La vie s'organisa :
Ration alimentaire, une mesure de riz, mesurée dans une boite de 50 cigarettes Players, midi et soir, une poignée de liserons d'eau bouillis, du sel.
Le matin les gardes faisaient l'appel et nous partions pour les travaux : transport de riz à dos d'homme sur de longues distances, travaux de rizière, terrassement, etc...
Après le riz du soir, rassemblement et chant obligatoire. On nous apprit phonétiquement une chanson à la gloire d'Ho Chi Minh. Elle devint la rengaine obligatoire de chaque jour. Ensuite on pouvait chanter à volonté. C'est là que les légionnaires allemands imaginèrent de chanter dans leur langue les pires chansons national-socialiste anti - communistes, où il était question d’affûter les couteaux pour égorger ces porcs, cela sous les applaudissements des gardes et du kapo. Puis nous étions enfermés, couchés sur un bat-flanc collectif, une natte pour se couvrir.
Un sous-officier légionnaire allemand particulièrement athlétique et décidé, tenta un soir de faire la belle avec un de ses camarades. Je pensais qu'ils pouvaient réussir étant données ses qualités . Ils furent ramenés au camp le lendemain et tabassés sous nos yeux par le kapo et exécutés le jour suivant.
Conséquence, retour à la prison, régime et discipline aggravés. Exemple : Un matin au rassemblement, le chef de garde demande :
- Y a -t-il des malades ?
Des mains se lèvent.
- Trop de malades aujourd’hui, diète pour tout le monde !
Nous repartîmes pour la pagode après un temps.
Commencèrent alors, outre les travaux, les cours d'éducation politique : Apologie de l'oncle Ho, notre bon père qui souhaitait seulement faire de nous des hommes nouveaux, puis nous libérerait. Apologie de Staline, (Xit Ta Linh). L'éducateur enchaînait :
- Et maintenant dites franchement ce que vous pensez.
Naïf je le fis. Les brimades qui suivirent me montrèrent que ce n'était pas le bon chemin et que pour les éviter, il fallait répéter ce qui nous était enseigné.
Venaient ensuite les autocritiques et les confessions écrites de nos crimes. Comme chacun ne confessait que des peccadilles le commissaire commenta :
- Vous êtes des menteurs, vous ne pouvez pas ne pas être des criminels.
Mauvais résultats, retour à la prison, nouveau tour de vis.
Ces allers et retours de la prison à la pagode, avec le miroitement d'une libération ne cessèrent jamais. Cela faisait partie du système pour nous briser.
A ce régime, nous nous affaiblîmes progressivement, durs travaux, alimentation insuffisante, pas d'hygiène, on se lavait à l'eau de pluie, souvent dans les rivières et absence totale de médicaments. Les maladies commencèrent à faire des ravages Dysenterie que l'on ne pouvait arrêter, ulcères tropicaux qui dévoraient des membres entiers, béribéri qui finissait par étouffer le patient, gale infectée etc... Parfois des camarades mouraient en quelques jours, sans que nous en connaissions la cause. Le Sénégalais perdit la raison voyant des mauvais génies partout, refusant d'entrer dans les lieux où était mort un camarade.
Nous quittâmes la prison pour rejoindre un camp provisoire à un jour de marche. Ce camp était installé en forêt sur une coupe de bois. On coupait le bois destiné à l'alimentation d'une locomotive circulant la nuit dans la zone. Ce bois était évacué de la coupe jusqu'à la voie ferrée par des camions à gazogène. Nous étions sur la coupe astreints à un quota et nous travaillions nus, car la sueur mouillait rapidement les vêtements. C'est là que je fus l'objet d'un geste qui me toucha. Un misérable gardien de buffles vint vers moi et m'offrit son repas, une poignée de riz gluant enveloppé dans une feuille de bananier.
Épuisé et fiévreux, les gardes décidèrent de me renvoyer à la prison. Ils me chargèrent sur le camion de bois. Arrivé dans le village près de la voie ferrée, j'y passai une partie de la nuit. Une soif ardente me prit et je bus, bus sans fin à même les jarres d'eau.
Quand on m'embarqua sur le train, miracle, j'allais mieux et arrivé au camp tout à fait bien. (Sans doute une déshydratation)
Quelques jours plus tard on me renvoya à pied cette fois, sur la coupe de bois. Dans un village, au cours d'une pause quelques personnes s'assemblèrent, se consultèrent et m'apportèrent un peu de nourriture. Ce qui en dit long sur mon aspect physique du moment.
