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Sujet: Le plaisir du soldat en Indochine (1945-1954) Jeu Déc 01 2022, 23:12
Le plaisir du soldat en Indochine (1945-1954)
Les combattants du Corps expéditionnaire français en Indochine cultivent un état d’esprit particulier où se mêlent les rancœurs contre les hommes politiques responsables, selon eux, de la défaite et du déshonneur, l’amertume devant les sacrifices inutiles et le Mal jaune.
Ce sentiment diffus procède d’une intériorisation complexe, reposant sur les souvenirs d’une jeunesse perdue et d’une certaine nostalgie de pays qui, malgré la guerre, imprègnent les soldats d’une marque indélébile.
Sans doute aurait-il été plus aisé de parler des menus plaisirs du quotidien des militaires, de la cuisine asiatique riche et variée qui faisait oublier la monotonie des popotes réglementaires, de l’alcool, voire des plaisirs de l’opium (peut-on d’ailleurs encore en parler comme de réels agréments ?) ou du contact avec les populations dans le cadre de la pacification.
Mais le commerce avec les femmes prend une place à part.
Le sujet de cet article se heurte à de nombreuses difficultés à cause de sa richesse et de l’attitude des témoins.
Dans l’historiographie de la guerre d’Indochine, la vie sexuelle des combattants du CEFEO appartient aux thèmes quasiment inexplorés.
Hormis quelques travaux sur la médecine et des romans dépeignant les relations entre les soldats et les autochtones, les écrits sont pauvres comme si on considérait ce genre de travail comme mineur, voire indécent.
Pourtant, la satisfaction du repos du guerrier remplit de très nombreux cartons d’archives (documents du Service de santé, du Service social, rapports de commandement et de police, synthèses sur le moral...), ce qui montre bien l’importance du problème dans son ensemble [1].
D’eux-mêmes, les anciens combattants évoquent très peu ces questions, sans doute par pudeur (la libération de la parole dans ce domaine intime ne fait pas partie du champ culturel des témoins), ou par souci de ne pas faire de vagues dans leur ménage.
Le lieutenant-médecin P. Giudicelli l’écrit clairement dans ses Mémoires :
« Et les filles ? Aujourd’hui retraité à la blanche chevelure cultivant mon paisible jardin, j’ai du mal à évoquer ces ardeurs d’autrefois... » [2]
Néanmoins, en insistant un peu, on obtient des témoignages très précis qui nuancent et éclairent la rigueur de la documentation officielle, plus portée vers les statistiques et les règlements que sur les sentiments des combattants.
Cependant, un regard critique s’impose.
De nombreux témoins ont tendance à idéaliser les rapports avec les Indochinoises et à leur voir des qualités morales et des charmes exceptionnels, oubliant les mésaventures, les déceptions et les innombrables « coups de pied de Vénus ». C’est une des manifestations du Mal jaune.
Délicate à traiter pour les militaires français, la question devient encore plus difficile pour les autres combattants ; quelques légionnaires ont laissé des souvenirs, mais aucun originaire d’Afrique.
Il faut donc se contenter des archives officielles et des témoignages des cadres européens, c’est-à-dire d’informations de seconde main, si riches soient-elles.
La présente étude ne concernera pas les autochtones des TFEO et se limitera donc aux troupes « importées ».
AVANT L’INDOCHINE, FANTASMES ET RÉALITÉS
Avant de découvrir pleinement les femmes d’Extrême-Orient, les soldats étaient habités par un imaginaire rempli d’exotisme colonial.
Les premiers partants de la période 1945-1947 ne disposèrent pratiquement d’aucune information sur les Indochinoises.
Tout au plus certains reçurent-ils des consignes prophylactiques classiques :
Se méfier des prostituées des grandes villes, se munir de préservatifs et signaler tout symptôme sexuel.
S’embarquaient donc des hommes assez insouciants, imaginant des femmes plutôt belles « au teint jaune, aux yeux bridés, aux longs cheveux noirs ».
Les uns avaient en tête des photographies de jeunes « Annamites » à la robe fendue, coiffées d’un chapeau conique et qui portaient des charges au bout d’un bâton.
D’autres croyaient retrouver le charme asiatique découvert grâce aux actualités et aux documentaires cinématographiques ou au cours de la visite de l’Exposition coloniale de Vincennes de 1931.
Certains, enfin, avaient parcouru des livres sur l’Indochine.
Cependant, la majorité partait sans rien savoir.
