du livre ‘Notre Jass de 1914′
‘la Retraite d’Anvers’
par ‘Un Officier de Troupe’
source http://www.greatwardifferent.com/Great_War/Siege_of_Antwerp/Jass_01.htm
La Chute de la Ville en Octobre 1914Au moment où vont s’entamer de violents combats dans nos Flandres, vers la mi-octobre, notre armée de campagne avait déjà subi divers avatars, tandis que, parmi les combattants s’étaient effectuées de fortes sélections. La sélection naturelle écartait, dès les premiers temps, les physiquement inaptes aux rudes manœuvres de guerre; en même temps que sévissait la sélection du feu, par-laquelle le sort, souvent aveugle, enlevait de nos rangs, d’une façon continue, les blessés, les tués. En outre, des conditions particulières produiront une troisième sélection, en constituant un véritable triage des hommes de caractère et de volonté solides. Pour expliquer cette dernière, mentionnons quelques épisodes du siège d’Anvers et de la retraite des troupes belges vers l’Yser.
Maintenue à l’intérieur de la forteresse et souvent mal utilisée, l’armée de campagne ne joua pas le rôle auquel elle était destinée, pendant le malheureux siège d’Anvers. Presque toujours elle eut, comme adversaire, l’artillerie allemande, qui la décimait impunément, puisque l’artillerie que nous possédions se révélait insuffisante et impuissante contre l’action du puissant matériel de l’assiégeant. Dégustez même ceci: Parmi les gros projectiles que nos jass devaient « encaisser », certains, dirigés spécialement sur les forts, mesuraient un calibre complètement ignoré du monde militaire des allié (le 420 mm., par exemple) et tandis que les combattants en subissaient les terribles effets, les autorités ne voulaient pas admettre la possibilité d’existence des nouvelles et fortes pièces qui les lançaient sur nous. Ces obus, formidables par leurs destructions, nos troupiers les nommaient « trains-blocs », à cause du bruit particulier provoqué par leur trajet dans l’air, ce qui, d’ailleurs, dénonçait leur sinistre arrivée. Cependant, si l’artillerie de l’ennemi nous dominait violemment, son infanterie, par contre, se dérobait; elle ne se risquait sur le terrain d’attaque que lorsque tout était balayé ou détruit par les bombardements intenses qui sévissaient de jour comme de nuit et se prolongeaient presque sans relâche.
Mais, chaque fois que les circonstances amenaient des rencontres entre les fantassins, les nôtres cognaient dur, et les coups de boutoir étaient bien sensibles aux Boches, puisque ces assaillants, très prudents, se terraient de nouveau pour quelque temps. Malheureusement, aussitôt se déclenchait le tir de pièces innombrables, dont la volée de projectiles, formant muraille de fer, s’abattait sur nous et nous obligeait à reculer; pas à pas, il est vrai, mais à reculer quand même. Tandis que les forts de la défense, ainsi que les autres fortifications, qui, par raison d’existence, devaient nous soutenir, nous protéger, se montraient presque toujours incapables de remplir leur mission; d’ailleurs, ils étaient rapidement anéantis par les projectiles inconnus de 420 mm. et de 305 mm. auxquels se mêlait la série des autres calibres. De ces monstres de béton, l’agonie, brutale et brusquée, agitée quelquefois de soubresauts stériles, offrait un spectacle bien mortifiant pour nous.
Les retraites continuelles de cette guerre de siège insoutenable nous conduisaient fatalement vers une fin désatreuse, ce qui nous mettait la rage au cœur. Ne pas posséder les moyens de se défendre et, comme finale, l’alternative s’annonçait, ou de la mort stupide, parce qu’inutile, ou de la captivité. Beaucoup des nôtres se révoltaient à l’idée de cette perspective peu reluisante, et se décidaient à éviter ce sort lamentable. Quand on se trouvera acculés, on échappera aux Allemands, coûte que coûte; le passage sur la rive Ouest de l’Escaut, sinon la proximité de la frontière hollandaise, offraient des possibilités d’exécution. En définitive, ces luttes pénibles, qui nous écrémaient journellement, et dont on n’entrevoyait aucune possibilité d’issue favorable, poussaient à la désespérance, tandis que le sacrifice semblait superflu. Cela ne pouvait que nuire au moral de notre bon troupier de campagne.
Donc, les Boches, progressant dans leurs opérations du siège, comptaient bien capturer toute l’armée belge dans la place, puisqu’Anvers se proclamait le « réduit national ». Ils voulaient d’ailleurs en finir avec ces combattants, peu nombreux mais turbulents, qui leur mordaient le flanc depuis le début des hostilités. L’aubaine aurait été trop belle et, cette fois, ils seront proprement joués, ainsi que désappointés rudement. En effet, un revirement heureux s’effectua, chez nous, dans la conception de conduire la lutte. En présence des destructions insoupçonnées de l’artillerie allemande, et par suite de la carence de pièces capables de la contrebattre, notre état-major ne pouvait plus avoir confiance dans les moyens de défense de cette forteresse qualifiée cependant d’imprenable; aussi, au lieu d’attendre naïvement que toute l’armée fût encerclée et prise par l’ennemi, avait-il décidé, en faisant la part du feu, de mettre en œuvre tous les efforts, toutes les énergies, afin de sauver le plus possible du désastre inévitable, la reddition de la place. Dans le but de ne point dévoiler les projets, il fallait donner à l’Allemand l’impression de la résistance menée par tous jusqu’au bout, tout en évacuant secrètement matériel et personnel, par la voie de l’Ouest, restée libre en partie. Pour ce qui concernait les troupes, l’armée de campagne devait s’échapper d’abord, et, sans donner, l’éveil, se diriger, par le Nord des Flandres, vers la mer; là, elle prendrait le contact, avec nos alliés. Les unités de forteresse suivraient le mouvement suivant les possibilités. Cette manœuvre, aussi délicate que difficile, favorisée d’une chance heureuse, réussit au delà des prévisions. Et, chez nos combattants, enfin l’espoir vivifiant allait revenir.
