Jean SASSI est né à Tunis le 11 juin 1917 dans une famille d'origine corse, Jean Henri Sassi est le fils d'Antoine Sassi, receveur des postes et de Catherine Nicolaï, institutrice. Il passe la majeure partie de son enfance et de son adolescence en Tunisie puis à Menton. Désirant faire carrière dans le sport de haut niveau, il participe à la fin des années 1930 à plusieurs compétitions dont les championnats de France de natation. La seconde guerre mondiale va changer son destin tout en lui permettant de mettre à profit ses qualités physiques exceptionnelles.
Il participe d'abord à la campagne de France en 1940. Démobilisé, il rejoint l'Afrique du Nord. Il travaille comme opérateur-radio dans le Sahara algérien quand, en novembre 1942, a lieu le débarquement des Alliés. Il intègre la Légion, puis les corps francs d'Afrique. Lors d'une tournée d'inspection d'un chef du bureau central de renseignements et d'action (le service d'espionnage de la France libre), il se porte volontaire pour se battre sur le territoire national occupé. Il arrive à Londres début 1943 et est rapidement affecté au BCRA.
En dépit d'une personnalité parfois rebelle à l'autorité, il est remarqué pour son courage et on lui propose à l'automne 1943 de participer à l'opération Jedburgh. Cette opération est directement supervisée par le Commandement suprême interallié. Elle vise à constituer des unités d'élite qui devront, le moment venu, assurer la liaison entre les forces de la Résistance et les armées alliées.
Après un passage en "Patriotic School", les candidats au projet Jedburgh doivent subir des épreuves de sélection extrêmement sévères visant à tester leur endurance physique et psychologique. Pendant plusieurs mois, trois cents hommes (Américains, Britanniques, Français mais aussi Belges et Néerlandais) suivent un entraînement intense à Milton Hall, au nord de Londres. Il apprend le maniement de toutes les armes, le combat au poignard ou à main nue, les techniques de sabotage, l'utilisation d'explosifs et d'appareils radios, l'envoi et le chiffrage de messages codés, le saut en parachute dans les pires conditions (stage à Ringway). Il est breveté parachutiste le 28 février 1944. Peu avant le débarquement, les commandos français sont réunis par leur chef, le commandant Saint-Jacques, qui leur annonce que les trois quarts d'entre mourront dans quelques semaines et que ceux qui survivront n'auront droit à aucune reconnaissance officielle. Il est alors sous-lieutenant, chargé de mission de 3ème classe.
Les commandos Jedburgh entrent en action à la suite du débarquement en Normandie. Les équipes du projet Jedburgh étant constituées de trois officiers, il est alors officier radio au sein de la sienne. Il est parachuté à Dieulefit (Drôme) le 29 juin 1944. Avec deux coéquipiers (le Capitaine Martino, un français et le Lieutenant McIntosh, un américain), il rejoint le Vercors puis les Hautes-Alpes et prend dans la clandestinité le nom de Jean Nicole. Sa mission, baptisée Chloroform, a pour but de préparer le terrain aux troupes alliées, à la veille de leur débarquement en Provence, le 15 août 1944. Aux côtés des maquisards, avec ses coéquipiers tendent des embuscades aux convois allemands et détruisent matériels et véhicules, favorisant par leurs succès une avancée rapide des forces alliées qui peuvent remonter des côtes provençales jusqu'à Lyon. Il participe ainsi notamment à la libération de Gap, Briançon, Barcelonnette. Au cours de ces derniers combats de la Libération, il est décoré de la Légion d'Honneur au feu.
Il était prévu qu'il participe comme volontaire dans une autre mission Jedburgh en Allemagne. Il s'agissait de travailler avec des SS retournés. Cependant cette mission fut abandonnée, les précédentes missions de ce type ayant été des échecs, pour cause de non fiabilité des Allemands sélectionnés.
Déçu par l'ambiance de la Libération (exécutions sommaires, humiliations publiques de femmes, règlements de comptes etc.), ce patriote pur et totalement désintéressé souhaite s'éloigner tout en continuant le combat, cette fois contre le Japon. Il est volontaire pour la Force 136, unité interalliée basée à Calcutta, émanation du Special Operations Executive britannique. Après un entraînement intensif au Military Establishment 25de Colombo (trois mois de stage) et après un transport de plus de 16 heures sur le Liberator, il est parachuté au Laos le 4 juin 1945, dans la région de Paksane, en compagnie du Capitaine de Wawrant et du Lieutenant Pénin. La mission est de lever des guérillas et de préparer une aide à un éventuel débarquement allié sur le côte de Vinh (Annam). Durant plusieurs mois, il affronte avec son équipe non seulement les Japonais mais également les pirates chinois et le Vietminh. Calcutta ayant mis fin à la mission Vega des calcaires, l'équipe s'exfiltre du Laos en passant par la Thaïlande et la Birmanie. Ili se rend alors à Saïgon où il assiste à la reprise en main de l'administration française et aux premiers agissements américains en faveur du vietminh. Il est finalement rappelé en France début 1946, quelques mois après la capitulation japonaise.
De retour en Métropole, après un passage à l'ETAP (Ecole des troupes aéroportées) puis dans un bataillon de transmission, il est affecté au 11ème Bataillon parachutiste de choc (Bat Choc AP 11) à compter du 1er novembre 1949 comme officier transmission adjoint. Le 1er juin 1950, il est promu capitaine. Il est ensuite nommé chef du 2ème Commando du 8 avril 1951 au 9 août 1953. Le Bat Choc AP11 ou 11ème Choc est le bras militaire du service action du SDECE (ancêtre de la direction générale de la sécurité extérieure, DGSE).
Il retrouve l'Asie avec le début de la Guerre d'Indochine. Il s'embarque à bord l'Athos II le 10 août 1953. Sur les hauts plateaux laotiens transformés en maquis, au sein du GCMA (groupement de commandos mixtes aéroportés) puis du GMI (groupement mixte d'interventions) dirigés par le Colonel Roger Trinquier, il participe à ce que l'on appelle alors une "guerre non conventionnelle", faite de sabotages et d'actions ciblées contre les indépendantistes du Vietminh. Basé à Xieng Kouang, il a en charge plusieurs maquis tenus par des sous-officiers remarquables.
Il recrute plusieurs maquis au sein du peuple montagnard des Hmongs qui portent des coups très rudes aux régiments vietminh par des embuscades et des coups de main sur leurs arrières. Son fait d'armes le plus éclatant a lieu en 1954. Contre l’avis de l’Etat-Major et des politiciens qui se méfient de ce soldat idéaliste, il mobilise 2 000 combattants Hmongs et lance l'Opération D (pour Desperado), dont l'objectif est de soutenir les soldats français postés à Dien Bien Phu. A la tête de ses partisans, pieds nus, vêtus de leur traditionnelle tenue noire, ceintures de soie rouge mais armés jusqu'aux dents, il traverse à marche forcée un pays aux montagnes inhumaines. Son unité arrive au lendemain de la chute du camp retranché le 8 mai 1954 mais l'opération n'est pas vaine et se transforme en mission de sauvetage. Environ deux cents combattants français auraient ainsi été exfiltrés à travers la jungle. Dans la foulée, avec et ses combattants barrent la route aux forces du Vietminh qui cherchaient à se porter sur le Laos et leur infligent des pertes considérables. Avant de quitter les haut-plateau du Tranninh et malgré les restrictions de la Commission Internationale, il laisse un grand nombre d'armes aux mains des Hmongs, armes qui leur serviront lorsqu'ils combattront le Vietcong.
Il combattra également en Algérie où il sera affecté au commandement des transmissions de la 27ème Division d'Infanterie Alpine et de la zone Est-Algérois. Nommé commandant le 2 février 1960, il est rapatrié pour cause de maladie et traité au cours de plusieurs congés de longue durée.
Il quitte l'armée à l'âge de 54 ans avec le grade de colonel puis rejoint la direction du personnel de Citroën.
Pendant les années qui suivent, cette figure mythique des Services Spéciaux, choisit de se taire, fidèle à la loi du secret qu’on lui avait enseignée lors de l'opération Jedburgh. Acteur des épopées les plus emblématiques de l’armée française, il accepte cependant dans ses dernières années de répondre aux questions de journalistes venus l'interroger pour raconter l'extraordinaire aventure que fut sa vie de combattant au service de son pays.
Le Colonel Sassi meurt le 9 janvier 2009 à Eaubonne dans le Val-d'Oise. Parmi les hommages qui ont suivi sa disparition, on peut citer le général Christian Piquemal, président de l'Union nationale des parachutistes (UNP), qui évoque un "extraordinaire serviteur de la France, véritable icône, soldat exceptionnel, un grand parmi les plus grands, légende et monument des parachutistes".
