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| Sujet: LES HARKIS (article) Ven Mai 03 2019, 09:43 | |
| [size=32]Le combat sans fin des harkis et de leurs descendants[/size] Par Louise CouvelaireENQUÊTERéservé à nos abonnésPublié hier à 20h46, mis à jour à 09h05Cinquante-sept ans après la fin de la guerre d’Algérie, leur sort reste une plaie à vif, qui mobilise de nombreuses associations.De cette guerre, Abdellah Haddouche n’a rien vu, rien vécu. Il a 40 ans, il n’était pas né. De cette guerre, pourtant, il a tout gardé, dans ses tripes, dans son ADN, dans sa tête, dans sa voix, exaltée, emportée, dans ses gestes, rageurs, intenses, poing sur la table, main sur le cœur. Comme si c’était arrivé hier. Comme si c’était lui qui avait, un jour, pendant la guerre d’Algérie, il y a près de soixante ans, regardé son frère se faire égorger par des combattants du Front de libération nationale (FLN), comme si c’était lui qui, « par vengeance », avait pris les armes pour se battre aux côtés de l’armée française. Lui, enfin, que la République avait « trahi » puis « parqué » dans un « camp de transit » à son arrivée dans l’Hexagone.Abdellah Haddouche est fils de harki. L’histoire de son père, il l’a faite sienne. Le combat pour la reconnaissance et l’indemnisation de ces« supplétifs de l’armée française », comme on les appelait alors, est devenu le sien. Et celui de sa génération, celle des enfants de harkis, que la France a, dit-il, elle aussi, « laissée tomber ».Cinquante-sept ans après la fin du conflit, leur tragédie reste une plaie à vif. Emmanuel Macron leur a promis de « régler la question une fois pour toutes ». Une « cérémonie d’hommage exceptionnelle » – le Panthéon a été évoqué – et un « geste fort de reconnaissance » ont été annoncés. L’événement devait avoir lieu en décembre, il a été reporté à une date encore inconnue. L’équation est épineuse pour le chef de l’Etat : si certains ont « tourné la page », pour d’autres, en revanche, rien, jusqu’à présent, n’est parvenu à panser leurs blessures. Ni les paroles de Jacques Chirac, en 2001, reconnaissant la « dette d’honneur » de la France envers eux. Ni les mots de Nicolas Sarkozy, en 2012, admettant que « la France se devait de les protéger de l’histoire », mais qu’« elle ne l’a[vait] pas fait ». Ni la reconnaissance officielle de la responsabilité des « gouvernements français dans l’abandon des harkis […] et des conditions d’accueil inhumaines » par François Hollande, en 2016. Une reconnaissance que la communauté semble avoir oubliée.Ainsi lorsque nombre d’entre eux souhaitent qu’Emmanuel Macron fasse pour les harkis ce qu’il a fait, en septembre, pour Maurice Audin, mathématicien communiste torturé à mort par l’armée française, en demandant pardon à sa veuve. Comme si l’ancien président socialiste n’avait rien dit en son temps. Les compensations financières qui leur ont été consenties jusqu’ici ou les médailles et autres décorations n’ont pas davantage apaisé les esprits.« Trimbalés par les politiques »D’Emmanuel Macron, ce jeune président qui n’a pas connu la guerre d’Algérie, les descendants de harkis attendaient beaucoup. Certains redoutent déjà d’avoir été, une fois encore, « instrumentalisés ». « Les politiques se sont souvent joués d’eux, estime Fatima Besnaci-Lancou, elle-même fille de harki, cofondatrice de l’association Harkis et droits de l’homme, promue au grade de chevalier de la Légion d’honneur en septembre. Cela fait des décennies qu’ils se font balader, au niveau national comme au niveau local : les candidats viennent pêcher leurs voix uniquement pendant leurs campagnes, à la dernière minute. Sarkozy comme Hollande ont attendu la fin de leur mandat pour s’exprimer. Alors, forcément, ça a eu peu de portée. »« Ils sont à l’intersection de deux mondes. Ils ont avec eux les pieds-noirs et les anciens