TEMOIGNAGE DU POSTIER, JEAN-PIERRE LONATI en 1998 < Je suis né à Constantine en 1935. Ma famille s'est installée en Algérie vers 1850. Mon père avait débuté aux P.T.T en 1918 à l'âge de 15 ans, dans les lignes téléphoniques, comme auxiliaire dans le district de Constantine,puis il est devenu agent de ligne titulaire à Philippeville en 1927. Par la suite, il a été muté à Batna, au pied des Aurés, il s'occupait des lignes téléphoniques de la région ainsi que toutes les lignes du Sud à partir de Biskra et ce jusqu'en 1962. Il était constamment en déplacement par tous les temps, même s'il y avait le sirocco. Son équipe était majoritairement arabo-berbère et mon père parlait parfaitement la langue. Il était en charge de l'entretien et la construction de lignes téléphoniques. Il fallait piqueter, jalonner pour construire une ligne, quand il n'y avait pas de route ou de piste ou lorsque les camions s'enlisaient dans le sable, alors l'équipe partait à pied avec sur le dos des mulets ou des chameaux, des poteaux en bois de 7/8 m. de long. Il leur arrivait d'aller à pied plusieurs kms par jour et de planter des poteaux tous les 50 m. avec les barres à mines à la main, pour faire des trous de 1.50 m. de profondeur. Parfois il fallait se débrouiller avec un guide, pour tracer une ligne au plus court et souvent c'était au pif ! Les déplacements pouvaient durer 8, 15 jours voire un mois. A 18 ans, j'ai passé le concours d'agent d'exploitation, reçu, j'ai été affecté à Batna, en attendant l'appel aux cours à Alger, comme agent stagiaire le 11 octobre 1954. C'est un ami de mon père, un des rares arabo-berbères à être au guichet, qui m'a formé. Il est devenu receveur après l'indépendance. J'ai le souvenir d'un excellent postier auquel je dois beaucoup. J'ai vécu en direct le début de la guerre à Batna, j'ai encore les premiers coups de feu dans les oreilles, dans la nuit du 1er novembre, vers 2 ou 3 heures du matin, j'ai entendu des coups de feu, j'ai su par la suite que 4 soldats avaient été tués ( les premiers morts pour la France ) . A 6 heures du matin, le téléphone sonne, c'est le receveur qui appelle mon père " Lonati, il se passe quelque chose, nous n'avons plus de lignes téléphoniques en dehors de Batna, les poteaux ont dû êtres coupés ! " Par la suite, les lignes étaient fréquemment coupées et il était trés dur de les rétablir. Il fallait partir avec les équipes et une escorte militaire, sachant que les nuits suivantes, les poteaux seraient de nouveau sectionnés. En février 1955, je suis parti suivre une formation d'agent d'exploitation, j'ai passé ensuite le concours de contrôleur et j'ai été reçu, j'avais 19 ans. Muté à Alger j'ai fait différents remplacements puis mon service militaire, dont les classes en métropole, c'était la première fois que j'y mettais les pieds. En 1960, j'ai été affecté à Blida, ensuite, après avoir passé le concours d'inspecteur, j'ai été nommé dans le département de Tizi-Ouzou. Un an après, je suis revenu à Alger comme receveur du bureau de Poste du Champ de Manoeuvres. Les 6 premiers mois de 1962 ont été affreux. Hold-up à répétition au bureau de Poste, par des gens cagoulés qui menaçaient de tirer. Ils pouvaient être de l'O.A.S, du F.L.N ou des bandits profitant du climat de folie qui régnait alors. A l'indépendance, le 3 juillet, j'étais receveur à Fort de l'Eau, un endroit magnifique où on mangeait les meilleures merguez de la côte. C'était mon dernier intérim en Algérie française. Le 14 juillet, on a fermé, on avait instruction de la direction à Alger,de pavoiser une dernière fois le bureau de Poste avec le drapeau tricolore...! Ce jour là je suis parti à la plage. En revenant, j'ai trouvé le drapeau algérien qui flottait sur le bureau. Je suis rentré en France et mes parents quelques mois plus tard. Mon père voulait rester, né en 1903, il était à 1 an de la retraite, intéressé par la coopération il est resté à Batna jusqu'en novembre. Mais le travail devenait de plus en plus dangereux, quand il sortait avec son équipe. Après avoir été pris à partie dans la montagne - il a eu la vie sauve, car il parlait aussi bien l'arabe que ses agresseurs - il s'est résolu à partir. Il a été affecté à Auxerre après avoir vécu dans des endroits désertiques et torrides pendant 45 ans, 3 mois plus tard il prenait sa retraite. Il nous a fallu connaître la France, s'habituer. J'ai été affecté à Paris en août 1962, mais il manquait quelque chose. Aujourd'hui mon père a 95 ans et moi-même je suis retraité après une carrière bien remplie, riche en mobilité ( hexagone, Corse, outre-mer, étranger ) pourtant quelque chose nous manque encore : c'est notre vie de postiers en Algérie. >