L'Afrique au temps des colonies : le rêve insensé du docteur Schweitzer. En 1954, à l'hôpital de Lambaréné, au Gabon, Albert Schweitzer examine un jeune patient
En 1913, un Alsacien débarque au Gabon pour créer un hôpital. Il deviendra un héros de l’humanitaire et, malgré́ lui, un symbole du paternalisme occidental.
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Partir en Afrique pour devenir missionnaire ! Le pasteur Louis Schweitzer a du mal à croire la décision de son fils Albert. Rien ne laisserait penser que le jeune homme dévie de son destin tout tracé, lui qui est déjà un pilier de la communauté́ alsacienne. En 1905, Albert a 30 ans et cumule enseignement à l’université́ de Strasbourg, prêches à la paroisse Saint-Nicolas, dont il est vicaire, et récitals, comme organiste talentueux... Mais rien n’y fait : Albert Schweitzer n’imagine plus sa vie en Alsace (devenue allemande suite au traité de Francfort de 1871) et rêve d’horizons lointains. Il veut soigner les indigènes au Congo français où de nombreux missionnaires ont laissé́ leur vie. Tous ses biographes sont formels : le déclic se produit en 1904, lorsqu’il lit le bulletin de la Société́ des missions évangéliques de Paris. Là-bas, on manque de médecins, apprend-il. Des projets de missionnaires protestants sont organisés en Afrique. Aux yeux du jeune vicaire, soucieux de réparer les torts de la colonisation dont il dénonce les travers dans ses sermons, l’appel est irrésistible.
Ce revirement ne se fait pas sans heurts... L’enseignant redevient étudiant pour devenir médecin. Il lui faut aussi convaincre l’administration coloniale française, d’autant plus hostile à l’arrivée d’un Allemand au Gabon, territoire de l’Afrique équatoriale française, qu’en 1911, une escarmouche militaire à Agadir a exacerbé les tensions entre les deux pays. Un accord finit par être trouvé : sa présence est acceptée à la mission de Lambaréné́, à condition qu’il finance lui-même son projet d’hôpital.
Le jeune praticien consulte en plein air, tout en aménageant un poulailler en salle de soins
Début 1913, à Pauillac, Albert Schweitzer embarque donc sur le navire Europe, aux côtés de sa femme, Hélène, qui a suivi une formation d’infirmière pour l’assister dans ses projets. Dans les cales : quarante caisses de médicaments et de matériel médical achetés grâce aux dons d’amis et aux revenus de ses concerts.
Le trajet dure un long mois. A leur arrivée au Gabon, plus de 200 kilomètres de navigation sur l’impétueux fleuve Ogooué́ attendent les deux voyageurs déjà̀ éreintés. C’est l’unique voie d’accès pour leur destination finale, la station de Lambaréné́, au cœur de la forêt vierge, où est implantée la petite mission protestante dotée d’une école. Une déconvenue de taille attend le couple : l’hôpital promis par les missionnaires n’a pas été́ édifié́ à temps. Coiffé de son casque colonial, le docteur démarre ses consultations en plein air, tout en aménageant un poulailler abandonné pour en faire une salle de soins. Il y a urgence : dans cette région qui compte très peu de médecins, la nouvelle de son arrivée s’est vite répandue, et les Gabonais affluent dans l’espoir de guérir de la maladie du sommeil, qui fait des ravages, de la lèpre ou des ulcères. Certains souffrent de blessures subies sur les chantiers d’abattage de bois, où les indigènes sont durement exploites. Albert Schweitzer, aidé de sa femme et de son assistant recruté sur place, soigne et opère au mieux ces trop nombreux patients. Il lui faut s’adapter aux mœurs de ses malades : inutile de rédiger une ordonnance, qui ne sera pas lue. Le médecin fait réciter par cœur la posologie aux patients qui repartent chez eux. Malgré́ les conditions très rudes de leur installation, la fatigue et le manque de moyens, le couple continue d’y croire.