combattants : c’est considérable » Benjamin Stora, historienSi la communauté de ces « Français musulmans d’Algérie » ayant servi la France fait l’objet de grandes promesses de la part des politiques, c’est qu’elle peut rapporter gros en matière électorale. Selon les estimations, ces anciens combattants – un statut qu’ils ont obtenu en 1974 – et leurs familles seraient aujourd’hui 450 000. Mais leurs soutiens se comptent en millions de voix. « Ils sont à l’intersection de deux mondes, explique l’historien Benjamin Stora. Ils ont avec eux les pieds-noirs et les anciens combattants : c’est considérable. »« La gauche, la droite… On a été trimbalés par tous les hommes politiques », se désole Mohamed, 80 ans, qui a longtemps travaillé dans une usine de textile, à Roubaix (Nord), avant d’ouvrir un café. Les larmes lui viennent lorsqu’il évoque son histoire. Celle d’un « petit » paysan analphabète, embringué dans une guerre malgré lui et contraint d’émigrer pour sauver sa vie. Comme lui, ils sont près de 90 000 – en comptant femmes et enfants – à avoir gagné la France en même temps que les pieds-noirs, à la fin du conflit, en 1962, mais le plus souvent en catimini, par bateau, à fond de cales, « comme des animaux », tranche Abdellah Haddouche. Au lendemain des accords d’Evian, qui mettent fin à plus de sept années de violences, le gouvernement français n’envisage en effet aucun transfert massif. « L’Etat français ne voulait pas de nous, ce sont les officiers de l’armée qui ont ramené certains d’entre nous… C’est mon cas », raconte Mohamed.Proposition « dérisoire »Les autres – entre 55 000 et 75 000, selon les historiens, sur un total de 150 000 supplétifs – ont été désarmés puis abandonnés sur place. Considérés comme des traîtres, beaucoup ont fait l’objet de sanglantes représailles par les combattants du FLN. Les autres ont été marginalisés au sein de la société algérienne, tout comme leurs familles. Contraint de laisser sa femme et ses deux enfants derrière lui – ils ne souhaitaient pas le suivre –, Mohamed a longtemps vécu, à son arrivée dans le Nord, dans des « chambres pour célibataires » qu’ils partageaient à plusieurs avant de se construire une nouvelle famille et d’emménager dans une modeste maison d’ouvrier. Aujourd’hui encore, il parle à peine français. Jamais il n’a reçu de cours d’alphabétisation. « On n’a pas su défendre nos intérêts, nous n’étions pas armés pour ce combat-là, c’est pour ça qu’on a demandé de l’aide à nos enfants, rappelle le vieil homme. Mais, eux aussi, ils ont du mal à se faire entendre. Macron, peut-être qu’il sera comme les autres finalement… Il dit, il dit, mais il ne donnera pas. »Lire aussiDes aides financières en faveur des harkis annoncées par le gouvernementLe motif de cette inquiétude ? Les annonces dévoilées le 25 septembre par la secrétaire d’Etat aux armées, Geneviève Darrieussecq, lors de la Journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives. A cette occasion, elle a annoncé une série de mesures, inspirées du rapport intitulé « Aux harkis, la France reconnaissante », remis en juillet dernier par le préfet Dominique Ceaux, nommé quelques mois plus tôt par le chef de l’Etat à la tête d’un groupe de travail. « Il est inadmissible que le responsable de ce groupe n’ait pas été un enfant de harki, tempête Abdelkader Haroune, 52 ans, commissaire de police et fils de harki. Depuis cinquante ans, on discute des mêmes choses avec le même type de personnes, des gens qui ne maîtrisent pas le dossier et qui continuent de nous parler comme si on était de pauvres ignorants des montagnes. »Mohamed, harki, dans les locaux de l’Association des Français rapatriés d’Afrique du Nord, à Roubaix, le 6 novembre 2018. Aimée Thirion pour "Le Monde"Parmi les propositions retenues : une enveloppe de 40 millions d’euros sur quatre ans, à destination de ces