La vérité sur la tragédie des Harkis Dillem Areski était un harki. Un parmi ces 200 000 Français musulmans qui ont combattu aux côtés de la France pendant la guerre d'Algérie. Une nuit , une patrouille de police a découvert son corps dans une rue du 19e arrondissement de Paris. A 59 ans, SDF, il aurait dû finir dans une fosse commune.
Mais une association d'anciens officiers français en Algérie ne l'a pas voulu.
Le soldat a été enterré in extremis dans le carré musulman du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), aux côtés d'autres harkis sans famille.
Dillem Areski s'était engagé à 17 ans dans l'armée française. C'était en 1959, après que toute sa famille eut été assassinée par le FLN. Son père, adjudant-chef de l'armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, refusait de se battre contre la France.
Les faits d'armes de Dillem Areski au sein du 3e régiment parachutiste d'infanterie de marine (RPIMA) lui vaudront trois citations.
Partisan de l'Algérie française, il quitte l'armée et embarque clandestinement en juin 1962 pour la France.
Un drame parmi d'autres. Il illustre le destin tragique de ces musulmans d'Algérie qui avaient choisi le « parti de la France ».
A côté des Dillem Areski qui ont pu gagner la France et ont sombré dans l'oubli une fois arrivés en métropole, il y a tous ceux qui ont payé de leur vie le fait de n'avoir pu s'enfuir à temps.
Car, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, qui précédait de quelques mois l'indépendance de l'Algérie, scellée par les accords d'Evian, des dizaines de milliers de harkis et de pieds-noirs ont été abandonnés par l'armée française aux représailles du FLN.
Pendant des années , cette page douloureuse de notre histoire a été trop rarement évoquée. Jusqu'à ce que, le 25 septembre 2001, lors de la 1re Journée nationale d'hommage aux harkis, le président Jacques Chirac déclare enfin :
« Le moment est venu pour nous tous, Français, de porter un regard de vérité sur une histoire méconnue, une histoire déformée, une histoire effacée. » Le 19 mars 1962, les harkis sont désarmés dans le cadre du cessez-le-feu et leurs unités, dissoutes, tandis que l'armée française entame son retrait du territoire algérien.
Désormais, la sécurité des anciens « supplétifs » ne repose plus que sur les accords d'Evian, qui garantissent en principe l'absence de représailles.
« J'avais sous mes ordres une cinquantaine de moghaznis qui faisaient office de gendarmes locaux et protégeaient les dix-huit villages dont j'avais la charge », raconte Daniel Abolivier, à l'époque lieutenant de l'armée de l'air, détaché à la section administrative spécialisée (SAS) d'Irdjen, en Kabylie.
« Après le cessez-le-feu, un colonel m'a convoqué avec la vingtaine d'officiers SAS de la région pour nous dire : vous allez désarmer vos hommes. Nous avons protesté en disant qu'ils allaient être massacrés.
Il a répondu : vous le ferez comme tout le monde. C'est comme cela que j'ai eu mes galons en Indochine et j'espère passer bientôt général. »
Ecoeuré par « la lâcheté » de certains officiers supérieurs, le lieutenant Daniel Abolivier démissionnera de l'armée et deviendra instituteur.
Dans certains commandos de harkis, le désarmement s'est carrément fait sous la pression d'unités blindées.
De la Kabylie à l'Oranais, les anciens partisans de la France se retrouvent ainsi sans arme, en butte à la vindicte des « marsiens », ces combattants de la dernière heure qui ont rejoint le FLN à partir de mars 1962.
« Les désarmer puis les abandonner, c'était envoyer un message d'encouragement au FLN : faites-en ce que vous voulez, on vous les laisse », dénonce Daniel Abolivier.
Dès la nuit du 19 mars 1962, le maire musulman de Saint-Denis-du-Sig-en-Oranie est égorgé, défiguré et mutilé, ainsi qu'une douzaine de moghaznis. Parmi les victimes figure l'ordonnance d'un jeune sous-officier français, Jean-Pierre Chevènement
Le général François Meyer a lui aussi vécu cette période sanglante comme lieutenant au 23e régiment de spahis, dans le Sud oranais.
A la brasserie de l'Ecole militaire, où il nous a donné rendez-vous, il a accepté d'évoquer ses souvenirs : « En avril 1962, j'ai retrouvé les corps de 22 de mes anciens supplétifs, ainsi que celui du maire de Bou Alam, dans trois charniers. »
Certains ont été égorgés, d'autres massacrés à coups de pierre.