Tous se faisaient une idée des autochtones ; tous s’accordaient pour leur reconnaître des attraits mais tous se remémoraient aussi l’image de femmes perverses, sales, appâtées par le gain, telle qu’elle était véhiculée par les romans et le cinéma.
Bref, l’imaginaire était faussé par les déformations et la méconnaissance.
Avec le temps, les embarqués purent avoir des renseignements de la part de militaires qui avaient déjà effectué un séjour.
Des « tuyaux » plus qu’une vraie information circulaient.
Les vétérans évoquaient des filles faciles plutôt jolies, faisaient miroiter les avantages de l’encongaillage et aimaient à raconter combien les Indochinoises pouvaient être charmantes malgré la guerre.
Légionnaires, Africains et Maghrébins ne savaient rien.
Néanmoins, les musulmans attendaient l’Indochine avec une certaine impatience car les recruteurs leur avaient donné à penser qu’en Extrême-Orient ils rencontreraient de jeunes personnes gracieuses qui seraient un avant-goût du paradis [3]
Autour des centres de rassemblement pour l’Extrême-Orient, à Marseille ou à Fréjus, fleurissaient les maisons closes, et, après leur fermeture officielle, la prostitution continua de plus belle.
Pour éviter une explosion des maladies vénériennes consécutives à la fréquentation de prostituées non surveillées, les commandements locaux tentèrent de faire fermer les lieux de débauche puis, devant l’effet limité de la mesure, ils organisèrent des causeries pour informer les hommes des dangers vénériens et pour éviter que les soldes ne partent en fumée [4]
Ils demandèrent aussi l’installation de BMC.
Des affichettes humoristiques furent éditées pour mieux sensibiliser les futurs combattants.
À Fréjus, on en vint fréquemment à consigner les partants (mais cela recouvrait aussi d’autres raisons – par exemple, limiter les incidents graves avec les opposants à la guerre d’Indochine et les plaintes des civils contre les militaires).
Aussi découvrait-on, sur les bateaux qui naviguaient vers l’Extrême-Orient, des maladies vénériennes contractées juste avant l’embarquement, ce qui amputait d’autant les effectifs attendus en Indochine.
Sur le Pasteur, en avril 1949, parmi les 4 151 passagers, les médecins décelèrent 151 « vénériens » dont 108 étaient des nouveaux malades.
En novembre, ce furent 21 Maghrébins sur les 273 qu’emmenait le Vercors [5]
Une unité nord-africaine qui partait constituée s’embarquait généralement avec son BMC particulier, ce qui avait un effet bénéfique évident sur le moral et l’état d’esprit des hommes.
On s’intéressa particulièrement aux goums marocains qui, pour la plupart, voguèrent vers l’Orient avec leur BMC à base de Berbères [6]
Cependant, pour la très grande majorité des troupes, cette situation demeura une exception, même sur l’immense transport de troupes qu’était le Pasteur.
Devant la recrudescence des maladies contractées avant le départ ou bien avant, mais non déclarées, il fut décidé d’effectuer des visites médicales inopinées sur les bateaux.
On en vint aussi à fournir des préservatifs, voire des pommades antiseptiques [7]
Sur les navires qui convoyaient des personnels féminins, une des activités favorites était la conquête d’une des passagères ; quelques témoins se rappellent ces instants furtifs et grisants, puisqu’ils violaient les consignes.
Débarquaient donc en Indochine des hommes presque toujours privés de femmes pendant le voyage et qui vivaient dans l’attente de la découverte du pays et de ses filles.
EN INDOCHINE
Le constat
Avides de nouveauté, mal ou pas du tout informés, les combattants du CEFEO, jeunes et célibataires pour une grande majorité, furent immédiatement conquis par les Indochinoises, surtout par les charmes des Vietnamiennes que d’aucuns appellent d’ailleurs encore les Annamites.
Un sergent de l’infanterie coloniale parle ainsi :
« Nous regardions, saisis par les plus belles filles, qui passaient devant nous. Fières sous leur chapeau conique, elles arboraient de larges sourires comme s’il n’y avait pas la guerre. Leurs petits seins et leur allure de liane souple nous changeaient des Françaises à la gueule triste et aux grosses poitrines. On avait envie de les aimer et les protéger. » [8]
Ce fut comme un coup de foudre pour « les filles aux yeux bridés ».