Jean Sassi a reçu treize titres de guerre, dont cinq étrangers. Il était notamment commandeur de la Légion d’honneur, titulaire : - De la Croix de guerre 1939-1945 - De la Croix de guerre des TOE - De la Croix de la Valeur militaire - De la Croix du combattant volontaire - Médaillé de l'ordre du Million d'éléphants. - Membre fondateur de l'Association nationale des anciens parachutistes du 11ème Choc, il en a assuré la présidence de 1977 à 1989.
"Opérations spéciales, 20 ans de guerres secrètes" Colonel Sassi, avec Jean-Louis Trembais. Nimrod, 336 pages, 21 euros.
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Sujet: Re: Jean SASSI Mer Avr 22 2009, 13:24
merci C A
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Sujet: Re: Jean SASSI Mer Avr 22 2009, 17:53
Encore un grand serviteur de l'Etat trop méconnu et retombé dans l'anonymat. Perso, je n'en avait jamais entendu parlé. Merci pour cette biographie, très intéressante.
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Sujet: Re: Jean SASSI Jeu Juin 18 2009, 12:38
Le colonel Sassi avait fondé « l’Association Nationale des anciens parachutistes du 11ième Choc Bagheera » Crédits photos : Jacques Robert/ DMPA
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Sujet: Re: Jean SASSI Jeu Juin 18 2009, 12:39
1er septembre 1946 : création à Mont-Louis du 11e bataillon parachutiste de choc (BPC) 1er octobre 1955 : fusion avec le 12e bataillon parachutiste de choc pour former la la 11e demi-brigade de parachutistes de choc (DBPC) 31 décembre 1963 : dissolution ; son drapeau est remis au Centre national d'entraînement commando de Mont-Louis. 1er novembre 1985 : recréation à l'initiative du général René Imbot, sous le nom de 11e régiment parachutiste de choc (RPC) 31 Décembre 1993 : nouvelle dissolution L'unité est célèbre pour son insigne, la panthère Bagheera dessinée par le lieutenant Dupas
Historique des garnisons, campagnes et batailles
Le 11e bataillon parachutiste choc
Le 11e choc est créé pour former un vivier d'hommes capables d'être affectés à des opérations spéciales au profit des services spéciaux français. Il était constitué au début d'un seul bataillon, le "11e bataillon parachutiste de choc", créé le 1er septembre 1946, stationné à Mont-Louis puis aussi, plus tard, à Perpignan. (Parmi les premières appellations : "bataillon de choc aéroporté n° 11"). Y servaient des anciens du Bataillon de choc(1936) du 1er Choc (1943-1963), et du SOE.
Suite à la Guerre d'Indochine, Jacques Morlane créé, à partir d'un fichier de tous les anciens volontaires spéciaux des unités aéroportées, le noyau du service action du SDECE. Au printemps 1947, il envoie R. Mautaint à Montlouis pour animer et entraîner le 11e bataillon de choc, qui sera par la suite dirigé par Paul Aussaresses. Avant de rejoindre Montlouis, Mautaint rédige de nombreuses notes sur l'enseignement reçu au SOE (Special Operations Executive, le service secret britannique) afin de préparer celui des futurs agents du service action.
Morlane demande ensuite à Paul Aussaresses, qui arrive au service action en juillet 1947, tandis que les effectifs augmentent, de remplacer Mautaint, avec pour mission, selon les mots d'Aussaresses, de « mener ce qu'on appelait alors la « guerre psychologique », partout où c'était nécessaire, et notamment en Indochine (...) Je préparais mes hommes à des opérations clandestines, aéroportées ou non, qui pouvaient être le plasticage de bâtiments, des actions de sabotage ou l'élimination d'ennemis... Un peu dans l'esprit de ce qu'avais appris en Angleterre. » A son retour d'Indochine, en 1952, Aussaresses fut chargé par Morlanne d'éliminer ceux qui soutenaient la rébellion algérienne. Dans son livre Pour la France : Services spéciaux 1942-1954, il raconte que « Morlane était persuadé qu'une invasion soviétique était imminente et il s'était occupé de créer des dépôts d'armes secrets sur le territoire pour que, le moment venu, une résistance puisse s'organiser. »
Des éléments du 11e BPC sont détachés à partir de 1952 en Indochine; le 11e choc n'est pas impliqué dans le conflit comme unité constituée, mais ses éléments encadrent le groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA), dépendant du SDECE.
Le "11e choc" fut de 1946 à 1963 la branche militaire du "service action" du "service de documentation extérieur et de contre espionnage" (SDECE.).
La 11e demi-brigade parachutiste de choc
demi-brigade parachutiste de choc" regroupant le 11e et le 12e BPC. L'insigne du 12e BPC. comprenait un aigle sur une étoile sur fond de parachute.
La 11e DBPC comprenait :
le 11e bataillon parachutiste de choc à Perpignan, Collioure et Montlouis ; le 12e bataillon parachutiste de choc à Calvi et Corte qui devient le 5 mai 1957 le 1er bataillon parachutiste de choc ;
le BIS (bataillon d'instruction spécialisé) Le CIRVP (Centre d'instruction des réserves volontaires parachutistes)( jusqu'en 1963 il s'appelait le CERP )de Cercottes était encadré par des personnels de la 11eDBPC mais appartenait au SDECE (aujourd'hui DGSE). Avec l'insigne d'un parachute et d'un aigle sur fond d'étoile.
Un détachement de la 11e DBPC a participé à l'intervention franco-anglaise de 1956 sur le canal de Suez.
Le 12e BPC fut dissous le 30 avril 1957 et le 1er BPC fut re-crée le lendemain. L'insigne et la devise du premier 1er BPC furent repris : une dague et parachute sur une carte de France, et la devise « En pointe toujours ». Ainsi, à compter du 1er mai 1957, le "11e choc" s'appelle "11e DBPC" et se constitue du 1er et du 11e BPC, ainsi que du Bataillon d'Instruction Spécialisé (BIC), basés à Calvi, Corté, Collioure, Mont-Louis.
Pendant la guerre d'Algérie le 11e choc détache un GLI (groupement léger d'intervention), puis la 11eDBPC met en place un groupement de marche de la 11e DBPC ( GM 11.DBPC), des antennes du service action et un détachement spécialisé appelé DS 111.
Le 11e choc ne participe pas au Putsch des Généraux, mais certains de ses cadres sympathisent avec les putschistes.
La demi brigade est dissoute le 30 décembre 1963.
L'insigne du 11e passe au 11e RPC ; L'insigne du 12e passe au CIRVP ; L'insigne du 1er passe au CNEC de Montlouis.
Le 11e régiment parachutiste de choc
RPC prend part à l'assaut de la grotte d'Ouvéa en 1988.
En 1993, après la guerre du Golfe et ses enseignements, une profonde réorganisation dans l'univers du renseignement et des opérations spéciales amène à la dissolution administrative du 11e RPC. Il sera dissout le 31 Décembre 1993.
On retrouvera un certain nombre de photos relatives au 11e Bataillon de Choc Aéroporté ainsi que des photos et documents sur le Colonel Jean Sassi, ancien chef du 2e Commando, sur le blog suivant (http://philippe-raggi.blogspot.com/).
Chefs de corps
11e bataillon parachutiste de choc
1946-1947 : Capitaine Mautaint 1947-1947 : Capitaine Rivière 1947-1948 : Capitaine Aussaresses 1948-1953 : Chef de bataillon Godard 1953-1955 : Chef d'escadrons Decorse 1955-1957 : Capitaine Bauer 1958-1960 : Capitaine Erouart 1960-1961 : Chef de bataillon Crousillac 1961-1962 : Chef de bataillon Mouton 1962-1963 : Chef de bataillon Dabezies 1963-1963 : Chef de bataillon Barthes
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».
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Sujet: Re: Jean SASSI Sam Mai 30 2015, 10:43
dédicace du livre sur le 11 choc de Erwan Bergot
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Sujet: Re: Jean SASSI Mar Avr 09 2024, 21:18
Une vie de guérilla au service de la France : interview du colonel Jean Sassi
Il est des hommes qui marquent leur époque, leur sphère d’activité, mais dont la notoriété ne dépasse pas le cercle des initiés de leur domaine.
Pourtant, ils méritent d’être connus.
Le colonel Jean Sassi est de ceux-là.
Engagé très tôt dans les guerres de la deuxième moitié du XXe siècle, il fut successivement :
Officier du service Action dès la Seconde Guerre mondiale dans les rangs des Jedburghs, tant en France qu’en Extrême-Orient ; l’un des premiers chefs de commando du 11e Régiment parachutiste de Choc ; chef de groupement de maquis en Indochine de 1953 à 1955 ; il participa au conflit d’Algérie jusqu’à ce que la maladie l’empêche de continuer le combat.