Le 26 avril, François Meyer rejoint en hélicoptère le poste militaire de Géryville lorsqu'il aperçoit au sol un groupe d'hommes qui fait de grands signes.
« C'étaient les harkis du poste d'Agneb. Ils se sentaient menacés et voulaient partir en France, mais nos hélicoptères étaient pleins. Je leur ai promis de prévenir le poste de Géryville. Nous n'avons plus jamais entendu parler d'eux. »
Le lendemain, à l'Assemblée nationale, le Premier ministre, Georges Pompidou, assure que « toutes les dispositions ont été prises pour qu'il n'y ait pas de représailles ».
Licenciés avec prime Pierre Messmer, à l'époque ministre des Armées, fournit une explication au moins partielle en nous recevant dans son bureau de chancelier à l'Institut de France :
« Nous avons proposé aux harkis de s'engager dans l'armée française. Ceux qui l'ont fait ont été protégés. Très peu malheureusement ont choisi cette option. »
Sauf que beaucoup de ces supplétifs ne réunissaient pas les conditions pour intégrer l'armée française.
Qui plus est, s'engager signifiait laisser la famille à la merci des vengeances du FLN.
Une autre possibilité était de signer un « contrat de réflexion de six mois non renouvelable en tant que personnel civil » , ce qui impliquait d'aller vivre désarmé au milieu d'une population désormais acquise au FLN.
Seulement 1 000 harkis souscriront un engagement dans l'armée et 2 000 un contrat civil. La grande majorité sera licenciée avec prime, ce qui implique qu'ils sont retournés dans leur village en espérant se noyer dans la masse et se faire oublier.
D'autres ont déserté en emportant des armes afin de se racheter aux yeux du FLN. Le général Meyer se souvient :
« Certains des spahis m'ont dit en partant : "On aurait aimé que cela finisse autrement, mais maintenant c'est fichu, et notre pays, c'est ici."
Je les revois encore s'éloigner. Certains seront suppliciés, on leur épinglera à même la peau leur médaille de l'armée française.
Reste le départ pour la France. En mars 1962, il n'est pas officiellement proposé.
« Celui qui souhaitait être rapatrié devait prouver qu'il était "particulièrement menacé" afin d'être inscrit sur une liste, avant de retourner attendre dans son village », indique François Meyer.
Pas étonnant que les candidats au départ n'aient pas été légion, 1 500 au total.
« Au début du mois d'avril, des moghaznis que je connaissais ont demandé de partir pour la France. Le commandement local leur a signifié d'attendre dans leurs douars. Plusieurs d'entre eux ont été enlevés et assassinés seize jours plus tard. »
Une liste noire Pendant ce temps, le FLN ne fait pas grand mystère du sort qu'il réserve aux anciens alliés de la France.
Le commandant de la wilaya 5, qui est la structure administrative des rebelles pour l'Oranie, annonce que le « jugement final » des harkis aura bientôt lieu et recommande d'inscrire leurs noms sur « une liste noire qu'il faudra conserver minutieusement » .
Ces ordres, interceptés par l'armée française, figurent aujourd'hui dans les archives militaires.
Ce n'est que le 11 avril 1962 que Louis Joxe, ministre d'Etat aux Affaires algériennes, demande au haut-commissaire en Algérie de recenser les supplétifs menacés qui souhaitent venir en France et de les regrouper pour les protéger.
Mais l'instruction arrive trop tard, la plupart sont déjà repartis dans leurs villages.
Pour le transfert en métropole, Louis Joxe précise que « les problèmes d'hébergement et de recasement font l'objet d'études poursuivies par une commission interministérielle ».
La veille, le président de la commission, le conseiller d'Etat Michel Massenet, a rendu un rapport dans lequel il préconise d'importants transferts.
« Les musulmans fidèles ont besoin de notre aide et on n'a pas le droit de les
abandonner » , écrit-il.
Neuf jours plus tard, la commission est dissoute... Sur les 300 harkis du commando Georges, pour la plupart anciens combattants du FLN « retournés », seule une soixantaine sera rapatriée en France à la fin de la guerre. Les autres seront massacrés. « Ils ont été tués à coups de pierre, de baïonnette, leur sergent a eu les yeux crevés puis il a été ébouillanté vivant dans un chaudron », indique René Bail, ancien photographe militaire qui a suivi le commando en Algérie.
