Jean Lartéguy, adieu au Centurion
Par bénédicte Chéron
Publié le 25 février 2011
Décédé le 23 février à l’Institution nationale des Invalides où il résidait depuis 2005, Jean Lartéguy restera comme un grand correspondant de guerre et un écrivain qui aura rendu justice à ces hommes qui ont combattu dans les guerres de décolonisation.
« Ce roman est l’histoire de deux villes qui n’existent plus : Hanoi et Saigon », écrit Jean Lartéguy, le 20 juillet 1962, au début de la préface destinée au Mal Jaune (Presses de la Cité, 1962). Il reprend : « Il y a bien dans le delta du Tonkin une ville qui porte encore le nom de Hanoi, comme dans le delta Cochinchine une autre qui s’appelle toujours Saigon. L’un est la capitale d’une république autoritaire et bureaucratique, l’autre d’un Etat papelard et anachronique ». Jean Lartéguy parle de cette Indochine qui n’existe plus, de cette péninsule que la colonisation française ne dénaturait pas tant que cela et que la guerre a commencé à ravager dès les années 1940.
En 1962, la guerre du Vietnam n’est pas terminée. Elle ne s’achèvera qu’en 1975. Mais déjà, Jean Lartéguy ne reconnaît plus “son” Indochine, prise dans le chaos de la guerre froide et dépecée, entre les mains des communistes au Nord et des Américains, au sud.
Jean Lartéguy (de son vrai nom Lucien Osty), comme bien d’autres, ne s’est jamais vraiment remis de son expérience indochinoise. Né le 5 septembre 1920, il a combattu en 1939 contre les Allemands avant de rejoindre la France libre en 1942, puis de servir dans les commandos d’Afrique de 1943 à 1946. La paix revenue en Europe, il obtient une licence de lettres, mais l’homme a besoin de grand large : en 1950, il est lieutenant dans les bataillons de Corée. De là date sa première rencontre avec l’Indochine : avant d’arriver à destination, une escale lui permet de passer une semaine à Saigon. Et le mal jaune le saisit. « Je serais volontiers resté en Indochine si je n’avais eu “un autre contrat” », écrit-il dans une autre préface, celle d’Un million de dollars le Viet (Editions Raoul Solar, 1965).
Pendant l’opération Crève-Cœur en Corée (sur le piton du même nom, Heartbreakridge en anglais), une grenade lui explose dans les jambes. Convalescent au Japon, il devient correspondant de guerre pour Paris-Presse et Paris Match. La plume remplace le fusil, l’Indochine le happe.
Jean Lartéguy fait presque partie de cette communauté des anciens combattants du Tonkin, des hauts plateaux, des grandes plaines et des rizières. La guerre, il l’a faite. Désormais, il la raconte et comme pour ses camarades qui portent les armes, elle devient le lieu d’une épopée presque chevaleresque. « L’homme luttait contre l’homme avec à peu près les mêmes armes, le courage et l’endurance l’emportait seuls. C’est ainsi que naquit une certaine estime entre Français du corps expéditionnaire et combattants vietminhs. […] Je suis peut-être un incurable romantique, mais j’ai toujours plus admiré l’homme que la machine », écrit-il au début d’Un million de dollars le Viet.
Hanoi tombe en 1954. Jean Lartéguy partage ses larmes et sa colère avec les lecteurs des journaux français : « Je vendis mes tripes », dira-t-il plus tard. Pour ses articles, il reçoit le prix Albert Londres en 1955. La guerre américaine commence, dont il dénonce l’inhumanité et la brutalité industrielle.
Bigeard : « Nous sommes ici des ambassadeurs, des croisés. »
Jean Lartéguy se lance alors dans sa grande œuvre. En 1959, il publie les Centurions (qui sera adapté au cinéma en 1966 par Mark Robson) suivi des Mercenaires en 1960 (700 000 exemplaires vendus) puis des Prétoriens. L’homme au combat le fascine et l’émeut.
En témoignent ces quelques lignes, au début du deuxième ouvrage de la trilogie : « Les mercenaires que j’ai rencontrés et dont parfois j’ai partagé la vie combattent de vingt à trente ans pour refaire le monde. Jusqu’à quarante ans, ils se battent pour leurs rêves et cette image d’eux-mêmes qu’ils se sont inventée. Puis, s’ils ne se font pas tuer, ils se résignent à vivre comme tout le monde – mais mal, car ils ne touchent pas de retraite – et ils meurent dans leur lit d’une congestion ou d’une cirrhose du foie. Jamais l’argent ne les intéresse, rarement la gloire, et ils ne se souviennent que fort peu de l’opinion de leurs contemporains. C’est en cela qu’ils diffèrent des autres hommes ».
C’est à cette race d’homme qu’il consacre ses livres, et à l’Asie du Sud-Est qu’il quitte à la chute de Saigon, en 1975, mais sans vraiment l’abandonner. En s’envolant de la cité du sud, devenue Ho-Chi-Minh-Ville, il écrit : « Je l’avais aimée et détestée pendant vingt-cinq ans. C’était une sacrée garce, canaille, sensuelle, rapace qui aimait les épices et les parfums violents, qui se prêtait aux uns et aux autres et ne se donnait jamais à personne. Une ville libre et qui ne le serait plus » (L’Adieu à Saigon, Presses de la Cité, 1975).
Avec Jean Lartéguy, c’est toute une génération qui s’exprime, mûrie dans la guerre, mais aussi dans la littérature exotique des années 1930 portée par Pierre Benoît ou Joseph Peyré.
Mais ailleurs, les combats font toujours rage. Il couvre les conflits du Moyen-Orient, les révolutions d’Amérique latine et bien sûr la guerre d’Algérie. Avec Pierre Schoendoerffer, il réalise un documentaire pour Cinq colonnes à la une, l’émission de Pierre Lazareff, sur le commando Georges, composé d’anciens du FLN ayant décidé de rallier les couleurs de la France.
Les reporters donnent la parole au colonel Marcel Bigeard qui fait claquer ces mots : « Nous ne faisons pas la guerre pour nous mais pour eux […]. Nous défendons la liberté et la liberté de l’Occident. Nous sommes ici des ambassadeurs, des croisés ».
L’épopée continue et c’est toujours elle qui intéresse Jean Lartéguy.
Après ses premiers succès littéraires, Jean Lartéguy publie près d’une cinquantaine de récits et de romans. Les anciens d’Indochine le considèrent comme l’un des leurs : lui, au moins, ne les a ni délaissés, ni oubliés, contrairement à ces Français de la métropole, indifférents à la tragédie qui se jouait "là-bas" et qui se poursuivait en Algérie. Mais ils ne sont pas les seuls à constituer le public fidèle de Jean Lartéguy : aux États-Unis, on raconte que le général Petraeus, commandant des forces alliées en Afghanistan, a demandé que soit réédité les Centurions, un chef d’œuvre selon lui et une source d’inspiration stratégique.
Un hommage à celui qui avait avant tout été un guerrier ; chevalier de la Légion d’Honneur il avait aussi été décoré de la Croix de guerre 1939-1945 et des Théâtres d’opérations extérieures (TOE) avec quatre citations.
Bénédicte Chéron
Jean Lartéguy est naturellement présent dans le recueil Grand Reporters. Prix Albert Londres, 100 reportages d’exception de 1950 à nos jours, éditions des Arènes, novembre 2010, 368 pages, 22,90 €.
Source Valeurs Actuelles.