouvernement à Paris était devenue précaire. La visite du général Dulac à Colombey-les-Deux-Eglises avait fait de De Gaulle, sauf événement imprévisible, le véritable maître de la situation.
Dès lors, pour que son plan se déroule comme il le désirait, il fallait à tout prix empêcher les parachutistes de venir à Paris. L'armée avait un plan politique et algérien qui n'était pas celui qu'il entendait mettre en œuvre. L'Algérie pour de Gaulle n'était qu'un moyen pour prendre le pouvoir. Il savait qu'il lui serait plus difficile d'imposer ses vues à de jeunes officiers appuyés sur des troupes dévouées qu'à une équipe de parlementaires apeurés.
Les parlementaires effrayés par la menace que faisait peser sur eux les troupes d'Algérie prenaient, tour à tour, le chemin de Colombey-les-Deux-Eglises qu'ils avaient depuis longtemps déserté.
- Je suis le seul homme, pouvait dire de Gaulle, à pouvoir empêcher les parachutistes de venir à Paris.
Mais je ne pourrai plus longtemps les retenir. Le choix est donc entre vos mains; vous me donnez l'investiture et les parachutistes restent à Alger ou vous la refusez et ils viennent.
Entre de Gaulle au pouvoir et les parachutistes à Paris, les parlementaires dont beaucoup n'avaient certes pas la conscience tranquille et qui se voyaient déjà menacés de la potence, n'allaient pas hésiter. Ils étaient prêts à investir n'importe qui pour empêcher ce qu'ils considéraient comme la pire des catastrophes : l'arrivée des parachutistes.
Le 27 mai, à 13 heures, bien qu'il n'eut encore reçu aucune offre du Président de la République, bien qu'aucun contact n'ait été officiellement pris, le général de Gaulle publia le communiqué suivant :
« J'ai entamé, disait-il, le processus régulier à l'établissement d'un gouvernement républicain capable d'assurer l'indépendance et l'unité du pays.
« Je compte que ce processus va se poursuivre et que le pays fera voir par son calme et sa dignité qu'il souhaite le voir aboutir.
« Dans ces conditions, toute action, de quelque côté qu'elle vienne, qui met en cause l'ordre public risque d'avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances je ne saurais l'approuver.
« J'attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu'elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs: le général Salan, l'amiral Auboyneau et le général Jouhaud. A ces grands chefs, j'exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact avec eux. »
C'était un extraordinaire coup de bluff.
La situation actuelle ne pouvait s'éterniser; d'un moment à l'autre les parachutistes pouvaient débarquer à Paris et remettre en cause un plan savamment échafaudé.
Ce message avait pour premier objectif de les faire patienter. Vis-à-vis des hommes politiques, il apparaissait ainsi comme le véritable maître de la situation puisqu'il était le seul homme en mesure d'arrêter les forces massées à Alger et prêtes à venir à Paris imposer leur volonté.
Cette note n'amena donc aucune réaction dans les milieux gouvernementaux qui maintenant avaient perdu la partie. C'est après avoir hésité toute une journée, et le 29 mai seulement, que le président de la République, René Coty, invita le général de Gaulle à l'Elysée.
Dans l'après-midi, le général de Gaulle acceptait de former le gouvernement.
Le 1er juin, il était investi par l'Assemblée Nationale par 329 voix contre 224. Les communistes avaient voté contre ainsi que 83 députés. M. Mitterrand s'était fait leur porte-parole à la tribune de l'Assemblée. Il avait dit:
« L'Assemblée est placée devant un ultimatum, elle acceptera le Président du Conseil qui se présente ou elle sera chassée. Nous n'acceptons pas cela, alors que le plus illustre des Français se présente à nos suffrages je ne puis oublier qu'il est présenté par une armée indisciplinée. En droit, il tiendra son pouvoir de la représentation nationale, en fait il le tient déjà d'un coup de force. »
M. Mitterrand n'avait pas été dupe de la manœuvre de de Gaulle. Il était l'un des rares parlementaires à avoir eu le courage de le dire. C'était la peur qui avait finalement dictée son comportement à l'Assemblée.
Le 3 juin, le général de Gaulle obtenait ainsi les pleins pouvoirs pour six mois et le mandat de réformer la constitution.
Le 10 juillet 1940, M. Laval avait demandé les mêmes pouvoirs pour le maréchal Pétain à une Assemblée désemparée à la suite de la plus désastreuse défaite de notre histoire et dans un pays occupé par l'ennemi.
A la libération du territoire, ils avaient été condamnés à mort.
Le 4 juin 1958, le général de Gaulle était à Alger.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 19:08
X
LA DERNIÈRE TENTATIVE D'OPPOSITION
AUX GAULLISTES
EN ALGÉRIE
Ainsi le coup était joué. Le complot gaulliste avait réussi. Et ceci avec quelques officiers nous en avions eu le pressentiment dès l'apparition de M. Delbecque au G.G. dans la nuit du 13 Mai annonçant l'arrivée de M. Soustelle. Nous avions essayé de réagir par tous les moyens en notre pouvoir, mais nous n'avons jamais pu sérieusement gêner une machination bien montée, parfaitement coordonnée et dirigée.
L'incertitude que le général de Gaulle laissait volontairement planer sur ses intentions et particulièrement en ce qui concernait l'Algérie avait fait se regrouper au sein du C.S.P. tous les membres non gaullistes.
Nous aurions voulu, sur ce point au moins, que M. Soustelle éclaire notre lanterne puisqu'il était, aux yeux de l'opinion, le représentant de De Gaulle en Algérie.
Pour les gaullistes, en effet, la personnalité de De Gaulle ne pouvait pas être discutée, ne devait pas l'être, c'était un sujet tabou. Pour eux, la France entière attendait sa venue comme celle, du Messie.
Mais nos amis et moi-même n'en étions nullement persuadés. A une réunion du C.S.P. où M. Soustelle avait été invité, je lui rappelai que, lorsqu'en pleine gloire en 1946 de Gaulle était parti, personne à l'Assemblée constituante qui avait été élue sur son nom ne l'avait retenu et qu'aucune voix en France ne s'était élevée pour demander son retour. L'indifférence la plus complète, la plus totale avait suivi ce départ pourtant spectaculaire.
Lorsque, pendant les années 1950 et 1951, ayant reçu des appuis financiers considérables, il avait essayé de rassembler le peuple français au sein du R.P.F. pour revenir légalement au pouvoir, les Français ne l'avaient pas suivi. La plupart des personnalités gaullistes qu'il avait fait élire au parlement l'avaient abandonné. Il fallait bien en conclure que de Gaulle n'était pas populaire.
C'était une vérité aussi grosse qu'une montagne qu'il était vain d'ignorer ou de vouloir minimiser.
Nous étions tout disposés à suivre de Gaulle, mais nous étions anxieux de savoir où il allait et ce qu'il voulait.
- Vous êtes un des hommes les plus fidèles à de Gaulle et vous lui avez sacrifié votre carrière politique ; vous l'avez vu souvent ; vous êtes presque son confident. C'est la raison pour laquelle vous êtes ici. Alors nous vous demandons :
- Que veut de Gaulle ? Quel régime va-t-il instaurer en France ?
- Quelle solution envisage-t-il pour l'Algérie; son silence nous inquiète ?
Nous demandons une réponse. Nous sommes tous assurés que le programme de De Gaulle est le nôtre, particulièrement en ce qui concerne l'Algérie. Mais nous aimerions que vous nous l'affirmiez. Nous pourrions alors entraîner derrière de Gaulle sans réticence, tous les gens qui nous suivent et qui nous font confiance. Nous serions surtout assurés de ne pas les tromper.
Je crois en Dieu, c'est beaucoup, mais c'est assez. Je ne croirai jamais à un homme fut-il de Gaulle, sans assurance.
Massu répondit pour Soustelle :
- Vous croyez, vous, qu'on peut parler à de Gaulle ainsi. Vous ne le connaissez pas. De Gaulle sait ce qu'il veut faire et où il veut aller. Il n'y a qu'à le suivre. Maintenant, d'ailleurs, c'est un peu tard pour en discuter; il aurait fallu, si vous aviez des doutes, le faire plus tôt.
Mais M. Soustelle n'avait pas répondu.
Le lendemain, j'étais délégué du C.S.P. pour me rendre à, une importante manifestation à Bône. Je montai dans l'avion à côté de M. Soustelle.
Pendant tout le voyage, je revins inlassablement sur le même sujet. Mais je ne pus obtenir aucune réponse.
Or ceci était très grave. M. Soustelle n'avait pas le droit de nous engager ainsi les yeux fermés derrière un homme si grand soit-il, mais qui n'était qu'un homme.
En fait, M. Soustelle ne savait rien. Il avait été un pion habilement manipulé. Les vrais comploteurs étaient à Paris; ils savaient que c'était là que la partie décisive se jouerait, et sans risque; et c'était là qu'il fallait être.
Soustelle en Algérie malgré le rôle spectaculaire qu'il avait essayé de jouer, trop spectaculaire aux yeux de De Gaulle, jaloux de sa popularité, n'était plus dans le jeu.
J'ai revu une seule fois M. Soustelle depuis ces événements. C'était à Paris en 1959. Il était ministre de l'Information. De Gaulle s'était déjà irréversiblement engagé sur la pente de l'abandon.
Je lui rappelai notre conversation dans l'avion d'Alger à Bône.
- Vous aviez raison, me dit-il, de Gaulle nous a trompés. Il nous a d'ailleurs toujours trompés. Une seule fois il nous a dit la vérité : il nous avait promis de libérer la France, et il l'a fait.
- La France aurait été libérée sans lui.
- Vous avez peut-être raison, finit-il par dire.
Depuis j'ai suivi les efforts de Soustelle pour sauver l'Algérie et j'ai lu son livre d'une navrante sincérité : « L'Espérance trahie. »
Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions et de regrets.
