document source : http://www.crid1418.org/doc/textes/presence_navale_pacifique.pdf
La présence navale française dans le Pacifique
1914 – 1918
Champs de bataille où les Australiens combattirent. fleche-boule8 Des actions conjointes franco-britanniques pour s’emparer des colonies allemandes
Sylvette BOUBIN-BOYER, docteur en histoire
En 1914, le MONTCALM, navire amiral de la flotte française d’Extrême-Orient effectue une croisière de présence dans les archipels du Pacifique sud et sur les côtes de l’Amérique reportée l’année précédente. Il s’attarde longuement sur les côtes de l’Amérique pour s’assurer de l’avancement des travaux du canal de Panama et vérifier les dispositions des gouvernements des pays proches à l’égard de la France. Il va assurer la protection des intérêts français au Mexique, pays dans lequel des évènements révolutionnaires se succèdent depuis le début de l’année 1913 et, au-delà, permettre au marché français d’augmenter ses parts dans le pays. Le navire amiral doit également montrer le pavillon français dans les possessions françaises d’Océanie. La croisière est l’occasion d’expériences de tous ordres : envoyer les cartes météorologiques et faire des échanges avec Sydney ou Washington, procéder à des relevés hydrographiques, et, équipé d’appareils émetteurs et récepteurs, accomplir des exercices de TSF. Les rapports fréquents du contre-amiral Huguet au ministre de la Marine ne font pas état d’inquiétudes à propos d’une guerre éventuelle.
Le navire français est accueilli chaleureusement dans tous les Etats de l’Amérique centrale et latine. Il arrive à Tahiti le 10 juillet 1914. Les rumeurs de guerre amènent le contre-amiral Huguet à examiner avec le gouverneur des Etablissements Français d’Océanie les instructions en cas de guerre que celui-ci détient.
La dernière croisière du MONTCALM avant guerre n’a pas montré d’antagonisme flagrant entre les représentants allemands et les représentants français dans les pays visités. Dans ses rapports, le contre amiral n’évoque pas l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 et ses conséquences. Par contre, cette croisière effectuée à la veille de la guerre montre que les flottes dans le Pacifique ne sont pas prévues pour y mener une véritable guerre maritime.
Seuls l’Allemagne, le Japon et la Grande Bretagne par ses dominions, avec leurs navires de guerre modernes, sont de taille à livrer bataille.
Toutefois, un mois avant la déclaration de guerre, la Nouvelle-Zélande et l’Australie se mettent d’accord pour occuper les possessions allemandes du Pacifique. Il s’agit d’une guerre européenne, les nationaux doivent donc rentrer dans leur métropole. Les réseaux d’alliances et de traités se sont mis en place : marines française et anglaise débutent des opérations conjointes de prise de possession des colonies allemandes de Mélanésie et de Polynésie. De leur côté, les Japonais vont
s’emparer des possessions allemandes de Micronésie. La route commerciale Shanghaï-Malacca est sous la surveillance des navires anglais et français. Un bataillon hindou et une batterie d’artillerie britannique sont prêts à Hongkong à collaborer avec les Japonais afin d’occuper Tsing-Tao, en Chine où se trouve basée la flotte allemande du Pacifique. Une guerre européenne ferait donc bien l’affaire de quelques-unes des puissances montantes du Pacifique.
Déclarations de guerre et instructions
La guerre est mondiale, comme le montrent les opérations navales et militaires dans le Pacifique dès les premiers jours, et c’est une guerre différente de toutes celles qu’ont connues les habitants d’Océanie, Européens ou Indigènes. La notion de temps n’est pas la même qu’en Europe.
La vie continue le temps que les territoires soient informés : c’est ainsi que le gouverneur Fawtier, à Tahiti, sera accusé d’avoir favorisé les intérêts allemands car Papeete n’est informé officiellement de la guerre que le 29 août 1914. Si l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont averties dès le jour de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, le 3 août 1914, puis de l’Angleterre à l’Allemagne, le 5août 1914, la Nouvelle-Calédonie ne l’est officiellement que le 5 août, en même
temps que l’ordre de mobilisation. Le Japon déclare la guerre à l’Allemagne le 24 août.
L’amiral Von Spee, commandant la flotte allemande d’Extrême-Orient, est averti le 31 juillet du « danger de
guerre menaçant ».