Il poursuivit sa carrière jusqu’au grade de colonel et quitta l’Armée en 1971, avant d’entamer, jusqu’à sa retraite, une carrière civile comme directeur du personnel dans une grande société nationale.
Il consacra alors ses activités à insuffler l’élan indispensable à l’Association des anciens du 11e Choc (Bagheera), faisant d’elle une des plus actives – sinon la plus active – association nationale d’anciens combattants.
Le colonel Sassi, qui n’a que très rarement parlé ou écrit, a bien voulu s’exprimer sur son parcours d’homme du renseignement et des opérations spéciales.
Propos recueillis en 1995 par Philippe Raggi[1]
Mon colonel, quels sont les ennemis auxquels vous avez eu à faire au cours de votre carrière ?
La France n’a pas, en effet, manqué d’ennemis au cours de ces dernières décennies. De 1939 à 1962, nous nous sommes battus en Europe, en Asie et en Afrique ; tour à tour contre les Allemands, les Italiens et leurs serviteurs zélés de tous poils comme la milice, dont nous connaissons trop les méfaits pour avoir à les rappeler ici. Ensuite contre les Japonais qui, après leur coup de force du 9 mars 1945 en Indochine, aidés de leurs sbires, furent – on ne le dira jamais assez –d’abominables fanatiques auprès desquels leurs alliés de l’Axe n’étaient que des enfants de coeur. Après la reddition japonaise du 2 septembre 1945, nous avons continué à nous battre en Indochine contre des ennemis d’autant plus pernicieux que la paix était signée. Ces ennemis furent alors :
– les Japonais toujours, lesquels refusaient de se rendre aux Français, ces derniers n’ayant pas été conviés aux négociations concernant la reddition des forces nipponnes en Extrême-Orient par les alliés américains, anglais et chinois ;
– d’autres Japonais, irréductibles ceux-là, qui avaient décidé de poursuivre la guerre aux côtés de leurs anciens collaborateurs indochinois, armés et encadrés par leurs soins ;
– les forces armées chinoises de Tchang Khaï Tchek, composées, en grande partie, de pillards professionnels sans foi ni loi, avec la bénédiction officielle de nos alliés des Etats-Unis et de Grande-Bretagne ;
– les traditionnelles bandes armées de pirates incontrôlables ;
– des équipes d’officiers américains des forces spéciales de l’Office of Strategic Services (OSS), bornés et farouchement anticolonialistes et anti-français. Ces Américains, curieusement associés à nos anciens ennemis japonais, armaient, instruisaient, ravitaillaient et lançaient au combat contre nous, tous ceux qui, sous couvert d’un « nationalisme indochinois » pratiquement inexistant, devaient, au fil des années, devenir d’authentiques combattants de l’Internationale communiste. C’est au cours de ces combats du « temps de paix », en Indochine, que les Jedburghs français et leurs partisans enregistrèrent leurs plus lourdes pertes.
Nous eûmes également comme ennemis le viêt-minh qui, parti de rien et non représentatif fin 1945, obtint en 1954 une victoire politique totale, grâce à une nation française indifférente, soumise à des gouvernements successifs de tricheurs. C’est ainsi qu’à la signature des accords de Genève, Krouchtchev et Mao Tsé Toung pouvaient se frotter les mains et adresser leurs plus vives félicitations à Pierre Mendès-France, alors président du Conseil.
Naturellement, tout au long de cette guerre, le viêt-minh utilisa ses milices et autres comités d’assassinats. Il eut la possibilité d’utiliser tout un ramassis de ressortissants français, traîtres à la patrie, déserteurs, insoumis ou pacifistes bêlants qui, chargés des basses oeuvres, tuaient de leurs mains leurs compatriotes ou, tel le sieur Boudarel, présidaient à l’élimination physique de nos frères d’armes, Indochinois, Français et Africains du Nord dans les camps de la mort viêt-minh. Il est indispensable de souligner que dans ces camps, les trois-quarts des prisonniers furent exterminés en quelques semaines, dans des conditions effroyables et impardonnables.
En Algérie enfin, de 1954 à 1962, l’ennemi, le Front de libération nationale (FLN), quoique partout éliminé par nos armes sur le terrain – dans les villes comme dans les campagnes – fut déclaré politiquement vainqueur aux accords d’Evian. L’Internationale communiste – toujours présente – pouvait une fois de plus pavoiser en compagnie de tous les Français félons qui, impunément, aidaient les hors-la-loi (HLL) algériens à assassiner, massacrer nos populations musulmanes et françaises, ainsi que nos jeunes appelés du contingent. Les « porteurs de valises » ont bien mérité de la patrie algérienne.
Personnellement, je m’honore d’avoir eu l’occasion de combattre l’ensemble de ces ennemis de la France et, si c’était à refaire, je recommencerais. La défense de la France, de son Empire, de la civilisation méritait bien tous les sacrifices. Et puis, mourir pour la patrie n’est-il pas le sort le plus beau, le plus digne d’envie, aujourd’hui comme hier ? En conséquence, tous ceux qui voudraient nous faire douter du bien fondé et de la salubrité des combats que nous avons menés, sont à ranger dans la catégorie des ennemis susnommés.
Que pensez-vous de ces différents ennemis ? Avez-vous eu le « respect de l’ennemi » ?
Ces adversaires étaient tous différents par la nationalité, le langage, l’uniforme, l’armement ; mais sur tous les autres plans, ils se ressemblaient comme des frères siamois. Tous avaient un moral de vainqueur quand ils maniaient le poignard, pressaient sur la détente, faisaient donner l’artillerie, larguaient leurs bombes ; tous faisaient leur devoir sans s’encombrer d’états d’âmes, de complexes, de remords d’aucune sorte. Ils le faisaient pour tuer (femmes, enfants et innocents), pour détruire (dépôts, industries, monuments historiques), pour terroriser et anéantir tout ce qui pouvait leur résister ou ralentir leur marche vers la victoire. Leurs gouvernements respectifs leur avaient commandé de faire la guerre et ils la faisaient consciencieusement, en bons citoyens, pour la gagner, dans les meilleurs délais, à n’importe quel prix.
Étant eux-mêmes sur le terrain, ils savaient que les expressions « humaniser la guerre » ou « respect de l’ennemi » étaient vides de sens ; c’était un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre, un paravent derrière lequel s’embusquaient coeurs défaillants, couards, traîtres, félons, imposteurs en tous genres, tous ceux qui parlaient haut de leurs droits sans se soucier de leurs devoirs. Nous savons, nous les combattants plus que les autres, que la guerre est le plus abominable des fléaux et le plus dégradant, mais comment l’éviter ? L’actualité en Europe, en Afrique et en Asie est là pour nous prouver que la paix n’est pas pour demain. Si vis pacem para bellum, c’est encore vrai aujourd’hui.
En ce qui me concerne, tout au long de ma carrière, j’ai tout fait pour ressembler au plus efficace de mes ennemis. J’avoue qu’il n’a pas été possible ni facile de demeurer un chevalier en toutes circonstances. « It’s the war ! » avaient coutume de dire nos instructeurs britanniques pour justifier nos actions et les leurs. Au sujet du « respect de l’ennemi », permettez-moi de dire ceci : quand un citoyen commence à philosopher sur la guerre, sur son bien-fondé, sur ses raisons, ses risques, c’est qu’il n’est déjà plus un bon citoyen et encore moins un futur bon soldat !
Au nom de quoi, de qui, voulez-vous respecter des individus qui passent le plus clair de leur temps à trucider tous ceux que vous aimez, par tous les moyens ? En 1940, les avions italiens bombardaient et mitraillaient femmes, enfants, vieillards qui grouillaient sur les routes de la débâcle. De 1940 à 1945, les Allemands inventaient la Gestapo, la torture, les camps d’extermination pour tous et les chambres à gaz pour enfants ! Jusqu’en 1945, les Japonais en Indochine, entre autres forfaitures, s’entraînaient à la baïonnette, au sabre, au karaté sur leurs prisonniers bien vivants, jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Mais quel respect voulez-vous que nous ayons des « viêts » dont les actions, d’un sadisme démesuré, resteront des modèles en matière d’abjection et d’abomination ? Populations indochinoises et frères d’armes de toutes races, de toutes religions peuvent en témoigner. Quant aux HLL en Algérie, de 1954 à 1962, ils prenaient plaisir à étaler leurs victimes, musulmanes pour la plupart, après les avoir égorgées, émasculées ou ébouillantées par milliers. Comment donc oser parler de respect de l’ennemi, face à de pareils massacres délibérément commis ? Ceux qui parlent de ce respect de l’ennemi n’ont vraisemblablement fait la guerre qu’en gants blancs, confortablement installés devant un Pastis !