Pour ne pas nous laisser enfermer dans le complot gaulliste, il fallait réagir. Nous n'avions que pour peu de temps les moyens de l'Algérie à notre disposition ; il nous fallait un chef décidé à s'en servir, si nous voulions faire triompher notre politique.
Or, le chef le plus populaire était incontestablement le général Massu. Toute la jeune armée était prête à le suivre, beaucoup plus que le général Salan qui n'avait jamais été très populaire. Ils s'entendaient d'ailleurs parfaitement et leur collaboration par la suite n'aurait posé aucun problème.
Massu avait l'âge du général de Gaulle en 1940, il avait le même grade, dans les grandes lignes le même physique, mais en version améliorée.
Le soir du 13 Mai, alors que tous nos grands chefs militaires troublés par les événements s'interrogeaient pour savoir ce qu'ils devaient faire, lui seul avait pris la décision extraordinaire de former un C.S.P. et d'en prendre la tête.
Si l'avenir est aux audacieux, l'avenir était donc à lui car il avait alors tout risqué.
De Gaulle, en effet, avait attendu d'être en sécurité à Londres pour lancer rappel du 18 Juin. A l'abri derrière la Manche, hors d'atteinte de l'Etat qu'il attaquait, supporté par tout l'Empire britannique, il n'avait pris aucun risque. Il n'était revenu sur le territoire national que derrière les alliées victorieuses.
Son mérite certes était grand, mais les risques personnels encourus insignifiants.
Massu au contraire, sur le sol français, au milieu de la population française, dans le sein de l'armée française, à son poste, s'était résolument élevé contre l'Etat. C'était dans l'histoire de l'armée française un fait sans précédent.
Ensuite, au cours des réunions souvent orageuses du C.S.P., il avait toujours fait preuve d'un bon sens rigoureux, d'une autorité indiscutée, d'un sens parfait de l'équilibre, d'un esprit de synthèse rapide qui lui permettait de traduire en décisions claires des discussions souvent confuses. Son autorité bourrue, mais bienveillante, sarcastique et désarmante parfois, toujours équitable, faisait que les réunions du C.S.P., malgré l'âpreté et la violence des discussions, avaient toujours de la tenue.
Il avait su avec une aisance naturelle s'imposer. Aux officiers, il nous rappelait les réunions de l'état-major mixte à la préfecture en 1957, où son autorité était incontestée.
C'était le grand Massu, un chef qui s'était révélé. Enfin, l'histoire montre que tout homme qui dispose de l'appareil de l'Etat devient de ce seul fait très puissant.
De Gaulle, à Colombey-les-Deux-Eglises, ne représentait rien ; aux leviers de l'Etat il est devenu un homme redoutable.
Massu, s'il le voulait pouvait donc être l'homme de la situation, un nouveau de Gaulle, le chef jeune que toute la jeunesse de France attendait.
Mais Massu ne le voulait pas. Après Delbecque, M. Soustelle sut habilement faire son siège, aidé en cela par M. de Sérigny et par l'équipe des gaullistes inconditionnels venus de France.
Tout ce que nous avions pu faire, c'était de le maintenir presque malgré lui à la tête du C.S.P.-A.S.
Il était accaparé, assiégé, débordé. Le colonel Ducasse comme moi-même et les militaires qui nous suivaient ne pouvions pratiquement plus l'atteindre, en dehors du C.S.P.
Il est, en effet, un phénomène que j'ai souvent constaté chez les militaires, c'est leur faiblesse devant les civils. C'est sans doute une vieille tradition de l'armée française.
Un civil, jeune ou vieux, quel que soit le rang qu'il occupe dans l'administration, le commerce ou l'industrie, peut sans difficulté être reçu par n'importe quel grand chef militaire ; il sera toujours entendu et écouté. S'il est officié de réserve et s'il commettait l'erreur de revêtir son uniforme, alors il ne lui serait plus accordé que la considération réservée à son grade. Un militaire a des supérieurs et des subordonnés.
Le point de vue des subordonnés compte peu, il sait qu'il n'a pas à s'embarrasser de leurs avis, ni tenir compte de leurs opinions qui ne peuvent être a priori que les siennes.
Pour le général Massu, bien que membre du C.S.P., nous étions d'abord, des officiers de sa Division. Nous ne pouvions donc pas être admis dans l'intimité des entretiens qu'il avait avec n'importe lequel des civils qui l'entouraient. Leurs avis, quand nous les connaissions, prévalaient souvent sur les nôtres. Bien souvent au courant de leurs manœuvres par les indiscrétions, nous n'avions qu'un minimum de temps pour les contrer.
Notre influence sur le général Massu était de jour en jour plus réduite.
Nous n'avions pas réussi à lui faire entrevoir la chance inouïe que venaient de lui offrir les événements. Dans des circonstances exceptionnelles, seul un homme ambitieux peut plier les événements à sa volonté. Sans ambition, le Général Bonaparte n'aurait jamais été empereur des Français, ni de Gaulle chef de l'Etat.
Or Massu manquait d'ambition, il était fidèle à de Gaulle.
Nous avons alors pensé que Mme Massu, femme de grande classe, aurait peut-être pour son mari les ambitions qu'il n'avait pas.
Nous demandâmes donc au capitaine Mazza, ancien officier d'ordonnance du général Massu et que Mme Massu tenait en grande estime, de sonder discrètement ses intentions.
Nous pouvions, si elle le désirait, pousser son mari jusqu'aux plus hautes destinées, rien ne pouvait nous arrêter, nous avions besoin de son aide.
Mais Mme Massu n'avait pour son mari que des ambitions très limitées. Elle nous fit dire par le capitaine Mazza qu'elle désirait seulement que son mari soit un jour le Leclerc de Soustelle.
A travers le rôle qu'il avait essayé de jouer en Algérie, M. Soustelle apparaissait en effet comme le dauphin du général de Gaulle, l'homme de l'avenir, le poulain sur lequel il fallait miser.
Ce fut une lourde erreur, mais qui fut longue à dissiper. En effet, dans les derniers jours de mai, des médailles en aluminium furent encore frappées, les unes avec le profil de De Gaulle et du général Salan, les autres avec ceux de Soustelle et du général Massu.
Mais personne ne voulut les faire distribuer ; le temps des illusions était passé. La conduite des événements nous avait échappée ; les maîtres du jeu étaient à Paris et nous n'avions pas réussi à y aller.
Comme tous les Français, il ne nous restait plus qu'à attendre ce que l'oracle déciderait.
XI
LE VOYAGE DE DE GAULLE
A ALGER
Il y eut d'abord chez les militaires qui s'étaient le plus engagés une sourde rancœur.
L'expédition à Paris devait être pour eux le couronnement des événements qu'ils avaient intensément vécus. Lorsque les hommes du 3e R.P.C. reçurent l'ordre de défaire leurs sacs, ce fut pour eux une profonde déception, un véritable sentiment de frustration.
La grande désillusion fut la formation du ministère.
Suivant une vieille formule on avait repris les mêmes et recommencé. Le tour était donc bien joué. Mais surtout de Gaulle avait créé un ministère au Sahara.
Or, le slogan du 13 Mai était la création d'une France allant de Dunkerque à Tamanrasset. Le Sahara pour de Gaulle n'était donc plus la France. C'était déjà un premier désaveu du mouvement parti d'Alger.
Je me rappelai alors une longue conversation que nous avions eue dans le bureau de Ducasse le 18 mai avec un des plus grands journalistes américains, un des frères Alsop. Le colonel Ducasse lui avait dit en lui montrant la carte de l'Algérie :
- Maintenant la France s'étend de Dunkerque à Tamanrasset. Ceci ne devrait surprendre personne, il y a longtemps que le Sahara appartient à la France.
Mais depuis que la découverte des gisements de pétrole et de gaz ont excité tant de convoitises, il était bon que la France affirme aux yeux du monde que cette région lui appartient, qu'elle est bien à elle et qu'elle entend y rester. Quand nous disons que la France s'étend de Dunkerque à Tamanrasset, c'est cette volonté que nous entendons affirmer. M. Alsop l'avait d'abord écouté, l'air préoccupé et inquiet ; puis brusquement il s'était mis à rire, d'un rire sonore et lourd caractéristique des Américains parvenus.
- Non! Le Sahara ne sera jamais à vous, d'ailleurs vous ne l'avez déjà plus.
- Vous vous trompez. Nous savons que le Sahara est menacé. Mais pour le garder nous allons renverser un régime qui était incapable de le défendre. S'il le fallait, nous et nos camarades sommes prêts à nous faire tuer pour le conserver à notre pays. Nous ne reculerons devant rien.
Notre détermination avait ébranlé la belle assurance de M. Alsop. Dans les circonstances du moment il ne savait pas ce que l'avenir nous réservait et la violence de nos propos visiblement l'inquiétait.
Son rire était toujours sonore, mais il n'arrivait pas à voiler la pointe d'inquiétude que nous avions fait naître en lui.
Pourtant, il avait raison Alsop, le pétrole nous l'avons perdu et sans même qu'on nous ait offert un champ de bataille pour nous battre ; nous l'avons livré sans combat. Mais ce jour-là, nous pensions encore que de Gaulle était l'homme qui se battrait pour le garder et nous étions prêts de toutes nos forces à l'aider.
C'est pourquoi la création d'un ministère qui coupait déjà le Sahara de la France soulevait bien des inquiétudes. Un vent de scepticisme souffla sur la ville; mais rien ne pouvait troubler la foi béate des gaullistes.
- Vous ne connaissez pas de Gaulle, disaient-ils. Il n'est pas homme à abandonner le patrimoine national. Vous vous alarmez pour rien, faites-lui confiance.
Lorsque nous apprîmes qu'il viendrait à Alger accompagné du ministre du Sahara, le doute n'était plus permis. C'était un défi lancé au mouvement d'Alger.