Le lieutenant-médecin P. Giudicelli, dans un style très direct, résume bien les sentiments des nouveaux débarqués :
« Quelle beauté, que de grâce chez ces fines créatures dans leur ravissant costume national ! Les yeux nous en sortent de la tête. De surcroît, elles ne seraient pas farouches ; en tout cas, pas des mijaurées comme les filles de chez nous qui, en ces temps prépilulaires, sont toujours prêtes à considérer comme monstre lubrique quiconque veut leur montrer la moindre preuve concrète d’affection. » [9]
On ne peut être plus clair !
Les premiers débarqués, qui arrivaient dans une ambiance proche de celle qu’ils avaient pour beaucoup connue au moment de la Libération de la France, eurent quelques relations avec des femmes européennes.
En revanche, pour les autres, cela devint une exception.
Dans les premières semaines de 1945, le péril vénérien frappa peu car la plupart des prostituées avaient été arrêtées par les Anglais et Saïgon n’était pas assez sécurisée pour autoriser des sorties.
En outre, les militaires du GM/2e DB et les Coloniaux de la 9e DIC avaient reçu de sévères mises en garde.
Mais avec le renforcement constant des TFEO, c’est-à-dire le débarquement d’hommes plus jeunes, moins mûrs et d’un niveau intellectuel plus frustre, et avec la libération par les autorités britanniques d’un grand nombre de prostituées qui reprirent immédiatement leurs activités, les choses changèrent.
La vie difficile, l’attrait de l’argent facile multiplièrent le nombre des filles de joie.
Chaque militaire avait donc d’innombrables possibilités de rencontrer l’amour vénal.
Beaucoup le découvrirent dès les premiers jours de leur séjour.
Il était de tradition que le premier soir de liberté à Saigon soit consacré à une virée à Cholon, où se côtoyaient tous les lieux de plaisir imaginables :
Restaurants bon marché, dancings aux cavalières payées à la danse ou à l’heure mais qui acceptaient souvent d’autres services, pensionnaires des maisons de tolérance, filles publiques indépendantes, jeunes garçons parfois.
Après les premiers temps en Extrême-Orient passés dans les centres de transit comme le célèbre camp Pétrus Ky, réputé pour ses conditions innommables (ce qui explique pourquoi Cholon exerçait une fascination irrésistible en dépit de tous les dangers), les troupes rejoignaient leurs unités.
Là, le plaisir du soldat prend d’innombrables nuances selon les grades, les troupes, les zones de guerre et les lieux de stationnement.
Selon de très nombreux témoins, les personnels féminins français étaient pratiquement une chasse gardée des officiers d’état-major.
Selon les mêmes sources, ces jeunes femmes menèrent une vie joyeuse, non exempte de critiques sur leur moralité.
D’ailleurs, on fut obligé de créer un service spécial de gynécologie obstétrique à Saigon.
En réalité, à part quelques rares exceptions, les militaires français eurent peu de contacts avec des femmes européennes ou autochtones vertueuses.
Les combattants trouvèrent l’assouvissement de leur libido auprès des prostituées régulières, des prostituées clandestines, des pensionnaires des BMC et auprès des congay.
Durant tout le conflit, la prostitution fructifia partout sous diverses formes.
Autour des bases et des cantonnements, dans les centres de transit comme Haiphong, dans les villages, des prostituées offraient leurs services.
À la fin 1945, les autorités reprirent leur surveillance.
En théorie, les filles dites « encartées » devaient passer régulièrement une visite médicale de contrôle à la fin de laquelle on les autorisait ou non à exercer leur métier.
Il s’agissait souvent d’une prostitution indépendante des circonstances, mais, en ville, de nombreuses filles étaient protégées par des truands classiques.
En Cochinchine, en échange de son ralliement au gouvernement de l’empereur Bao Daï, de sa participation au maintien de l’ordre dans Saïgon et à la contre-guérilla dans quelques secteurs, la mafia des Binh Xuyen avait obtenu la liberté d’exploiter tous les secteurs du plaisir, notamment dans Cholon.
On peut assimiler les pensionnaires des BMC à ces femmes.
La misère, les conséquences de la guerre (peur du Vietminh, déplacements consécutifs à la destruction de villages, veuvage) et l’opportunité firent exploser la prostitution clandestine, c’est-à-dire non médicalement surveillée.
On trouvait partout une possibilité, et tous les combattants connaissaient une bonne adresse.
Les tarifs modiques, demandés par les prostituées clandestines, rendaient celles-ci attrayantes pour les hommes des TFEO.
