En refusant que les commémorations du 11 novembre soient « trop militaires », l’Elysée a déclenché une nouvelle polémique, comme en témoignent les réseaux sociaux. Mais, pour le coup, Emmanuel Macron a raison. D’abord, « trop militaire » ne veut pas dire « pas militaire du tout » et il y aura bien des cérémonies destinées à honorer la mémoire de ceux que l’on appelle, à l’Elysée, « nos ancêtres les Poilus ». Par exemple à Morhange (Moselle) où se déroula une grande bataille en 1914. On peut trouver le concept d’« itinérance mémorielle » un peu fumeux, mais le déplacement du chef de l’Etat dans l’Est et le Nord de la France, qui précédera les cérémonies du 11 novembre, sera aussi « un hommage aux combattants », dit-on à l’Elysée.
Pas de (fausses) polémiques, donc. Reste deux (vraies) questions : Faut-il célébrer la « victoire » de 1918 ? Quelle place pour l’armée permanente - comprendre, les grands chefs - dans cette commémoration ?
Qui peut encore sérieusement adhérer au récit patriotique d’antan sur « la victoire contre les Boches » ? On sait aujourd’hui que cette Grande Guerre fut une épouvantable tragédie, dans laquelle l’Europe s’est saignée à blanc et sur les ruines de laquelle, un nouveau conflit encore plus meurtrier resurgit vingt ans plus tard. Ce fut une hécatombe injustifiable : on parle de 900 jeunes français tués chaque jour pendant toute la durée de la guerre. Pour quoi ? Combattre la « barbarie allemande » ? Récupérer l’Alsace et la Moselle ? Un siècle plus tard, la réconciliation franco-allemande est un acquis précieux qu’il faut conserver soigneusement. D’ailleurs, dès les années 20, beaucoup d’anciens combattants ne s’y trompaient pas, estimant qu’après cette « Der des Ders », le temps de la paix était venu. A force d’exalter Clemenceau, on en oublie Aristide Briand, dont la mémoire mérite d’être défendue. Aurions-nous peur d’exalter l’héroïsme militaire, comme continuent à le faire les Britanniques ? Peut-être, mais est-ce finalement si tragique ? Les Anglais ne cessent en effet d’évoquer les pages glorieuses de leur histoire, comme la Bataille d’Angleterre. Mais, intellectuellement prisonniers de leur grandeur passée, ils choisissent le Brexit et s’enfoncent dans une crise politique insoluble ! Est-ce plus déraisonnable de suivre le chemin des Français et des Allemands, méditant ensemble sur la folie de leurs affrontements passés ?
Dans l’imaginaire de la France contemporaine, le héros de 14-18 est assurément le poilu, c’est-à-dire le paysan, l’ouvrier, l’instituteur, le médecin, et même le curé, appelé sous les drapeaux et servant son pays. Victime ? Héros ? On en débat, comme les historiens se sont beaucoup affrontés pour savoir si ce qui avait fait tenir dans les tranchées étaient « le consentement » ou « la contrainte ». Dans de nombreuses familles, ce centenaire a été l’occasion de retrouver une intimité avec cette guerre au travers des ancêtres, de leur vie quotidienne, de leurs objets. Les Français se sont approprié cette histoire, au travers, par exemple, de la grande collecte. L’armée que l’on célèbre est celle du peuple, la nation en armes. Huit millions d’hommes mobilisés, dont beaucoup connurent le front. Et qui pour l’immense majorité d’entre eux n’avaient pas choisi la carrière des armes. Les militaires « professionnels » étaient alors une infime minorité, alors qu’ils sont aujourd’hui à eux seuls toute l’armée française. D’où le décalage des mémoires.
L’armée d’aujourd’hui se sent-elle oublier de ces commémorations, au travers notamment de ces grands chefs ? Evidemment. Reste que dans l’armée française telle qu’elle est, on commémore plus volontiers Camerone (Légion), Bazeilles (Troupes de marine), Sidi Brahim (chasseurs), Wagram (artillerie) que Verdun ou le Chemin des Dames. On va plus volontiers à la messe pour la Saint-Michel (paras), la Sainte-Clotilde (Alat) ou la Sainte-Barbe (génie) que l’on rappelle la Bataille de la Somme.
En voulant rendre hommage aux huit Maréchaux, les chefs de l’armée française se situent, comme d’autres communautés du pays, dans une sorte de « concurrence mémorielle » sur le thème : ne nous oubliez pas ! Les autres ne valent pas plus que nous ! L’affaire est délicate, à cause évidemment de la présence du maréchal Pétain dans la liste. Fut-il le vainqueur de Verdun, comme le veut sa légende ? Aux historiens de répondre. Le maréchal Foch reste, lui, une figure populaire chez les officiers d’aujourd’hui. Ses principes de la guerre restent une source d’inspiration. Mais dans son affrontement avec Clemenceau, c’est le Tigre qui l’a finalement emporté. Alors comme aujourd’hui. Selon le vieux principe : les armes le cèdent à la toge, cedant arma togae.