Comment êtes-vous devenu un professionnel de la guérilla ?
Je déteste le mot « professionnel » quand il est appliqué à l’armée française. L’armée ne peut être que nationale. L’armée se compose des armées de l’air, de mer, de terre. Elle a ses armes, ses services, ses spécialistes, ses unités d’élite. Ce grand ensemble – j’allais dire cette grande famille – est essentiellement composé de militaires d’active et d’appelés du contingent, de réservistes toujours mobilisables, tous dès leur naissance, citoyens français à part entière, dont la mission sacrée est la défense de la patrie, en temps de paix comme en temps de guerre.
Les légionnaires eux-mêmes, pourtant dits « étrangers », ayant de tous temps prouvé qu’ils étaient citoyens français par le sang versé, ne peuvent être classés dans la catégorie des professionnels. Les mauvais esprits auraient tôt fait de remplacer le mot « professionnel » par celui de « mercenaire » et pourquoi pas « d’affreux ».
Je ne suis donc pas un professionnel, je suis avant tout un soldat, un « spécialiste » si vous voulez ; mais pas spécialement de la guérilla. Celle-ci n’est jamais et nulle part régie selon les mêmes principes ; il faut donc avoir « des » spécialités, « des » qualifications pour la mener, mais surtout la volonté et la force d’aller jusqu’au bout. Tout le monde ne peut pas dire qu’il a fait ou qu’il peut faire de la guérilla ; et tout le monde ne veut pas faire de la guérilla.
Comment avez-vous été amené à vous orienter vers les opérations de guérilla ?
Je suis entré en guérilla comme on entre en religion. Après mes campagnes de France, de Tunisie, quelques péripéties –dont deux désertions pour continuer mon combat contre les forces de l’Axe – la guérilla est venue à moi sous la forme du commandant St Jacques[2], grand ancien prestigieux de la France libre, devenu occasionnellement recruteur du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) de Londres.
Au cours de sa première séance d’information à Alger, en 1943, il nous révéla, avec un flegme très british, le secret de notre avenir : « Vous aurez le grand honneur d’être dans les premiers à toucher le sol de France, mais vous le paierez cher car 75% d’entre vous seront tués au combat. Vous n’aurez ni prime, ni galon, ni décoration, ni gloire et, quand vous serez tués, personne, jamais, ne saura ni où, ni quand, ni comment ! ». Suivaient quelques commentaires des plus indigestes et réfrigérants sur l’éventail des tortures qui présiderait à notre « sacrifice suprême ».
Débarqués en octobre 1943 en Grande-Bretagne, nous avons été reçus à bras ouverts, successivement par les représentants de l’Intelligence service, des FFL, du BCRA. Tous tinrent à nous faire passer des séries de tests sur les plans physique, intellectuel et psychologique pour détecter nos faiblesses, nos qualités et aptitudes, et la direction à donner à notre formation d’apprentis clandestins. Il y eut beaucoup de rejets lors de ces tests, plus sophistiqués les uns que les autres ; et les inaptes – quel que soit leur grade, leur âge ou leur arme d’origine – étaient refoulés sans espoir de repêchage. Sélection avant tout !
Et c’est ainsi que, d’écoles spéciales en écoles de spécialistes, j’ai, un beau jour, eu l’honneur d’être consacré Jedburgh des forces spéciales interalliées.
Comment s’est déroulée votre formation de Jedburgh ?
Il me faut préciser qu’avant même cette formation, nous avions déjà, en nous-mêmes, « l’indispensable », c’est-à-dire : santé, foi, enthousiasme, confiance en soi, expérience. Nous étions déjà aguerris et nous n’aurions pas hésité à braver l’enfer pour aider à la libération de la France.
Notre formation, constituée pendant près de six mois de divers stages intensifs, nous a permis de prendre à bras le corps toutes les disciplines du combat – conventionnel ou non – dans l’ombre et la clandestinité : radio, cryptographie, médecine de première urgence, survie, connaissance et utilisation de l’armement allié et étranger, explosifs, sabotage, guérilla, action, renseignement, physical training (PT), silent killing, close combat, judo, lancer de couteau, exercices individuels et collectifs avec « ennemis » réels (Home Guard, Military Police, police, territoriaux, Fanny’s[3]), sans compter nos séances de conduite sur deux, trois, quatre, six roues, se terminant le plus souvent en « chevauchée fantastique ».
Nous avons subi un entraînement féroce, très risqué, de jour, de nuit surtout, les yeux bandés. Nous avions bien des séances de repos, mais elles se faisaient au pas de gymnastique. Rien n’a jamais arrêté ni même ralenti le cycle forcené de notre progression. Pour nos instructeurs, mort, maladie, blessure, évanouissement, n’étaient que des motifs de rejet, de renvoi. Après des exercices exténuants, d’autres encore plus éreintants suivaient dans la foulée, et il nous était interdit de demander la moindre grâce, sous peine d’aller en enfer ! La résistance humaine n’a pas de limite !
Au fond, tous ces instructeurs admirables voulaient faire de nous des « Rambos » avant l’heure, les meilleurs de tous, infatigables, invincibles, indomptables, increvables ! Ils nous avaient si souvent mis en danger, que nous ne le redoutions plus, quelle qu’en soit sa forme. Je crois que s’ils nous avaient demandé, pour la réussite de notre mission, de sauter sans parachute, nous l’aurions accepté. A cette constatation, nous avons compris que nous étions devenus des Jeds.
Quels sont les événements qui ont présidé à la création des Jedburghs ?
Churchill, peu après Dunkerque, avait déclaré que pour gagner la guerre contre Hitler, il fallait « mettre l’Europe à feu et à sang ». Le chef du Special Operation Executive (SOE), le général Gubbins, pensait de son côté que « le port des gants blancs, en pareilles circonstances, ne se justifiait plus ». Compte tenu de ces sages réflexions, les stratèges alliés mirent au point les grands principes d’une guerre très spéciale dite « non orthodoxe » ou « non conventionnelle ». La guérilla gagnait ainsi ses lettres de noblesse et obtenait d’entrer, la tête haute, officiellement, dans l’ordre de bataille allié. La création des special forces du SOE fut décidée, et fin 1943, celle des Jedburghs suivit. Qui étaient les Jeds et en quoi consistait leur mission ?
Les équipes Jeds – il y en avait une centaine, autonomes les unes des autres – se composaient de trois officiers, un Américain, un Anglais, un Français, dont un spécialiste radio. Elles étaient destinées à être parachutées, de nuit et en uniforme, sur l’ensemble des territoires occupés, avant, pendant et après les débarquements alliés du 6 juin et du 15 août 1944. Représentants officiels du Commandement suprême interallié (CSI) auprès des responsables locaux de la Résistance, les Jeds avaient pour mission :
– de maintenir avec le CSI des liaisons radio permanentes ;
– d’estimer les besoins des maquis qu’ils supervisaient, en armements, explosifs, matériels divers, personnels, finances, etc. ;
– de demander par radio les parachutages ;
– d’en faire la répartition convenable et appropriée ;
– d’instruire les partisans sur les armes et les nouveaux matériels ;
– de leur inculquer une discipline rigoureuse de combat ;
– de détruire, neutraliser, désorganiser l’appareil défensif des forces de l’Axe, en toutes circonstances, partout où elles se trouvaient.
C’est ainsi que les Jeds, spécialistes en guérilla urbaine et rurale, multipliaient de jour comme de nuit, les embuscades sur routes et voies ferrées, les sabotages d’installations téléphoniques et électriques, et les destructions diverses de matériels et de personnels. Toujours jumelés avec leurs partisans, ils pratiquèrent l’intoxication et l’intimidation pour créer, à tous les échelons ennemis, un climat d’insécurité, de panique, voire de terreur, permanent et tous azimuts.
Toutes ces opérations menées par la guérilla sur l’ensemble du territoire avaient interdit aux Allemands de renforcer leur dispositif anti-invasion en Normandie, et permis aux troupes alliées débarquées en Provence, de foncer vers le nord et d’atteindre leurs objectifs lointains en brûlant les étapes. Les historiens militaires s’accordent pour affirmer que la guérilla en France avait prouvé son extrême efficacité. Le programme établi pour son utilisation avait été, dans ses grandes lignes, respecté et les conditions de combat remplies pour une large part, à tous les échelons.