Tardivement, les Allemands voulurent couper les communications d’Anvers vers l’Ouest. Ils passèrent l’Escaut entre Termonde et Gand, puis, par leur progression vers le Nord, exécutée avec une réelle hésitation, il est vrai, ils allaient rétrécir, de plus en plus, l’espace resté libre le long de la frontière hollandaise, pour la manœuvre des Belges. Or, par ce couloir, nos soldats en retraite cherchaient à atteindre, en premier lieu, le canal de Selzaete (canal de Gand à Terneuzen), qui offrait une barrière de protection pour la marche vers la mer. C’est dans ces conditions, devenues plus difficiles d’heure en heure, que la grande partie de nos forces combattantes dut faire preuve de forte volonté pour se soustraire à l’étreinte de l’ennemi, comme aussi pour secouer certaine ambiance déprimante.
L’échappée de nos troupes d’Anvers vers l’Ouest, dans des circonstances souvent pénibles, engendra des épisodes intéressants. J’en citerai deux qui sont assez caractéristiques.
Le 8 octobre, conformément aux ordres du G. Q. G., les divisions de l’armée de campagne s’étaient défilées en passant sur la rive gauche de l’Escaut et retraitaient vers l’Ouest; sauf la 2 D. A., maintenue sur la rive droite, parce que la mission lui était échue de continuer jusqu’à la fin, les opérations de défense de la forteresse. Or, dans le but de hâter la chute de celle-ci, les assiégeants avaient non seulement intensifié l’action de leur artillerie, mais aussi avaient entrepris le bombardement de la ville d’Anvers, gonflée d’habitants; et de nombreux civils tombèrent victimes des projectiles allemands.
Notre unité, appartenant à la 2e D. A., se trouvait près des forts de deuxième ligne, à l’Ouest de Borsbeek, lorsque, dans la nuit du 7 au 8 octobre, elle dut s’alerter à la suite du bouleversement des logements par les obus. Dans les ténèbres, la troupe fut rassemblée derrière un parc public et tenue sur pied.
Aux premières heures du jour, on nous fit rétrograder, comme d’habitude, tout en nous postant à divers endroits échelonnés. N’ayant aucune idée du sort qu’on nous réservait, complètement déprimés par cette lutte sans espoir, nous marchions et manœuvrions sans conviction, machinalement, bêtement et sans aucune réaction, comme des gens trop malheureux, écrasés par la fatalité implacable. Dans les pensées noires qui nous assiégeaient, nous nous forgions les projets les plus fous pour échapper, individuellement au besoin, à la tenaille allemande, qui se resserrait.
Pour le dernier stade de recul, nous fûmes conduits à travers la ville même. Celle-ci semblait endormie, mais, en fait, par suite du bombardement, elle se trouvait abandonnée par une grande partie des habitants, tandis que les malheureux qui étaient restés se terraient angoissés dans les sous-sols des immeubles. Les rues défilaient mornes, désertes et plusieurs étaient tachées de cadavres de civils gisants sur les pavés. Le frappant contraste de cette léthargie avec la vie intense habituelle de notre grand port de commerce étreignait l’âme.
Arrivés aux confins Nord-Est de l’agglomération, nous prîmes position sur les vieux et hauts remparts démodés ceinturant la cité. Là, nous nous énervions dans l’attente. Nous sentions que le dénouement du drame se précipitait; néanmoins, nous ne connaissions pas encore notre destinée. Allait-on nous sacrifier en nous laissant tomber aux mains des Boches, comme pâture? Cette incertitude soulevait en nous l’anxiété et la rage. Dans cette journée, j’eus à déplorer la disparition d’un sous-officier arrivé récemment à la compagnie, et j’appris plus tard qu’il avait revêtu des effets bourgeois pour passer en Hollande; il fut porté déserteur. Enfin, dans la soirée, on nous avertit discrètement qu’à 21 heures, il fallait se rassembler: la division allait traverser l’Escaut et entamer la retraite vers l’Ouest (nuit du 8 au 9 octobre). Quel soulagement dans les esprits! Et quel coup de fouet! Cette fois, on nous permettait, au moins, de courir la chance d’échapper à l’opprobre; aussi, tout le monde se sentait revivre. La 2e D. A., par cette manœuvre, constituait en quelque sorte l’arrière-garde de l’armée de campagne déjà évacuée.