Le général Salan et le général Massu étaient assaillis de coups de téléphone. L'émotion grandissait dans la ville, les esprits étaient très montés.
Toute la nuit les généraux Salan et Massu essayèrent en vain d'intervenir auprès du Cabinet de De Gaulle pour qu'il renonce à venir à Alger avec M. Max Lejeune, nouveau ministre du Sahara. Mais tous les arguments du général Salan avaient été rejetés.
Pourtant, contre mauvaise fortune nous devions faire bon cœur. Nous étions allés chercher le général de Gaulle, nous avions crié pendant des semaines entières qu'il serait le sauveur de l'Algérie. Il allait venir, nous ne pouvions pas sous peine de nous déjuger, le mal recevoir ou le bouder. Pour la masse qui nous avait fait confiance, notre attitude aurait été incompréhensible.
Un autre signe nous avait frappé : M. Soustelle qui s'était fait en Algérie le champion de De Gaulle, son porte-parole, ne faisait pas partie du ministère, ni aucune des personnalités marquantes du 13 Mai. Avant même son arrivée à Alger, le doute sur la pureté des intentions de De Gaulle était semé dans les esprits.
L'arrivée du général était prévue pour 11 h 30 à Maison Blanche. A 10 heures, je m'apprêtai à prendre le car qui nous était réservé, lorsqu'une délégation d'Algériens conduite par quelques membres du C.S.P. entra dans son bureau.
L'un d'entre eux prit la parole aussitôt.
- Nous n'avons jamais été gaullistes ; en Algérie d'ailleurs personne, n'est gaulliste. Nous savons que vous n'êtes pas gaullistes de cœur, mais de raison à cause des événements, c'est pourquoi nous venons vous voir.
« Nous ne permettrons pas que de Gaulle arrive demain à Alger avec un ministre du Sahara. Depuis un mois, nous avons crié, nous avons fait crier dans toute l'Algérie que le Sahara comme l'Algérie, c'était la France. Un ministre du Sahara à Alger serait le reniement de tout ce que nous avons promis. Voila donc ce que nous avons décidé de faire si vous nous donnez votre accord :
« Nous pendrons M. Max Lejeune cet après-midi sur le Forum.
« Nous pouvons plus simplement le tuer dès son arrivée pour ne pas donner à la foule et au général de Gaulle ce triste spectacle.
« Nous pouvons le renvoyer en France dans un avion qui est prêt à décoller. Tout est prêt ! Que décidez-vous ?
Cette démarche ne m'avait pas surpris. L'atmosphère qui régnait à Alger dans les milieux activistes m'y avait préparé. Ils avaient raison. S'il y a parfois des événements qui changent le cours de l'histoire, celui-là pouvait en être un.
En effet, si Max Lejeune avait été pendu sur le Forum au début de l'après-midi, le discours du général de Gaulle, s'il avait eu lieu, aurait rendu un autre son. Mais Max Lejeune était un homme sympathique.
Avec M. Lacoste il avait été un des rares ministres à défendre vraiment l'Algérie française. En maintes occasions il avait su prendre ses responsabilités. Il avait certes eu tort d'accepter un tel portefeuille, mais il ne méritait pas la mort.
J'aurais donc volontiers accepté la solution qui consistait à lui faire faire demi-tour sur la France.
Pourtant à la dernière minute je proposai une quatrième solution : l'enfermer dans une pièce du G.G. pendant le discours du général.
Cet incident minime, ne ferait certes pas revenir de Gaulle sur sa décision, mais elle permettait cependant de calmer les esprits surexcités.
La raison profonde qui m'avait incité à la prudence était la crainte que devant un tel outrage, de Gaulle ne retourne à Colombey-les-Deux-Eglises. J'avais assisté impuissant aux grenouillages qui nous avaient entourés aussitôt qu'à Alger notre position fut assurée. Nous avions débouché sur le pouvoir sans y être préparés et l'ayant en mains, en fait, nous n'avions su qu'en faire. C'est la raison profonde pour laquelle nous l'avions remis à de Gaulle. Le seul homme qui aurait pu tout sauver était le général Massu, or, nous l'avons vu, il n'avait pas voulu. C'était peut-être la première fois dans l'histoire, que des hommes ayant pris le pouvoir, l'avaient de leur plein gré, remis sans condition.
Pourtant nous nous étions tirés d'une situation difficile et avions fait disparaître un régime discrédité sans effusion de sang. La voie était ouverte à un nouveau système. Nous espérions qu'il serait meilleur que l'ancien. C'était un résultat; il était dangereux de vouloir trop vite le remettre en cause.
Mais par là même, de Gaulle avait montré qu'ayant le pouvoir, il entendait s'en servir comme bon lui semblerait, pour atteindre des buts qui désormais seraient les siens.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 19:18
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La visite du général de Gaulle à Alger se passa donc comme prévue. Le déjeuner eut lieu au Palais d'Eté, mais parmi les membres du C.S.P. seuls le général Massu, M. Delbecque et M. de Sérigny furent invités. Nous savions que le général de Gaulle ne tenait pas à prendre contact avec nous. Son retour au pouvoir il ne voulait le devoir à personne, il ne tenait donc pas à rencontrer des gens qui estimaient y être pour quelque chose. Pourtant après déjeuner il se fit présenter tous les membres du C.S.P.-A.S.
Il vint vers eux l'air absent et lointain, ne jetant à travers ses lunettes épaisses qu'un regard vague, dépourvu de chaleur et de vie, à des hommes qui s'assemblaient autour de lui comme autour d'un méchant professeur.
Le général Massu lui présenta les membres du Comité. C'était un des plus anciens compagnons du général de Gaulle. En séjour au Tchad en 1940, il avait été un des premiers à le suivre. Si de Gaulle était à Alger, c'est avant tout au général Massu qu'il le devait. On espérait donc que cette rencontre aurait lieu sous le signe de l'amitié et de l'affection et dans une ambiance chaude, détendue et humaine.
Mais de Gaulle regardait Massu comme un officier rencontré pour la première fois.
Le général Massu sortit alors un papier et le lut.
Il dit simplement la vérité. Le 13 Mai, face à une foule désemparée, prête aux pires excès, il n'avait trouvé d'autre solution que, d'en prendre la tête et de faire appel au général de Gaulle pour qu'il reprenne en mains les destinées de notre pays.
Le C.S.P.-A.S. Comprenait des civils de toutes les classes sociales et des deux communautés et des militaires de tous ormes. Le noyau s'était constitué dans la soirée du 13 Mai, puis rapidement des hommes de tous les départements Algériens et Sahariens y avaient adhérés.
Il demandait en leur nom que désormais tous les habitants de l'Algérie et du Sahara soient des français à part entière. C'était de l'avis de tous, le seul moyen de conserver à la France ces deux provinces.
Le général de Gaulle l'avait écouté, mais son visage n'avait reflété aucune émotion, aucun sentiment. Il allait à son tour parler lorsque Massu demanda la parole pour Me Ali Mallem.
Me Mallem était avocat à Batna petite préfecture des Aurès, berceau de la rébellion. Il avait longtemps hésité à prendre parti. Mais l'élan populaire du 13 Mai l'avait désigné pour faire partie du C.S.P.-A.S.
Brillant avocat, docteur en droit, nous avions été heureux de recevoir à Alger un représentant authentique de l'élite intellectuelle algérienne. Deux jours plus tôt à une réunion du C.S.P.-A.S. Il nous avait exposé la façon dont il fallait comprendre l'intégration.
Il n'était nullement question nous avait-il dit de transformer des millions de Musulmans en Provençaux ou en Auvergnats. Les Musulmans resteraient attachés à leurs habitudes et à leurs coutumes, comme les Français de chacune de nos provinces. Mais ils auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Progressivement avec le développement des moyens de communications et avec l'instruction, les différences entre Français de France et Français d'Algérie s'estomperaient comme au cours des siècles elles s'étaient estompées entre les diverses provinces françaises. C'était le but à atteindre sans bousculer les habitudes.
Enfin Me Ali Mallem avait conclu :
« Si la France décidait sans restriction que demain, de Dunkerque à Tamanrasset il n' y aurait plus que des Français à part entière, comme l'avait noblement proclamé le « C.S.P. du 13 Mai », il y aurait une grande joie dans toute l'Algérie. La France et l'Algérie ne formeraient qu'une seule Nation, pour le meilleur et pour le pire. L'Algérie garderait à la France une reconnaissance éternelle.»
Avocat habile, Me Ali Mallem parlait bien. Lorsqu'il se rassied, tout ému des paroles qu'il avait prononcées avec une foi profonde, il fut frénétiquement applaudi. II avait bien vu le problème et c'était ce qu'il fallait faire.
Unanimement nous lui demandâmes de redire au général de Gaulle les paroles qu'il venait de prononcer.
Voilà pourquoi cet après-midi du 4 juin, Me Ali Mallem allait s'adresser au général de Gaulle.
Intimidé par l'attitude glaciale du général, l'exposé de Me Mallem n'eut ni l'envolée ni le brio de celui qu'il avait fait au C.S.P. Mais fermement et avec dignité i] exposa clairement le problème de I'intégration, sa réalisation facile qui portait en elle, si la France y consentait, la réalisation des aspirations les plus profondes de tous ses compatriotes.
Le général de Gaulle l'avait écouté, d'abord avec indifférence, comme s'il avait subi un nouveau pensum ; puis au fur et à mesure que le ton de Me Mallem s'affirmait, il y prêta attention ; enfin il l'écouta avec intérêt comme s'il entendait pour la première fois des choses qui ne lui avaient jamais été dites. Cet exposé était pour lui une révélation.
Mais le général le remercia très brièvement et sans commentaire. Puis il s'adressa au général Massu. En substance il lui dit ceci :
- Vous avez été le courant et la digue. Courant et digue sont sources d'énergie. C'est cette énergie qui devra être maintenant employée au service de la France et de l'Algérie.