L’amiral et une partie de sa flotte se trouvent alors à Ponape en Micronésie. Le 2 août, lui parvient l’ordre de mobilisation officiel contre la Russie et la France.
Comment les forces de l’Entente vont-elles mener cette courte guerre dans le Pacifique sud-ouest ?
Les opérations de prise de possession des colonies allemandes se déroulent selon un processus défini à l’avance entre la Grande-Bretagne, la France et le Japon et confirmé en janvier 1914.
Lorsque le MONTCALM reçoit la nouvelle de la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne le 7 août 1914 dans la nuit, le contre-amiral Huguet est contraint d’obéir aux « instructions en cas de guerre » édictées en 1912, qu’il a en sa possession. Il se met donc dans les dispositions de combat et se détourne de sa route qui devait l’amener à Nouméa pour se rendre aux îles Fidji et y recevoir les instructions britanniques. L’expédition franco-britannique se met en
place.
L’escadre a trois objectifs : défendre les colonies françaises et britanniques contre une éventuelle attaque des navires allemands, poursuivre les navires ennemis, nuire aux possessions allemandes océaniennes et si possible en prendre possession. Plus précisément, le MONTCALM doit rejoindre la flotte australasienne à Nouméa d’où elle partira pour une expédition contre le Samoa allemand. Elle devra ensuite s’emparer des possessions allemandes de Nouvelle-Guinée puis
rechercher la flotte de Von Spee aux Marshall et aux Carolines : il faut enlever aux Allemands toute base et tout moyen d’action dans le Pacifique, couler ou s’emparer du plus grand nombre possible de navires allemands.
Le MONTCALM arrive à Nouméa le 20 août 1914 ; il fait la jonction avec la division néozélandaise dirigée par le colonel Logan arrivée le même jour. La flotte britannique est constituée des croiseurs PSYCHE, PYRAMUS et PHILOMEL et des deux transports de troupes MONOWAÏ et MOERONI transportant 1383 volontaires néo-zélandais. Le lendemain, la division australienne du contre-amiral Patey composée des croiseurs AUSTRALIA et MELBOURNE, les rejoint.
La division rentre d’une tournée d’opérations dans les possessions allemandes de Nouvelle-Guinée où elle a tenté sans succès de détruire le poste de T.S.F. de Rabaul en Nouvelle-Bretagne. Deux vapeurs charbonniers venus tout exprès de Nouvelle-Zélande, via l’Australie, ravitaillent les navires en charbon. Le MONTCALM s’approvisionne pour la croisière et, suivant ses instructions en cas de guerre, met en dépôt au magasin de la marine tout le matériel inutile à bord. Les marins inaptes sont débarqués et l’équipage complété par l’apport de marins du KERSAINT.
Les équipages des bâtiments anglais étant complétés par des officiers, le MONTCALM embarque également les enseignes de vaisseau Guilleminet et Negadeble ainsi que deux timoniers calédoniens.
La prise de possession du Samoa allemand
Le 23 août, la division franco-australasienne part pour Suva, après avoir fait des tirs d’accord sur l’îlot Tareti et reçu le livret des signaux pour les flottes alliées, mais son départ est retardé de vingt quatre heures par l’échouage du transport de troupes MONOWAÏ. Les navires arrivent à Suva, aux îles Fidji, le 26 août au matin. Les petits bâtiments néo-zélandais vont y charbonner.
La flotte repart le 27 et arrive en vue d’Apia le 30 août1.
A l’aube, craignant d’être attaqués par les Allemands, tous les bâtiments se mettent en position de combat tous feux allumés. A 6 heures, ils sont devant Apia, la PSYCHE les a devancés en battant pavillon parlementaire. Elle peut ainsi avertir de l’absence de tout navire ennemi dès 7h45.
Une embarcation se détache alors pour porter au commandant d’Apia une lettre de sommation demandant la reddition des Samoa. De 12h45 à 14h45, les troupes néo-zélandaises3 débarquent sans incident notable tandis que les croiseurs AUSTRALIA, MONTCALM et MELBOURNE demeurent en observation devant Apia pendant les opérations.
