Entrée en guerre de l'Empire ottoman
début du XXe siècle, l'Empire ottoman était surnommé l'« homme malade de l'Europe »
en raison de son instabilité politique, des revers militaires et des tensions sociales liées à un siècle de déclin.
En 1908, un groupe d'officiers appelés les Jeunes-Turcs prit le pouvoir lors d'un coup d'État ; le sultan Abdülhamid II fut renversé et son frère Mehmed V lui succéda même s'il n'avait plus aucun pouvoir
Le nouveau régime lança de nombreuses réformes afin de moderniser l'économie et l'administration de l'Empire.
L'Allemagne était déjà un soutien de l'Empire et elle finançait plusieurs projets de modernisation comme le chemin de fer Berlin-Bagdad.
Son influence s'accrut aux dépens de la présence britannique traditionnelle et des officiers allemands participèrent à la réorganisation de l'armée.
Malgré ces investissements, les ressources de l'Empire furent épuisées par les guerres balkaniques en 1912 et 1913.
La faction pro-allemande menée par Enver Pacha, l'ancien attaché militaire ottoman à Berlin, s'opposa à l'influence britannique au sein du gouvernement et renforça les liens de l'Empire avec l'Allemagne
Ce rapprochement se traduisit en décembre 1913 par l'arrivée à Constantinople d'une mission militaire allemande menée par le général Otto Liman von Sanders.
Dans le même temps, la position géographique de l'Empire signifiait que sa neutralité revêtait une importance considérable pour la Russie et ses alliés français et britanniques dans le cas d'une guerre en Europe.
Durant la crise de juillet, en 1914, les diplomates allemands proposèrent aux Ottomans de former une alliance contre la Russie en échange de gains territoriaux dans le Caucase et dans le nord-ouest de la Perse.
La faction pro-britannique était alors isolée du fait de l'absence de l'ambassadeur britannique.
Le 30 juillet, deux jours après le début de la Première Guerre mondiale, les dirigeants ottomans approuvèrent une alliance secrète avec l'Allemagne contre la Russie1 mais l'accord ne les contraignait pas à entreprendre des actions militaires.
Le 2 août, le gouvernement britannique réquisitionna deux cuirassés, le Sultan Osman I et le Reşadiye, construits par les chantiers navals britanniques pour le compte de l'Empire ottoman ; cela affaiblit les partisans du Royaume-Uni à Constantinople malgré les propositions d'indemnisation si l'Empire restait neutre.
À la suite de cet incident diplomatique, le gouvernement allemand offrit deux croiseurs en remplacement, le SMS Goeben et le SMS Breslau, pour accroître son influence.
Les Alliés tentèrent d'intercepter les navires mais ces derniers s'échappèrent quand le gouvernement ottoman les autorisa à traverser les Dardanelles jusqu'à Constantinople.
L'Empire était cependant neutre et la convention de Londres signée en 1841 interdisait tout passage de navires de guerre dans les Dardanelles ; en autorisant l'entrée des navires allemands, ces derniers confirmaient leurs liens avec l'Allemagne.
En septembre, la mission navale britannique à Constantinople créée en 1912 par l'amiral Arthur Limpus (en) fut rappelée du fait de l'entrée en guerre, apparemment imminente, de l'Empire ottoman ; le commandement de la marine ottomane fut transmis au contre-amiral Wilhelm Souchon de la marine allemande.
Sans en référer au gouvernement ottoman, le commandant allemand des fortifications des Dardanelles ordonna la fermeture du détroit le 27 septembre.
La présence navale allemande et les succès militaires de l'Allemagne sur les différents fronts du conflit poussa le gouvernement ottoman à déclarer la guerre à la Russie.
Le 27 octobre, les deux croiseurs de la marine ottomane Yavuz Sultan Selim et Midilli (antérieurement le Breslau et le Goeben) entrèrent en mer Noire, bombardèrent le port russe d'Odessa et coulèrent plusieurs navires.
Les Ottomans refusèrent d'expulser les missions allemandes comme le demandaient les Alliés et ils entrèrent officiellement en guerre aux côtés des Empires centraux le 31 octobre ; la Russie déclara la guerre à l'Empire le 2 novembre.
Le lendemain, l'ambassadeur britannique quitta Constantinople et une escadre britannique bombarda les forts de Kum Kale et de Seddulbahir à l'entrée méditerranéenne du détroit.