Puis il nous quitta. Nous ne devions plus le revoir jusqu'au moment du discours sur le Forum.
Mais nous sommes persuadés qu'il était resté sous l'impression des paroles de Me Mallem.
Certes son intention n'avait jamais été de faire une Algérie française, mais la profondeur des sentiments des Musulmans, la confiance qu'ils mettaient en lui pour qu'il la réalise était trop vivace encore pour qu'il puisse l'ignorer. Cette force qui s'était levée en Algérie il en avait besoin; sans elle encore il n'était rien. Il devait la ménager. Plus tard lorsqu'il l'aurait dissociée et trouvé d'autres appuis, il verrait.
Jamais au cours de l'histoire une foule aussi nombreuse ne s'était rassemblée pour écouter un homme.
Elle attendait de lui, des mots d'espérance et de paix.
Nous lui avions promis au cours des inoubliables journées de mai que l'homme qui allait apparaître devant elle comblerait ses vœux. Et elle nous avait crus. C'était donc moins pour l'entendre que pour venir lui apporter le témoignage de sa confiance et de son affection qu'elle était venue.
Son apparition au balcon du Forum provoqua un véritable délire, un tonnerre sans fin d'applaudissements, qu'il était impossible d'arrêter.
Enfin il put parler : de Gaulle l'avait comprise, elle n'en attendait pas davantage *.
* Voir en annexe le discours du général de Gaulle.
Mais pour nous, placés au cœur du problème, nous avions vainement attendu les mots magiques qui devaient apporter la paix: l'intégration de l'Algérie dans la France.
Il y a des moments où les choses doivent être dites et faites. Elles ne l'avaient pas été. Le moment maintenant était passé.
Les derniers mots de De Gaulle... ceux qui les ont entendus ce soir-là, ne pourront jamais les oublier.
« Jamais plus qu'ici, ni plus que ce soir, je n'ai senti combien c'est grand, combien c'est beau, combien c'est généreux : la France. »
C'était fini. Les applaudissements montèrent de la foule, mais la tristesse étreignait nos cœurs. Ces mots n'étaient qu'un moyen pour laisser subsister un doute.
Mais la misère des braves gens qui applaudissaient, leur désespoir ou leurs espérances, leur avenir et leur vie, n'étaient rien sur le chemin que cet homme s'était tracé.
Avec Ducasse nous étions rentrés dans le rang.
Nous n'avions pas été admis dans la caravane publicitaire qui accompagnait de Gaulle en Algérie; et c'est par la radio que nous suivions ses discours.
De Gaulle ne ferait pas la Révolution que nous avions espérée. Elle était donc remise sine die.
Il fallait en tirer les conséquences.
- D'abord, ne pas nous compromettre dans son sillage, ni dans une politique qui n'était pas la nôtre.
- Quitter le Comité de Salut Public dont le rôle était terminé et qui fatalement allait se transformer en officine électorale.
- Forcer la main à de Gaulle en pacifiant l'Algérie.
C'était le seul moyen qui nous restait pour continuer notre politique. Si nous réussissions, il serait obligé de nous suivre.
Ducasse était entièrement d'accord. Au retour de la caravane nous en parlâmes au général Massu qui dans le fond avait les mêmes appréhensions que nous.
Comme il était très occupé, je lui proposai de lui mettre par écrit les raisons de notre détermination.
Ensuite nous irions le voir. Cette lettre la voici:
Alger, le 11 juin 1958
« Mon général,
« J'ai l'intention de donner ma démission du C.S.P. Mais bien entendu je ne le ferai pas sans votre accord. Y étant entré, à votre demande, dans le seul but de vous aider je ne voudrais pas en quoi que ce soit vous gêner.
« En voici les raisons :
« Le Comité de Salut Public que vous avez créé le 13 Mai au soir sous la pression des événements et dans lequel nom sommes entrés, le colonel Ducasse et moi-même, avait des buts précis, nettement définis par la motion n° 8.
« ... Le Comité de S.P .... Proclame que le peuple « d'Algérie et du Sahara », désormais unanime, sûr de l'appui total de l'armée et de l'administration... est plus que jamais résolu dans sa détermination farouche qu'il s'est fixée :
« - Un gouvernement de Salut Public présidé par le général de Gaulle.
«Jusque-là, dur comme roc, il restera mobilisé, prêt à faire face à toute éventualité.
« Le Comité de Salut Public ... déclare que les liens 'maintenus avec l'administration et le pouvoir central ... ne sauraient en aucune manière être considérés comme la marque d'une subordination quelconque à tout gouvernement au système. »
« Ce but-là, essentiel, est atteint.
« Le général de Gaulle est au pouvoir; de l'avis unanime des personnes qui le connaissent le mieux, il sait ce qu'il a à faire; sur la voie qu'il s'est tracée nous devons le suivre sans réticence.
« Il ne nous reste donc, à nous militaires, qu'à rentrer dans le rang et à le servir en militaires de notre mieux. Notre conduite sera dès lors facile et nette, notre situation sans ambiguïté, en particulier vis-à-vis de tous ceux qui nous observent sans indulgence.
« Ayant dit le soir du 13 Mai que le résultat atteint nous rentrerions dans le rang, nous devons maintenant rentrer dans le rang.
« L'appellation de «Comité de Salut Public» est actuellement vide de sens. Un C.S.P. au sens révolutionnaire des termes - et il ne peut pas en avoir d'autre - se place au-dessus de toute juridiction, de toute routine, de la légalité même, pour assurer le salut public.
« Les termes employés dans la motion n° 8 sont ceux d'un vrai Comité de Salut Public, destiné à porter le fer dans un régime ou une administration à détruire, sans s'embarrasser d'autres considérations que le but à atteindre.
« Or cette mission nous l'avons maintenant confiée au général de Gaulle. Il a choisi ses moyens, il en assume seul la responsabilité.
« L'appellation actuelle de «Comité de Salut Public» entretient donc une équivoque dangereuse.
« La lettre que vous avez reçue des parachutistes des Antilles et que vous avez lue au Comité, d'autres que vous avez sans doute reçues comme j'en ai reçues moi-même, montrent à quel point nos correspondants s'illusionnent sur les possibilités qui sont les nôtres maintenant et à quel point aussi, attendant de nous des résultats que nous ne pouvons leur donner, nous risquons de les décevoir.
« N'ayant plus la possibilité d'exercer les véritables attributions d'un C.S.P., il est préférable de le dissoudre ou mieux pour nous de le quitter.
« Si je vous dis cela, mon général, c'est parce que, aux yeux de toute la jeunesse de France et d'une grande partie de la population vous avez un immense prestige. C'est un capital que vous n'avez pas le droit de gaspiller.
« Si le général de Gaulle réussit, avec notre aide totale, il ne nous restera plus qu'à remercier le Bon Dieu.
« Mais s'il échouait, il est âgé, il est entouré de tant de gens qui ne cherchent qu'à le paralyser et d'une administration dont tous les rouages essentiels sont pourris et de gens prêts à défendre férocement leurs places.
« Il faudrait un nouvel Hercule pour nettoyer les écuries de France.
« S'il échouait, nous serions en face du néant le plus complet, avec personne à qui nous raccrocher.
« Sauf à vous ...
« Il est donc essentiel que vous conserviez intact, non pas pour vous, mais pour la France, l'immense prestige que vous avez. Je souhaite mon général que vous n'ayiez jamais à vous en servir.
« Mais actuellement, il est des valeurs rares dont il faut être avare.
« Vous êtes une de ces rares valeurs.
« Je vous le dis, vous le savez bien sans flatterie, parce que je suis peut-être ici le plus près de vous par le cœur et peut-être aussi le seul qui puisse vous le dire.
« Je m'excuse donc mon général de vous avoir écrit une aussi longue lettre. C'est seulement parce que je vous fais une entière confiance et que je vous suis entièrement dévoué que je le fais.
« Quand vous l'aurez lue, même si je ne vous ai pas entièrement convaincu, j'irai vous voir avec Ducasse qui partage entièrement mon point de vue.
« Recevez, mon général.»
J'avais écrit cette lettre en termes très modérés, parce que le général Massu était encore à cette époque un gaulliste fervent ; mais comme nous il était inquiet de la tournure prise de par les événements.
Il me répondit :
« D'accord sur la nécessité de ne pas user notre crédit dans des C.S.P. privés de tout moyen d'action.
« Mais nous ferions le jeu de nos adversaires en démissionnant maintenant des C.S.P. qu'ils veulent émasculer alors que les C.S.P. sont décidés à se défendre et à agir.
« Tant que le général de Gaulle ne nous a pas lui-même muselés - et sa réponse au général Salan n'est pas méchante il mon sens - je pense que nous devons continuer à travailler dans le cadre des C.S.P. Je pense que cette action aide le général de Gaulle, même s'il paraît la désavouer ou la limiter.
« Nous causerions une profonde déception à toute la population d'Algérie en quittant les C.S.P. sans raisons valables.
« Les C.S.P. continueront sans nous, de façon désordonnée et sans liaison avec le commandement. Sur le plan du maintien de l'ordre leur activité pourrait être gênante.
« Enfin le général Salan est décidé à «faire le gros dos» et à aller de l'avant. Il me l'a dit hier au soir.
Il me donne 3 millions et un avion pour les liaisons C.S.P.-Métropole.
12 janvier 1962.*
MASSU.
* Il y a sans doute là, une erreur dans la date, le livre ayant été écrit en 1962, sans doute l'auteur a-t-il écrit 1962 en pensant 1958
Je me rangeai à l'avis du général Massu. Quitter brusquement les C.S.P. alors que le règlement de l'affaire algérienne était toujours en suspens aurait causé une profonde déception à une population extrêmement sensibilisée. Mais surtout, le général Salan venait d'être nommé Délégué Général du Gouvernement, c'est-à-dire chef civil et militaire en Algérie. L'armée recevait les pouvoirs civils et militaires que nous avions vainement attendus du régime défunt. Les C.S.P. pouvaient dès lors devenir un merveilleux instrument de propagande et d'action, capables d'accélérer la pacification.
