Lazare Ponticelli, le dernier visage de la Grande Guerre 12/02/2008 | Mise à jour : 11:43 | .
Arrivé en France à l'âgede 9 ans, le petit ramoneur qui a consacrésa vie au travail la société Ponticelli emploie aujourd'hui 2000 salariés s'est révélé être un soldat héroïque pendant la sanglante et interminable boucherie de 1914. Ci-dessus, l'ancien combattant français d'origine italienne, entouré des siens, était accueilli le 17 décembre dernierà la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.

Crédits photo : AFP
Par Max Gallo de l'Académie Française
La vie de Lazare Ponticelli, français,né italien en décembre 1897 il y a plus de cent dix ans ! , est l'undes miroirs du XXe siècle.
Ce n'est pas seulement le destin exceptionnel d'un homme qui s'y reflète, mais une part exemplaire de l'histoire collective de millions de ses contemporains que la mort a emportés.
Lazare Ponticelli a survécu, dernier des combattants de la Grande Guerre. Il est ainsi devenu le témoin, le héros, la figure de proue d'une foule d'anonymes, d'oubliés, de victimes dont les traces s'effacent. On les célèbre chaque 11 Novembre. On incline les drapeaux devantles monuments aux morts. Mais on oublie qu'ils furent hommes de chair donc de souffrance, d'amour, d'espoir. Lazare Ponticelli nous le rappelle et le rituel abstrait se met à trembler. Lazare est parmi nous. Il était aux côtés de ces jeunes hommes fauchés en Champagne ou dans les Dolomites. Car Lazare Ponticelli fut à la fois soldat sur le front français et le front italien.En 1914, il doit dissimuler son âge 16 ans afin de pouvoir s'engager dans la Légion étrangère.Il combattra en 1914 et 1915 dans les tranchéesde l'Argonne et devant Verdun. Mais l'Italie entreà son tour dans la guerre mai 1915 et Lazare Ponticelli, toujours italien, est démobilisé contre son gré, conduit à Turin. Enrôlé dans les troupes alpines, il combat les Autrichiens.
Ponticelli, lorsqu'on le fête et l'honore ainsile 9 décembre 2007 aux Invalides , rappelle toujours le souvenir de ses camarades tombés à l'aube de leur vie. Il évoque l'âpreté des combats, et comme en passant ses actes valeureux,et aussi, devant le grand massacre, les scènesde fraternisation avec les Autrichiens.
Il ne recherche pas les honneurs. Il s'est même montré réticent à l'idée de funérailles nationales.Il ne veut pas usurper une gloire, une mémoire, qui appartiennent à tous les combattantset dont il ne recueille un si vif éclat que parcequ'il est cet homme d'autrefois, resté seulvivant parmi nous.
Peut-être aussi Lazare Ponticelli exprime-t-il ainsi son désir de ne pas voir toute sa vie enfouie dans l'abîme tragique de la Grande Guerre. Elle fut certes pour lui, de 1914 à 1918 il ne fut renduà la vie civile qu'en 1920 , l'épreuve majeure.La confrontation à chaque instant de chaque jour avec la mort. Et pas un seul ancien combattant,un homme du front qui n'ait à tout jamais été marqué par cette ordalie sanglanteet interminable.
La guerre est aussi pour lui et d'autres dizainesde milliers d'étrangers l'occasion de montrerqu'ils sont prêts à verser leur sang pour la nation, en signe de reconnaissance.
«J'ai voulu défendre la France, parce qu'elle m'avait donné à manger. C'était une manière de dire merci», déclare Lazare Ponticelli.Car c'est la faim qui a d'abord marqué sa vie.
Sa devise : «Union-Travail-Sagesse»
Né en Emilie, à Bettola, petite ville entre Parme et Plaisance, il habite dans une masure de Cordani, un village situé à 1 000 mètres d'altitude. Il est le fils de la misère. Entre 1880 et 1914, des millions d'Italiens quittent leur payset se répandent dans le monde entier, et d'abord en France et aux États-Unis. La vie de Lazare Ponticelli est ainsi exemplaire de cette findu XIXe siècle. Pas de pain. Pas de chaussures.Pas d'école. Pas de travail. La mère dans les rizières de la vallée du Pô. Riz amer.Les sept enfants faméliques. Le père cordonnier, menuisier, aidant les paysans à vendre leurs bêtes. Puis le départ de la mère pour la France, «ce paradis où l'on mange» . Le père, un frèrequi meurent. La famille qui se désagrège. Lazare, enfant presque abandonné, se met seulen route pour la France et débarque à 9 ansà la Gare de Lyon.