Le Royaume-Uni et la France déclarèrent à leur tour la guerre à l'Empire le 5 novembre et les Ottomans passèrent à l'offensive dans le Caucase à la fin du mois.
Les combats éclatèrent également en Mésopotamie lorsque les Britanniques débarquèrent dans le golfe Persique pour prendre le contrôle des installations pétrolières de la région.
Les Ottomans planifièrent une offensive contre l'Égypte britannique au début de l'année 1915 pour occuper le canal de Suez et couper les liens entre le Royaume-Uni et ses colonies indiennes.
L'historien Hew Strachan estime que rétrospectivement l'entrée en guerre ottomane ne faisait aucun doute après l'arrivée du Goeben et du Breslau et que les retards étaient plus liés à l'impréparation ottomane qu'à des hésitations sur la politique à tenir.
Stratégie alliée
Carte des détroits avec les Dardanelles en jaune et le Bosphore en rouge.
Après les succès allemands au début du conflit, le front de l'Ouest s'était enlisé à la suite des contre-attaques alliées sur la Marne et à Ypres.
L'impossibilité de la guerre de mouvement poussa les deux camps à créer des tranchées qui s'étendirent rapidement de la mer du Nord jusqu'à la frontière suisse.
La situation était similaire à l'est et le front s'était figé sur une ligne allant de la mer Baltique à la mer Noire.
Pour les Alliés, la neutralité de l'Empire ottoman et l'ouverture des Dardanelles revêtaient une importance capitale car le détroit était le seul lien entre la Russie d'un côté et la France et le Royaume-Uni de l'autre.
En effet, les routes terrestres étaient contrôlées par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, la mer Blanche au nord et la mer d'Okhotsk en Extrême-Orient étaient bloquées par les glaces l'hiver et éloignées des théâtres d'opérations tandis que l'accès à la mer Baltique était bloqué par la marine allemande.
Tant que l'Empire restait neutre, la Russie pouvait être ravitaillée par la mer Noire mais le détroit fut fermé et miné par les Ottomans en novembre.
En novembre, le Royaume-Uni proposa de payer l'Empire ottoman pour qu'il reste neutre tandis que le ministre français de la Justice, Aristide Briand, suggéra de lancer une attaque préventive ; les deux propositions furent rejetées.
Plus tard dans le mois, le premier lord de l'Amirauté, Winston Churchill présenta un projet d'attaque navale contre les Dardanelles basé sur des rapports erronés sur les défenses ottomanes.
Churchill voulait redéployer en Méditerranée les cuirassés obsolètes ne pouvant opérer contre la Hochseeflotte allemande afin d'organiser une opération navale suivie d'un débarquement limité.
L'opération avait également pour objectif de pousser la Bulgarie et la Grèce, deux anciennes possessions ottomanes, à rejoindre le camp des Alliés.
Le 2 janvier 1915, le grand-duc Nicolas de Russie demanda l'aide britannique alors que les Ottomans lançaient une grande offensive dans le Caucase. Les préparations de l'opération navale commencèrent immédiatement pour soulager les Russes en obligeant les Ottomans à redéployer leurs forces dans les Dardanelles.
Opérations navales
Tentative de passage en force
Carte des champs de mines et des fortifications ottomanes dans les Dardanelles.
Le 17 février 1915, un hydravion britannique du HMS Ark Royal réalisa un vol de reconnaissance au-dessus du détroit.
Deux jours plus tard, une importante escadre anglo-française menée par le cuirassé HMS Queen Elizabeth commença à pilonner les positions ottomanes sur la côte.
Les Britanniques avaient prévu d'utiliser les huit appareils du HMS Ark Royal pour orienter les tirs mais les mauvaises conditions climatiques ne permirent l'emploi que d'un seul Short Type 136 (en).
Le 25 février, les premières fortifications à l'entrée des Dardanelles avaient été écrasées tandis que le passage avait été déminé.
Une unité de Royal Marines fut alors débarquée pour détruire les canons de Kum Kale sur la côte asiatique et à Sedd el Bahr à l'extrémité de la péninsule de Gallipoli tandis que le bombardement naval se tournait vers les batteries entre Kum Kale et Kephez.
Dragage des mines dans les Dardanelles en 1915 par les troupes franco-britanniques.
Frustré par la mobilité des batteries ottomanes qui échappaient aux bombardements alliés et menaçaient les dragueurs de mines, Churchill poussa le commandant de la flotte, l'amiral Sackville Carden, à accroître la pression.