Pleins d’espoir, à l’heure prescrite, nous nous mettons en marche. Les artères de la ville n’ont aucun éclairage coutumier, mais les incendies provoqués par le bombardement incessant, projettent des lueurs de plus en plus intenses qui permettent de nous guider dans le soir. Toutes les rues que nous parcourons sont mortes désolément. Nous arrivons à l’Escaut, près de l’embarcadère du Steen, où un pont de bateaux avait été construit par les troupes du génie. Là, au contraire, s’agite une foule dense, bigarrure civile et militaire: on se bouscule, on se presse, car la multitude veut quitter la cité malheureuse et cherche à passer le fleuve au plus tôt. Mais, par suite de l’encombrement, régler le passage par les moyens existants se décèle pénible et fort laborieux.
Après une attente qui paraît longue, ma compagnie s’embarque, vers les 24 heures, sur un bateau faisant le service de la traversée de Sainte-Anne. Ce transbordeur est chargé à refus: nous nous trouvons encaqués avec des civils et un matériel des plus hétéroclite, le tout ayant été casé avec grande difficulté. Enfin, on se met à glisser sur l’eau. Vers le milieu du fleuve, la vue s’étend et, dans la pleine nuit, nos yeux sont frappés par un spectacle impressionnant, inoubliable. La ville flambe! Les tirs systématiques des Boches ont allumé, par quartiers, des incendies se propageant dans les fumées épaisses, par des flammes dansantes qui s’éparpillent. Le ciel se charge de plus en plus de couleurs mouvantes, variées, passant des plus sombres aux plus flamboyantes; en même temps, les lueurs donnent des reflets intermittents, étrangement ondulés, dans la sombre nappe liquide. Le feu luit dans le firmament, dans la ville et dans l’eau, tandis que les obus ne cessent de tomber et viennent entretenir ou activer les foyers du sinistre. Quelques projectiles plongent dans l’Escaut non loin du navire, avec des bruits troublants; et on se sent glacé à l’idée de la catastrophe qui se produirait si un obus touchait le bateau surchargé. Tout à coup, des voix angoissées chuchotent:
« Les tanks à pétrole sont en feu! ». En effet, vers le Sud, au bout du gros serpent noir que dessine le cours d’eau, surgit un brasier intense et étendu. Pour ne pas laisser aux Allemands les réserves d’essence, les autorités belges ordonnèrent de vider les tanks dans le fleuve. Mais le feu a trouvé un aliment facile. Aux réservoirs, c’est un véritable enfer de flammes secouées, projetées par des explosions continues; pendant que l’incendie se propage entre les berges de l’Escaut, car les essences répandues dans l’eau, surnagent et flambent toujours. Chose inconcevable: le fleuve brûle! Il forme à l’horizon une large et longue coulée incandescente, qui, débordée du foyer infernal, s’avance et porte l’épouvante. Il est difficile de donner une idée exacte de toutes ces terrifiantes visions, sans comparaisons possibles, sinon avec les régions maudites imaginées par Dante.
Sous la pénible impression de tous ces sinistres, nous débarquons sur la rive gauche de l’Escaut, où nous tombons dans une cohue incessante et grouillante. En foule, les habitants d’Anvers et d’autres parties du pays se sont précipités au delà du fleuve, par tous les moyens possibles, pour échapper aux projectiles de l’ennemi ou à l’oppression étrangère. La réunion des soldats exige de la patience et puis, elle se montre instable. Or, nous devons pousser de l’avant, car nous avons reçu l’ordre d’atteindre rapidement Vracene. Mais la route à suivre, unique voie qui existe vers l’Ouest, s’encombre de nombreux fugitifs de toutes catégories, traînant les objets, les bagages les plus bizarres; en outre, elle est obstruée par du charroi militaire et civil, et, pour comble, des véhicules, dans la précipitation ou le désarroi, se sont renversés sur les pavés ou sont tombés dans les fossés d’accotement. A mesure que l’on s’éloigne de la rive, les lueurs du brasier d’Anvers n’éclairent plus, et la nuit, peu à peu, augmente les difficultés qu’éprouvent nos jass à se mouvoir, à se suivre dans ce dédale. A chaque instant, ils se heurtent à des barrages non seulement inertes, mais vivants, difficiles parfois à déterminer dans l’obscurité.
Nos malheureux compatriotes civils, qui ont abandonné leurs demeures, sont innombrables et nous enserrent de toutes parts; des femmes se lamentent, des enfants pleurent, des hommes se démènent avec rudesse pour sauvegarder leur famille et les biens emportés, des conducteurs lancent des imprécations, du bétail et des chevaux effrayés se débattent et sèment des paniques. Au milieu de scènes tristes, désolantes, il faut se faufiler entre les obstacles, entre les iner- ties: c’est émouvant et c’est déprimant. Tandis que certains racontars de gens affolés jettent le trouble dans l’esprit des troupiers qui ont besoin cependant de tout leur courage, de toutes leurs forces pour arriver au bout de notre opération difficile et hasardeuse. Des remous divers secouent cette foule compacte; des paquets s’avancent, des paquets se stabilisent et nous coincent. Forcément, la progression est pénible et lente: nous tirebouchonnons des groupes comprimés, nous enjambons les corps de malheureux affalés sur les bords du chemin, puis nous sommes obligés de nous mettre à plat ventre pour passer sous un véhicule bloqué. On tâtonne, on s’accroche, on se cogne, on se blesse; l’un de nous, parfois, dégringole dans un fossé ou se débat dans une autre détresse, et il est indispensable de lancer constamment le cri de ralliement de l’unité pour ne pas se perdre, pour s’entr’aider, pour se regrouper. Par moments, c’est réellement chaotique: ainsi doivent errer les sinistrés surpris, la nuit, par le bouleversement d’un cataclysme. Combien de temps cela dure-t-il? On n’en a aucune notion. Cependant, aux lueurs du jour, la rude besogne se trouve facilitée et on parvient à se tenir rassemblés. Tous, dans un état pitoyable, nous nous sentons cependant bien soulagés et passablement satisfaits de nous être tirés de cette abracadabrante traversée.
