Comme il l’avait indiqué lors d’une audition parlementaire, cet été, le chef d’état-major des armées [CEMA], le général François Lecointre, a livré sa « vision stratégique pour une singularité positive » dans un document rendu public le 21 septembre.
En préambule, le CEMA a défendu la « singularité militaire », fondée sur « l’obligation » faite aux armées d’user de la force de manière délibérée pour protéger la France et de promouvoir ses intérêts. » Or, constate-t-il, la mise en oeuvre de cette dernière et sa préservation « peuvent générer certaines tensions et fragilités », notamment au niveau sociétal.
« Le rapport à la guerre et à la mort ainsi que les perspectives d’évolution sur certaines grandes questions d’avenir (nucléaire civil, environnement, intelligence artificielle, éthique…) questionnent les exigences fondamentales liées à la mise en œuvre délibérée de la force légitime », estime le général Lecointre.
Ensuite, poursuit-il, au « plan national » (il évite d’utiliser le mot « politique »), les « axiomes qui sous-tendent les réformes en matière de politique publique et les exigences de la politique économique et industrielle de la France nécessitent d’être conciliés avec les principes qui fondent l’efficacité des armées. »
Cette question de cette singularité militaire est d’autant plus importante qu’il faut, pour les armées, répondre aux défis posés par la « guerre contemporaine », laquelle « s’affranchit, toujours plus, des frontières physiques et s’élargit aux champs immatériels, dans une logique de continuité. »
« Dans un contexte de généralisation des comportements hybrides – auxquels ont recours aussi bien les États puissants que les émergents et les entités violentes – la guerre des autres (qu’elle soit ou non dirigée contre nous) nous contraint dans tous les champs », explique le CEMA.
En outre, continue-t-il, « l’hypersensibilité des opinions et la multiplication des liens transnationaux de toute nature donnent une résonance nouvelle aux conflits extérieurs qui peuvent se répercuter sur notre sol et menacer nos intérêts partout dans le monde. » Aussi, « l’immunité sécuritaire sur le sol national s’est estompée » et « les conflits extérieurs ne restent pas extérieurs », prévient le général Lecointre.
De nos jours, les menaces sont « permanentes, simultanées et intégrales mais d’une intensité variable », souligne le CEMA. C’est à dire que que les « notions de lieu et de temps sont devenues
relatives » et que les « actions de temps court visant à produire des effets de sidération, de neutralisation ou de dissuasion se conjuguent avec des dynamiques de long terme dont l’effet est de modifier les termes du contrat social. » Qui plus est, insiste-t-il, la permanence des menaces et leur diversité « ne laissent ni le choix du lieu ou du champ de l’action, ni le choix du moment et du type d’ennemi qu’il s’agira d’affronter » et « aux guerres choisies se sont substituées les guerres de la nécessité, plus chaotiques. »
Aussi, cela impose de mettre « l’articulation entre temps court et temps long doit être au cœur de toute réflexion stratégique au coeur de toute réflexion stratégique ».
Justement, la dissuasion nucléaire est un invariant de la réfléxion stratégique française. Pour le général Lecointre, elle demeure « l’arme absolue », recherchée par « les États en quête d’un statut de puissance souveraine », alors que « l’imprévisibilité s’accroît de nouveau avec l’émergence d’une guerre sans front, sans champ de prédilection et sans frontières. »
« L’ennemi, écrit le CEMA, s’affranchit du cadre classique en provoquant et exploitant les opportunités sur l’ensemble du spectre ‘dissuasion – agression – transgression’, conférant aux guerres de ‘nouvelle génération’ un caractère résolument hybride ».
Dans le même temps, pour ce qui concerne l’arme nucléaire, « la prolifération en cours, l’évolution des doctrines – dans le sens de l’abaissement du seuil nucléaire, y compris chez nos partenaires
et le recours à des combinaisons technologiques nucléaire/numérique peu traçantes, sont susceptibles de bouleverser la dialectique héritée de la Guerre froide », constate le général Lecointre.
Dans ce contexte, la « doctrine française fondée sur la stricte suffisance et la légitime défense est mise au défi », prévient-il. Pour rappel, la France compte actuellement 300 têtes nucléaires, ce qui correspond à ce qui est estimé être le « strict nécessaire » pour garantir « l’assurance-vie de la Nation ».
Seulement, se pose la question du seuil de déclenchement. Autrement dit, à quel moment un président de la République décidera d’appuyer sur le bouton pour défendre les intérêts vitaux de la France, dans un contexte caractérisé par les menaces dites hybrides?
Aussi, même si « l’agression par l’usage désinhibé de la force est redevenue pour certains pays une norme de l’action militaire », rappelle le CEMA, cependant, précise-t-il « dans certains champs […], force et violence tendent à se confondre et permettent aux acteurs d’évoluer dans une zone grise où la question de la légitimité de l’action militaire se pose. »
« La transgression permet de transposer la ‘friction’ et l’incertitude dans une multitude de champs classiquement tenus à l’écart de l’affrontement guerrier (champs cyber, spatial, économique…). Elle brouille la distinction entre guerre et paix, enfreint les règles communément admises, évolue sous nos seuils de détection technologique et hors de nos référentiels intellectuels. Dans sa forme ultime, la transgression s’inscrivant dans le long terme peut devenir altération en s’attaquant au référentiel de valeurs communes, jusqu’à en modifier la nature profonde », explique le général Lecointre.
Ces « évolutions de la conflictualité posent la question de la résilience de nos armées et de la capacité de résistance de nos sociétés à la violence et aux ingérences » et elles « nous imposent de poser un regard introspectif sur notre manière d’appréhender la guerre et ses multiples acceptions », poursuit le CEMA, pour qui il est donc « indispensable » de développer une vision claire de ses intérêts propres et de ses contraintes, associée à l’agilité des organisations et des esprits, pour saisir les opportunités stratégiques. »