En effet, du moins jusqu’en 1949 pour les grades inférieurs à celui de sergent, la maigreur des soldes explique ces fréquentations.
Mais d’autres facteurs entraient en ligne de compte.
Une prostituée clandestine, parfois occasionnelle, ne demandait pas les mesures prophylactiques exigées dans les BMC ; de plus, elle ne comptait pas son temps.
Les tirailleurs sénégalais, qui aimaient prendre leur temps et qui détestaient faire la queue, avaient souvent recours à leur service d’autant qu’après ils aimaient parler avec les femmes.
Même dans les villages isolés, on trouvait des occasions :
Des paysannes, des orphelines ou des veuves chargées de famille, des femmes de supplétifs ou de réguliers qui tentaient d’améliorer le quotidien de leur famille.
La vie en poste atténuait les effets des recommandations du commandement et favorisait la promiscuité ; dans de nombreux points d’appui, en dépit des notes de service réitérées, les femmes circulaient, plus ou moins au service des combattants.
L’encongaillage, c’est-à-dire des relations suivies et privilégiées avec une autochtone, participe naturellement à l’assouvissement du plaisir du soldat.
Le plus souvent autour des postes, dans le cadre de la pacification mais parfois aussi dans les villes, des liens étroits se nouaient entre une Indochinoise et un militaire du CEFEO, car cela toucha toutes les composantes des TFEO.
Pour les Européens, c’était le désir de recréer une sorte de chez-soi à cause de l’éloignement de la patrie, d’avoir une femme à soi et de compenser l’hostilité ou l’indifférence des Français à leur égard dans un schéma proche d’un transfert affectif.
L’affaire est plus compliquée pour les Maghrébins.
En effet, ceux-ci, par leur allure, effrayaient les Indochinoises qui, selon un rapport, « avaient peur d’aller avec eux ».
Cependant, grâce à leur solde, de nombreux sous-officiers avaient aussi leur congaï.
Les Africains aimèrent d’emblée les belles du pays qu’ils considéraient comme des petites sœurs du fait de leur allure frêle.
Dans un premier temps, les Indochinoises redoutaient leur compagnie, y compris les prostituées, du fait de leur couleur de peau, de leurs cicatrices et de leurs mensurations.
Mais, peu à peu, elles comprirent vite tout le parti qu’elles pouvaient tirer de la naïveté des combattants noirs.
Eux aussi, grâce à leurs soldes, eurent des congaï.
La fréquentation d’une femme attitrée donnait aux Africains une importance proche de celle qu’ils auraient eue dans leur village s’ils s’étaient mariés.
Elles étaient parfois l’objet d’un marchandage avec les pères ou les chefs de village.
Certaines étaient louées à la semaine ou au mois, d’autres appartenaient quasiment au poste.
Quand un titulaire partait, la congaï faisait partie de l’héritage du suivant.
Ce système fut très souvent interdit mais la répétition des notes de service et la distance entre le réglementaire et les habitudes firent que l’encongaillage devint un corollaire des TFEO.
Il permettait de donner aux hommes une certaine stabilité affective, d’éviter la fréquentation des prostituées clandestines, de tisser des liens avec les villageois dans le cadre de la pacification.
On vit même des chefs d’unité obligés de prendre une femme indigène pour pouvoir lever des hommes dans les villages.
La congaï était donc, le plus souvent, une marchandise d’échanges [10]
À la marge, l’assouvissement des besoins amoureux se faisait dans la violence.
Certes les TFEO ne furent pas ce ramassis de violeurs dont parlaient couramment les communistes et leurs journaux, mais des délits et crimes sexuels existèrent.
Il fallait, en particulier, bien tenir les goumiers dont beaucoup avaient connu des pratiques criminelles au cours des campagnes d’Italie et d’Allemagne [11]
Dans ce domaine, il n’est guère possible d’aller plus loin, si l’on veut rester historiquement rigoureux, car la réglementation actuelle interdit toute communication d’archives touchant à la justice militaire en Indochine.
Mais on est là à la limite du plaisir du soldat et du délit.
Enfin, il y eut de vraies relations amoureuses, ce qui entraîna bien des problèmes pour les militaires qui souhaitaient se marier avec une Indochinoise.
À la fin de la guerre, quelques-unes rejoignirent leur mari français en métropole.
Il n’y pas d’exemples de ce type pour les Africains, malgré leurs demandes [12]
Les effets
La première conséquence, la plus importante, mais pas la seule, fut naturellement les maladies vénériennes – « le fléau no 1 des TFEO », écrit un rapport [13] [13]Ibid., carton 10H 1966, Rapport annuel du Service de santé.