Ce dernier prépara une nouvelle tactique et envoya le 4 mars un télégramme à Churchill indiquant qu'il pourrait atteindre Constantinople en moins de 14 jours en lançant un assaut avec l'ensemble de ses forces.
Cette confiance fut renforcée par l'interception de messages allemands révélant que les forts ottomans étaient presque à court de munitions.
Il fut donc décidé d'organiser une attaque générale vers le 17 mars mais Carden, malade, fut remplacé par l'amiral John de Robeck
Le 18 mars 1915, la flotte composée de 18 cuirassés et de nombreux croiseurs et destroyers tenta de forcer le passage le plus étroit des Dardanelles large de seulement 1 500 mètres.
Malgré la menace des canons ottomans, les dragueurs de mines reçurent l'ordre de participer à l'assaut. À 14 h, un compte-rendu du quartier-général ottoman rapporta que « toutes les lignes téléphoniques ont été coupées, toutes les communications avec les forts sont interrompues, certains canons ont été touchés… en conséquence, les tirs d'artillerie des défenses ont été sévèrement réduits ».
Naufrage du cuirassé Bouvet le 18 mars 1915.
Naufrage du HMS Irresistible.
Les reconnaissances alliées n'avaient cependant pas identifié tous les champs de mines ottomans et à 15 h 15, le cuirassé français Bouvet coula en deux minutes avec plus de 600 marins après avoir touché une mine.
Les HMS Irresistible et HMS Inflexible heurtèrent également des mines tandis que le HMS Ocean, envoyé pour secourir le premier connut la même mésaventure et les deux navires coulèrent ensemble41.
Les cuirassés français Suffren et Gaulois furent aussi endommagés après avoir traversé une ligne de mines discrètement posée dix jours plus tôt par le mouilleur de mines Nusret.
Le feu ottoman, bien que réduit, restait menaçant et les dragueurs de mines, pour la plupart de simples chalutiers manœuvrés par des équipages civils, battirent en retraite en laissant intacts les champs de mines.
Ces lourdes pertes contraignirent de Robeck à ordonner une retraite pour sauver ce qui restait de la flotte43.
Certains officiers comme le commodore Roger Keyes du HMS Queen Elizabeth estimaient que la victoire était toute proche car les batteries ottomanes n'avaient presque plus de munitions mais de Robeck, John Fisher et d'autres commandants estimèrent à l'inverse que les tentatives navales pour prendre le contrôle des détroits nécessiteraient des pertes inacceptables.
Le repli allié renforça le moral des Ottomans et le jour fut par la suite célébré en Turquie comme une grande victoire.
Comme la capture des Dardanelles par la mer était impossible, les préparatifs pour une opération terrestre commencèrent afin de prendre le contrôle des côtes, de neutraliser les batteries ottomanes et permettre aux dragueurs de mines de nettoyer le détroit en sécurité.
Préparatifs alliés
Débarquement de troupes françaises sur l'île de Lemnos en 1915.
Le secrétaire d'État à la Guerre britannique, Horatio Herbert Kitchener, plaça le général Ian Hamilton à la tête de la force expéditionnaire méditerranéenne (en) de 78 000 hommes chargée de mener cette opération.
À ce moment, des troupes australiennes et néo-zélandaises étaient stationnées en Égypte où elles s'entraînaient en prévision de leur déploiement en France.
Ces forces furent regroupées au sein du corps d'armée australien et néo-zélandais (ANZAC) composée des unités de volontaires de la 1re division australienne (en) et de la division d'Australie et de Nouvelle-Zélande.
Cette unité commandée par le lieutenant-général William Birdwood fut déployée aux côtés de la 29e division britannique, de la Royal Naval Division (en) et de l'armée française d'Orient composée de troupes coloniales et métropolitaines.
Les unités britanniques et françaises rejoignirent les troupes de l'ANZAC en Égypte avant d'être redéployées au cours du mois d'avril sur l'île grecque de Lemnos plus proche des Dardanelles.
Ce regroupement des troupes alliées repoussa l'organisation des débarquements à la fin du mois d'avril et ce délai permit aux Ottomans de renforcer leurs positions.
Les stratèges alliés n'envisageaient pas que les débarquements pussent se faire sous le feu des Ottomans et aucun entraînement en ce sens ne fut entrepris.
La combativité des défenseurs était également sous-estimée par les Alliés et cette nonchalance initiale fut illustrée par un dépliant distribué aux troupes australiennes et britanniques en Égypte qui indiquait : « De manière générale, les soldats turcs manifestent leur volonté de se rendre en tenant leur fusil à l'envers et en agitant des vêtements ou des haillons de toutes les couleurs.