A terre, le lendemain, le contre-amiral Huguet fait visiter au colonel Logan la mission catholique dirigée par des pères maristes français dont il avait apprécié l’hospitalité lors de son passage pour rejoindre Nouméa.
La colonie allemande du Samoa, prise sans résistance, c’est la Nouvelle-Zélande qui en devient l’administrateur pour la durée de la guerre, conformément aux instructions.
Le commandement de l’opération de prise de possession du Samoa allemand a été effectué par le colonel Logan, à la tête de la division néo-zélandaise. Ses croiseurs sont portés en avant, le MONTCALM vient ensuite et les croiseurs australiens AUSTRALIA et MELBOURNE ferment la file selon l’ordre protocolaire. Lors du débarquement à Apia, les troupes néo-zélandaises débarquent, alors que les Français et les Australiens demeurent en observation devant Apia. La reddition
allemande est remise au colonel Logan, représentant la Nouvelle-Zélande, qui restera résident des Samoa jusqu’à la décision du traité de Versailles. Conformément aux ordres de l’Amirauté à Londres, la division australienne n’a donc fait qu’assister la flotte néo-zélandaise pour la prise des Samoa. La France n’a eu qu’un rôle d’assistance.
La prise de possession de la Nouvelle-Guinée allemande
Le 31 août à midi, la division composée de L’AUSTRALIA, du MONTCALM et du MELBOURNE quitte Apia pour faire route sur Suva où elle arrive le 2 septembre 1914. Puis, le MONTCALM rejoint ensuite Nouméa où il stationne du 5 au 10 septembre. A Nouméa, se trouve alors l’escadre australasienne.
Les trois divisions alliées quittent Nouméa pour rejoindre à nouveau Apia le 14 septembre où les navires allemands de Von Spee sont signalés. N’ayant rien trouvé, l’escadre est déroutée devant l’absence de danger pour aller s’emparer de Friedrich-Wilhelmshafen, chef-lieu de la colonie allemande de la terre de l’empereur Guillaume (Madang) au nord-est de la grande île de Papouasie.
L’expédition appareille de Rabaul le 22 septembre et fait route sur la Nouvelle-Guinée par le sud de la Nouvelle-Bretagne et le détroit de Vitiaz. Les croiseurs AUSTRALIA et ENCOUNTER, de la division d’Australie et le transport de troupes BERRIMA qui emporte 400 hommes, accompagnent le MONTCALM selon l’ordre de route protocolaire convenu. A Rabaul, la flotte alliée, plus de 500 hommes de l’Australian Naval Reserve et environ 1800 volontaires, débarquent. En face d’eux se
trouvent à peine 500 Allemands et Papous. Les Australiens n’ont aucune difficulté à prendre la place. A 7 heures du matin, la flotte arrive devant Friedrich Wilhelmshafen pour exécuter les ordres donnés par le vice-amiral Patey2. Le poste de T.S.F. se trouve à Herbertshohe, résidence du gouverneur allemand à environ sept kilomètres à l’ouest de la baie Blanche. Un bombardement d’une quarantaine de coups de canon précède l’arrivée des troupes australiennes, faisant six tués et
quelques blessés. Un émissaire anglais est envoyé par l’ENCOUNTER. Il remonte à bord à 9h15 en compagnie du représentant du Gouverneur allemand de Friedrich Wilhelmshafen qui donne des indications sur la présence de 18 de ses compatriotes à Wilhelmshafen, centre de colonisation dont l’importance est semblable à celle de Rabaul. Pendant ce temps, vers 10 h, les vedettes de l’AUSTRALIA draguent vainement la passe à la recherche de mines.
A 11 h, l’ENCOUNTER et le BERRIMA entrent dans le port pour y débarquer 190 hommes et du matériel. Le déchargement se termine aux environs de 17h. Dans l’après-midi, le MONTCALM effectue un tir réduit d’artillerie principale. Le gouverneur allemand, tente de discuter avec le colonel Holmes mais l’arrivée du MONTCALM, battant pavillon ami des Australiens l’a dissuadé de toute velléité de résistance.
A 17h30, les bâtiments alliés quittent le port et reprennent leur place dans la division qui se reforme en ligne de file à 17h30.