anciens combattants et de leurs familles afin de mettre sur pied de « véritables programmes d’accompagnement sur mesure – insertion, emploi – pour ceux qui rencontrent des difficultés », souligne un proche du dossier. La somme est jugée « dérisoire », voire « insultante », par les associations. A contrario, les 40 milliards d’euros réclamés par le Comité national de liaison des harkis (CNLH), qui dit représenter 150 associations, sont perçus comme un « montant si exorbitant qu’il décrédibilise les demandes des harkis ».Parler d’« une seule voix »C’est là que le bât blesse : au sein de la communauté, les voix sont discordantes. Il existe près de 700 associations sur le territoire. « Chacune d’elles représente rarement plus de quelques familles du coin », précise l’historien Abderahmen Moumen. Certains évoquent depuis des années la nécessité de créer une fédération d’associations, avec des représentants élus susceptibles de porter une parole unie et des revendications cohérentes auprès des pouvoirs publics, mais le projet n’a jamais vu le jour.Résultat : les demandes se télescopent, parfois se contredisent. Certains associatifs réclament ainsi une loi mémorielle, d’autres une ordonnance, quelques-uns – très peu nombreux – se « contenteraient » d’une résolution parlementaire (ce que préconise le rapport), beaucoup, comme Abdellah Haddouche, formulent le souhait que « quelque chose soit écrit quelque part », sans autre précision. Personne ne s’accorde non plus sur les réparations financières souhaitées. « Certains veulent réparation au nom d’un parent qui a été tué, d’autres pour les conditions de vie dans les camps, d’autres encore pour n’avoir pas été scolarisés… », énumère M. Moumen.A l’initiative de Mohand Hamoumou, docteur en sociologie et maire de Volvic (Puy-de-Dôme), et avec Abdelkader Haroune, une réunion rassemblant une vingtaine de leaders associatifs et une soixantaine d’adhérents a été organisée le 9 mars à Volvic, dans le cadre du grand débat national. Huit mesures ont fait l’unanimité. Parmi elles, une série d’actions favorisant le devoir de mémoire, la mise en place d’une fondation franco-algérienne destinée à construire des projets culturels communs et la création d’une fédération d’associations, destinée à porter d’« une seule voix » les demandes des harkis, et de « manière crédible ». L’élection du bureau national devrait avoir lieu en mai. En attendant, plusieurs délégations régionales sont en cours de constitution.Article réservé à nos abonnés Lire aussiPour les harkis, dépasser le stade de la compassion, par Mohand HamoumouCes propositions ont été remises au « conseiller mémoire » du président de la République, Bruno Roger-Petit, à l’Elysée, le 22 mars. « Le rapport Ceaux a été pensé dans une logique d’assistanat envers les plus démunis, pas dans une logique de justice et de réparation », ajoute Mohand Hamoumou, qui propose que soit constituée une commission d’évaluation des préjudices subis par les harkis, composée de magistrats, d’assureurs, de psychiatres…L’Etat avait mis en place, à partir de 1987, des dispositifs d’allocations dites « de reconnaissance » et de rente viagère à destination des harkis et de leurs veuves. Quant à leurs enfants, plusieurs mesures de solidarité ont été actées, comme les « emplois réservés » (accès prioritaire à certains postes de la fonction publique). « Il s’agissait surtout d’effets d’annonce, analyse un spécialiste de la question. Rien n’avait été préparé. Dans les faits, ils sont très peu nombreux à avoir bénéficié de ces dispositifs. En revanche, il n’a jamais été question d’indemniser les enfants de harkis, aujourd’hui, pas plus qu’hier. »En camps et en forêtAbdellah Haddouche dit avoir « tout lu » sur le sort « tragique » réservé aux harkis, les livres et les rapports. Il a aussi consulté les « anciens » et écouté les « experts », milité dans des associations et harangué les politiques, mais il n’est pas plus avancé. Il ne comprend toujours pas pourquoi la France « refuse de réparer », pourquoi elle n’a « jamais envisagé de dédommager sa famille au moins en partie » de la perte du terrain (40 hectares, 500 oliviers, 102 figuiers) qui appartenait à son père, en Algérie, jusqu’à ce qu’il soit obligé de fuir, en 1962. « Regardez, lance-t-il, en brandissant son téléphone portable, une photo du livret militaire de son père à l’écran. C’est écrit là ! 