De jean Rouch
"Souvenirs de guerre
" À la déclaration de guerre, nous sommes mobilisés à l’école du Génie, où l’on nous apprend à faire la guerre de 14-18, les tranchées, etc. Ça a duré cinq mois. Et, à peine sortis de ces histoires surannées de ligne Maginot, nous sommes lâchés comme aspirants dans l’armée, une armée composée de jeunes officiers ou à peine officiers comme nous et de vieux sapeurs qui avaient fait la dernière guerre et qu’on avait pris au dernier moment. Objectif : faire sauter les ponts. Là, nous avons été attaqués par une Panzerdivision et j’ai su après qu’un film avait été tourné, par le grand documentariste allemand qui avait fait en 1920 Berlin, symphonie d’une grande ville, Walter Ruttman, devenu nazi sur la fin de ses jours et qui a été tué sur le front de l’Est. Ce que je voudrais aujourd’hui, c’est le confronter avec mes souvenirs et peut-être faire un film à mon tour sur cet épisode (Georges Sadoul, dans son Dictionnaire des cinéastes, dit que ce film, Deutsche Panzer, tourné en 1940, " glorifiait la marche des blindés allemands sur Paris ", NDLR). Reste que ce moment pour moi est assez horrible : nous avions alors vingt-deux ans, et faire une guerre à vingt-deux ans… C’était tout de même absurde ce qu’on faisait. Par exemple, on a fait sauter le pont de Château-Thierry et, vingt minutes après, les Allemands passaient à côté. L’image même de la catastrophe. On a fait cela de rivière en rivière. Détruire des ponts, alors que deux ans avant, à l’école, au moment où l’on avait inauguré le Golden Gate à San Francisco, on nous disait que c’était un chef-d’ouvre du monde, un chef-d’ouvre d’architecture et de technique. Et que notre professeur ajoutait : " Un pont, n’oubliez jamais, c’est une ouvre d’art dans un paysage. Vous devez la dessiner dans un paysage et, à ce moment-là, vous la calculerez. "
Amitiés