Fourbus, nous arrivons à Vracene où, par morceaux, le régiment s’est réuni. Affalés sur les pierres des trottoirs, nous essayons de goûter un peu de repos. Mais, bientôt, nous devons reprendre la route vers l’Ouest, car le temps est précieux: il ne faut pas se laisser couper par les Boches, qui, devant nous, essaient d’atteindre la frontière hollan- daise. Donc, rapidement, en marche… On marche allègrement, et on marche encore… On a vaguement l’impression que l’itinéraire comporte des zigzags; cependant, on ne pense pas à la fatigue, puisqu’on a secoué, enfin, le sombre désespoir de ce siège d’Anvers, qui n’offrait que des alternatives odieuses. Tandis que, maintenant, à l’horizon, se trouve un but vivifiant; il est tout rayonnant à nos yeux, et cela répand une lueur réconfortante sur la voie probablement dure à parcourir. L’étau qui nous enserrait s’est ouvert: nous sommes heureux de la liberté d’agir, heureux de pouvoir enfin nous défendre dans la malchance. D’ailleurs, on est bien décidé à sortir du guêpier, coûte que coûte. C’est curieux comme l’espoir revenu transforme nos jass: ils ont acquis des forces nouvelles, ils ont retrouvé leur tranquille assurance.
Les Boches? Eh bien, qu’ils viennent, ils seront bien reçus!… La marche continue, et toujours on marche…Malgré le moral reconquis, la carcasse humaine finit à la longue par montrer sa faiblesse, et la fatigue commence à marquer son empreinte. « Clairon, sonnez la soupe! », crie quelqu’un en riant. Ah! oui, la soupe! Mais on n’a pas eu le temps de s’en occuper, sans doute? Et, comme nourriture, on ne trouve absolument rien à glaner, le long de la route, parce que les habitants de la contrée se cachent ou ont fui. « Serrez la ceinture! », conclut un loustic.
On marche… Mais les cailloux de la chaussée ne sont plus poussés avec vigueur. De plus, la guigne s’en mêle. En effet, en arrivant au village de Moerbeke, le régiment est pris en plein par les feux de l’artillerie des Allemands, déjà établis à Lokeren. Cependant, stoïquement, mes jass traversent le passage à niveau, spécialement visé: en fait de projectiles, ils en ont encaissé d’autres que ces pruneaux de l’artillerie de campagne.
Heureusement, parmi les miens, personne n’est touché. Seulement, le régiment, qui ne peut se laisser accrocher, doit sortir de la zone battue; il est obligé d’abandonner la voie directe pour remonter vers le Nord. Nouveau détour et allongement de l’étape. Rejetés tout contre la frontière hollandaise, nous en sommes réduits à longer celle-ci, tant bien que mal. On s’engage par tous les chemins, même s’ils ne sont pas bien tracés; d’ailleurs, on passe à travers tout. Nécessairement, des unités se trouvent livrées à elles-mêmes. Pendant ces embardées, en différents endroits, nous rencontrons des postes de militaires hollandais. Quoique exténués, mes jass se redressent au passage et plaisantent avec les placides soldats nordiques.
Le soir est tombé, la deuxième nuit de marche est entamée et c’est la troisième nuit que nous sommes sur pied. L’estomac à vide commence à tirer: nous avons faim; tandis que, par l’accablement de la fatigue, nous nous déplaçons comme des automates. On trouve, d’ailleurs, un soulagement à ne pas penser et l’esprit engourdi, seuls, les réflexes agissent. Dans le désarroi des facultés, nos bons jass s’entr’aident fraternellement: ils viennent au secours d’un compagnon pour le sortir d’une défaillance et, quand il le faut, les plus résistants se chargent des bagages des plus affaiblis. Tout cela s’arrange entre eux. Dans les rangs, nul n’est abandonné à ses propres forces; chacun, en cas de besoin, trouve un regain dans la puissance de cohésion de l’unité. Or, par les circonstances actuelles, on ne peut laisser personne sur la route, car tout traînard devient une proie pour l’ennemi.
Quelquefois, jaillit un cri de détresse: « Est-ce qu’on y est bientôt? Je n’en puis plus! ». Immédiatement, le malheureux est entouré et étayé par les voisins; puis, avec quelque peine, se rétablit la coordination de l’ensemble. Dans les ténèbres, les efforts mornes reprennent, se poursuivent. Par le silence du verbe, le bruit monotone à cliquetis répétés de la troupe en marche, domine. « Les voltigeurs de la deux-deux, en avant! et les Boches seront frits!», clame tout à coup un étudiant; les troupiers se mettent à rire. En ces moments’de dépression, il est nécessaire de stimuler les énergies.