En effet, le jumelage Jeds/partisans s’effectua sans problème majeur. Tous étaient pleins de foi, enthousiastes, généreux, parlaient la même langue, dans un pays qui était le leur et qu’ils connaissaient parfaitement. Animés du même idéal patriotique, ils étaient heureux de combattre, au coude à coude, un ennemi abhorré, dans un environnement favorable, complice. De plus, nous avons bénéficié, sur simples demandes radio, d’un magistral support extérieur indispensable pour maintenir le « moral des troupes » au plus haut.
Enfin, le commandement, en la personne du CSI, faisait confiance à ses représentants sur le terrain et, par ses parachutages, nous permettait de poursuivre dans le « confort » un combat difficile, périlleux, souvent exténuant, dans l’ombre puis au grand jour.
Quels sont les conditions d’action essentielles pour un bon emploi de la guérilla ?
Pour donner à la guérilla sa pleine efficacité, il lui faut avant tout faire partie intégrante de l’ordre de bataille et disposer de façon permanente :
– de combattants volontaires aguerris, enthousiastes et farouches ;
– de chefs situés au plus haut échelon, conscients de leurs responsabilités ;
– d’un support extérieur très attentif ;
– de matériels adaptés à la tenue du combat « non orthodoxe ».
Au cours de vos missions spéciales en Europe, avez-vous rencontré ces conditions ?
Ces conditions, pourtant toutes indispensables, ne furent pas toujours remplies partout où j’ai pu opérer. La guerre n’apporte le bonheur à personne mais, en ce qui me concerne, ma période « guérilla-CSI » m’a laissé, en plus de souvenirs émouvants et de satisfactions profondes, une expérience riche d’enseignements. En France, les conditions en question furent totalement appliquées. Ma seconde mission qui devait avoir lieu en territoire allemand ne les a pas, elle, rencontrées.
Quatre anciens nazis retournés furent intégrés à notre équipe ; ils s’entraînèrent avec nous et devinrent nos partenaires à l’instruction. Après quatre sauts en parachute ensemble, nous devions porter la guérilla en Allemagne. Mais l’échec des équipes Jeds déjà parties en mission, força le CSI à annuler la nôtre pour cause d’insécurité. En cette occasion, il est prouvé que la guérilla ne peut être efficace n’importe où et à n’importe quelle condition.
Pourquoi vous êtes-vous porté volontaire pour des missions en Extrême-Orient alors que la métropole était libérée ?
Pour plusieurs raisons que je ne renie toujours pas. Depuis des années, de loin, j’avais pris l’habitude de rêver d’une France belle, douce, généreuse. Mais je ne reconnaissais plus celle de la Libération avec ses vrais et faux résistants, qui réglaient leurs comptes sordides, inventaient les tribunaux d’exception, outrageaient les femmes devant une populace réjouie, honoraient légalement des assassins à brassard comme autant de héros. J’ai préféré partir et attendre qu’elle retrouve la paix de son âme et l’amour de ses traditions.
Il faut aussi rappeler qu’à cette époque (mi-1945), la France ne se limitait pas à l’hexagone. La France, c’était l’Empire tout entier avec tout ce que cela représentait de grandeur, de gloire, de sacrifice ! L’Indochine en était le plus beau fleuron et il ne pouvait être question de laisser le Mikado y faire sa loi au nom de la « grande Asie », ni de laisser ses soudards parader à la terrasse de nos cafés d’Hanoï, de Saïgon, de Vientiane, de Phnom Penh !
Enfin, la plus élémentaire décence nous obligeait à offrir à nos alliés qui avaient pris la plus grosse part dans la libération notre patrie, de participer au combat gigantesque qu’ils menaient dans le Pacifique contre les Japonais !
C’est ainsi qu’une trentaine de Jeds français se retrouvèrent en Extrême-Orient, volontaires pour être parachutés en mission spéciale sur le théâtre d’opérations du South East Asia Command (SEAC). Le 11 janvier 1945, nous débarquions du Battory à Bombay puis, deux semaines plus tard, nous étions en pleine jungle à Ceylan, pour y subir un complément de formation.
La guérilla, pour ceux qui veulent la faire et bien la faire, impose un long apprentissage, d’innombrables sacrifices librement consentis et une confiance en soi aveugle. A peine arrivés dans nos nouvelles écoles (Military Establishment n°25), il nous fallut :
– faire la connaissance du Japonais, de son armement, de son matériel, de son mode de vie en général, de ses méthodes de combat ;
– apprendre à supporter le climat tropical, à survivre en jungle, à manoeuvrer des pirogues, à construire des radeaux, à monter aux arbres, etc.
L’ensemble des stages fut couronné par un largage en forêt cinghalaise où, pendant trois semaines, par équipes de trois officiers français, nous avons joué les Robinson Crusoé sans autre barda que notre armement, matériel radio et couchage, sans guide, ni confort d’aucune sorte.
Compte tenu des missions qui nous attendaient, il était indispensable de nous familiariser avec une flore qui pouvait devenir notre seule source de ravitaillement, et une faune tout aussi diverse qu’agressive, faite, entre autres, de buffles, éléphants, iguanes, tigres, panthères, antilopes, crocodiles, najas, moustiques ; tous d’autant plus dangereux que notre « odeur » et notre présence sur leur territoire les perturbaient très visiblement.
Début mars 1945, nous étions enfin, presque tous, sacrés « spécialistes » en combat de jungle et déclarés aptes à affronter le « jap », sous un climat qui n’était pas le nôtre, sur un territoire où l’homme blanc était a priori un intrus, une cible, le prototype de l’ennemi à étriper à vue.
Notre formation avait été menée de main de maître par des moniteurs britanniques prestigieux, vétérans des combats de Birmanie, sans tendresse mais avec la conscience rigoureuse et permanente en vigueur dans toutes les écoles de Grande-Bretagne, des Indes et de Ceylan. Pendant deux mois, ils nous avaient fait « bouffer du jap », ce qui nous rendit plus invulnérables que jamais. Quelle idée vous faisiez-vous du combattant japonais après cet apprentissage au combat en jungle ?
En début de stage, à Ceylan, un officier supérieur français de l’état-major de la Section de liaison française en Extrême-Orient (SLFEO)[4] était venu de Calcutta, en voisin, pour voir de près à quoi ressemblaient ces « fameux » Jedburghs ; « fameux » parce qu’il ne comprenait pas les raisons qui poussaient de jeunes officiers français, n’ayant visiblement aucun intérêt financier en Asie, à se porter volontaires dans des conditions très peu orthodoxes pour combattre les Japonais.
Après avoir tâté l’authenticité de nos convictions, il nous donna, doctrinal et un tantinet méprisant, son avis sur le Japonais : « Le Japonais est un petit bonhomme tout vêtu de vert clair, aux jambes torses emmaillotées d’énormes bandes molletières. Mauvais tireur, il rate un éléphant dans un couloir. Il a de plus un complexe d’infériorité congénital vis-à-vis du blanc et particulièrement du Français ! »
De leurs côtés, nos instructeurs britanniques avaient eu l’occasion de nous brosser le profil du parfait combattant japonais à longueur de journée : « Le jap est un combattant redoutable surtout en jungle, fanatique et féroce dont il faut se méfier en toutes circonstances. « Genève » pour lui n’est qu’un mot d’homme blanc, parfaitement intraduisible et il ne vous faut pas trop compter sur sa connaissance des conventions qui y ont été signées ! »
Plus tard, à Calcutta, des officiers américains, qui avaient eu l’occasion de se frotter aux Japonais, nous avaient confié : « Le Nippon ? Il faut le tuer au moins trois fois. La première parce qu’il faut le tuer, c’est un devoir national. La seconde parce qu’il faut s’assurer de sa mort ! La troisième, pour le plaisir, pour se faire plaisir ! Et s’il vous en laisse le temps, écrasez-lui la tête à coups de talon parce que, mort ou vif, il restera toujours un salopard ». Il n’y avait, dans ces déclarations, pas la moindre marque de respect.
Plus tard, après avoir été parachutés au Laos, en bordure de la chaîne annamitique, nous avons eu des détails sur la conduite, l’inconduite plutôt, des troupes du Mikado lors du coup de force du 9 mars 1945 contre l’ensemble des unités françaises stationnées en Indochine ; celles-ci furent, partout, massacrées sans préavis, internées, dispersées. A Thakek par exemple, les Japonais avaient enterré vivants leurs prisonniers – soldats, femmes, enfants et religieuses – jusqu’au cou, avant de les décapiter au sabre, en grande cérémonie ! A Langson, 2 000 soldats français, rescapés héroïques de durs combats, ont été passés par les armes, puis décapités, débités en tranches, membre par membre, avant d’être éparpillés sur le terrain afin que les dieux eux-mêmes ne puissent reconstituer les corps, condamnant ainsi l’âme des suppliciés à une errance éternelle ! Partout ailleurs, la soldatesque nipponne s’entraînait au combat à la baïonnette contre ses prisonniers vivants et naturellement désarmés, jusqu’à ce que mort s’ensuive ; les plus experts se voyaient décorés sur le front des troupes.