Le gouverneur allemand fait complète soumission et remet les possessions allemandes de Nouvelle-Guinée au représentant de l’Australie le 24 septembre 19143. Une base de ravitaillement et un navire-hôpital y sont installés, protégés par un croiseur, trois contre-torpilleurs et deux sous-marins dont l’un disparaît le 15 septembre.
Du 26 septembre au 1er octobre, le MONTCALM, joint à la division d’Australie, séjourne à Rabaul.
Pendant ce temps, le SYDNEY, qui poursuivait auparavant des navires allemands est en opérations à Angaur, aux îles Palau, pour y détruire le poste de TSF allemand. La division reprend alors la route de Rabaul qu’elle rejoint le 26 septembre à 14 heures. Pendant le séjour , en raison du climat, le ravitaillement en charbon se fait de nuit. La vie quotidienne à bord est pénible en raison de la chaleur.
Mais les Anglais ont déjà envisagé de cesser de faire de Rabaul leur base d’opération.
L’action des Japonais
Le 1er octobre, LE MONTCALM se joint de nouveau à l’AUSTRALIA, l’ENCOUNTER et le SYDNEY en vue de pousser jusqu’aux Carolines et aux Marshall à la recherche des navires allemands de l’amiral Von Spee. Ils font route par l’ouest de la Nouvelle-Irlande, mais devant l’annonce du bombardement de Papeete le 22 septembre, et de la concentration supposée de la flotte allemande en Amérique du Sud, l’opération est annulée après avoir appris des Japonais que ceux-ci n’ont rien trouvé. La division franco australienne rentre alors à Rabaul le 2 octobre. Les Japonais confirment ces informations et annoncent qu’une division nippone est passée à Jaluit, le principal atoll des îles Marshall, sans trouver trace de navire ennemi. Le 3 octobre, les navires de guerre vont reconnaître les passages entre les Samoa et les Fidji. De son côté, le Japon, conformément aux instructions en cas de guerre, s’est emparé de Jaluit aux Marshall le 3 octobre, et, dans les
Carolines, de Ponape et de Yap le 7 octobre, de Palau le 8 octobre, d’Angor le 9, des îles Truk le 12, de Saïpan le 14, de Erota le 21, de Nauru le 6 novembre. L’escadre franco-australienne a rejoint Suva le 12 octobre, après que l’amirauté anglaise ait décidé d’en faire le centre d’opérations navales du Pacifique en lieu et place de Rabaul qui deviendra centre d’opérations japonais.
La division d’Australie et le MONTCALM couvriront l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie.
Dernières opérations navales franco-britanniques conjointes
Des Fidji, la division va partir à la recherche des navires allemands de Von Spee. Du 17 au 23 octobre, le MONTCALM, l’AUSTRALIA et l’ENCOUNTER se rendent sur la côte nord-ouest de Savaï au Samoa occidental puis aux îles Wallis et Horne. Le reste de l’escadre australienne occupe successivement les centres de colonisation allemands de Käwieng à la pointe nord-ouest de l’île principale du Nouveau-Mecklenbourg, le 17 octobre, de Namatanaï, au centre de la même île, le 27 octobre et de Manus le 22 novembre.
Les forces australiennes se retrouvent de nouveau au Kaiser Wilhelsland. Elles occupent Eitape, le 4 décembre, Angoram, le 12 décembre, et enfin Morobe le 11 janvier 1915. Par ailleurs, la grande île de Bougainville a été occupée le 9 décembre. En pratique, la plupart de ces opérations maritimes sont exécutées par des navires appartenant aux différentes escadres, qui se rejoignent ou se dispersent selon l’objectif.
Toutefois, ces dernières opérations se font alors que le MONTCALM n’y participe plus. En effet, à la fin du mois d’octobre, la division alliée du Pacifique a éclaté : le croiseur anglais PYRAMUS a quitté l’Australie pour rejoindre Singapour d’où il escortera les transports français jusqu’au canal de Suez.
Le MONTCALM, quant à lui, vient de parcourir environ 30 000 miles en neuf mois, il a besoin d’une visite générale sérieuse et de réparations indispensables. Son retour à Saigon est donc prévu pour le mois de novembre, mettant ainsi un terme à sa participation aux opérations conjointes française, anglaise, australienne et néo-zélandaise de prise de possession des colonies allemandes du Pacifique4.