Quelques paroles sont adressées à l’un et à l’autre qui semblent avoir besoin d’un réconfort. Ou bien, de tous, on sollicite: « Encore un coup de collier, les garçons, et nous arrivons au pont du canal ». On excite l’amour-propre de chacun et l’amour-propre collectif de l’unité. Il faut aussi soutenir l’action d’un entraîneur du rang. Nos pousse-cailloux n’ont pas envie de chanter, ah non! mais une phrase plaisante, un passage d’une chanson drôle, le cri de ralliement de la compagnie, jetés à propos, ravigotent toujours et desserrent les dents, soit pour faire écho, soit pour lancer une boutade de circonstance.
Après l’intermède, de nouveau, en silence, la lutte reprend pour la résistance. Comme les distances sont longues à parcourir dans la troisième nuit de veille! Souvent, on croit arriver et ce n’est pas cela. Dans l’affaiblissement des forces, l’obsession d’atteindre le gîte d’étape crée un véritable mirage de l’esprit. Et, à chaque déconvenue, on doit réveiller la volonté, tendre les nerfs, bander les ressorts pour remettre la machine en mouvement. Mais la marche devient plus pénible encore, les saccades se multiplient, la colonne s’allonge sans cesse… Et pourtant, il faut arriver à destination, il faut être au pont de Selzaete avant les Allemands. La vie et l’honneur sont en jeu!
Des jass, blessés aux pieds, se sont déchaussés et marchent sur leurs chaussettes bientôt en lambeaux; d’autres éclopés s’accommodent de bandages de fortune pour suivre quand même; le plus grand nombre utilisent des savates ou souliers de repos et portent leurs bottines sur l’épaule. Un ancien, débrouillard évidemment, ayant une plaie au dos, parvient à arrimer son sac sur un bout de planche et, au moyen d’une corde, il le traîne derrière lui. Un de mes gradés doit entailler largement les empeignes de ses souliers, car ses pieds sont gonflés au point qu’il lui est impossible de supporter encore la pression des chaussures.
Pendant une courte halte, un jeune soldat vient à moi; il est assez malingre, c’est un citadin; et, d’une voix où perce l’angoisse, il me dit: « Mon commandant, j’ai fort mal dans les reins; je n’ai pas voulu me plaindre, mais je sens que je vais tomber. Faites-moi tuer, car je ne veux pas rester aux mains des Boches ». Emu, je tranquillise mon courageux petit homme et l’assure que nous arriverons à destination bientôt; puis, j’appelle un de mes soldats costauds. A ce dernier, j’explique qu’il doit rester auprès du camarade souffrant pour l’aider à nous suivre d’après les possibilités et, qu’en tous les cas, il doit le ramener à la compagnie. « Zekers, mijn kommandant, getweeën of geen een ». Je suis convaincu d’ailleurs que mon lascar se tirera d’affaire.
A bout de forces, dans la nuit sombre, nous traversons enfin le pont du canal, et nous débouchons à Selzaete sans avoir buté sur des Allemands. Par bonheur, le gîte est atteint; mais le village est mort, il est évacué p(ar la population et toutes les demeures sont fermées, clôturées. On s’arrête. Immédiatement, mes jass tombent sur les pavés des rues; ils s’engourdissent, ils s’endorment. Tout disparaît dans l’anéantissement: La guerre? Les Boches?… Ordres, contre ordres, chicanes?… Béalité ou rêve? Peu à peu, le silence s’étend sur les êtres comme sur les choses; il n’est troublé que par les souffles saccadés des respirations difficiles.
Quand le jour arrive, nous nous trouvons courbaturés, démolis. Malgré cela, les efforts fournis ayant amené le plein succès, nous nous sentons tout ragaillardis. Nous sommes sauvés, Bon Dieu! Et nous avons roulé l’ennemi! Aussi, nous l’attendons de front, maintenant, en lui criant de tous nos poumons: «Holà! la partie n’est pas terminée! » On peut nous confier la garde ultime du pont de Selzaete, pendant que la 2 D. A. continue sa retraite. Dans cette mission, qui ne sera pas mouvementée, mes pauvres troupiers pourront récupérer quelques forces. Les malheureux éclopés, admirablement encouragés et soutenus par un de mes sous officiers, ont rejoint; je les fais soigner au mieux et je les laisse au repos complet.
Quels braves et bons soldats nous avons! Il faut réfléchir d’abord h l’énergie, à la volonté déployées pour surmonter les difficultés, les souffrances de cette retraite particulièrement délicate et dure. Se dire ensuite qu’il était possible à n’importe quel jass de faire, au cours de cette échappée, quelques pas à droite pour se trouver d’emblée en territoire hollandais. Alors, finies les misères, finis les malheurs, finis les sacrifices, puisque finie la guerre; et avec cela la vie sauve. Quelle tentation!
A la suite du départ de l’armée de campagne, les troupes restées dans la place d’Anvers se rendaient compte que la reddition était proche, et il est naturel qu’elles cherchèrent à échapper également aux griffes allemandes. Particulièrement dans les secteurs de la rive gauche de l’Escaut, les assiégés étaient en ébullition. La porte vers l’Ouest, restée ouverte, permettait l’envol; aussi, ils se trouvaient à l’affût de l’occasion ou du prétexte pour en profiter. De plus, après la capitulation (le 9 octobre), la disparition des autorités militaires dirigeantes créa inévitablement du désarroi dans les commandements, ce qui eut une répercussion désastreuse sur les troupes de forteresse, déjà fort relâchées organiquement.