Au total, furent constatés 288 036 cas dont 207 887 en Indochine même (syphilis, blennorragies, lymphogranulomatoses et chancres mous), et cela sans compter des affections comme les mycoses et autres irritations [14]
Les causes de ces ravages sont multiples et souvent complémentaires, puisque de nombreux patients souffraient de plusieurs affections à la fois.
Leur jeunesse et leur esprit frustre peuvent excuser l’inconséquence des combattants ; d’ailleurs beaucoup pensaient que les maladies vénériennes étaient moins graves que les affections tropicales du fait de la mise en œuvre des antibiotiques.
Aussi, en dépit des conseils sur l’emploi des préservatifs, l’insouciance domina.
Certes ceux-ci manquèrent souvent.
À la fin de 1945, les TFEO attendaient toujours leur livraison, alors que des commandes avaient été passées bien avant le départ des troupes [15]
Et ne parlons pas des théories qui mettaient en doute leur efficacité ni de leur qualité [16]
Des témoins affirment qu’on leur déconseilla parfois leur emploi pour des raisons morales et qu’on prêcha même l’abstinence et la fidélité conjugale.
Les musulmans ne faisaient guère attention à leur santé, puisqu’ils étaient dans les mains d’Allah ; la maladie était donc une fatalité.
Quant aux Africains, ils pensaient que les médecins français, assimilés à de grands sorciers, les sortiraient des griffes des maladies dont ils ne connaissaient guère le mode de propagation malgré les causeries dans les bataillons.
Beaucoup négligeaient de déclarer leurs affections en pensant qu’elles étaient banales, d’autres ne disaient rien de peur d’être sanctionnés et certains redoutaient qu’elles ne les éloignent des combats, donc des copains et des récompenses [17]
Naturellement, la santé des autochtones, le plus souvent ignorantes de leur maladie, la prostitution clandestine, le défilé des hommes auprès de partenaires malades accentuèrent les difficultés.
À n’en point douter, il faut aussi admettre que le Vietminh utilisa des femmes contaminées pour affaiblir les TFEO ; par exemple, on note en 1948 une curieuse épidémie de syphilis dans un bataillon du 3e REI lors de son séjour à Tu Duc (Sud-Vietnam).
On évoque à ce propos « les brigades d’amour d’Hô Chi Minh ».
La pénurie d’effectifs et la guerre rendaient difficile la tâche des services de police.
De même, la faiblesse des moyens financiers empêchait des commandes massives de préservatifs, voire une information intensive auprès des combattants.
Le manque d’argent gênait gravement toute politique de mise en œuvre de distractions attractives.
La médiocrité des soldes forçait pratiquement les hommes peu gradés à rechercher le plaisir le moins cher possible.
De plus, le besoin urgent en effectifs explique que les visites médicales d’incorporation ou d’aptitude au CEFEO aient été faites à la va-vite, négligeant ainsi les porteurs d’une affection vénérienne qui se retrouvaient alors en Indochine malades et responsables de contaminations en chaîne [18]
Si on ajoute à cela l’ambiance de guerre, les mouvements et les brassages des troupes ainsi que l’environnement moral asiatique, on comprend que les maladies vénériennes restèrent, malgré la réduction de leur nombre, une des principales pathologies des TFEO.
Elles les affaiblirent encore plus du fait des indisponibilités médicales qu’elles provoquèrent.
Le plaisir du soldat posa des problèmes de sécurité.
Des effectifs furent distraits pour assurer la sécurité des BMC et des quartiers réservés.
Le Vietminh enrôla de nombreuses jeunes femmes comme agents de renseignements et comme propagandistes.
Par leur truchement, le Dich Van, son service de la guerre psychologique, tenta de démoraliser des combattants pour les inciter à la désertion.
Enfin, en plus d’une occasion, les Amazones d’Hô Chi Minh lui permirent d’attirer dans des guets-apens des hommes isolés.
Dans des cas mal connus, il essaya de porter atteinte à l’intégrité des militaires français en faisant courir le bruit que les soldats du CEFEO violaient les filles ; après enquête, on découvrit souvent que les victimes étaient en fait des prostituées patentées [19] L’encongaillage, en dépit de formes qui peuvent l’assimiler à une prostitution, enracina les combattants dans le pays.
Donnant un sens à leur vie, les congaï leur permirent de tenir dans les secteurs les plus perdus.
