La journée du 30 avril 1954 à Dien Bien Phu, telle qu’elle fut vécue par des légionnaires de la 13e DBLE. En voici le récit.« C’est à Dien Bien Phu, le 30 avril 1954. Le communiqué officiel des activités de la journée ne mentionne que l’essentiel : ‘Le 1/13 a exécuté un coup de main sur les travaux vietminh au sud d’Eliane 2. Deux blockhaus ont été entièrement détruits et un endommagé’.
Mais la vérité mérite d’être racontée.Un jour sale et gris se lève sur Dien Bien Phu.
Les combats de la nuit ont soulevé une poussière noire et rouge qui retombe lentement, fine et légère comme la cendre d’un volcan, et noie le sommet des collines.
Il est trop tôt encore pour que la guerre reprenne.
Chacun se remet lentement, se prépare pour le prochain combat.
Rien d’autre que, de temps en temps, le claquement d’un fusil, l’éclatement sourd d’un obus solitaire.
Les avions n’ont pas encore quitté Hanoï et l’air est paisible.
Sur Eliane 2 – la colline n°5 comme l’appelle les Viets – les tranchées ennemies s’entremêlent, serrées, à peine distantes d’un jet de grenade.
Sur cette position, chaque 48 heures, il y a la relève : ce combat permanent use les effectifs. En ce 30 avril, c’est une compagnie du premier bataillon de la 13 qui tient le point d’appui. [...]
Wagner, l’ordonnance du capitaine Coutant, le commandant de cette compagnie, est entré dans le ‘blockhaus’ de son chef, abri dérisoire, cabane à demi effondrée, coincée entre les racines d’un arbre innommable.
Wagner a apporté un quart de café bouillant; comment il y est arrivé fait partie des mystères que jamais Coutant n’a pu élucider.
Chaque fois, énigmatique, Wagner : ‘La démerde mon capitaine’.Aujourd’hui, la ‘démerde’ a payé davantage encore : à côté de la boîte en fer-blanc, il y a un paquet de Bastos bleues, entier!
‘C’est Camerone mon capitaine…’
Coutant passe la main sur sa barbe pas rasée. Camerone! Il avait failli oublier… Une seconde, il imagine, à 13.000 km de là, Bel Abbès en fête.
Le défilé, la prise d’armes, la kermesse… et le gueuleton. Une grimace. Il est des évocations qu’il vaut mieux éviter, quand on n’a pour tout festin qu’un plat de riz agrémenté de quelques petits pois – la boîte d’un kilo est donnée pour 11 – et d’une sardine à l’huile.
Quant à la boisson… Même pas de ‘Vinogel’, cette trouvaille qui consiste à faire réduire du vin par évaporation de l’eau. En résulte une vague gelée violacée, au degré impressionnant, mais que les légionnaires boivent pure, quand il y en a, et, sur Eliane 2, trouver de l’eau est déjà un exploit.
‘- Bon Camerone mon capitaine…’ Les chefs de section sont venus, respectueux, perpétuer la tradition, malgré la boue, la bataille, les ‘circonstances’ comme ils disent pour excuser leur tenue.
Tradition respectée jusqu’au bout.
Coutant lit le récit de Camerone, lève sa boîte en fer-blanc qui contient quelques gouttes de ‘vinogel’ précieusement conservées pour cet usage et chante Le Boudin.
Aujourd’hui, la Légion est prête. Si les Viets attaquent, ils trouveront en face d’eux des légionnaires résolus à rééditer le geste, sans réfléchir que depuis 43 jours, la 13 vit Camerone quotidiennement…
Dans les tranchées, à l’extérieur, quelques légionnaires, nez en l’air, scrutent le ciel.
‘Qu’est-ce que vous attendez?’, demande un sergent.
‘Les avions! Sûr qu’ils vont nous parachuter du vin rouge et des cigares. Faut qu’on le fête ce 30 avril!’
Le sergent hausse les épaules : à quoi bon relever? Tous ici savent qu’avant de parachuter du vin rouge, l’état-major pense surtout aux armes et aux munitions, aux grenades surtout : il s’en consomme jusqu’à 3.000 par nuit sur Eliane 2.
‘- Mon capitaine!’
Coutant se retourne; à la porte de son abri, essouflé comme s’il avait parcouru 100 mètres à la course, apparaît Fröhlich.
Un géant blond, larges épaules et traits taillés à la serpe, le visage à peine marqué, les joues envahies d’une courte barbe. Un légionnaire pour les affiches de recrutement, dit-on de lui.
‘- Mon capitaine, il y a un colis de vinogel qui est tombé juste devant la position, chez les Viets.
- Et alors? Tu ne vas pas y aller…
- Non, mais je me disais juste que c’était dommage… Surtout que les Viets sont comme nous : rien à boire…’
Coutant sourit; que les légionnaires ne boivent pas pour Camerone, ils trouvent cela normal, vu les circonstances. Mais ils n’admettront jamais qu’il n’en soit pas de même en face.
‘- OK, soupire Coutant; Un FM en batterie. Interdisez l’approche des caisses.’
Ainsi, toute la journée du 30 avril, 4 légionnaires veilleront sur quelques caisses de mauvais vin.
En bas, les comptes rendus n’ont signalé qu’un mince activité.
Vers 15 heures, un char léger Shaffee a été touché de plein fouet par un 105 (obus, ndlr)ennemi.
Ni harcèlement, ni attaque. Une journée vide. Comme si les Viets avaient voulu faire cadeau aux légionnaires d’une journée de détente, leur seul luxe. [...]
Sur Eliane 2, la nuit tombe brutalement. Le ‘Vinogel’ est toujours là, à quelque 50 mètres des avant-postes, si proche, si lointain qu’il semble une provocation.
Les Viets ont tenté une sortie. Elle a échoué. C’était, entre les légionnaires et eux, une question de principe. Mais cela tourne à l’obsession, et Coutant se demande s’il ne doit pas, comme dit Soos, l’adjudant de compagnie, ‘organiser ce que l’on ne peut interdire’.
Aussi décide-t-il, après un bref entretien avec ses chefs de section, de désigner, parmi les volontaires (pratiquement tout l’effectif), une équipe choisie pour aller récupérer ces fameuses caisses.
‘Si on ne va pas les chercher, sûr, il y aura des conneries de faite!’.Dix heures du soir. Une nuit comme beaucoup d’autres, à peine plus calme : le Dakota largue à la verticale de la piste sa cargaison quotidienne de renforts parachutés.
Une compagnie du 1er BPC.
On ne voit pas l’avion, mais on peut le suivre à la lueur des balles traçantes de la DCA viet qui l’accompagnent.
Vers le bout de la piste, Huguette 2 sans doute, un furieux combat se déroule.
Sur Eliane 2, rien.Rien encore.
Car la petite équipe de 6 hommes se met en place.
Le signal, léger et silencieux, d’une main levée.
Les légionnaires bondissent, se coulent dans les trous d’obus, rampent le long des barbelés, des souches d’arbres, des débris informes, des cadavres aussi. Les tâches sont distribuées : un groupe pour la récupération, un autre pour la diversion.
Cinquante mètres. C’est court sur un boulevard. C’est très long sur un no man’s land infestés de pièges, surveillé par des centaines de canons de fusil.
Pourtant, les légionnaires arrivent au but. Un sifflement, l’équipe de diversion opère alors; elle bourre de grenades les meurtrières des blockhaus viets, les démolit à coups d’explosifs récupérés sur les cadavres des ‘hommes bombes’ ennemis.
A côté, de main en main, le vinogel arrive jusqu’aux lignes amies. »