En Europe, la férocité des services de renseignement allemands spécialisés dans la torture avait conduit le SOE, soucieux d’efficacité mais aussi de la santé de ses opérateurs, à doter chaque Jed partant en mission d’une pilule de cyanure, remède miracle destiné, en cas de blessure grave ou d’arrestation, à nous rendre définitivement muets et à limiter ainsi tout risque d’indiscrétion et de trop grande souffrance. Nous n’étions pas obligés d’emmener avec nous en mission notre « mort foudroyante », mais j’avoue que la présence de notre pilule de cyanure, bien camouflée dans une poche secrète, permettait, dans les moments les plus tragiques de se surpasser et de trouver des solutions là où, pour le commun des mortels, il n’y en avait jamais eu ! En Indochine, le sadisme exacerbé de nos ennemis donnait à la pilule toutes ses lettres de noblesse en nous permettant de rejoindre, rassurés, le paradis des soldats-chevaliers sans peur et sans reproche.
Dans quelles conditions avez-vous été parachuté en Indochine ?
Après le 9 mars 1945, les trente Jeds à l’instruction à Ceylan, furent dirigés d’urgence sur Calcutta et, après accords interalliés, affectés au Service action (SA) de la SLFEO pour intervention immédiate en Indochine.
La France en Inde n’était qu’une invitée assise sur un strapontin. Elle n’y disposait d’aucune infrastructure, d’aucun moyen pour mener sa propre guerre. Avions, équipages, parachutes, armement, matériels en tous genres, la mise en place des missions et leur support, tout, absolument tout, dépendait des Alliés et de leur bon vouloir. Nous savions que nous ne pouvions compter sur la compréhension agissante du Royaume-Uni. Mais nous savions aussi que les Etats-Unis affichaient haut leur volonté d’interdire tout retour de la France en Indochine ! Ce qui ne manquait pas de nous donner quelque inquiétude sur le déroulement de nos missions.
Après bien des tractations, des intrigues et des malentendus, le parachutage des équipes Jeds, en alerte immédiate depuis deux mois, fut enfin autorisé. Le largage de notre équipe avait, depuis avril 1945, été tenté à quatre reprises, en vain. Partie du terrain de Jessores, nous y étions revenus quatre fois, totalisant ainsi plus de cinquante heures de vol de guerre sur Libérator, au-dessus de la Birmanie, du Thailande, de l’Indochine mais, pour des raisons techniques (dropping zone introuvable, temps bouché, navigation difficile, panne de radio, etc.) nous avons dû rentrer au bercail. Au cours de ma longue carrière, j’ai pu constater que les aviateurs de tous les pays disposaient d’un très large éventail de « raisons techniques » inviolables, connues d’eux seuls et qui les laissaient toujours maîtres de la situation.
Rentrés quatre fois de mission, fourbus, frigorifiés et asphyxiés après seize heures de vol à 21 000 pieds, mais toujours pleins d’espoir, nous sommes repartis pour une cinquième tentative avec un pilote britannique qui, après huit heures de vol, parvenait enfin à nous larguer avec notre matériel à travers les nuages, en pleine jungle du Haut-Laos, à proximité de Nam Vat, sur un groupe de partisans, exact au rendez-vous.
En ce jour du 4 Juin 1945, à dix-sept heures trente, à plus de 2 000 kilomètres de toute base amie, une nouvelle grande aventure commençait pour l’équipe au nom de code Véga, composée du capitaine de Wavrant, du lieutenant Puget, du sous-lieutenant Nicole – pseudonyme du sous-lieutenant Sassi – et dotée d’un émetteur-récepteur à longue distance réparti en trois charges. Les armes légères parachutées avec nous étaient réparties entre les volontaires sur le terrain. Quant à nos sacs personnels pesant les quarante kilos chacun, nous étions, quelques jours après notre largage, dans l’obligation absolue de les « alléger » au cours d’une attaque surprise menée des plus brutalement par des forces japonaises.
Quelle était alors votre mission ?
La mission Jed, toujours la même, civile et militaire, consistait en différents aspects :
– assurer une liaison radio directe avec le haut commandement français ;
– réaffirmer la présence française officielle en Indochine et la maintenir coûte que coûte ;
– rechercher des DZ pour recevoir personnels et matériels ;
– prendre contact avec les populations et les motiver contre la présence et les prétentions japonaises ;
– créer des maquis, les armer et les instruire ;
– former des cellules itinérantes d’action et de renseignement ;
– désorganiser l’implantation ennemie en jungle, dans les villages et les villes ;
– instaurer un climat d’insécurité sur l’ensemble du territoire (embuscades, sabotages, noyautage…) ;
– soulever les populations, afin de les sortir de la clandestinité au jour J et de les mener officiellement au combat contre les Japonais.
Avez-vous pu réaliser un tel programme ?
Oui, dans sa presque totalité ; mais il nous a fallu bien souvent réaliser l’impossible. En fin d’année 1945, rapatriés sur Calcutta, puis Saïgon, nous laissions un Laos indépendant qui avait retrouvé son roi, son armée, son administration et un pays pratiquement vidé de tout ennemi réel ou potentiel.
Les Jedburghs, au cours de cette campagne d’Indochine, ont fait honneur à leurs instructeurs britanniques des Indes et de Ceylan, et prouvé aux Japonais que la France, même martyrisée, était toujours présente et victorieuse. Ils ont prouvé aussi aux agents de la Kempétaï et à leurs partisans de la « grande Asie », ainsi qu’aux Américains et aux Chinois, que l’Empire colonial français était toujours respecté et bien vivant.
Cette réussite est à mettre au compte de quelques poignées de Jedburghs français, pratiquement isolés du reste du monde, mais vivant « pacifiquement » au milieu des populations laotiennes souvent sauvages et parfois n’ayant jamais vu d’homme blanc ! Pour ces Jeds, la vie fut la plupart du temps un enfer ! Il leur fallut, pour la mission, marcher, marcher encore, à travers une jungle inhumaine, dans la chaleur torride ou sous la mousson, le ventre vide, pieds nus, dépenaillés, malades du paludisme, de la bourbouille, de la dysenterie, de la gale, souffrant de blessures purulentes qui ne se fermaient jamais. Il leur a fallu combattre le coupe-coupe dans une main et la carabine dans l’autre.
Nos instructeurs nous avaient dit : « Vos jambes sont la seule arme vraiment indispensable, celle qui vous sauvera toujours. Prenez-en bien soin ! » Nous avons utilisé cette arme à outrance, sans pouvoir en prendre soin, pendant des centaines sinon des milliers de kilomètres, de villages en caches secrètes, de DZ en DZ, sur des pistes à buffles ou de vertigineux sentiers de montagne. Il nous a fallu plus d’une fois rompre le combat faute de munitions, sans savoir où, quand, comment, le prochain parachutage s’effectuerait.
En matière de parachutage, nous n’avons jamais pu recevoir en totalité ce dont nous avions le plus grand besoin, comme armements individuels et collectifs, uniformes, médicaments, matériels légers de première nécessité – bien que dûment réclamés dans nos messages chiffrés à Calcutta. Nous aurions pu lever toute une armée, l’habiller, l’entretenir. Ce n’était pourtant pas faute de demander, d’exiger, de menacer, de supplier ; mais la SLFEO ne s’est jamais laissé fléchir et pendant des mois elle a continué à nous alimenter au goutte à goutte. Pour maintenir le moral de nos troupes, nous en étions arrivés à promettre, à l’avance, aux meilleurs de nos partisans, les armes de ceux qui mourraient au combat !
Lors de notre formation à Ceylan, nous avions expérimenté avec succès un système d’évacuation de personnel ou de matériel par pick-up aérien, essentiellement réservé aux patrouilles perdues en jungle. Mais nous n’en avons jamais bénéficié en opération et il nous a fallu parfois abandonner sur les pistes, au cours de marches infernales – les Japonais à nos trousses – des amis et des frères, connus ou inconnus, que la jungle allait aussitôt avaler.
Nous avons dû accomplir mille choses qui n’étaient pas à faire, qui étaient interdites. Nous avons vécu comme des bêtes, mais nous avons tout fait avec foi, grandeur et fidélité. Nous l’avons fait avec la collaboration de tout un peuple fier, fraternel, désintéressé, courageux qui nous avait adoptés, suivis et protégés, sans rien demander en échange. Nous avons tout fait ensemble, la main dans la main, Jeds et partisans laotiens, très conscients que nous oeuvrions tous pour le bien du Laos et de notre Empire commun. Nous avons naturellement infiniment regretté que le commandement français de Calcutta ait tant lésiné sur des moyens qui nous étaient pourtant indispensables. Je regrette tout aussi infiniment que les services spéciaux des Etats-Unis se soient à l’époque trompés d’ennemi.