Je rentrai au camp pour assister à l'exécution capitale de deux déserteurs allemands, qui mécontents de leur sort chez les Viets avaient tenté de rejoindre les Hauts Plateaux. Rattrapés on les fusilla devant nous pour l'exemple.
On nous ramena à la pagode.
Les cours de rééducation reprirent avec quelque soulagement du coté physique. Je fus dans les semaines qui suivirent appelé et emmené seul dans un village, logé chez l'habitant et plutôt bien traité. Qu'arrivait-il ? On me ramena à la Pagode et surprise, tous mes camarades étaient partis, libérés.
Une nouvelle palanquée de prisonniers arriva et tout repartit dans le même ordre. Parmi eux quatre Marocains, dont un caporal. Je dois souligner la fidélité et la grande dignité dont ils firent preuve jusqu'à la fin. C'était réconfortant. Arriva également un sous officier français ayant eu la jambe coupée. Il resta lui aussi jusqu'à la fin, obligé de suivre nos déplacements en claudiquant sur ses béquilles. Seul le travail lui fut épargné.
Comme l'on était "démocratique" il nous fut demandé d'élire un délégué des prisonniers. Je fus élu. Dans ma naïveté, il m'en restait encore une dose, j'acceptai, pensant pouvoir défendre les intérêts de mes camarades, comme une sorte de délégué syndical. La suite montra qu'ils s'agissait en fait de trouver un sous Kapo.
Dans le cadre de l'éducation politique, on nous remit des thèmes dont nous devions discuter le soir à la veillée. J'étais chargé d'en remettre le compte rendu au chef de camp. En réalité nous nous racontions les films que nous avions vu ou parlions de "bouffe" et je remettais des dialogues imaginaires, allant dans le sens de l'histoire.
En revenant d'une corvée de portage de riz, un légionnaire en avait subtilisé une poignée. Il avait également piqué quelques brins de bambous pour le faire cuire. Le riz ne se voyait pas; les bambous, si. Le Kapo l'interpella et se mit en colère.
- Tu seras fusillé pour ça !
Outré je m'interposais en disant :
- Je veux bien qu'il soit puni, mais fusillé, vous y allez un peu fort.
Le Kapo vitupéra.
- Comment, voilà le délégué, qui devrait faire régner la discipline et il prend la défense du voleur !
Il s'approcha en levant la main pour me gifler. Hors de moi j'explosai.
- Toi, petit bonhomme, si tu me touches, je t'écrases.
Scandale, le Kapo hurla à la garde, deux sentinelles arrivèrent, baïonnette au canon. On me menotta les mains derrière le dos, on me coucha dans une cellule et l'on me passa les pieds dans une sorte de carcan de bois fait de deux pièces mobiles, percées de deux trous pour les pieds et l'on cala le tout avec deux coins et un maillet. Je restai quarante huit heures dans cette position avec un peu d'eau. En me libérant le Kapo dit :
- Estimes toi très heureux pour cette fois, la prochaine tu y passes !
Et je rentrai dans le rang.
Les Viets cherchèrent à introduire parmi nous un ou plusieurs mouchards. Une nuit on appela et emmena un légionnaire. Absent toute la nuit, il ne rentra qu'à l'aube et nous raconta :
- Ils m'ont conduit dans un cimetière, me déclarant que j'allais être exécuté. On me fit creuser ma tombe. Au moment de passer à l'acte, un messager providentiel arriva avec un papier qu'il remit au responsable du peloton. celui-ci déclara :
- Le Chef consent à te gracier, à une condition, tu nous répéteras tous les propos de tes camarades.
Naturellement il acquiesça, mais eu l’honnêteté de nous prévenir.
Les Viets craignaient par dessus tout deux choses :
Les raids aériens.
Les incursions terrestres ou aéroportées.
Les avions étaient signalés de proche en proche par les gongs des villages survolés. Nous devions nous camoufler et surtout nous taire, comme si nous pouvions être entendus. Ils ne plaisantaient pas sur cette règle. Un garde nous cria un jour avec des accents hystériques.
- Taisez vous ou je vous brûle la cervelle !
Lorqu'une opération, même lointaine semblait menacer la zone, nous étions rassemblés, colonne par deux, les bras attachés et liés les uns aux autres. on nous emmenait alors à des lieues, hors de notre séjour habituel.
Ensuite la chose fut simplifiée, on nous fit creuser une large fosse, profonde, qui pouvait tous nous contenir. En cas d'alerte nous devions y descendre et en cas d'urgence il eût été facile de nous mitrailler depuis le bord.
Pourtant, un légionnaire polonais croyait à une intervention qui viendrait nous libérer. Chaque matin il s'éveillait à l'aube et guettait les bruits qui auraient pu annoncer une action.