40 hectares ! Il n’était pas SDF, il avait des terres. Moi, je n’ai rien… »Abdellah Haddouche à Roubaix (Nord), le 8 novembre 2018. Aimée Thirion pour "Le Monde"Cariste intérimaire, le jeune homme habite à Roubaix, où il a grandi, dans une courée, ces ruelles étroites et privées, bordées d’une ou de plusieurs rangées de petites maisons d’ouvriers. C’est là que son père est arrivé en 1975, pour travailler dans une usine de textile, après être notamment passé par les camps de transit de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, et de Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard.Près des deux tiers des familles ont été dirigées vers un ou plusieurs des six camps de transit à leur arrivée en France, dont celui de Bias, en Lot-et-Garonne, réservé aux personnes jugées « inclassables » ou « irrécupérables », telles que les blessés, les veuves, les malades mentaux et les invalides. Couvre-feu, barbelés, tentes puis baraquements insalubres… Certains y ont passé quelques jours, d’autres plusieurs années. Les deux derniers ont officiellement fermé leurs portes en 1975.Article réservé à nos abonnés Lire aussiMémorial de Rivesaltes : se souvenir des camps françaisEnviron 10 000 harkis et membres de leurs familles ont également vécu dans l’un des 69 « hameaux de forestage », situés principalement dans le sud de la France, souvent loin des villes et des villages. Le dernier a fermé en 1997. Employés et logés par l’Office national des forêts (ONF), les harkis étaient chargés de couper des arbres, d’en planter ou encore de lutter contre les incendies. « On nous a transportés en France en douce puis on nous a jetés dans la forêt », murmure Mohamed, tête baissée.« Ségrégation au long cours »Selon Abderahmen Moumen, ces conditions d’accueil ont créé « une forme de ségrégation au long cours ». « La plupart d’entre nous n’ont jamais eu leur chance », tranche Miloud, 65 ans. Arrivé en France en 1962, à l’âge de 9 ans, Miloud a passé deux ans dans le camp de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme). Deux ans sans aller à l’école. Un retard qu’il n’a jamais pu rattraper. A 14 ans, on l’a orienté sans lui demander son avis vers une filière d’apprentissage dans l’industrie textile, il a ensuite travaillé dans une usine pendant plus de quarante ans. « Chez nous, celui qui a de la chance, c’est celui qui est devenu comptable », dit-il. Comptables, gendarmes, élus (comme Mohand Hamoumou) ou écrivains (comme Alice Zeniter, auteure du roman L’Art de perdre), les descendants de harkis sont malgré tout nombreux à avoir « réussi » comme on dit et être parvenus à surmonter les souffrances familiales. Mais beaucoup restent, de près ou de loin (par l’intermédiaire d’associations, par leurs écrits…), engagés dans la « cause », comme s’il était impossible de s’en défaire vraiment.Abdellah Haddouche, lui, n’a rien oublié des insultes qui ont jalonné son enfance et son adolescence – « sale harki », « sale traître » –, ni des bagarres – « avec des immigrés algériens issus de familles pro-FLN, on s’est sérieusement mis sur la gueule » –, ni des parents qui interdisaient à leurs enfants de jouer avec lui, ni des familles qui changeaient de trottoir en apercevant la sienne. Forte d’une communauté de plusieurs milliers de rapatriés et de leurs