Coupés de la métropole que beaucoup jugeaient odieuse par son indifférence ou son mépris, les hommes reportèrent leur affection sur les femmes autochtones, se détachant ainsi encore plus de la nation.
Naquirent ainsi les bases du Mal jaune et, dans des cas plutôt minoritaires, des attachements sincères.
Les Africains furent confrontés à la question des enfants nés de leurs amours asiatiques.
Ne pouvant rentrer au pays avec leurs femmes autochtones, ils auraient souhaité prendre avec eux leurs progénitures.
Les demandes, faites auprès des autorités vietnamiennes, ne reçurent jamais de réponse, si bien que des tirailleurs se portèrent volontaires pour des seconds séjours dans le but affiché de retrouver leur « famille indochinoise » [20]
La concurrence entre les différentes unités, l’esprit de corps et des sentiments de frustration rentrée furent à l’origine de heurts entre soldats.
En maintes circonstances, des querelles ayant pour cause les femmes dégénérèrent en affrontements entre Africains et Maghrébins, entre soldats du CEFEO et militaires indochinois, mais parfois aussi entre Français.
On recense même des batailles rangées avec utilisation des armes de service.
Le commerce avec les autochtones déclencha en outre des disputes et des bagarres, avec des civils, ce qui entraîna des plaintes contre les militaires qu’on mesure mal du fait de la réglementation actuellement en vigueur sur les archives [21]
Enfin, quelques documents montrent que les femmes furent à l’origine de désertions :
Un coup de cafard, une déception ou un besoin de consolation et le soldat partait retrouver son amoureuse, même dans des territoires sous contrôle vietminh sans qu’il y ait eu de démarche du Dich Van.
Bon nombre de ces fuyards disparurent sans laisser de trace [22]
Les mesures prises par le commandement
Dès la mise sur pied du CEFEO, le Service de santé prit des mesures préventives.
Il multiplia l’information auprès de ceux qui allaient partir et commanda aux Anglais 2 millions de préservatifs [23]
Devant la recrudescence de toutes les formes d’atteintes, il réitéra chaque année ses commandes et conseilla de punir tous les hommes qui contractaient une maladie en dehors des BMC.
En 1945-1946, le Commandement tenta de responsabiliser ses hommes en mettant en parallèle le péril vénérien et la dénatalité tout en parlant, en outre, d’atteintes aux mœurs [24]
À plusieurs reprises, les responsables militaires interdirent l’encongaillage, menaçant les militaires de punitions et les autochtones d’être considérées comme des prostituées clandestines.
À partir de 1949, on mit au point des livrets d’informations.
Ainsi, le Manuel à l’usage des combattants expliquait clairement par des textes simples et des dessins humoristiques tous les dangers de la femme indochinoise.
Les sanctions (allant parfois jusqu’au chef d’inculpation de sabotage ou de tentative de démoralisation) et des retards au rapatriement eurent peu d’effets car les besoins et les tentations étaient immenses et difficiles à contrôler.
On finit par biaiser.
Les commandements locaux acceptèrent l’encongaillage à condition que la femme soit très régulièrement surveillée médicalement.
Selon le cas, elle recevait un certificat de bonne santé ; sinon, elle se voyait intimer l’obligation de soins.
Sans une présentation volontaire de sa part au Service de santé, elle pouvait être considérée et traitée comme une prostituée clandestine [25]
Dès 1946, un quartier réservé fut mis sur pied à Saigon avec environ 200 femmes suivies hebdomadairement par le Service de santé [26]
Toutes les grandes agglomérations finirent par en posséder un.
C’étaient de grands centres d’abattage où il y en avait pour tous les goûts et toutes les bourses.
Pour Saigon-Cholon, les militaires parlent du « Parc à buffles ».
Selon un officier, « rien que le spectacle valait le déplacement... C’était une grande foire, un grand marché » [27] Naturellement, dès 1946, le système des BMC devint la solution privilégiée.
C’étaient des bordels contrôlés par l’armée au sein desquels les pensionnaires étaient soumises à deux visites médicales hebdomadaires.
Les uns étaient fixes, attachés à une base ou à une localité, les autres appartenaient en propre à une unité, en particulier aux corps maghrébins et légionnaires (mais il en exista spécifiquement pour les parachutistes et les aviateurs), et certains se déplaçaient de poste en poste.
On vit même des BMC provisoires comme ceux qui existèrent à Nasan et à Diên Biên Phû.