Après un dernier séjour à Papeete où le contre-amiral Huguet enquête, fin novembre et début décembre 1914, au sujet d’un conflit entre le commandant des troupes à terre, le lieutenant de vaisseau Destremau et le gouverneur Fawtier, le navire français regagne son port d’attache.
Le MONTCALM terminera la guerre rattaché à la 3ème escadre, à la surveillance du canal de Suez.
Dès la fin de l’année 1914, les Allemands ne présentent plus aucun danger dans le Pacifique, leurs colonies océaniennes sont toutes passées aux mains des Australasiens ou des Japonais.
Par ailleurs, le 7 décembre, les Japonais ont pris possession de la base navale de Tsing Tao et la ville de Kiao Tchéou, situées à l’extrémité de la pointe de la péninsule de la province du Shantoung, en Chine.
Ils peuvent alors, le long de la ligne de chemin de fer construite par les Allemands, entamer leur progression vers l’intérieur de la Chine. Pour la coalition britannique, française et japonaise en Océanie, les objectifs sont atteints, la prise de possession des colonies allemandes dans le Pacifique est terminée.
Dans ces opérations, il est à noter que la ligne de l’équateur semble avoir été fixée comme limite sud à l’expansion japonaise puisque les navires nippons ne s’aventurent guère au-delà, tout comme l’escadre franco-britannique ne franchit pas sa limite nord.
Conclusions : l’Océanie depuis 1915, un « lac australasien » ?
Français et Britanniques, Australiens et Néo-Zélandais, ont réellement coopéré lors des opérations conjointes de prise de possession des colonies allemandes et lors de la recherche de la flotte de l’amiral Von Spee.
La collaboration avec les Japonais n’a pas été de même nature car ceux-ci n’ont pas toujours fourni les renseignements en leur possession et ils ont mené des actions isolées à leur propre avantage. Il est certain que les forces en présence étaient difficilement comparables mais les traités passés dix ans plus tôt n’ont pas toujours été respectés et certains en tirent profit.
Ainsi, lorsque Rabaul devient leur centre d’opérations, les Japonais se trouvent singulièrement rapprochés d’Honolulu. De la même façon, la prise de Jaluit leur donne une excellente base d’opération en Micronésie. Le Pacifique est déjà sous influence anglo-saxonne et le Japon, s’il semble avoir un rôle mineur, a atteint ses objectifs sur sa façade ouest qui est désormais à l’abri.
Il peut donc consacrer l’ensemble de ses forces à l’Asie, en Chine, plus particulièrement.
Les quatre mois de guerre maritime contre les Allemands ont forgé entre Français et Australasiens une culture de guerre dans laquelle l’effort d’aide, d’assistance et d’amitié va bien au-delà des signatures au bas d’un traité d’alliance. Ainsi, au retour des opérations conjointes, lors du passage du MONTCALM à Singapour, les Anglais ont mis à disposition des Français à terre, des hommes, du matériel et des vivres qui ont fait l’admiration des marins français qui venaient de subir d’importantes restrictions au cours de la campagne de prise de possession des colonies allemandes du Pacifique et de la recherche des croiseurs allemands. L’arrière-plan reste l’efficacité de l’assistance que les Français attendent des Britanniques dans les relations entre puissances coloniales pour surveiller les abords des îles et de la côte malaise jusqu’en Cochinchine et mettre au pas d’éventuelles révoltes indigènes dans les colonies françaises, comme l’écrit le contre-amiral
Huguet : « Le mardi à 8 heures avait lieu la revue en grande pompe sur l’esplanade près de la mer.
La population européenne accourue au grand complet, -ainsi que d’une nombreuse population indigène. Je ne doute pas que la pompe de cette revue et le tour de l’esplanade que firent nos marins aux sons de la marche de Sambre et Meuse jouée par notre musique n’aient eu pour but de frapper les imaginations indigènes, chinoises ou malaises et de montrer que les forces anglaises n’étaient pas seules, qu’il fallait compter en même temps sur le solide appui des forces alliées. »5
Les amiraux Patey et Huguet reçoivent leurs ordres, l’un de l’Amirauté britannique, le second du ministère français de la Marine. Ils ont tous deux une latitude d’action, dans la limite des instructions en cas de guerre qu’ils détiennent avant le conflit et qui ont été confirmées et complétées dès les premières semaines de la guerre. Beaucoup de ces opérations montrent le peu de préparation effective et surtout le manque de renseignements des flottes alliées vouées à coopérer.