Mais la guerre menace de tout balayer : un an après leur installation à Lambaréné́, un représentant de l’administration coloniale frappe à la porte de l’hôpital de fortune. En août 1914, France et Allemagne sont entrées en conflit. Les Schweitzer, officiellement mis aux arrêts à cause de leur nationalité́ allemande, continuent tant bien que mal les soins, avant d’être sommés, à l’automne 1917, de regagner l’Europe pour y être internes. Avec leur départ, l’activité́ de l’hôpital stoppe brutalement. Comme des milliers d’Alsaciens, Albert et Hélène se retrouvent écartelés entre deux nations, à devoir attendre l’issue de la guerre dans le camp de Garaison (Hautes-Pyrénées).
Ce n’est qu’en juillet 1918 que, devenus français, ils sont enfin relâches et peuvent se replier à Strasbourg où naît Rhéna, leur fille unique. Albert, ruiné par les achats de médicaments pour son dispensaire, physiquement affaibli et abattu par l’abandon de sa mission, s’est remis à prêcher à la paroisse Saint-Nicolas et à travailler à l’hôpital de la ville, quand une lettre lui redonne espoir : depuis la Suède, l’archevêque d’Uppsala l’invite à tenir des conférences sur son travail en Afrique.
En 1952, celui qui inventa la médecine humanitaire est récompensé́ du prix Nobel de la paix
En 1920, l’accueil chaleureux des Suédois réconforte le missionnaire déçu. Il prolonge ce séjour d’une tournée européenne de conférences et de concerts. Cet homme obstiné a compris qu’en s’appuyant sur les fonds recueillis et des bénévoles prêts à assuré un flux régulier de dons vers l’Afrique, il va pouvoir raviver son projet.
C’est ainsi qu’en 1924, laissant sa famille en Alsace, Albert Schweitzer, âgé́ de 49 ans, embarque à nouveau pour le Gabon et retrouve Lambaréné́. Il ne le quittera plus. Seule la nécessité́ de récolter des fonds en Europe ou aux Etats-Unis parvient à l’arracher par intermittence à son «village hôpital». Après trois années de travail acharné, en 1927, le «Grand docteur», comme ses patients ont coutume de le surnommer, peut enfin inaugurer ce nouvel ensemble, situé sur un terrain de 20 hectares pris en concession sur la colline d’Atadié, à quelques kilomètres de la mission. «Ici, ce n’est pas un hôpital, c’est un village où l’on soigne, où l’on guérit», écrit-il à l’abbé́ Pierre, autre figure de l’humanitaire, dans une lettre citée par Augustin Emane dans Docteur Schweitzer, une icône africaine (éd. Fayard). En 1932, à coté́ des bâtiments à vocation médicale, une vingtaine de baraques au confort sommaire abritent jusqu’à 300 personnes. Le missionnaire prêche le dimanche, mais se montre souple envers les coutumes locales : si les pratiques de sorcellerie y sont interdites, les familles polygames sont admises à l’hôpital. «Il était un homme qui nous laissait tranquille et qui allait à ce qui était essentiel», témoigne un ancien patient, cité par Augustin Emane.
Longtemps, Albert Schweitzer a œuvré́ dans l’ombre. Avant d’être rattrapé par la célébrité́... Au sortir de la guerre, les médias s’intéressent à lui. En 1947, il est «l’homme le plus important de la Terre», s’enthousiasme le magazine américain Life. Il se voit même remettre le prix Nobel de la paix en 1952. Mais dans les années 1960, sur fond de décolonisation, il est désigné́ par l’opinion publique comme le symbole détestable de la domination coloniale. «On en a fait un saint, ce qui est une erreur, avant d’en faire un repoussoir, ce qui l’est également. Albert Schweitzer a su s’affranchir des écrits philosophiques et théologiques allemands de son époque, pour qui le Noir est dans l’animalité́. Pour lui, l’humanité́ est une», explique Mathieu Arnold, auteur d’Albert Schweitzer, la compassion et la raison (éd. Olivetan). Des polémiques sur sa facette «paternaliste», voire autoritaire, le docteur de Lambaréné́ n’y répondra pas, préférant s’engager dans de nouveaux combats, notamment contre les essais nucléaires. Jusqu’au bout, il poursuivra son œuvre au Gabon, où il sera enterré en 1965, aux côtés de sa femme, et où un hôpital qui porte son nom accueille aujourd’hui encore des milliers de patients.