Il y avait des BMC pour les hommes de troupe, d’autres pour les sous-officiers, et quelques-uns étaient réservés aux officiers.
Les pensionnaires se recrutaient parmi les autochtones mais, pour satisfaire les soldats d’Afrique, on fit venir des femmes du Maghreb.
Le BMC était un petit monde très organisé avec ses règlements, son personnel et ses modes de fonctionnement très précis qui ont été bien analysés dans l’ouvrage de M. S. Hardy [28]
Les BMC permirent de faire face aux épidémies de maladies vénériennes ; on relève néanmoins des pathologies contractées en leur sein.
En effet, des hommes fréquentaient le BMC en même temps que des prostituées clandestines et répandaient ainsi les affections tout en se dédouanant auprès de leurs supérieurs, puisque tout malade infecté hors d’un BMC était puni [29]
De même, si les consignes sanitaires n’étaient pas strictement respectées, le remède pouvait devenir pire que le mal.
Les combattants s’en détournaient alors.
L’arrivée du BMC dans les postes réjouissait les cœurs, et, au contraire, tout retard agaçait les personnels qui avaient encore plus l’impression qu’on ne prenait pas assez soin d’eux.
L’irrégularité de la venue du BMC déterminait des sautes d’humeur et des formes de mauvais esprit, voire de l’irritabilité, en particulier dans les unités africaines et maghrébines, car cela s’ajoutait à d’autres facteurs comme le désir d’égalité avec les Français, un besoin de reconnaissance et la détérioration de la mentalité des nouveaux engagés.
À partir de 1950, l’augmentation significative du nombre des Maghrébins fut à l’origine d’innombrables soucis pour les commandements locaux.
Ces soldats désiraient avoir des permissions pour aller voir les filles.
Pour les unités proches des villes, on organisa des moments de repos pour que les combattants puissent assouvir leurs désirs ; les chefs de secteur firent particulièrement attention à ces tours de plaisir s’ils avaient sous leur responsabilité des tirailleurs algériens et marocains [30]
Dans les zones où l’on ne pouvait pas accorder de permissions faute d’effectif suffisant, le commandement accepta que des prostituées visitent les postes.
Une ou deux demoiselles profitaient des convois de liaison pour vendre leurs charmes.
Le chef de poste devait alors organiser les tours de passage, donner les conseils sanitaires et percevoir le prix des services [31]
Au-delà de la satisfaction du plaisir du soldat, les maladies vénériennes affectaient le moral des hommes.
Certains, en effet, considéraient que beaucoup de malades l’étaient par leur faute et que cela augmentait les charges des valides qui avaient respecté les consignes.
Un sous-officier note que sa campagne fut troublée par trois peurs qui jouèrent sur son état d’esprit : sauter sur une mine, être pris par le Vietminh et contracter une maladie vénérienne.
Malgré tout, la lutte contre la prostitution clandestine ne fut pas menée avec toute la vigueur nécessaire.
Les services manquaient de moyens certes, mais, pour des raisons politiques, on ferma souvent les yeux.
Par exemple, on évita de trop heurter les autorités vietnamiennes qui ne voyaient pas d’un bon œil que de nouvelles filles soient encartées ; de même, on épargna fréquemment la communauté chinoise de Saigon-Cholon.
De toute façon, il y avait une telle dilution de la prostitution clandestine que vouloir l’éradiquer était illusoire, d’autant que l’attitude même des combattants l’encourageait.
Ponctuellement, le Service de santé effectuait des inspections de contrôle inopinées qui pouvaient s’accompagner de sanctions et le Service social distribuait des préservatifs sur les transports de troupes et en Indochine [32]
À partir de 1951, avec la fin de la crise sévère des effectifs, les services de santé, en France comme en Afrique, se livrèrent à des dépistages plus sévères.
En Algérie et au Maroc, tout porteur vénérien était refoulé au moment du recrutement et tout désigné exclu d’un envoi en Indochine s’il était malade.
Tout cela concourut à une baisse du nombre des infectés dans les TFEO.
Leur nombre passa de 8,9 % en 1946 à 6,5 % en 1952 parmi les Européens mais il régressa peu chez les Maghrébins et resta élevé parmi les Africains.
Les affections vénériennes touchèrent donc toujours une part importante des combattants tout en mobilisant le Service de santé [33]
Il était difficile pour le Commandement de lutter contre les effets du repos du guerrier tant les composantes du CEFEO auraient nécessité des approches différentes.