Les C.S.P. s'étaient installés dans les grandes villes et dans les grandes organisations commerciales et industrielles d'une façon assez anarchique. Il fallait d'abord sérieusement les organiser et les structurer. Je soumis à cet effet un projet d'organisation des C.S.P. au général Salan, qui fut adopté.*
*Voir cette décision en annexe.
Cette décision précisait essentiellement :
1° Qu'un C.S.P. devait être constitué dans chaque commune. Il devait :
- Diffuser le programme de rénovation entrepris par le général de Gaulle;
- Apporter une aide efficace à l'armée dans la lutte contre la subversion;
- Etre un lien souple et permanent entre la population et l'autorité militaire.
2° Les C.S.P. devaient constituer une hiérarchie parallèle à celle résultant de l'organisation territoriale administrative.
3° Afin de franchir le mur d'inertie qui avait jusqu'alors opposé les Igame aux directives du général commandant en chef en ce qui concernait la pacification, la liste des membres des C.S.P. jusqu'à l'échelon département inclus devait être soumise à l'approbation du délégué général du Gouvernement en Algérie. A l'échelon au-dessous, arrondissements et cantons, elle serait soumise à l'approbation des généraux de Corps d'Armée qui avaient reçu les fonctions d'Igame.
Les C.S.P. avaient leur hiérarchie propre. Le C.S.P.-A.S. recevait en particulier directement les rapports et comptes rendus des C.S.P. des départements, mais à tous les échelons ils devaient rester en liaisons très étroites avec les autorités militaires, obligatoirement destinataires de leurs correspondances avec la hiérarchie des C.S.P.
Ainsi le délégué du gouvernement avait un droit de regard direct à l'intérieur des Igamie - Corps d'Armée.
4° La mission essentielle des C.S.P. était de mettre en place une organisation, complète des populations dans leur circonscription administrative, seule capable d'accélérer la pacification. Cette organisation prenait le nom d'O.A.C. (Organisation d'action civique). Elle était calquée sur l'organisation du D.P.U. à Alger et sur celle de l'organisation des populations musulmanes. Les directives nécessaires furent distribuées aux officiers des 5e Bureau et à tous les présidents des C.S.P.
Enfin le 17 juin les présidents de tous les C.S.P. départementaux et les officiers des 5e Bureau furent convoqués à Alger pour un court stage de formation, destiné à étudier le mécanisme complexe des organisations qu'ils auraient à créer et leur fonctionnement.
Le C.S.P.-A.S. Devait s'adapter à ses nouvelles fonctions.
Le général de Gaulle avait défini leur rôle ainsi :
« Réaliser l'intégration des âmes. »
Le C.S.P.-A.S. Devait donc intensifier l'action des C.S.P. dans le but d'obtenir l'adhésion totale de la majorité des Français au programme exposé par le général:
Référendum.
Rénovation nationale.
Il fut donc réorganisé de la façon suivante :
1° Un secrétariat permanent.
2° Trois commissions.
a) La Commission des affaires intérieures, destinées spécialement à accélérer l'implantation des C.S.P., afin d'arriver à une organisation complète de la population en Algérie.
b) La Commission des affaires extérieures chargées plus spécialement de la métropole et de l'Union française, devait être chargée de la préparation des prochaines élections.
c) La Commission des affaires sociales destinée à étudier les mesures susceptibles d'accélérer la promotion musulmane.
Je pris la présidence de la commission des affaires intérieures et essayai de créer un bureau capable de remplir la lourde tâche qui lui était demandée. Mais ce travail ingrat et difficile n'offrait qu'un intérêt médiocre aux membres du C.S.P. Le seul homme valable, M. Mouchan, me fut rapidement enlevé pour occuper les fonctions de maire de la Bouzareah.
La commission des affaires extérieures essaya d'étudier le lancement d'un parti politique à partir des nombreux C.S.P. qui s'étaient créés en France après le 13 Mai, dans la plupart des villes, dans le but de préparer les prochaines élections.
Mais les gaullistes venus de France, qui auraient dû en être l'ossature n'y portèrent aucun intérêt. Visiblement, le C.S.P. d'Alger et l'Algérie ne les intéressaient plus. Ils n'avaient qu'une hâte, rejoindre la France pour s'intégrer dans l'appareil gaulliste, c'est-à-dire dans l'U.N.R., et se faire élire député.
Les membres algériens eux aussi s'intéressaient beaucoup plus aux élections prochaines qu'au travail difficile et sans éclats de la pacification.
Pour eux d'ailleurs, ils étaient convaincus, après les imposantes manifestations des foules musulmanes, que la pacification était terminée.
Le 7 juillet, je quittais définitivement le C.S.P. d'Alger pour reprendre le commandement de mon régiment et participer dans le Sud algérien aux opérations contre Bellounis, un chef M.N.A. qui s'était rallié à la France et qui pour des raisons confuses venait de repartir en dissidence.
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mar 11 Avr 2023 - 19:38
XII
LE COUP D'ETAT EST CONSOMMÉ
Si de Gaulle avait prononcé le mot magique d' «Intégration », s'il avait affirmé que telle serait désormais la politique de la France, la guerre d'Algérie aurait été terminée et le problème algérien définitivement réglé en 1958.
Quatre années de guerre, des morts, des souffrances inutiles, des dépenses colossales faites en pure perte auraient été épargnées à notre pays, et l'Algérie, aujourd'hui, serait française.
Mais de Gaulle ne voulait pas de l'Algérie ; les réticences dont il avait fait preuve n'avaient trompé personne. Les Musulmans qui s'étaient le plus dévoués à la France nous disaient, découragés :
« Vous ne voulez pas nous admettre dans la famille, vous nous considérez comme des bâtards. » Ce reproche nous allait droit au cœur.
Pendant les quelques jours où le C.S.P. avait exercé des pouvoirs réels, nous nous étions efforcés de faire cesser les injustices les plus criantes. La motion n° 13 visait principalement le sort des plus déshérités, les travailleurs agricoles :
« Le Comité de Salut Public de l'Algérie et du Sahara estime que le grand mouvement de solidarité nationale qui secoue actuellement l'Algérie et le Sahara doit se concrétiser dans l'immédiat par des améliorations sensibles de conditions d'existence dans le secteur agricole.
« En conséquence, il demande au commandement de bien vouloir envisager un relèvement du taux des salaires agricoles.
« Cette hausse devra prendre effet dès la fin de la présente semaine. »
Malgré une vive opposition des colons, le prix de la journée agricole fut doublé. Il passait de 300 à 600 F.
Le véritable ennemi de la masse musulmane, c'était une classe peu nombreuse de privilégiés, qui se recrutait d'ailleurs dans les deux communautés et qui pressurait l'Algérie depuis un siècle. C'était les grosses fortunes et les profiteurs d'un système qu'ils se sont ingéniés, par tous les moyens à maintenir. Leur liste était facile à dresser. Chaque ville, même petite, possédait son petit potentat local bien connu. Ce sont eux qu'il fallait éliminer pour libérer la masse et montrer que vraiment une vie nouvelle allait commencer.
Dans les jours qui suivirent le 13 Mai nous en avions arrêté un certain nombre dans le but de les diriger le plus rapidement possible sur la métropole. Nous pensions ainsi ouvrir la voie au gouvernement régulier qui allait suivre. Mais nous n'avons pas été suivis.
Dès le fonctionnement normal des pouvoirs publics, tous ont été rapidement libérés. Ceux qui n'étaient pas encore inscrits à des partis de gauche l'ont fait.
Au minimum, ils se sont appelés « libéraux» et à ce titre ont su habilement, de nouveau, recueillir les sympathies gouvernementales.
Leur nombre était infime. Il aurait suffi de débarrasser l'Algérie de quelques centaines d'individus pour que le climat soit changé.
Nous ne cessions de demander que des mesures spectaculaires soient prises : abolition, par exemple, des billets de la Banque algérienne, application de lois sociales en Algérie, égalité de salaires pour tous les ouvriers, et surtout, un strict contrôle des entreprises par des inspecteurs du travail, pour veiller à ce que les lois françaises soient partout et intégralement appliquées. Mais nous ne pûmes obtenir que de vagues promesses et satisfaction seulement pour les timbres-poste dont les modèles furent unifiés des deux côtés de la Méditerranée.
Cette absence de mesures concrètes, si impatiemment attendues, si elle ne sapait pas entièrement notre action sur la masse qui malgré tout nous faisait confiance, éloigna de nous les élites qui comprirent vite que rien n'allait changer.
Des hommes comme Farès et ses amis qui étaient prêts à nous suivre restèrent dans une prudente expectative, assurés, une fois de plus, que la France ne tiendrait pas ses promesses.
Cette situation fut rapidement et habilement exploitée par le F.L.N.
« Les Français, disait leur propagande, vous ont promis beaucoup de choses, ils ne vous donneront rien. Ils vous ont menti. Jamais ils ne feront de vous leurs égaux. L'Indépendance seule fera de vous des hommes libres. Le F.L.N. luttera jusqu'à la victoire finale. »
En outre, après le 13 Mai, de nombreuses mesures de clémence avaient été prises ; le contrôle de la circulation des personnes et des biens, jugé inutile, fut très souvent supprimé ou considérablement assoupli.
Ces mesures ne profitèrent, en fait, qu'au F.L.N. En effet, il est toujours difficile de rétablir des mesures impopulaires lorsqu'elles ont été supprimées. Le F.L.N., à bout de souffle, sut habilement en profiter pour se rétablir dans de nombreuses régions où il avait pratiquement disparu. Bref, le problème de la pacification, deux mois après le 13 Mai, était de nouveau posé. Pour y parvenir, il fallait détruire l'organisation subversive rebelle, donc reprendre les opérations.