Mais, en conclusion de cette première expérience indochinoise, je crois encore aujourd’hui que ces missions Jed en Extrême-Orient se justifiaient largement et que les conditions de combat de guérilla avaient été respectées.
Quelles ont été vos affectations après vos missions spéciales ?
A mon retour d’Indochine, j’ai poursuivi en France et en Algérie une carrière militaire parachutiste pour enfin, en 1949, servir dans une unité très spéciale dépendant directement du Premier ministre et rattachée, pour emploi, au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) : le 11e régiment parachutiste de Choc. Le colonel Yves Godard, héros du plateau des Glières en était le patron prestigieux, admiré de tous.
Au 11e Choc, nous incorporions tous les six mois des centaines de jeunes Français, pour la plupart appelés du contingent, tous triés sur le volet et recrutés par nos soins. Il y avait des jeunes de toutes origines : des étudiants, des ouvriers, des paysans… mais tous étaient physiquement aptes et décidés à servir la France dans l’honneur, la fidélité et la foi ! Nous avions heureusement les moyens et la ferme volonté de les contenter au-delà de leurs espérances.
A l’issue d’une formation rigoureuse, dispensée sans tendresse apparente, nos recrues pouvaient se vanter d’être devenues des soldats d’élite, aptes à tous les combats, orthodoxes ou non, en civil ou en uniforme, en unité constituée comme par équipe ou en solitaire. Tous étaient titulaires de brevets de parachutiste, de skieur ou de nageur. Ils savaient, les yeux fermés, décortiquer et utiliser la plupart des armes légères, manipuler les explosifs, monter des embuscades. Ils savaient aussi comment survivre en montagne, été comme hiver, en jungle, dans le désert, en mer. Ils avaient appris à maîtriser la faim, la soif, la fatigue, la peur et l’émotion. Au cours de nombreux raids et manoeuvres en France et à l’étranger, ils avaient attaqué des aérodromes, des casernes, des convois de blindés et d’artillerie ; ils avaient fait prisonniers état-majors et postes de commandement à la barbe de leurs défenseurs et avaient détruit des ponts, des trains, des navires, le plus souvent revêtus de leur uniforme, mais parfois déguisés en pompier, en religieuse ou en policier. Ils avaient ainsi prouvé aux états-majors des armées de terre, de l’air et à la marine que l’armée conventionnelle était des plus vulnérables, dans tous les domaines.
En quelques mois, nos parachutistes du 11e Choc, étaient devenus des hommes redoutables, pleins d’initiative et de réflexes, conscients de leur valeur et bien dans leur peau. Ils donnaient une magnifique image de ces « chevaliers-citoyens-soldats » aux qualités essentielles et peu courantes, indispensables à la nation. Tous en parlent avec nostalgie et avouent sincèrement que la formation qu’ils y ont reçue a été et restera un atout incomparable tout au long de leur vie. Ce qui prouve que le service militaire est indispensable à la formation générale de tout citoyen.
A quel moment êtes-vous reparti outre-mer ?
En 1953, estimant avoir gagné largement mon retour en Indochine, je demandais à y rejoindre mes frères d’armes qui continuaient à s’illustrer pour la défense de l’Empire, mais semblaient ne pouvoir s’en sortir sans mon concours. Dans les paras, les périodes de formation, de permission, de convalescence, d’hospitalisation sont difficilement supportables quand les « copains » sont dans la peine !
Affecté, dès mon arrivée à Saïgon, au Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA) – unité dépendant directement du service Action du SDECE – je participais dans un premier temps à une série de raids commandos sur les côtes d’Annam tenues par le viêt-minh ; puis, en octobre 1953, le colonel Trinquier m’affecta dans le Haut-Laos pour y relever le capitaine de Bazin, grand spécialiste des populations montagnardes, appelé à d’autres fonctions. Il me laissait en héritage quelques 1 500 guérilleros bien armés, répartis dans une douzaine de maquis, sur un vaste terrain de chasse composé des provinces de Xhieng Khouang et de Sam Neua, avec regard sur la province de Vientiane.
Quelles furent alors les missions qui vous furent confiées ?
Sur le terrain, les missions de la guérilla sont toujours les mêmes. Elles sont « normales » avec tout ce que cela sous-entend d’anormal :
– occuper le terrain clandestinement, à peu de frais pour le commandement ;
– faire sentir à l’ennemi qu’il n’est nulle part chez lui, saper son moral ;
– détruire ses bases, son infrastructure logistique, politique et militaire ;
– lui interdire tout mouvement individuel ou en force ;
– renseigner directement par radio le haut commandement ;
– collaborer avec les forces régulières amies pour leur propre sécurité en dehors de toute espèce de subordination ;
– remplacer l’aviation, l’artillerie, le gros des troupes partout où ces armes ne pouvaient intervenir efficacement ;
– renforcer les maquis, recruter de nouveaux partisans, multiplier les activités de guérilla sur un territoire toujours plus vaste ;
– enfin, créer le moment venu, au jour J, en pleine zone d’insécurité, une plate-forme à l’abri des coups pour permettre au général en chef, Navarre, d’envisager des opérations d’envergure.
Ma mission principale était naturellement de protéger le Centre de résistance de la plaine des Jarres (CRPJ) sur un rayon de plus de 200 kilomètres, contre les infiltrations du viêt-minh et d’enlever au général Giap toute idée d’invasion du Laos. Il est quand même indispensable de souligner que nos activités de guerre nous imposaient par ailleurs une multitude de devoirs en faveur des populations. Notre amitié envers elles devait être agissante. Il nous fallait les protéger, les soigner, procéder à des évacuations sanitaires ou administratives. Il nous fallait les ravitailler par parachutage ou par hélicoptère, en sel, riz, médicaments, lait, tissus… et autres matériels de première nécessité. En France, au temps de la résistance, villageois et paysans se plaignaient souvent des exactions commises par les maquisards et craignaient par-dessus tout – avec raison – les représailles exercées par les Allemands. Au Laos, il en était de même !
Comment agissiez-vous vis-à-vis des populations indigènes ?
Pour conserver la confiance des populations fidèles, il était indispensable de tout faire pour empêcher nos guérilleros de se considérer en pays conquis. Edicter des règles strictes, les faire respecter, réfréner les abus, intervenir dans les relations inter-villages, arbitrer des conflits domestiques, etc. Toutes ces activités d’administrateur, de patriarche, quoique hors guerre, entraient dans les attributions des chefs de maquis.
Pour donner un éclairage plus précis sur la vie d’un maquis, il faut lire quelques messages authentiques. Ainsi celui reçu le 8 janvier 1954 à 09h00 d’un maquis du Tranh Hin : « Larguer le 10 : 1 tonne riz – 1 tonne sel – Munitions Mauser- PM – FM – Explosifs, fumigènes – Rations FOM – 10 Nescafé – 50 laits- Sucre – Pénicilline – Seringue – 40 pelles et pioches – 50 tenues – 50 ceintures femmes Méo – 50 brosses à dent – 500 mètres tissu noir – Balisage T6 – Fréquence avion ».
Il n’était naturellement pas possible de réunir en 24 heures cette masse de matériels divers : nos correspondants d’Hanoï, de Vientiane n’en avaient ni les moyens ni le temps, mais il fallait quand même veiller avec une extrême vigilance à ce que satisfaction soit donnée à l’essentiel de ces exigences, tôt ou tard.
En matière d’évacuation sanitaire, le manque presque absolu d’hélicoptères se faisait cruellement sentir. La plupart des blessés ou malades intransportables étaient pratiquement voués à la mort. Témoin, ce message reçu le 4 février 1954, toujours d’un maquis du Tranh Hin :« Ban Poun lassé d’attendre évacuation a rejoint le Seigneur – Ba Son moins pressé est à Pak Boun – le faire prendre ce soir – Urgent ».
Faire de la guérilla est un métier « d’enfer » ou presque. Le guérillero, par exemple, ne peut jamais être considéré comme un déserteur. Il faut se contenter de l’utiliser lorsqu’il n’obéit pas à ses rites, ses pulsions, son clan, ses augures ou ses makouis (esprits) ; ces deux messages, reçus d’un maquis de Sam Neua en sont une illustration :
– Reçu le 24 novembre 1953 : « Partisans demandent tous à partir sur Xhieng Khouang pour nouvel an méo (le 14-12-1953) ».