Mais les charmes de la femme indochinoise et la jeunesse des soldats faisaient que beaucoup de combattants oubliaient les avertissements.
En outre, les autochtones exerçaient un tel attrait que beaucoup d’hommes reportèrent leurs déceptions de la métropole sur elles, ce qui ancra en eux l’idée que leur combat était aussi au service de ces femmes.
Notes
[1]Le sujet est abordé dans des romans comme Marie Casse-croûte (E. Axelrad ; Paris, J.-C. Lattès, 1985) ou comme Opium rouge (B. Moinet ; Paris, France-Empire, 1966). Les ouvrages de Michel Bodin, Les combattants français face à la guerre d’Indochine. Indochine, 1945-1954, Paris, L’Harmattan, 1998, 270 p., et Les Africains dans la guerre d’Indochine, 1947-1954, Paris, L’Harmattan, 2000, 270 p., le traitent en partie dans les chapitres concernant le contact avec le pays et la santé du CEFEO. M. S. Hardy, De la morale au moral ou l’histoire des BMC, Lavauzelle, Panazol, 2004, 363 p., développe la question des BMC.
[2]P. Giudicelli, Médecins de bataillon en Indochine, 1947-1951, Paris, Albatros, 1991, 189 p., p. 16.
[3]Nombreux témoignages recueillis par l’auteur.
[4]M. S. Hardy, op. cit., pages hors texte.
[5]SHAT, carton 10H 2082, Rapports de traversée du Vercors et du Pasteur, 1949.
[6]Ibid., cartons 10H 2082 et 2083, Rapports de traversée, 1948-1954, synthèse.
[7]Ibid., cartons 10H 2083, Rapports de traversée, 1951-1953, et 10H 1965, rapports du Service de santé, 1949.
[8]Témoignage d’un sous-officier, séjour en Indochine de 1948 à 1951.
[9]P. Giudicelli, op. cit., p. 16.
[10]SHAT, cartons 10H 3182, Note de service no 2886/FTCV/I/JM, 1951, et 10H 1966, rapport annuel du Service de santé des FTEO, 1950. Et nombreux témoignages recueillis par l’auteur.
[11]Nombreux témoignages recueillis par l’auteur.
[12]SHAT, carton 10H 420, Rapports sur le moral des Africains, 1954-1955.
[13]Ibid., carton 10H 1966, Rapport annuel du Service de santé.
[14]Le Service de santé en Indochine, Saigon, DSSEO, 1954, 887 p., p. 744.
[15]SHAT, carton 10H 1989, Étude sur le Service de santé, octobre 1945 - octobre 1946.
[16]M. S. Hardy, op. cit., p. 99.
[17]Nombreux témoignages recueillis par l’auteur.
[18]SHAT, cartons 10H 1965-1974, Synthèse des rapports annuels des Services de santé, 1947-1954.
[19]Ibid., carton 10H 524, Note de service no 1971/FTCV/I/D6 du 21 juillet 1951, et 10H 622, dossier Dich Van.
[20]Ibid., carton 10H 420, Rapport sur le moral des Africains, 1952-1954.
[21]Ibid.
[22]BCAAM, Synthèse des fiches de disparus.
[23]SHAT, carton 10H 1989, Étude sur le Service de santé, octobre 1945 - octobre 1946.
[24]Ibid., carton 10H 349, Instruction sur le moral no 2 du 29 avril 1946.
[25]Ibid., carton 10H 3182, Note de service no 2886/FTCV/I/JM, 1951.
[26]Ibid., carton C 874, Instruction sur le moral no 5, 1946.
[27]Témoignage d’un officier, séjour en Indochine de 1948 à 1950 et de 1952 à 1954.
[28]M. S. Hardy, op. cit.
[29]SHAT, carton 10H 1975, Rapport du Service de santé des FTEO, 1953.
[30]Ibid., Synthèse de rapports sur le moral et plus particulièrement rapports concernant les Nord-Africains (SHAT, carton 10H 446).
[31]]Témoignage d’un officier de tirailleurs marocains, séjour en Indochine de 1950 à 1953.
[32]SHAT, synthèse des rapports de traversée et de rapports sur le moral, 1949-1954.
[33]Le Service de santé en Indochine, op. cit., p. 744.
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».
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Commandoair40 Admin
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Sujet: Re: Le plaisir du soldat en Indochine (1945-1954) Lun Déc 12 2022, 20:56
Merci pour cette vague de réponses et de commentaires .
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».