Un régiment d'intervention était, avant tout, un observatoire remarquable. Il permettait de voir sur place et en profondeur l'application des directives données par le commandement.
Pratiquement elles étaient peu appliquées ou mal et rarement dans l'esprit du chef qui les avait conçues. D'échelon en échelon, sa pensée était déformée. En fait, les zones et surtout les secteurs, devenaient des Etats où le chef légiférait à sa guise, appliquait ses méthodes personnelles ou simplement, s'efforçait de faire un honnête travail militaire.
L'impulsion venant du sommet n'était jamais assez puissante pour franchir tous les degrés de la hiérarchie et se faire sentir aux derniers échelons. Dans quelques secteurs, les notes concernant l'organisation des populations, par exemple, capitale dans une guerre subversive, avaient parfois reçu un commencement d'exécution, mais rarement le travail avait été poussé à fond pour qu'il devienne efficace.
La coopération de l'armée avec les C.S.P. locaux n'avait pratiquement jamais été réalisée.
L'armée n'ayant jamais su nettement définir une doctrine agissait en ordre dispersé.
Les commandants de zone avaient reçu les pouvoirs civils, les préfets ayant été supprimés, mais, à quelques exceptions près, aucun ne les exerçait vraiment. Rares étaient les généraux qui avaient eu assez d'autorité pour s'installer à la préfecture. Elles étaient devenues des lieux semi-déserts où régnaient en maîtres quelques fonctionnaires civils, qui, en fait, restaient les vrais patrons. Certains à qui j'avais demandé pourquoi ils ne s'installaient pas à la préfecture répondirent que ces fonctions ne pouvant être que provisoires, il était inutile de prendre des habitudes qu'il faudrait bientôt abandonner.
Dans un département important, le général de division préfet logeait dans une petite baraque du camp militaire, et n'apparaissait à la préfecture que pour signer les papiers que les fonctionnaires civils lui présentaient.
Assurément, le général de Lattre de Tassigny aurait agi différemment.
Certes, nombreux sont les chefs militaires qui se sont illustrés dans l'exercice des fonctions civiles, en particulier à l'époque glorieuse de la colonisation. En Algérie, quelques-uns ont su être des chefs et de remarquables administrateurs. Mais ces fonctions ne peuvent pas être données indistinctement à tous les militaires.
La plupart de ceux qui n'ont fait qu'une carrière métropolitaine sont incapables de les exercer.
C'est, en grande partie, parce que beaucoup d'entre eux n'ont pas su exploiter à fond l'avantage essentiel que leur donnait l'exercice des pouvoirs civils et militaires que la pacification a été indéfiniment retardée.
Après le Sud algérien, mon régiment partit en Kabilie (sic) et je m'y trouvais au moment du référendum du 28 septembre 1958. J'aimais la Kabilie et ses habitants.
En survolant ses montagnes en hélicoptère, j'avais l'impression de survoler mon Dauphiné natal. Les maisons, serrées comme dans les villages de la Haute Provence, étaient aussi couvertes de tuiles romaines.
Le soir, j'allais m'asseoir sur la place du village au milieu des hommes qui revenaient de leur travail.
Ils ressemblaient physiquement aux paysans de chez moi et en avaient les habitudes. Ils parlaient un bon français et connaissaient tous la France où ils avaient travaillé pendant de nombreuses années et selon une vieille tradition méditerranéenne ils aimaient discuter sur la place publique des affaires du pays. Ils étaient heureux parce qu'ils étaient sûrs que de Gaulle allait leur ramener la paix. C'était un militaire âgé, chargé d'expérience, et à ce titre, comme autrefois le maréchal Pétain, il jouissait d'un immense prestige. Ils souhaitaient la présence des parachutistes parmi eux.
La réputation de férocité que la presse française nous avait faite, nous servait à fond.
- Avec vous ici, nous disaient-ils, quoi qu'il arrive, il nous sera toujours facile de dire que nous ne pouvons pas faire autrement que de voter.
Certains villages éloignés ne votaient que sur la promesse que les parachutistes s'y rendraient. Il suffisait de l'annonce du départ d'une section de parachutistes pour que les opérations de vote commencent aussitôt.
Mais certains prirent des risques extraordinaires pour venir voter, assurés que leur vote apporterait la paix.
Beaucoup d'entre eux, dans les mois qui suivirent, furent pour cela impitoyablement massacrés par le F.L.N.
Vint la période des élections.
De Gaulle avait dit :
« Avec eux (les élus), je ferai le reste. »
Les élections devaient donc marquer le point final de l'affaire algérienne.
En 1956, à cause des événements, elles n'avaient pas pu avoir lieu en Algérie. En 1958, à cause du 13 Mai, elles se déroulèrent, dans les villes surtout, dans le même climat de sécurité qu'en France.
La paix était promise pour demain, être député devenait une affaire de grande importance, intéressante à tous points de vue. Les candidatures furent donc nombreuses dans les deux communautés. A Alger, les rivalités furent extrêmement sévères.
Dans le quartier de la base arrière de mon régiment, à Sidi Ferruch, deux listes se présentèrent. Une conduite par M. Muller, professeur agrégé, et M ....
Une deuxième conduite par M. Lauriol et M. Marçais, doyen de la faculté d'Alger.
Mes sympathies allaient naturellement à la première dont je connaissais les membres, particulièrement M. Muller qui faisait partie du Comité de Salut Public du 13 Mai, plutôt qu'à la deuxième qui m'était inconnue.
A la popote, sans faire pression sur quiconque, je n'avais pas caché mon opinion.
Quelques jours avant les élections, je recevais un coup de téléphone du général Massu.
- Le commandant de ta base arrière, me dit-il, a recommandé la liste Muller. Fais marche arrière. Le général de Gaulle veut absolument que la liste Lauriol et Marçais passe. Il envisage de confier à Lauriol un important poste ministériel. S'il n'est pas élu je suis viré d'Alger.
Nous avions tout intérêt à conserver le général Massu à Alger. Je fis part de cette consigne au commandant de ma base arrière, et le lendemain prenais une permission pour la France.
Nous nous étions battus pour rendre aux Algériens leurs libertés, en particulier pour qu'ils puissent voter librement, et voilà que la plus haute autorité du pays ouvrait le jeu de la tricherie.
Par la suite, MM. Lauriol et Marçais ont défendu de leur mieux la cause de l'Algérie française et combattu la politique du général de Gaulle. Mais la façon dont ils ont été élus a toujours nui à leur autorité.
A Paris, je rencontrais de nombreux amis dans les divers états-majors et dans les milieux civils.
De Gaulle était au pouvoir avec une Assemblée Nationale introuvable. De la droite à la gauche, le pays avait élu 424 députés sur 570, sur le thème de l'Algérie Française.
La France avait une Constitution nouvelle, et à sa tête un homme illustre qui allait lui permettre de reprendre sa place parmi les grandes nations.
Le climat était à l'euphorie ; chacun à Paris et en province avait fait le 13 Mai. Il n'était pas un officier de l'état-major de l'armée qui n'ait joué un rôle actif.
Les civils, les parlementaires, les présidents ou membres d'associations d'anciens combattants, ou d'autres organismes plus ou moins clandestins étaient persuadés, eux aussi, que dans cette affaire ils avaient joué un rôle capital.
Lorsque je leur demandais ce qu'ils avaient fait, ils me répondaient avec une certaine fierté :
« Nous nous réunissions, la nuit, dans les bistrots, ou chez les uns ou chez les autres. Nous étions obligés de nous camoufler et de prendre des précautions extraordinaires pour ne pas être dépistés par la police que nous avions sans cesse aux fesses. » Certains mêmes, les plus glorieux, avaient été arrêtés *.
* Etre arrêté, dans les temps troublés, est pour les combinards une excellente opération. Certains y mirent beaucoup de bonne volonté. C'est en effet une position idéale. Si l'affaire lancée ne marche pas, ils seront libérés, puisque n'ayant rien fait il ne peut rien leur être reproché.
Si elle réussit, le fait d'avoir été emprisonné, est un signe tangible de leurs sentiments, qui leur donne un air agréable de martyr et exige une récompense.
En outre c'est un procédé de police classique pour introduire des moutons dans les milieux intéressants.
Ils étaient persuadés que ces réunions où l'on avait parlé beaucoup, qui avaient permis à certains hommes en vue de parader dans les salons parisiens, et de jouer aux comploteurs clandestins, avaient suffi pour renverser la malheureuse IVe République.
Aucun ne supposait l'ampleur de la machination qui avait été montée, le long travail de sape qui avait été nécessaire pour miner un régime pourtant bien fragile, et le concours de circonstances extraordinaires qu'il avait fallu pour permettre à une équipe habile de réussir son « Coup d'Etat ».
Mais en France, tout s'était passé avec une telle facilité qu'ils restaient persuadés qu'il suffirait, si les circonstances venaient de nouveau à l'exiger, d'employer les mêmes moyens pour obtenir le même résultat.
Lorsqu'il n'y eut plus de doute, pour l'élite de la nation, que la politique de de Gaulle visait à l'abandon de l'Algérie, malgré les conséquences désastreuses qui en résulteraient, des hommes se sont alors levés pour empêcher ce désastre national.
La facilité apparente avec laquelle le régime précédent s'était effondré est à l'origine des tentatives malheureuses qui se sont succédé pour renverser le système établi par le Coup d'Etat du 13 Mai.
L'affaire des « Barricades » de janvier 1960, les émeutes de décembre 1960 brisées à Alger par une force de police impressionnante, le coup de force d'avril 1961, l'action de l'O.A.S., toutes les tentatives pour renverser le système établi par un coup d'Etat, par un autre coup d'Etat, ont échoué.