En effet, si les marins ont une culture de géopoliticiens et de géostratèges dont la vision prime pour eux, ce sont les gouvernements, avec les états-majors métropolitains qui imposent leur politique.
L’impréparation à la collaboration maritime de guerre est manifeste. Par exemple, les marins franco-britanniques ignorent l’importance de la présence de la flotte allemande dans le Pacifique, ils détruisent les navires allemands au lieu de capturer. Et surtout, leurs objectifs sont différents : ainsi,
« Dès le 30 septembre, le vice-amiral Huguet informe le consul général de France à Sydney6 à titre confidentiel que les Anglais ont l’intention de cesser de faire de Rabaul une base d’opération, lieu pourtant particulièrement bien choisi en raison de son emplacement stratégique. » Les Anglo-Saxons tiennent à marquer leur suprématie vis à vis des Français car, pour eux, l’Océanie est un « lac anglo-saxon » depuis les années 1840. Tout en étant devenus alliés, Anglais et Français restent
imprégnés des rapports de leurs conflits culturels. Ainsi, pendant le séjour de l’escadre britannique à Nouméa, fin août 1914, alors qu’en ville, les volontaires néo-zélandais sont fêtés et choyés par les Nouméens, l’amiral Patey et les commandants de croiseurs, le chef d’état-major de l’amiral et son aide de camp sont « retenus pour des raisons de service » et ne se rendent pas à l’invitation du gouverneur Repiquet qui a organisé une réception en leur honneur : volontairement, ils font savoir
qu’ils occultent la France. Ce geste de grande défiance, de portée diplomatique évidente, est-il en rapport avec la situation aux Nouvelles-Hébrides ? En effet, le 6 août 1914, la France et l’Angleterre ont passé un accord figeant la situation pour toute la durée de la guerre.
Le contre-amiral Huguet, plus âgé que l’amiral Patey, a dénoncé « la nervosité » de celui-ci. Il lui a surtout reproché d’avoir perdu du temps et de s’être dispersé dans la poursuite d’objectifs secondaires comme : « en particulier, si des Samoa, au début de septembre, nous avions été faire un tour aux Marshall, nous y aurions trouvé les Allemands et que ce serait une affaire réglée qui eût prévenu le coup de Tahiti et rendu la liberté à tout le monde. » Toutefois, la politique métropolitaine prime dans le Pacifique : « l’Amiral Patey a été tenu en bride par l’Amirauté de Londres et celle-ci est des plus attentionnée et prévenante vis-à-vis de l’opinion publique australienne. » 7 Ce souci de l’opinion publique australienne a sans doute prévalu lorsque l’Amirauté a retenu Suva comme centre d’opération. Nouméa, choisi au tout début de la guerre, est pourtant bien plus central en Océanie que Suva, assez excentré par rapport à Sydney ou Auckland.
De Nouvelle-Calédonie, toute division navale aurait été mieux placée pour faire face aux événements, Nouméa ayant comme atouts supplémentaires un port mieux abrité que celui des Fidji et un climat plus sain. Mais au plus haut niveau, il importe de ne pas mécontenter les dominions du Pacifique qui envoient des troupes en renfort de l’armée britannique en Europe.
Si les Français et les Anglais ont appris pour la première fois à se connaître et à s’apprécier, le contre-amiral Huguet ne manque cependant pas de noter que l’amiral anglais Patey a occupé la Nouvelle-Guinée « au compte des Australiens et par les gens de l’Australie », que « le gouvernement de Nouvelle-Zélande au moyen des volontaires néo-zélandais » a pris possession des Samoa. Il ajoute « Je me demande si les Australiens et les Néo-Zélandais n’y verront pas un
modèle ». Le commandant du MONTCALM, en stigmatisant le refus permanent de l’amiral anglais d’associer la France à la prise de possession conjointe, même si elle est restée modeste, des colonies allemandes du Pacifique montre à quel point l’hégémonie australienne est en train de grandir dans le Pacifique sud. Ce que le capitaine de frégate Henry de Villeneuve note également en 1917 : « j’ai appris que certains de nos alliés faisaient courir le bruit que l’absence de nos navires en Océanie n’était que le prologue de l’abandon de nos colonies dans le Pacifique. » Pour les Australasiens, ce qui se passe en Océanie n’a pas le même impact que ce qui se passe en métropole. Pour eux, la Nouvelle-Calédonie est un avant-poste de l’Australie, la France peut la perdre, mais pas l’Australasie, ce qui est encore vrai aujourd’hui. La Grande-Bretagne est d’ores et déjà dans une dimension de géopolitique mondiale et les Britanniques tiennent à montrer qu’ils attachent
beaucoup d’importance à leur zone d’influence. De nos jours encore, les manuels français d’histoire ne citent pas la participation de la France à la prise de possession des colonies allemandes d’Océanie en 1914, ni le nom du contre-amiral Huguet et de son navire, alors que les Australiens et les Néo-Zélandais ont utilisé cet épisode de la Grande Guerre pour renforcer leurs liens nationaux.