On découvre, à le suivre, la vie des émigrés d'alors ! Les Italiens. Il s'installe parmi euxà Nogent-sur-Marne, prêt à accepter toutesles tâches pour survivre, proposant de travailler gratuitement pour montrer au compagnon,à l'artisan ce dont il est capable.
En 1913, après avoir obtenu son livret de travail,il fonde avec un jeune camarade italien une entreprise de ramonage. Et à 16 ans il conduit ainsi ses premiers chantiers.
Mais en 1914 commence le grand massacre.Le suicide collectif des Européens. Engagé dansla Légion étrangère, Lazare multiplie les actes de bravoure. « Je ne voulais pas quitter mon bataillon et laisser mes camarades pour rejoindre l'Italie. La Légion avait fait de moi un Français, c'était profondément injuste. »
Dès 1921, il retourne en France et, avec ses deux frères Céleste et Bonfils , il crée une sociétéde chauffage, de ramonage, puis de tuyauterie industrielle et de lavage. Les Ponticelli ont adopté une règle : aucune action de la société ne peut être vendue sans l'accord des trois frères. Ils se donnent une devise : «Union-Travail-Sagesse».
On est fasciné par l'énergie, le courage, l'esprit d'initiative, l'engagement de Lazare. Sur les chantiers il choisit les tâches les plus dangereuses, accroché à une corde le long des cheminées hautes de plusieurs dizaines de mètres.
«Les responsables, les chefs, explique-t-il, doivent en toutes circonstances montrer l'exemple afin de pouvoir dire : puisque je le fais vous pouvez le faire.»
Les contrats se multiplient, la société Ponticelli prospère et la vie se déroule. Lazare s'est marié,en 1923, avec une Française du Nord, brodeuse.
Malheur, le seul fils meurt
Bonheur : trois enfants naissent. Malheur, le seul fils meurt. Puis la guerre vient. Lazare a enfin obtenu en 1939 la nationalité française. Il participe à la Résistance et, dès la fin de l'Occupationet de la guerre, la société Ponticelli, qui a difficilement survécu, se déploie à nouveau.
Elle compte bientôt une cinquantaine de chefsde chantier, des ingénieurs. Des filiales ont été créées, des participations prises. La société estune multinationale qui emploie, dans les secteursdu pétrole et du nucléaire, près de 2 000 salariés !
Plus d'un siècle sépare cette réalité forgéepar Lazare Ponticelli et ses frères de cellequ'il découvrait, enfant misérable et affamé,fils de cette Emilie, de ce siècle si dur pour les plus pauvres. Et cependant, dans cet enfant de 9 ans qui a lui-même fabriqué ses chaussures à semelles de bois sur le modèle de celles que confectionnait son père pour entreprendreseul le voyage de Paris, on repère déjà toutes les qualités qui feront le soldat héroïque de 1914. L'ouvrier audacieux et entreprenant. Cet enfant illettré est comme un poing serré par la volonté.Il ne se résigne pas à sa condition. Il ne compte que sur lui-même, sur son travail. Il sait que rien n'est dû, qu'il faut faire ses preuves, toujours.
Il s'accroche à la terre de la tranchée. Il continue de tirer malgré ses blessures. Il va secourir sousle feu, au-delà des barbelés, un camarade qu'un éclat d'obus a amputé et qui appelle à l'aide.Il se hisse au sommet d'une cheminée, etquand la corde lâche, il s'accroche, survit.
Il a acquis ces vertus la volonté, la détermination, l'obstination, la fraternité en regardant vivrele père et la mère. Il sait que chaque jour estun combat pour la survie. Et peut-être ses qualités sont-elles liées à la civilisation rurale qui a appris aux hommes, depuis des millénaires, quepour récolter il faut labourer et semer.Morale conservatrice ? Simple rappel des valeurs d'une civilisation qui a fait, dans le sang et les larmes, les peuples d'Italie, de France, d'Europe.Et le destin exceptionnel de Lazare Ponticelli, dernier combattant de la Grande Guerre.