familles, Roubaix – qui en compte aujourd’hui 5 000 – a longtemps été le théâtre d’affrontements violents entre partisans du FLN, messalistes (un autre groupe indépendantiste) et harkis. A l’époque, Mohamed a plusieurs fois été attaqué au couteau. Encore aujourd’hui, il ne se balade jamais seul dans les rues de la ville. « Rien ne m’avait préparé à ces conflits avec les Algériens à l’école, on nous a jetés là-dedans et il fallait nous démerder, s’emporte Abdellah Haddouche. Moi, je n’en pouvais plus de tout ça, j’allais au collège avec une boule au ventre, alors j’ai arrêté d’y aller. »Article réservé à nos abonnés Lire aussiGuerre d’Algérie : « Il faut dépasser le ressassement des mémoires meurtries »Le jeune homme n’a rien oublié non plus des souffrances de son père, décédé en 2005, ni de ses silences assourdissants sur son passé. Au point que, enfant, il a lui-même traité un copain de « sale harki », sans en connaître le sens. Lorsque son père l’a entendu, il s’est pris une sacrée claque, sans explication. A l’époque, il ne savait rien de la signification de ce cadre aux couleurs de la République française accroché au mur du salon parental : « Le gouvernement reconnaît les services rendus à la nation par M. Mohamed Haddouche. » Il n’en savait pas plus sur les cicatrices recouvrant la plante de pieds de son père ni sur les « taches » constellant son dos. « J’avais 8 ou 9 ans quand j’ai entendu pour la première fois que mon père était un traître. Ça a été un choc, je ne comprenais pas pourquoi », raconte Abdellah, qui s’est résolu, des années plus tard, à lui demander s’il avait « trahi ses frères ». Son père a répondu : « Je n’ai trahi personne, on m’a trahi. » Ce jour-là, il en est resté là.Profond sentiment d’injustice« Désemparé » face au mutisme de ses parents, le garçon a alors décidé de s’informer seul, à la bibliothèque, en se plongeant dans les livres sur la guerre d’Algérie. Sauf qu’à l’époque il n’a « pas trouvé grand-chose » sur les harkis. « Je me demandais où était mon père là-dedans », se souvient-il. Jusqu’au jour où un auteur évoque « le calvaire des harkis ». Petit bout par petit bout, au fil des ans, l’adolescent parvient ainsi à reconstituer la vie de son père, « un homme alcoolique et violent » dont il n’a mesuré tous les tourments que sur le tard. « Avec tout ce qu’il a vécu et enduré – il a notamment été prisonnier quelques mois en Algérie, on l’a obligé à marcher sur du verre, il a vu plusieurs de ses camarades être brûlés vifs –, je ne sais pas comment il n’est pas devenu complètement déglingo. »« C’est probablement leur plus grande douleur : ils vivent comme des fantômes, personne ne sait ce qui leur est arrivé. Tu es un rescapé, mais ton histoire n’existe pas » Abdelkader Haroune, commissaire de policeDe cette transmission « difficile et pesante », faite de non-dits et de ressentiments enfouis, Abdellah Haddouche a gardé un profond sentiment d’injustice, qui ne le quitte pas. De cet héritage « douloureux », il ne retient aucune haine pour la France – « C’est mon pays et je l’aime » –, mais beaucoup de colère, de frustrations et de revendications, au nom de son père, et du sien. Engagé dans une association dès l’âge de 18 ans, il vit avec cette « horrible » impression « qu’on veut [les] effacer ».Aujourd’hui, il regarde fièrement le cadre toujours suspendu au mur de l’ancienne maison de ses parents qu’il occupe désormais : « C’est un signe entre maisons de harkis, on se reconnaît dès qu’on entre, on sait qui on est », révèle-t-il en souriant. Mais il continue de souffrir des commentaires désobligeants à leur égard. « Ils ont tué leurs frères et on leur donne encore 40 millions », a ainsi lancé l’un de ses collègues de l’usine où il travaille. « Les harkis ne suscitent aucune compassion de la société française, et pour cause, personne ne connaît vraiment