En ces moments troublés, pendant lesquels l’agitation se propageait facilement, une compagnie du génie appartenant à la 2e D. A., se trouvait retenue dans les secteurs de la rive gauche, pour être utilisée à des travaux divers et dispersés qui, spécialement, surmenèrent les hommes. Même le jour de la reddition, après une nuit de garde passée au pont de Burght, elle reçut encore l’ordre de se rendre à Zweindrecht, afin de participer à la construction d’une position défensive, face à Anvers, la ville étant déjà occupée par les Allemands. La compagnie de pionniers était à ce travail, lorsque, vers 9 heures du soir seulement, lui parvint l’avis de battre en retraite; d’abord, vers Beveren-Waes et, pour la suite, d’agir suivant les circonstances. Ces troupiers, malgré la fatigue d’une dure période de manœuvres et de labeurs, entamèrent la marche aussitôt. Ils quittèrent Zweindrecht à 21 h. 30 (9 octobre).
A cet instant du sablier, et, en l’occurence, le grain de sable pouvait avoir de grosses conséquences, examinons quelle était la position des troupes allemandes qui avaient traversé l’Escaut entre Termonde et Gand? Pour ce qui intéresse notre cas, mentionnons que Lokeren se renseignait occupé depuis le matin du 9 octobre et que, dans la soirée du même jour, la lre brigade de Landwehr bavaroise s’installait plus au Nord, à Moerbeke, village situé à environ quatre kilomètres de la frontière hollandaise. Or, pour atteindre cette frontière à hauteur de Moerbeke, la compagnie du génie, partie de Zweindrecht, avait à parcourir exactement quarante (40) kilomètres par l’itinéraire qu’elle fut obligée de suivre.
De l’autre côté, donc en regardant vers l’Est, quelques heures après le départ des pionniers, des détachements des assiégeants entrés à Anvers, passèrent l’Escaut et allaient poursuivre les troupes belges. Certainement, nos malheureux attardés se trouveront coincés entre les forces adverses. En plus, les conditions de départ s’annonçaient des plus décourageantes. Ces hommes fatigués arrivèrent, en pleine nuit, à Beveren, qui déjà regorgeait de troupes de toutes espèces, s’agitant dans le plus grand désordre; tandis que le capitaine ne découvrit aucune autorité militaire pouvant donner des ordres ou des directives. Complètement livré à lui-même et ne possédant aucun renseignement, il entrevit l’avenir sous des couleurs assez sombres. Désappointé, il manifesta cependant la ferme intention de rejoindre l’armée de campagne: c’était le devoir. Mais, pour l’exécution de ce dessein, dont il prévoyait les difficultés, il devait, en premier lieu, rapprocher sa compagnie de la frontière, afin d’utiliser le couloir le moins exposé.
La route de Kieldrecht mène à la frontière. Elle est encombrée, surchargée de troupes de forteresse venues de divers côtés, et celles-ci se heurtent, se bousculent, cherchant avant tout à se soustraire hâtivement aux Allemands. Beaucoup de ces militaires marchent par groupes ou en débandade; la plupart, désorientés, ne savent comment agir pour bien faire et, machinalement, suivent le mouvement de la cohue, qui les transporte vers le Nord.
Dans celte foule de fuyards, grouillent encore des civils, et les éléments les plus hétérogènes se mêlent; aussi, les rumeurs les plus fantaisistes y circulent et peuvent s’accréditer. Ainsi, on prétend que l’armée de campagne belge est prisonnière, que l’ennemi coupe tous les passages vers l’Ouest, etc., etc. Ceux qui propagent ces bruits concluent immédiatement: « II faut passer en Hollande pour échapper à la mort ou à la captivité! ». La marche saccadée, ballotée, que la compagnie du génie exécute de nuit et de jour dans cet inévitable entourage, devient, non seulement, difficile et fatigante, mais elle exerce une influence déprimante sur ces pionniers affaiblis, ne se trouvant plus en possession de tous leurs moyens. Certainement, dans une telle ambiance, l’unité ne trouvera aucun appui, aucune aide pour mener à bien son entreprise; aussi, lorsqu’elle arrive à la frontière où, par remous successifs, la horde des désemparés se glisse en Hollande, il importe pour le commandant, de soutirer la compagnie en toute hâte de la foule désordonnée qui l’encercle et la pénètre. C’est fort laborieux. Alors, on constate, malheureusement, que l’effectif a fondu. Tenant compte que presque tous ces mineurs étaient blessés aux pieds à la suite de fatigues excessives, on peut affirmer que bon nombre d’éclopés, dans l’impossibilité de suivre leurs camarades, se sont éparpillés le long du chemin, pendant la pénible étape. Mais on doit ajouter que des affaiblis ou découragés, entraînés par les affolés, ont pénétré en territoire neutre.
Cependant, une grande partie des hommes, restée sous la direction du capitaine, suivra la route qui longe la frontière, voulant atteindre le premier objectif, le canal de Selzaete. En tous les cas, Kieldrecht, cette entrée de paradis pour fuyards, est quitté avec empressement; et, sortis enfin de la malfaisante cohue, nos braves troupiers peuvent prendre un peu de repos (matinée du 10 octobre).