Un véritable drapeau blanc doit être considéré avec la plus profonde suspicion car il est improbable que les soldats turcs possèdent quoi que ce soit de cette couleur ».
L'historien Edward J. Erickson estime que cette indolence était liée à un « sentiment de supériorité » résultant du déclin de l'Empire ottoman et des mauvaises performances de ses forces lors des guerres balkaniques.
En conséquence, les troupes alliées étaient mal préparées pour cette campagne et dans certains cas, leurs informations sur les Dardanelles étaient issues de guides touristiques achetés en Égypte.
Préparatifs ottomans
Disposition de la 5e armée ottomane (en) dans les Dardanelles.
De leur côté, les Ottomans déployèrent la 5e armée (en) dans la zone pour repousser un débarquement sur les deux rives des Dardanelle .
Cette force, initialement composée de cinq divisions, était une unité de conscrits commandée par le général allemand Otto Liman von Sanders, assisté de nombreux officiers allemands. Les commandants allemands et ottomans débattirent de la meilleure tactique défensive et tous s'accordèrent sur le fait qu'il était nécessaire de garder le contrôle des hauteurs surplombant le détroit.
L'emplacement des futurs débarquements alliés et donc la disposition des défenses ottomanes faisaient néanmoins débat. Mustafa Kemal, alors lieutenant-colonel de 34 ans, fin connaisseur de la péninsule de Gallipoli où il avait combattu les Bulgares durant les guerres balkaniques, considérait que le cap Helles formant l'extrémité sud de la péninsule et Gaba Tepe sur la côte ouest de la péninsule étaient les emplacements les plus probables pour un débarquement.
Dans le cas du premier, les navires alliés pouvaient en effet offrir un soutien d'artillerie sur trois côtés tandis que l'étroitesse de la péninsule au niveau de Gaba Tepe permettrait facilement aux Alliés d'isoler les forces ottomanes au sud et de disposer d'une bonne position pour de futures opérations
Liman von Sanders, considérant la baie de Besika sur la côte asiatique au sud du détroit comme le terrain le plus favorable à un débarquement et le plus propice aux attaques contre les principales batteries ottomanes protégeant le détroit, déploya deux divisions dans la baie.
Deux autres furent regroupées à Bolayır (en) au nord de la péninsule pour protéger les lignes de communication et de ravitaillement.
La 19e division de Mustafa Kemal et la 9e division furent disposées le long de la côte égéenne et au cap Helles tandis que le gros des défenseurs commandé par Liman von Sanders resterait à l'intérieur des terres.
Après l'arrivée de la 3e division et d'une brigade de cavalerie au début du mois d'avril, les forces ottomanes dans les Dardanelles comptaient environ 60 000 hommes. Von Sanders mit l'accent sur l'amélioration des réseaux terrestres et maritimes pour pouvoir déplacer rapidement ses forces sur les fronts en difficulté mais cette stratégie était critiquée par les commandants ottomans qui estimaient que leurs unités étaient trop dispersées et ne pourraient pas contenir les Alliés avant l'arrivée des renforts.
Le commandant allemand, néanmoins convaincu de l'inefficacité d'une défense rigide, érigeait la mobilité de ses forces en clé du succès. Ainsi, la 19e division de Kemal, disposée près de Boghali, devait pouvoir se porter au secours de Bolayır, de Gaba Tepe, du cap Helles ou de la côte asiatique.
Canon de 150 mm de fabrication allemande en action dans les Dardanelles en 1915.
La durée des préparatifs britanniques permit aux défenseurs ottomans de renforcer leurs défenses.
Von Sanders nota par la suite : « Les Britanniques nous ont offert quatre bonnes semaines de répit pour tous nos travaux avant le grand débarquement…
Ce répit suffit à peine pour mettre en place les mesures les plus indispensables ». Des routes furent construites, les plages furent piégées avec des mines improvisées tandis que des tranchées étaient creusées sur les hauteurs.
Des petites embarcations furent rassemblées pour permettre le transfert rapide d'hommes et d'équipements des deux côtés du détroit et les troupes réalisaient de nombreuses patrouilles pour éviter toute léthargie.
Les Ottomans créèrent une petite force aérienne avec l'aide allemande ; quatre appareils opéraient des missions de reconnaissance autour de Çanakkale en février et un aérodrome fut construit près de Gallipoli au début du mois d'avril