– Reçu le 25 novembre 1953 : « Partisans et chefs de groupes descendent plaine avec ou sans permission – Déjà partis sans ordre 80 environ ».
Toutes ces difficultés n’empêchaient pas le groupement de maquis Malo-Servan de neutraliser l’ennemi et de mettre hors de combat, mensuellement, une à deux compagnies viêt-minh.
Comment avez-vous appréhendé Dien Bien Phu ?
La présence d’unités françaises mobiles au nord de mon dispositif ne pouvait que renforcer la protection du pays lao contre d’éventuelles incursions viêt-minh. Mais, au fil des semaines, j’ai très vite compris que le piège tendu au viêt-minh par les stratèges de notre haut état-major s’était retourné contre nous. 12 000 hommes, parmi les meilleurs du Corps expéditionnaire, étaient tombés dans une gigantesque embuscade et résistaient héroïquement à des nuées d’ennemis agressifs, fanatisés et supérieurement armés ! Toute une garnison était assiégée dans d’épouvantables conditions ; elle fut privée de son terrain d’aviation à partir du 26 mars 1954 et par conséquent de tout espoir de secours et d’évacuation.
Concerné à plus d’un titre par cette bataille – mais très inquiet de l’optimisme affiché par un haut commandement qui semblait avoir oublié l’existence du GCMA Nord-Laos – et persuadé que rien n’était perdu, je décidais de prélever sur l’ensemble des maquis de Xhieng Khouang et Sam Neua, 2 000 de mes partisans ; ils acceptèrent de combattre hors de leur territoire et de porter la guérilla sur un terrain qui appartenait en propre au viêt-minh. C’est ainsi que, fin avril 1954, près de 2 000 montagnards méos convergèrent vers Dien Bien Phu, à marches forcées sur plus de 200 kilomètres, en coupant au plus court. Pieds nus et dans un dénuement matériel total, mais armés jusqu’aux dents, ils taillèrent leur chemin au travers d’une jungle inextricable par douze itinéraires différents. Leur mission était d’arriver au plus tôt, dans un endroit proche de Dien Bien Phu, convenu d’avance ; par leurs actions de guérilla, ils devaient attirer sur eux un maximum de forces viêt-minh.
Dirigés par une poignée de cadres français, pour la plupart sous-officiers, ils devaient opérer par petites équipes, baliser les pistes d’un repli devenu indispensable et servir de recueil pour une éventuelle sortie en force des unités assiégées. C’était un magnifique et vaste programme qui, appliqué à temps, aurait pu changer le cours des événements.
Dien Bien Phu tombé, les résultats de l’opération D – D comme désespérée au départ et comme déception au retour – ne furent pas moins spectaculaires. Mes partisans récupérèrent plus de deux cents évadés isolés qu’ils guidèrent de villages en villages, hors de portée du viêt-minh. Ils prouvèrent ainsi aux communistes que la route du Laos leur était interdite, même après la chute de Dien Bien Phu. Ils profitèrent aussi de l’occasion, à l’aller comme au retour, pour liquider sur un vaste territoire toute présence ennemie.
C’est pourquoi je tiens à rendre un hommage particulier à l’encadrement du GCMA, composé en grande part de sous-officiers parachutistes, qui ont choisi de vivre pendant de longs mois en compagnie de leurs partisans, dans les mêmes conditions qu’eux, avec tout ce que cela comporte de solitude, d’inconfort et de danger sous toutes ses formes. Ils ont combattu à la tête de leurs guérilleros, administré territoires et populations. Tous ont eu un commandement d’officier et n’ont jamais failli.
Les services spéciaux du SDECE avaient créé le GCMA mais le haut état-major, malheureusement, ne sut pas ou ne voulut pas l’utiliser. Il en fut de même à Genève, au cours des pourparlers qui devaient conduire à la fin de la guerre et à l’abandon des populations qui étaient restées fidèles : nos négociateurs oublièrent de faire état des activités du GCMA, de son implantation ! Calculs de politiciens aveugles qui voulaient la paix à tout prix ? Ho Chi Minh, Chou En Laï et Krouchtchev n’ont sans doute jamais compris pareille générosité, car eux savaient que les hommes du GCMA avaient été, étaient et resteraient les maîtres incontestés sur tout le territoire du Laos et en particulier du Nord-Laos.
Avez-vous la nostalgie de l’Indochine ? Le « mal jaune » ?
Mon « mal jaune » à moi, je l’ai contracté dans la jungle, au cours de mes deux séjours en Indochine profonde, dans des villages heureux composés de filles et de garçons joyeux, indépendants et courageux, conquérants et volontaires pour combattre à nos côtés. Pendant dix ans, ils nous ont prouvé en toutes circonstances, leur fierté d’appartenir à l’Union française. Nous étions tous français, oeuvrant pour la grandeur de l’Empire.
Aujourd’hui, il me paraîtrait incongru, indécent, de retourner dans ce pays en spectateur attendri pour y découvrir mes anciens frères d’armes en phase de rééducation depuis plus de vingt ans et réduits à l’esclavage, courbant l’échine devant leurs « maîtres » communistes qu’ils ont toujours combattus et qu’ils continuent à mépriser.
J’ai été un des derniers à quitter le Nord-Laos en mars 1955 et jusque-là nous nous étions battus ensemble (Européens, Laos, Méos, Thaïs) contre les viêt-minh. Sur le terrain d’aviation de la plaine des Jarres, Touby Ly Phoung – le chef spirituel des Méos – accompagné de Vang Pao – à cette époque capitaine, formé par le GCMA – me déclara : « Nous nous refusons à croire que vous nous abandonnez. Vous étiez la France parmi nous. Nous sommes prêts à tout admettre, que le soleil va s’éteindre, que le ciel va se fendre et les étoiles tomber sur nos têtes. Nous sommes prêts à reprendre la guerre contre les communistes, à mourir ou à combattre. Mais jamais nous ne pourrons croire que notre mère nous rejette dans notre misère. Vous ne pouvez pas vous en aller ! »
Que retenez-vous de cette vie de guérilla ?
Le travail clandestin à l’intérieur des lignes ennemies est toujours payant et mérite d’être vécu. Par contre, il faut accepter d’être traité par l’ennemi de façon déshonorante. Pour les Allemands, nous avons été d’abominables terroristes ; pour les Japonais, des bandits de grands chemins ; pour les Chinois, des pirates apatrides ; pour les Américains de la CIA, des colonialistes assassins ; pour le viêt-minh, d’infâmes suppôts de l’impérialisme.
Certains de nos officiers d’état-major, partisans forcenés de la guerre orthodoxe, nous tenaient pour des soudards sans foi ni loi, capables du pire. Ils n’avaient pas entièrement tort. Nous considérions ces insultes comme des hommages et elles prouvaient que l’ennemi nous tenait en considération. Ne l’oublions pas, une seule chose compte dans le combat, orthodoxe ou non : l’efficacité ! Nous étions les meilleurs garçons du monde, volontaires, enthousiastes, généreux, amoureux de l’Empire, sans peur comme sans reproche, au même titre que d’authentiques chevaliers.
Aujourd’hui, il est bien dommage que la guérilla reste confinée dans le confidentiel, alors qu’elle devrait être enseignée dans toutes nos écoles militaires d’officiers et de sous-officiers, au même titre que les autres armes (artillerie, aviation, génie, etc.).
[1] Interview initialement publiée dans la revue Renseignement et opérations spéciales, n°4, mars 2000, CF2R/L’Harmattan.
[2] De son véritable nom, Maurice Duclos, un des tous premiers volontaires des Forces françaises libres, organisateur du service Action, Compagnon de la libération.
[3] Personnels féminins de l’armée britannique.
[4] Représentation des services spéciaux français aux Indes, en 1945.
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».
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Sujet: Re: Jean SASSI Mar Avr 09 2024, 21:52
J'ai acheté récemment Opérations spéciales, 20 ans de Guerres secrètes pour faire des post pour le 70e anniversaire de Diên Biên Phu. Ancien Jedburgh, il avait monté un maquis mhong pour combattre les Japonais et avait été témoin de l’attaque de son bivouac par des viets encadrés par des membres de l’ OSS. En 1954, il partira du Laos avec ses fidèles Méos pour Diên Biên Phu, opération Desperado avec la colonne du lieutenant-colonel Godard (ou Crèvecoeur), annulée par l’état-major. Malade au moment Putsch des généraux en 1961, il avait été approché par Pierre Sergent pour intégrer l’OAS, son état de santé ne lui permet pas d’y prendre part, ce qu'il a toujours regretté. Lui-même n’excluait p,us l’idée de tuer de Gaulle.