Les circonstances pressantes du moment obligent la troupe à reprendre bientôt la marche. Elle s’effectue maintenant dans une atmosphère plus dégagée et, pendant plusieurs heures, on progresse vers l’ouest. Mais. peu à peu, par suite de la fatigue extrême, tous ces courageux jass, spécialisés dans d’autres besognes que celles de nos routiers, se mettent dans un état pitoyable; en outre, de nouveau, des scènes affligeantes se produisent. Des traînards, fantassins et artilleurs de forteresse, par groupes variables, errent comme des misérables le long de la frontière; presque tous vont de l’avant, dans un but peu déterminé et ils sont les jouets des circonstances. Mais, ils se précipitent en Hollande à la première occasion, et il en est ainsi lorsque certains racontars arrivent à leur connaissance. Ces racontars annoncent les pires désastres; ils affirment, du reste, que toutes les localités sont occupées par les Allemands, qui envoient de fortes patrouilles le long de la frontière.
A cause de ces « on dit », des habitants du pays, rendus très impressionnables par les événements calamiteux en cours, et même des gradés militaires, se lancent au-devant de nos pionniers pour les supplier de ne plus avancer, car. déclarent-ils, « c’est se jeter dans la gueule du loup ». Ils apostrophent les officiers du génie en prétendant qu’ils « conduisent ces malheureux enfants à la boucherie ».
Evidemment, de pareils incidents impressionnent défavorablement la troupe qui, déjà mise à bout physiquement par la marche forcée qu’elle a dû exécuter, se rend compte que le moral chancelle. Heureusement, la compagnie parvient, malgré les encombres, au village de Ste-kene, où, contrairement aux avis lancés le long de la route, elle ne trouve pas d’ennemis. Tout de même, par mesure de prudence,’elle remonte jusqu’au hameau de Koewacht, situé tout contre la frontière. Déjà l’obscurité s’annonce. Le commandant décide de passer la nuit en cantonnement: tous ses troupiers ont besoin d’un bon repos, car, après cette marche esquintante de plus de vingt heures, exécutée de nuit et de jour dans les conditions les plus déprimantes, ces braves gens sont épuisés et abrutis. Le hameau de Koewacht était déjà occupé par un bataillon de chasseurs à pied de forteresse. Nos pionniers, à peine installés, entendent brusquement, vers l’Ouest, des coups de feu, qui, rapidement, se multiplient. Bientôt, des chasseurs à pied accourent en criant et, dans une débandade folle, se précipitent vers la frontière, jetant leurs armes, leurs effets, escaladant clôtures et murs de jardins pour arriver plus vite en territoire hollandais. Favorisée par l’obscurité naissante, une véritable panique se répand dans tout le cantonnement et, malgré l’intervention des officiers et des sous-officiers, surpris, d’ailleurs, par la subite effervescence, plusieurs soldats du génie sont entraînés par les fuyards éperdus.
Enfin, les gradés parviennent à tranquilliser les hommes. Alors, le commandant, afin d’être éclairé et afin de communiquer aux siens son calme, sa confiance, se décide à faire personnellement une reconnaissance du côté où s’est amorcée la débâcle. Enfourchant un vélo, il part avec quelques troupiers; il apprend qu’une patrouille cycliste d’une quinzaine d’Allemands, venue de Moerbeke, avait séjourné peu de temps dans les environs; en se retirant, elle avait annoncé son prochain retour. Quelle insignifiante cause d’un désastreux affolement!
Quoi qu’il en soit, il est hors de doute maintenant que des forces ennemies occupent le pays et l’officier du génie doit convenir que le maigre effectif de sa troupe rend la tentative de percée fort problématique. Mais, dans sa douce et tranquille audace foncière, il se résoud, malgré tout, à continuer son mouvement: il fera partir ses hommes à la première heure du jour. Puisqu’une rencontre avec l’ennemi est probable, il ‘faut remiser en pays neutre certains impedimenta qui constituent une entrave pour le combat, ainsi que, pour la marche rapide.
Laissant derrière eux les hésitants, les apeurés, les traînards et autres poids lourds rencontrés en cours de route, nos braves pionniers, prêts à tout événement, reprennent, le 11 octobre, au matin, l’exode vers l’ouest, par les voies les plus directes. Celles-ci ne sont pas toujours faciles; ainsi, dans un long chemin de terre, les bons jass doivent pousser eux-mêmes les chariots restants, car les chevaux sont incapables de les tirer du sol amolli. Les habitants des agglomérations qu’ils traversent certifient la présence de fortes troupes alle-dandes à Moerbeke et à Wachtebeek, ainsi que la circulation constante de patrouilles le long de la frontière. Mais, rien n’arrête nos énergiques guerriers. Sans aucun appui, ni matériel, ni moral, rencontrant, au contraire, des motifs continuels d’énervement et de dépression, ces troupiers en nombre infime, restés isolés, se sont esquintés par routes et chemins, peinant nuit et jour, pour rejoindre l’armée de campagne. Malgré les rudes efforts fournis, il est difficile, en ces moments, de se faire illusion: aucun espoir ne subsiste d’échapper à la rencontre désastreuse de l’ennemi; et ces malheureux ne possèdent plus que leur volonté. Mais ils veulent atteindre le but et vont de l’avant quand même. Audaces fortunm juvat. Par une chance vraiment extraordinaire, ils arrivent au pont de Selzaete, vers les 11 heures, sans même avoir aperçu un soldat allemand. Hourra! pour la compagnie du génie!