Pendant la campagne de prise de possession des colonies allemandes du Pacifique, les traités d’alliance ont été respectés, la France y a joué un rôle actif, la Nouvelle-Calédonie a bien été le relais de l’Etat français dans le Pacifique. Nouméa a été, pour un temps très court, le centre des opérations interalliées en Océanie. La présence de la flotte australasienne en août 1914 et de la flotte japonaise à Nouméa en décembre 1914 montre aux Calédoniens que leur île a une importance réelle auprès des forces de l’Entente. Même s’il est vrai que, sans la France, les colonies allemandes auraient été prises, les Calédoniens se sont donc imprégné dès le début, d’une culture de guerre qui ne cessera que quatre années plus tard. En raison de la position géographique favorable de la Nouvelle-Calédonie, cette situation, si peu de temps qu’elle ait duré, préfigure ainsi ce qui se passera lors de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, l’Océanie, sauf l’Australasie et la Nouvelle-
Calédonie, reste une zone éloignée, en dehors des préoccupations du siècle et des réseaux mondiaux
comme en témoigne le temps mis à connaître la guerre. La prise de possession conjointe des colonies allemandes du Grand Océan a surtout démontré la suprématie de la marine de guerre britannique et les insuffisances, voire l’indifférence de la France.
Après cet épisode d’à peine trois mois en 1914, seules la France et la Grande-Bretagne conservent des forces navales dans le Pacifique sud-ouest. L’essentiel est ailleurs sur le nord du Pacifique, en Extrême-Orient, en Chine et sur la côte ouest des Etats-Unis.
Notes
1 Ou le 31 selon que l’on considère la date par rapport au méridien de changement de date.
2 SHM/SS-ED 135, Opération N°4 (ordre secret Operations orders N°4 du 21 septembre 1914 signé George Patey vice
amiral commanding H.M. Australian Fleet). Note n°96 M du 28 septembre 1914. Le contre-amiral Huguet au ministre
de la marine – EMG 3ème section. Opération en Nouvelle-Guinée occupation de Friedrich Wilhelmshafen.
3 SHM/SS 130. Lettre EMG du 30/3/17, MONTCALM à Ministère des Affaires Etrangères.
4 SHM/SS ED 130. Chemise « Correspondance expédiée » 1914 – 1920.
5 SHM/SS Lh2, Contre-amiral Huguet au gouverneur général de l’Indo-Chine, n°105A, 25/02/1915.
6 SHM/SS-ED 132, n°88A, secret MONTCALM à Consul général de France à Sydney du 30 septembre 1914.
7 SHM/SS ED 132, n°99M, Contre-amiral Huguet au ministre de la Marine, Mouvements du MONTCALM joint à la
division d’Australie du 26 Septembre au 10 Octobre, 13/10/1914.
Bibliographie
- BEAUMONT Joan, Australian War 1914-18, Allen & Unwin, Sydney, 1995.
- BOUBIN-BOYER Sylvette, De la Première Guerre mondiale en Océanie – Les guerres de tous
les Calédoniens 1914-1919, Diffusion Septentrion, Presses Universitaires, Thèse à la carte, 2 tomes,
Lille, 2003.
- HIERY Hermann Joseph, The Neglected War, University of Hawai Press, Honolulu, 1995.
document source : http://www.crid1418.org/doc/textes/presence_navale_pacifique.pdf