En septembre 1959, de Gaulle en avait décoré plusieurs de la croix de la Valeur militaire en les félicitant d'avoir, entre la rébellion et la France, choisi la France...
En mai 1962, le plan général de rapatriement promis par la France n'a toujours pas débuté. « C'est la cause première du drame », estime le général Maurice Faivre (1), vice-président de la Commission française d'histoire militaire.
L'ancien soldat nous reçoit dans sa bibliothèque où trônent les fanions des escadrons qu'il a commandés en Algérie.
« Les instances parisiennes étaient persuadées que les accords d'Evian suffisaient à garantir la sécurité des Français musulmans », assure le général.
Certains officiers décident de faire passer clandestinement en métropole leurs anciens supplétifs. Le lieutenant Abolivier réunit ses hommes.
« Je leur ai dit : ceux qui le souhaitent peuvent venir en France avec moi. Avec l'aide d'un sous-préfet nous avons fait des faux papiers et monté un réseau pour les accueillir en métropole. Seuls les plus âgés ont décidé de rester. »
Des rapatriements clandestins A Paris, on supporte mal ces rapatriements clandestins. Le 12 mai, Louis Joxe adresse au haut-commissaire de la République en Algérie un message en priorité absolue dans lequel il indique :
« Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe renvoyés en Algérie. »
Louis Joxe demande en prime des « sanctions appropriées » contre ceux qui participent à ces filières clandestines.
Il précise également qu'il faut « éviter de donner la moindre publicité à cette mesure » .
Jusqu'à présent, l'Histoire n'avait retenu que le message du ministre des Affaires algériennes. Le Point est aujourd'hui en mesure de révéler que l'ordre a été relayé le jour même par le ministre des Armées, Pierre Messmer, dans un message secret de trois pages, n° 1334 (voir page 52).
Un document que Pierre Messmer n'a pas souhaité commenter.
Il faudra attendre le 26 mai pour que le ministère des Armées se décide à ouvrir deux camps en métropole afin d'accueillir les harkis menacés.
Le général Meyer a organisé un des premiers convois officiels, qui quitte l'Algérie le 13 juin, soit trois mois après le cessez-le-feu.
« J'avais prévenu mon colonel que je ne partirais pas sans les familles de mes soldats. »
Quelques semaines plus tard, l'officier réitère. Mais cette fois le sauvetage manque de tourner court.
Le 5 juillet, l'Algérie fête son indépendance, dans les rues l'ambiance est survoltée.
« La population insultait les hommes et les femmes assis dans les camions », se souvient le général.
Le convoi est stoppé par un barrage de l'Armée de libération nationale (ALN) qui refuse de laisser partir les « traîtres » .
Le convoi passera en force sous la menace des automitrailleuses.
Une fois à Oran, aucune caserne militaire ne veut des familles.
« Heureusement, l'amiral a accepté de nous accueillir dans la citadelle de Mers el-Kébir pendant cinq jours, jusqu'à ce que le bateau arrive. »
Finalement, le lieutenant Meyer ramènera en France 300 anciens harkis, moghaznis et spahis avec femmes et enfants. Mais les rapatriements qui se font au compte-gouttes vont bientôt s'arrêter sur l'initiative de Pierre Messmer.
Le 19 juillet 1962, dans un message estampillé « extrême urgence » adressé à Louis Joxe, il demande que cesse l'accueil des anciens supplétifs dans les camps militaires français, en raison de la « somme de charges et d'efforts considérables » que cela représente.
« L'armée est ainsi arrivée à la limite du concours qu'elle peut accorder », écrit-il.
Aujourd'hui, Pierre Messmer estime que cette décision était justifiée :
« Nous n'avions plus de places dans les camps, l'armée supportait seule la charge des rapatriements. Il y avait quasiment 1 million de pieds-noirs à rapatrier et nos militaires qui revenaient avec leur matériel. »
Pourtant, en Algérie, les exactions redoublent. « A partir de juillet 1962 débute une vague de massacres organisés dans pratiquement toutes les régions d'Algérie » , indique l'historien Maurice Faivre.
Dans une note confidentielle adressée en 1963 au vice-président du Conseil d'Etat, Jean-Marie Robert, le sous-préfet d'Akbou, en Kabylie, fait état de 2 000 victimes dans son arrondissement, entre mars et décembre 1962.