La raison essentielle de ces échecs répétés, c'est qu'on a voulu refaire le 13 Mai sans en avoir étudié et compris le mécanisme initial, et en ignorant ou minimisant des difficultés qui n'ont finalement été surmontées que de justesse.
Il est en effet capital de savoir que le 13 Mai n'a pas été un coup de force militaire. L'armée, suivant sa tradition n'a fait que suivre un mouvement populaire, en Algérie d'abord, en France ensuite, puis elle l'a épaulé et soutenu.
Beaucoup de personnalités politiques parisiennes ont cru ou espéré que l'armée pourrait prendre l'initiative d'un mouvement insurrectionnel, s'emparer du pouvoir puis le leur remettre. C'était mal connaître la finalité de l'armée. Aux ordres de l'Etat, elle ne peut pas directement l'attaquer; mais étant, par essence, chargée de défendre la vie et les biens de nos compatriotes, elle appuiera toujours un mouvement s'il représente par sa force les sentiments de la nation; mais elle ne peut pas en prendre l'initiative.
Au cours de notre histoire, l'attitude de l'armée ne s'est jamais démentie.
Pour réussir la Révolution que nous voulons entreprendre, brisée dans son élan par le « Coup d'Etat » du 13 Mai, nous ne devons compter que sur un appui populaire.
Dans la situation mouvante actuelle, des évènements importants, des situations troubles ou confuses peuvent se produire qui bouleverseront l'esprit des masses mal informées, et jetteront dans le peuple les germes de la Révolution à accomplir.
Nous devons, à ce moment-là être en mesure de la rallier.
Nous réussirons si, au préalable, nous avons fait comprendre à la nation la nécessité d'une refonte, non seulement de la Constitution, mais de l'Etat tout entier, si nos idées et nos buts sont connus, et si les hommes qui les représentent ont su gagner la confiance et l'estime de nos concitoyens.
C'est vers eux, que les hésitants, les indécis, les hommes de bonne volonté et les courageux se rallieront.
C'est en prévision de ces événements que nous devons nous préparer. Le système établi par un coup d'Etat est toujours éphémère. Il disparaîtra. La Révolution nécessaire, un instant arrêtée, reprendra sa marche pour donner à notre pays l'Etat moderne dont il a besoin. Nous ne devons pas désespérer.
Vichy, le 15 août 1962.
Paris, le 1er octobre 1962.
ANNEXES
ANNEXE I
DÉCLARATION
de Yacef Saadi et de Zora Drif remise au colonel Trinquier
en octobre 1957
La solution politique dépend de nombreux facteurs, économiques, humains, internationaux, etc. La solution apportée ne sera durable que si la masse musulmane marche sincèrement et pour cela il faut essayer de voir les réalités.
En effet, si le peuple algérien a accueilli avec tant de facilité la révolution et l'a aidée, c'est qu'elle lui permettait de réaliser certaines de ses aspirations antérieures au mouvement. Quelles étaient-elles ?
- N'avoir plus à supporter le mépris de l'élément européen.
- L'abolition de l'injustice que se manifestait dans tous les domaines. La masse s'en rendait compte surtout depuis son adhésion aux syndicats. La différence de salaires entre ouvriers européens et musulmans.
- Pour l'égalité des droits et des devoirs.
- Suppression de l'appareil colonialiste, c'est-à-dire le système des communes mixtes, avec tout ce que cela entraînait (Caïd, Agha, etc.) qui ont été les vrais obstacles pour une rencontre des éléments musulmans et européens, qui ont essayé car c'était dans leur intérêt, d'isoler les musulmans, de les confiner dans leurs coutumes qui ont entretenu chez eux la crainte de l'Européen.
- En somme, recherche d'une vie meilleure, augmentation du niveau de vie.
Il faut remarquer que chez la masse musulmane, le problème de citoyenneté n'avait aucun sens alors.
Si au moment où cela avait été réclamé, la citoyenneté française avec tout ce que cela supposait avait été sincèrement donnée, l'Algérie aurait été trois départements français et l'Algérien musulman, Français.
Mais maintenant il y a eu une évolution au sein même des masses et cela s'aggrave de plus en plus du fait du fossé creusé entre les deux communautés.
Quand le musulman déclare vouloir la liberté, qu'entend-il par-là ?
- D'abord moralement que sa dignité d'homme soit respectée.
- Avoir une part dans la gestion du pays.
- Avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs que le Français (d'ailleurs le C.C.E. quand il disait « République Algérienne » disait bien égalité des droits et des devoirs entre tous quelle que soit race, religion).
- Socialement, par exemple, même rémunération que des ouvriers européens et musulmans.
- Voici en fait pourquoi nous avons lutté.
QUELLE SOLUTION PRECONISER ?
COMMENT LA REALISER ?
Octroyer un statut quelconque n'est pas une solution car il ne tiendrait pas compte de la réalité.
Le problème semble être le suivant : Sous quelle forme peut-on faire coexister deux communautés, qui ont été durement éprouvées et qui s'opposent l'une à l'autre actuellement ? Comment agir.
Il semble qu'actuellement nos efforts doivent se concentrer sur les masses, arrêter le sang et par là même préparer un rapprochement. Les modalités d'action restent à étudier en ce qui concerne la masse musulmane. Mais étant donné l'ascendant de certains représentants F.L.N. (par exemple Yacef à Alger et le C.C.E. pour toute l'Algérie), c'est par eux que nous devions essayer d'agir.
Nous avions écrit au C.C.E. pour lui expliquer qu'il fallait assouplir notre position afin de ne pas essouffler le peuple. Puisque le problème était posé, essayons de nous entendre, là était notre objectif préalable de l'indépendance, l'indépendance ce sont des mots mais il ne faut agir qu'en fonction de la réalité. Si ce peuple a une confiance en nous, puisque c'est pour lui que nous avons lutté, la solution ne doit tenir compte que de ses intérêts et non être la satisfaction d'un idéal. Il semble d'ailleurs que le C.C.E. ait pris conscience de la justesse et la valeur de ces remarques, et qu'il ait abandonné son intransigeance.
Aussi un contact avec Krim Abbane pourrait-il être fructueux. Nous pouvons aménager cette rencontre soit :
- En écrivant nous-mêmes à Krim, lui demandant de désigner un endroit où vous pourriez aller discuter avec lui.
- Ou si vous pensez que par notre connaissance de la situation, de la réalité, par l'influence de Yacef sur certains membres du C.C.E., essayer nous-mêmes, accompagnés bien sûr d'un officier, et sous les garanties que vous-même exigerez, de rencontrer et persuader le C.C.E.
Un statut quelconque pourrait sortir de la discussion. Il aurait certainement l'avantage, du fait de l'accord, d'être durable et de ne pas être remis en question.
Il y a le désir chez le C.C.E. de laisser le problème entre la France et nous. Il faut comprendre pourquoi : ils ne veulent pas risquer de rompre avec la France. En effet une indépendance mènerait l'Algérie à l'asphyxie et le peuple à la misère. Le pays connaîtrait le même bouleversement et le même choc que le Maroc et la Tunisie et certainement une contre- révolution comme cela semble se préparer en Tunisie.
En conclusion l'action que nous pourrions avoir serait auprès du C.C.E. auquel nous exposerions, la situation, et notre point de vue. Et c'est selon l'accueil fait par lui de nos propositions, nous déterminerons notre action et cela dans l'intérêt du peuple.
Yacef Saadi.
Signé : Zora Drif
ANNEXE II
MESSAGE
ADRESSÉ PAR LE GÉNÉRAL SALAN AU GÉNÉRAL ELY
9 mai 1958 :
Texte : « La crise actuelle montre que les partis politiques sont profondément divisés sur la question algérienne, la presse laisse penser que l'abandon de l'Algérie serait envisagée par le processus diplomatique qui commencerait par des négociations en vue d'un cesscz-le-feu. »
Je me permets de vous rappeler mon entretien avec M. Pleven au cours duquel j'ai indiqué de façon formelle que les seules clauses d'un cessez-le-feu ne pouvaient être que celles-ci :
Début citation : « La France, confirmant son appel au cessez-le-feu, invite les rebelles en Algérie à remettre au plus tôt leurs armes et leur garantit, avec une large amnistie, leur retour au sein de la communauté franco-musulmane rénovée. » - Fin citation.
« L'armée, en Algérie, est troublée par le sentiment de sa responsabilité :
- à l'égard des hommes qui combattent et qui risquent un sacrifice inutile si la représentation nationale n'est pas décidée à maintenir l'Algérie française comme le préambule de la loi-cadre le stipule;
- à l'égard de la population française de l'intérieur qui se sent abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus nombreux, ont redonné leur confiance à la France, confiants dans nos promesses réitérées de ne jamais les abandonner.
L'armée française, d'une façon unanime, sentirait comme un outrage l'abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger sa réaction de désespoir.
Je vous demande de bien vouloir appeler l'attention du Président de la République sur notre angoisse que, seul, un gouvernement fermement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie peut effacer. » - Signé : Général Salan.-
Alger, le 9 mai 1958
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Sujet: Re: Colonel Roger TRINQUIER Mer 12 Avr 2023 - 8:57
TEXTE : « La crise actuelle montre que les partis politiques sont profondément divisés sur la question algérienne, la presse laisse penser que l'abandon de l'Algérie serait envisagée par le processus diplomatique qui commencerait par des négociations en vue d'un cessez-le-feu. »
Je me permets de vous rappeler mon entretien avec M. Pleven au cours duquel j'ai indiqué de façon formelle que les seules clauses d'un cessez-le-feu ne pouvaient être que celles-ci :
DEBUT CITATION : « La France, confirmant son appel au cessez-le-feu, invite les rebelles en Algérie à remettre au plus tôt leurs armes et leur garantit, avec une large amnistie, leur retour au sein de la communauté franco-musulmane rénovée. » - FIN CITATION.