leur histoire, très mal enseignée, regrette le commissaire Abdelkader Haroune, qui a grandi à Tourcoing. C’est probablement leur plus grande douleur : ils vivent comme des fantômes, personne ne sait ce qui leur est arrivé. Tu es un rescapé, mais ton histoire n’existe pas. »Lire aussiLe Conseil d’Etat engage la responsabilité de l’Etat dans l’accueil « indigne » des familles de harkisDébut octobre 2018, le Conseil d’Etat a condamné l’Etat à indemniser à hauteur de 15 000 euros un fils de harki au titre des préjudices matériels et moraux subis du fait des conditions de vie jugées indignes dans lesquelles il avait vécu dans les camps de Rivesaltes et de Bias, de 1963 à 1975. « La somme accordée est ridicule et j’espère qu’ils ne vont pas jouer les harkis des camps contre les harkis des villes, mais c’est une bonne chose », commente Abdellah Haddouche. La décision est en tout cas historique et symbolique, et permet à un troisième acteur, la justice, « d’entrer dans le jeu, analyse un fin connaisseur du dossier, et de rompre le face-à-face entre l’Etat et les harkis qui se retrouvent coincés depuis des décennies dans un dialogue de sourds ».Question diplomatiqueAutre acteur avec lequel Emmanuel Macron espère avancer : l’Algérie. « Ici, on nous oublie ; là-bas, ils n’oublient pas », estime Abdellah Haddouche, qui dit n’avoir « aucune envie » d’aller dans « un pays qui ne voulait pas de [s]on père ». Les harkis et leurs familles gardent en mémoire les paroles de l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika, qui les avait traités de « collabos » lors d’une visite en France en 2000. Sa démission, le 2 avril, a été vécue comme « une très bonne nouvelle ». Les descendants de harkis n’ont aucun problème pour se rendre dans le pays d’origine de leur(s) parent(s) mais, officiellement, une partie des anciens supplétifs de l’armée française, eux, ont toujours l’interdiction d’y retourner. Certains s’y sont rendus malgré tout.Lire aussiEntre la France et l’Algérie, les plaies toujours ouvertes de la mémoireSur place, en revanche, tous restent discrets sur leur histoire, et « vigilants », insistent certains. Il y a quelques années, le commissaire divisionnaire Haroune a été envoyé par sa hiérarchie à Alger dans le cadre d’une action de formation des policiers locaux. « C’était tous des fils d’anciens du FLN, raconte-t-il. Je craignais de me faire lyncher. » Il n’en fut rien, le contraire même. « J’ai été reçu comme si je faisais partie de leur famille », confie-t-il. Au point que l’un d’eux l’a emmené sur les terres familiales, dans le djebel. Depuis que la guerre a divisé sa famille – son père était harki, son oncle avait rejoint les rangs des indépendantistes –, il n’avait jamais revu personne, ni tantes ni cousins. Ce jour-là, il a été accueilli « très froidement » par un oncle. Il ne s’est pas attardé. « Dans les faits, les seuls harkis qui ne peuvent pas retourner en Algérie sont ceux qui appartenaient à des commandos très actifs et très durs : le pays possède une liste de quelques centaines de noms et eux ne rentrent pas », confie un fin connaisseur du dossier. Reste que leur libre circulation est une question diplomatique.Et pour beaucoup, c’est maintenant ou jamais. C’est même déjà « un peu tard », estime Ahmed Mestar, 65 ans, fils de harki, ancien gendarme et président de l’Association vendéenne d’anciens combattants et rapatriés d’Algérie. « C’est la dernière ligne droite, après nous, ce sera fini. » Selon l’Office national des anciens combattants, 5 000 harkis sont encore en vie. Et leurs enfants veulent préserver les leurs de « la colère » et de ce combat « qui a pollué [leurs] vies », dit Abdellah Haddouche, père de deux préadolescents. Et de conclure : « Je veux que ça s’arrête avec moi. »Louise Couvelaire |
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