Il rapporte que des « massacres généralisés » ont eu lieu « dans des villages qui avaient été les premiers à se rallier à la France en 1957 » .
Quelques dizaines de harkis furent « promenés habillés en femmes, nez, oreille, et lèvres coupés, émasculés, enterrés vivants dans la chaux ou même dans le ciment, ou brûlés vifs à l'essence » .
Les élus ne furent pas épargnés : cinq des onze maires de l'arrondissement d'Akbou furent ainsi tués. Le document relate aussi le supplice d'un conseiller général qui avait pris position pour la France :
« Il fut enterré vivant le 7 août, la tête dépassant et recouverte de miel. » Son agonie, « le visage mangé par les abeilles et les mouches » , dura cinq heures.
Et le sous-préfet de préciser : « Les supplices dans cette région n'atteignirent pas la cruauté de ceux d'un arrondissement voisin à quelque 15 kilomètres de là : harkis morts, crucifiés sur des portes, nus sous le fouet en traînant des charrues, ou les muscles arrachés avec des tenailles. »
Selon Maurice Faivre : « 50 000 à 70 000 Français musulmans auraient disparu ou auraient été tués en Algérie entre mars 1962 et la fin de l'année 1966. »
Des « sauvetages » Pendant que se déroulent les massacres, les militaires français ont pour consigne de rester l'arme au pied.
Le 24 août 1962, dans une note sur la protection des harkis, l'état-major Interarmées précise qu'il ne faut « procéder en aucun cas à des opérations de recherche dans les douars de harkis ou de leurs familles » .
Pierre Messmer a confié au Point avoir demandé au général de Gaulle au mois de juin 1962 « l'intervention de l'armée à trois endroits différents pour faire cesser les exactions commises par le FLN.
Le général m'a dit : il n'en est pas question, vous allez recommencer la guerre d'Algérie. Il avait raison » .
Cette passivité est mal vécue par les militaires. Le rapport sur le moral de l'année 1962 du général Masson, en poste à Alger, en atteste. Il évoque « le sentiment de culpabilité » des militaires vis-à-vis « des Européens et plus encore des harkis livrés sans défense à la vengeance d'Algériens fanatiques ».
C'est le Premier ministre Georges Pompidou qui prendra l'initiative d'autoriser à nouveau les arrivées d'anciens supplétifs sur le sol français.
Nous sommes le 19 septembre 1962. « 50 000 personnes, engagés démobilisés, supplétifs et familles, ont pu être rapatriées entre 1962 et 1965 » , précise le général Faivre.
Au moins 40 000 autres ont pu gagner la France grâce aux filières clandestines. La plus importante d'entre elles sera montée par Nicolas d'Andoque (2), un ancien lieutenant qui organisera des milliers de « sauvetages » avec l'aide, à Paris, de l'Association des anciens des affaires algériennes, constituée d'ex-officiers SAS. Des familles de harkis sont cachées là où l'on peut, dans plusieurs propriétés privées et même dans les locaux d'une banque.
En fait, les harkis n'étaient pas les bienvenus sur le sol français. Les autorités françaises, obnubilées par la lutte contre Organisation de l'armée secrète (OAS), les considéraient comme des recrues potentielles pour le groupe terroriste. Le 16 mai 1962, Louis Joxe annonce au Comité des affaires algériennes :
« Il faut combattre une infiltration qui, sous prétexte de bienfaisance, aura pour effet de nous faire accueillir des éléments indésirables. »
Surtout, le gouvernement est persuadé que les harkis ne pourront pas s'intégrer à la société française. Dès novembre 1961, Alain Peyrefitte, qui sera nommé un an plus tard ministre délégué chargé des Rapatriés, explique clairement dans son livre « Faut-il partager l'Algérie ? » (Plon) pourquoi l'arrivée en France des anciens supplétifs n'est pas souhaitable.
Ils sont trop nombreux ! « Environ 1 100 000 » , a-t-il calculé en tenant compte du « coefficient familial appliqué aux familles musulmanes » .
Un afflux de réfugiés qui provoquerait selon lui « un grave traumatisme » et « ôterait toute retenue à la bête hideuse du racisme que la présence de 400 000 musulmans en France n'est déjà pas loin de lâcher » .
Et Alain Peyrefitte de conclure : « Voulant être humain, on serait inhumain. »
Inhumain, le sort des harkis le sera...