Hélas! un gros désappointement tombe lourdement sur le cœur de ces braves, qui ont déjà supporté tant de peines, tant de misères. L’unité de l’armée de campagne qui gardait la ligne d’eau à Selzaete (11 / 7), avait reçu ordre de retraiter le 10 octobre et de mettre le pont hors d’usage avant de partir. Mais, en présence de l’arrivée continue de troupes de forteresse parvenues à s’échapper d’Anvers, le commandant de la garde avait demandé au G. Q. G. et avait obtenu l’autorisation de retarder de 24 heures son départ, ainsi que le bloquage du pont-levis électrique. Et voilà que, précisément, vers les 11 heures du 11 octobre, le pont vient d’être levé et les moyens de manœuvres viennent d’être détruits. Nos pauvres soldats du génie, grâce à une volonté inébranlable, ont échappé à toutes les embûches et ils sont arrivés à Selzaete, le port de salut. Là, ô malheur, ils se butent au canal, dont le passage se trouve coupé à l’instant même! C’est à se vouer à tous les diables!
Pendant l’embarquement en chemin de fer, à la gare de Selzaete, du IIe bataillon du 7e, se retirant après sa mission de garde terminée, je surveille la destruction des appareils de mise en mouvement du pont-levis, destruction faite à la dernière minute avant notre départ. L’opération terminée, je me trouve le nez en l’air près du pont dressé verticalement, maintenant calé, immobilisé. Je me frotte les mains, satisfait, content, puisque les Boches ne pourront jamais l’utiliser. Tout à coup, au delà du canal, je vois, avec stupeur, déboucher cette troupe de camarades échappés miraculeusement à l’étreinte de l’ennemi. Oh! l’instant est trop bêtement fatidique! Les sensations de désolation, d’angoisse, qui m’oppressent sont inexprimables! Que vont devenir ces malheureux, arrêtés par l’obstacle?
A ce moment, sur l’autre rive, le capitaine du génie, tout heureux, me demande aimablement, joyeusement, de faire abaisser le portt pour le passage de ses hommes; et moi, la mort dans l’âme, je ne puis que lui crier le désastre. Cet officier doit être consterné…, il doit se serrer les poings, rageusement…, il doit nous en vouloir… et, avec raison, il doit être désespéré. Mais non, pas désespéré du tout, car sa ténacité, toujours affable d’ailleurs, est à toute épreuve. Ainsi, après le choc dur ressenti, il se met immédiatement à l’œuvre et bientôt, dans des embarcations modestes, nos pionniers, tout ragaillardis, peuvent atteindre la rive Ouest. Enfin, ils sont sauvés! Les voitures, vidées, convoyées par des civils volontaires, passent au sas en Hollande, et elles rejoignent la troupe à Selzaete. Quelle odyssée! Quelles réserves de courage, d’énergie, d’esprit d’entreprise, de volonté, n’a-t-il pas fallu à ces troupiers pour parvenir, malgré des conditions presque inconcevables, à rejoindre l’armée de campagne! Eh bien! ils sont un peu là, ces braves jass qui, diminués, mais sélectionnés, vont arriver à l’Yser quand même!
Sans conteste, la proximité de la frontière hollandaise devait introduire une particularité dans les événements de guerre qui se déroulèrent, chez nous, à partir du 25 sep- tembre, date à laquelle toutes les forces militaires belges, rassemblées autour d’Anvers, réduit national, se trouvèrent comprimées entre les troupes allemandes et le territoire d’un pays neutre. Ainsi, dès qu’il fut établi que la résistance de la forteresse chancelait, le voisinage de la Hollande provoqua de l’attirance pour les cas désespérés ou embrouillés. Ceux-ci se présentèrent, surtout, pendant la retraite si difficile de nos troupes s’échappant d’Anvers pour se diriger vers la mer. Or, à cette époque, l’armée belge avait fait ses preuves, un tronc solide existait dans la masse. De ce tronc, par la tourmente, tombèrent des branches mortes ou faibles. Il est certain que, dans les situations troubles créées inévitablement par cette retraite extraordinaire et pénible, des âmes timorées, des indécis, des traînards éclopés ou non, des démoralisés enfin, s’élaguèrent d’eux-mêmes, en se jetant en territoire neutre, sous des prétextes plus ou moins plausibles. Sans doute, beaucoup de malchanceux franchirent, malgré eux, la ligne séparative des deux pays. Mais il faut tenir compte du fait que, parmi ces derniers, nombreux furent ceux qui faussèrent compagnie aux Hollandais et rejoignirent l’armée belge, à travers les obstacles, les difficultés. Les randonnées de certains de ces fugitifs contiennent des épisodes vraiment homériques.
En conclusion, la grande partie des troupiers qui se rassembleront à l’Yser ont passé par ce véritable crible constitué par les événements, dans le couloir d’échappée d’Anvers. Ces combattants, fortement décimés, il est vrai, ont prouvé qu’ils sont décidés à tenir le coup, malgré tout et jusqu’au bout. Ces gaillards-là, l’ordre de notre Roi les plante, pour arrêter les Boches, sur les rives d’un fleuve minuscule, où, peu nombreux, mais tenacement enracinés dans le sol boueux, ils vont acquérir les plus glorieux fleurons pour la couronne de leurs exploits de 1914.