« L'armée, en Algérie, est troublée par le sentiment de sa responsabilité :
- à l'égard des hommes qui combattent et qui risquent un sacrifice inutile si la représentation nationale n'est pas décidée à maintenir l'Algérie française comme le préambule de la loi-cadre le stipule;
- à l'égard de la population française de l'intérieur qui se sent abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus nombreux, ont redonné leur confiance à la France, confiants dans nos promesses réitérées de ne jamais les abandonner.
L'armée française, d'une façon unanime, sentirait comme un outrage l'abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger sa réaction de désespoir.
Je vous demande de bien vouloir appeler l'attention du Président de la République sur notre angoisse que, seul, un gouvernement fermement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie peut effacer. »
- Signé : Général SALAN.-
Alger, le 9 mai 1958
09/07/18
ANNEXE III
Alger, le 15 mai 1958.
Commandant Supérieur Interarmées
et
Commandant la 10e Région Militaire.[/
LE GÉNÉRAL
ORDRE DU JOUR N° 8
Officiers,
Sous-officiers,
Officiers mariniers,
Caporaux-chefs et brigadiers chefs, Soldats,
Aviateurs, et Marins,
Depuis dix-huit mois et chaque fois que j'ai fait appel à vous, vous m'avez répondu avec une ardente générosité. Le succès a consacré vos efforts.
La France traverse aujourd'hui des heures graves.
Dans une période difficile, les populations européennes et musulmanes de tous les départements d'Algérie ont tenu à affirmer avec force leur cohésion et leur volonté de rester françaises. Leur élan a décidé ceux qui doutaient encore de la résolution de la France.
J'ai reçu mission d'assumer provisoirement les pouvoirs civils et militaires. Je les emploierai à maintenir l'ordre et à poursuivre sans désemparer la lutte contre les rebelles.
Seul à être informé de la situation, je suis seul à même de prendre les décisions qui s'imposent pour remplir ma mission. Je vous maintiendrai sur le chemin de l'honneur, du loyalisme et de la fidélité aux institutions que la patrie s'est donnée.
Votre discipline conduira la France à la Victoire.
Le général d'armée Raoul SALAN,
Commandant Supérieur Interarmées
et
Commandant la 10e Région Militaire.
ANNEXE IV
PROJET D'ORGANISATION
DES COMITES DE SALUT PUBLIC
SOUMIS AU GENERAL SALAN
I. - Un Comité de Salut Public doit être constitué dans chaque commune.
II. - Le nombre de membres sera variable en fonction de l'importance de la population. Il devra représenter les deux communautés: Français de souche et Français musulmans.
III. - Les Comités de Salut Public ne pourront en aucun cas se substituer aux délégations spéciales. Celles-ci continuent d'assurer dans le cadre de la législation en vigueur l'administration des communes.
IV. - Les Comités de Salut Public assureront la liaison entre les populations dont ils sont l'émanation et l'autorité militaire qui détient les pouvoirs.
V.- Leur rôle essentiel consistera à resserrer les liens qui unissent les deux communautés, à renseigner la population sur l'évolution des événements, à la maintenir vigilante. Ils devront mener une activité de propagande et adresser au Comité Central toutes suggestions ou motions susceptibles de favoriser les buts poursuivis par l'ensemble de la population algérienne et le maintien de l'Algérie Française.
ANNEXE V
11 juin 1958
DÉLÉGATION GÉNÉRALE DU
GOUVERNEMENT EN ALGÉRIE
DECISION
RELATIVE A LA CONSTITUTION DES COMITÉS
DE SALUT PUBLIC
Le général d'Armée Salan, délégué général du gouvernement, commandant en chef des forces armées en Algérie,
Vu le décret n° 58-524 du 9 juin 1958 fixant les attributions du général d'armée Salan,
Vu la décision statutaire du 22 mai 1958 concernant les Comités de Salut Public,
DECIDE
I. - Un Comité de Salut Public est constitué dans chaque commune.
II. - Afin de représenter valablement les aspirations de la population dont il émane, chaque Comité de Salut Public groupe les représentants des différentes activités économiques et sociales exercées dans la commune. Toutefois, le nombre de ses membres correspond, en principe, à celui des conseillers municipaux de la commune considérée.
III. - Les Comités de Salut Public ont pour but :
1° D'assurer la plus large diffusion du programme de rénovation entrepris par le général de Gaulle ;
2° D'établir la liaison entre la population et les autorités civiles et militaires;
3° De coopérer activement avec les pouvoirs publics en leur faisant connaître les vœux de la population afin de restaurer les forces vives de la Nation;
4° D'apporter une aide efficace à l'Armée et aux pouvoirs civils pour mener la lutte contre la subversion en vue de la défense des intérêts supérieurs de la France et de l'Union française.
IV. - Afin d'être à même de remplir ces missions, les Comités de Salut Public se tiennent en contact étroit :
1° Avec les autorités établies, auxquelles ils apportent sous toutes ses formes l'aide qui peut leur être demandée;
2° Avec la population à laquelle ils transmettent les ordres et directives.
V. - Les Comités de Salut Public ne se substituent pas aux organismes administratifs existants, sauf en cas de défaillance et à la requête de l'autorité militaire.
Les organismes administratifs ont toujours la possibilité de demander aux Comités de Salut Public de leur apporter leur concours.
VI. - Les Comités de Salut Public s'articulent selon une hiérarchie parallèle à celle résultant de l'organisation territoriale administrative.
Les Comités de Salut Public fonctionnant aux chefs-lieux de départements sont de plein droit les Comités régissant l'ensemble des comités institués à l'intérieur de cette circonscription administrative.
A la demande des Comités de Salut Public des chefs-lieux de département et en vue de participer à l'étude des questions importantes, les Comités de Salut Public institués dans les chefs-lieux d'arrondissement ou dans les communes délégueront une représentation de 1 à 3 membres ayant voix délibérative pour les questions importantes auxquelles ces comités subordonnés sont eux-mêmes intéressés.
VII. - Des Comités de Salut Public d'ordre corporatif ou professionnel pourront également être créés. Tout en ayant leur hiérarchie propre, ils se rattacheront, à tous les échelons, aux Comités de Salut Public de la Circonscription administrative dans laquelle leur action sera intégrée et coordonnée.
VIII. - Les mandats remplis par les membres des Comités de Salut Public ne sont assortis d'aucune rétribution.
IX. - Les Comités de Salut Public ont le devoir de se tenir informés des aspirations légitimes de la population, afin de les porter à la connaissance des autorités qui s'en inspireront dans la conduite des affaires politiques.
X. - Les dispositions de la décision statutaire du 22 mai 1958 se trouvent annulées et remplacées par celles contenues dans les articles I à IX de la présente décision.
Alger, le 11 juin 1958
.
P. A. le général Dulac,
Le général
Adjoint au général d'Armée Salan,
D’Armée Salan,
Signé : Dulac.
Signé : Salan
.
Copie transmise à toutes fins utiles à M. le lieutenant-colonel Trinquier, chargé des liaisons au Comité de Salut Public de l'Algérie et du Sahara.
12 juin 1958
Le Conseiller technique.
Georges Michel.
DISCOURS DU GÉNÉRAL DE GAULE
LE 4 JUIN 1958 A ALGER
« Je vous ai compris.
« Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie c'est celle de la rénovation et de la fraternité.
« Je dis la fraternité, parce que vous offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui, d'un bout à l'autre, quelle que soit leur communauté, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main.
« Et bien! de tout cela je prends actes, au nom de la FRANCE! et je déclare qu'a partir d'aujourd'hui la France considère que dans toute l'Algérie il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants. Il n'y a que des Français à part entière.
Des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
« Cela signifie qu'il faut ouvrir des voies qui, jusqu'à présent, étaient fermées devant beaucoup. Cela signifie qu'il faut donner les moyens de vivre à ceux qui ne les avaient pas. Cela signifie qu'il faut reconnaître la dignité de tous ceux à qui on la contestait. Cela veut dire qu'il faut assurer une Patrie à ceux qui pouvaient douter d'en avoir une.
« L'armée, l'armée française, cohérente, ardente, disciplinée, sous les ordres de ses chefs, l'armée éprouvée en tant de circonstances et qui n'en a pas moins accompli, ici, une œuvre magnifique de compréhension et de pacification, l'armée française a été, sur cette terre, le ferment, le témoin et elle est le garant du mouvement qui s'y est développé.
« Elle a su endiguer le torrent pour en capter l'énergie. Je lui rends hommage. Je lui exprime ma confiance. Je compte sur elle pour aujourd'hui et pour demain.
« Français à part entière, dans un seul et même collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois, dans l'occasion solennelle ou tous les Français, y compris les dix millions de Français d'Algérie, auront à décider de leur propre destin.
« Pour ces dix millions de Français-là, leurs suffrages compteront autant que les suffrages de tous les autres. Ils auront à désigner, à élire, je le répète, dans un seul collège leurs représentants pour les pouvoirs publics, comme le feront les autres Français. Avec ces représentants élus, nous verrons comment faire le reste.
« Ah! puissent-ils participer en masse à cette immense démonstration tous ceux de vos villes, de vos douars, de vos plaines, de vos djebels! Puissent-ils même y participer ceux- là qui, par désespoir, ont cru mener sur ce sol un combat dont je reconnais, MOI, qu'il est courageux - car le courage ne manque pas sur cette terre d'Algérie - qu'il est courageux, mais qu'il n'en est pas moins cruel et fratricide.
« MOI, de Gaulle, à ceux-là, j'ouvre les portes de la réconciliation.
« Jamais plus qu'ici, ni plus que ce soir, je n'ai senti combien c'est beau, combien c'est grand, combien c'est généreux : la FRANCE!