Romains et Carthaginois, Français et Allemands ... Rarement vit-on deux peuples se ruer l'un sur l'autre avec plus d'enthousiasme et de fureur; on dirait presque : d'ingénuité. Tant chacun était convaincu d'avoir pour lui le droit et la vérité!
La plupart des jeunes « courent en avant ». L'un d'eux avait répondu, deux ans plus tôt, à une enquête d'Henri Massis (Agathon) : « Nous souhaitons une action qui nous prenne corps et âme. Cette action, un seul événement nous la permettra : la guerre. » Aux Sciences politiques, à la Faculté de droit, les seuls mots d'Alsace Lorraine provoquaient des ovations. Plusieurs iront répétant :
« On ne m'envoie pas me faire casser la figure. Je fais don de ma vie à la France. »
A Saint-Cyr, lors du baptême de la promotion « Croix du drapeau », le 31 juillet, un ancien de « Montmirail », Jean Allard-Meus, récite devant mille jeunes gens tremblant de fièvre et d'orgueil :
Soldats de notre illustre race,
Dormez, vos souvenirs sont beaux!
Dormez, par-delà les frontières
Vous dormirez bientôt chez nous.
C'est alors que Gaston Voizard s'écrie :
- Jurons que, pour aller au feu, nous serons tous en grande tenue, casoar et gants blancs!
Tous jurent ... Le 22 août, Allard-Meus sera tué. Le 8 avril 1915, Gaston Voizard. Maurice Barrès, qui donne ces détails, en
1916, ajoute un peu tard : « Que le panache à coûté cher à la France ! »
Enthousiasme des Parisiens Pour l'instant, après la première émotion, la plupart des Parisiens mobilisés sont en état d'euphorie et se rendent à la gare de l'Est.
« Celui qui n'a pas vu Paris aujourd'hui et hier n'a rien vu », déclare Péguy le 3 août.
La foule va parfois jusqu'à la frénésie : elle saccage les dépôts des machines à coudre Singer et ceux des laiteries Maggi, qui d'ailleurs ne sont pas allemandes.
Le 7 août, le 31e R.I. quitte sa caserne des Tourelles et défile sur les boulevards extérieurs :
- A Berlin !... A bas les Pruscos ! ... Rapportez la moustache à Guillaume !
Sambre et Meuse, Chant du départ. La musique déferle, de tous ses tambours, de tous ses cuivres. « Les femmes jettent des fleurs à la volée; on les pique au bout du fusil. Tout le long de la colonne, les corsages clairs alternent avec les capotes bleues. » Sans paraître se douter de ce qui les attend, les jeunes soldats sourient et« bombent le torse ».
On fut moins chaud dans les campagnes; on écoutait le tocsin, comme le glas des morts.
- Les hommes partis, qui finira la moisson?
- Seront-ils rentrés, au moins pour la vendange?
A Paray-le-Monial, un soldat qui sait du grec, Paul Cazin, « songe à tout ce que la guerre va casser, en tombant dans la complication du monde moderne », à toutes ces mamans qui sont en train de faire cuire des œufs durs pour leurs garçons.
A la gare de Cognac, un sergent du 107e R.I., qui commande le détachement de garde, n'en finit plus d'arracher les réservistes aux bras de leurs sanglotantes épouses.
Du « train de plaisir » qui l'emporte « vers Berlin » (hommes, 40; chevaux, 8 en long) , il entend des cris enfantins :
- Tuez-les tous ! ... Revenez tous ! ...
A Sancerre, au coin d'un verger, une femme, debout sur le mur, brandit un drapeau :
- A bas Guillaume !
A Laroche, de blondes jeunes filles se précipitent, avec des brocs pleins de café bien chaud:
- Un seul quart pour chacun! Il en faut pour tout le monde.
Après trois jours de cahotements « coupés de brefs sommeils, la tête sur un soulier, la jambe sur un ventre quelconque, on finit par débarquer à Valmy, un nom de bon augure ».
L’Union sacrée Nourrie d'images d'Epinal, de cris de haine et de ferveur, la nation est soulevée d'un immense espoir. En quelques jours, selon le vœu du président Poincaré, « l'Union sacrée » s'établit dans le cœur de presque tous les Français, civils ou militaires.
Fondée sur une équivoque et de puissantes réalités ... Pour les militants de gauche, cette guerre doit amener le triomphe de la paix et de la justice, la fin du militarisme et pas seulement prussien... Par contre, pour les militants de droite, comme Barrès ou Daudet, cette guerre doit consacrer le triomphe des valeurs traditionnelles, armée, patrie, religion.
Sous l'équivoque, qui ne sera point éternelle, et que percent déjà des esprits comme Romain Rolland et le philosophe Alain, deux réalités plus solides : le désir à peu près unanime de recouvrer l'Alsace-Lorraine; la volonté de repousser l'agresseur; à plus forte raison, dès la fin d'août, l'envahisseur.
Divisés dans la paix, Gaulois ou Français s'unissent dans le péril. Il est dans leur nature de mieux s'entendre contre quelqu'un que pour quelque chose. L'Allemand seul est coupable : n'a-t-il pas violé nos frontières et tué le caporal Peugeot, premier mort de nos armées, le 2 août, près de Belfort, tandis que notre état-major prescrivait à nos troupes un recul de huit kilomètres?
Le prestige de la France libérale est tel que, se considérant comme Français, 40 000 étrangers s'engagent : Polonais, Tchèques, garibaldiens, israélites d'Europe centrale ou orientale. Ils vont former plusieurs régiments de marche dans la « Légion ».
A la fin de cette première semaine, tous les regards se tournent vers « la ligne bleue des Vosges ».
Qui se souvient que c'est un Bosniaque d'origine serbe qui a tué un archiduc, le 28 juin, à Sarajevo?
Alsace et imagerie populaire (7-19 août) Pour des raisons politiques et sentimentales plus que militaires, un détachement de la l'armée française franchit la frontière, dès le 7 août, par la trouée de Belfort. Objectif : Colmar et destruction des ponts du Rhin. Le général Curé bouscule une brigade de landwehr, devant Altkirch, et entre triomphalement à Mulhouse. Chez tous les Français, c'est du délire et le général Joffre adresse aussitôt une proclamation aux Alsaciens : « Enfants de l'Alsace, après quarante-quatre années d'une douloureuse attente, des soldats français foulent â nouveau le sol de votre noble pays. Ils sont les premiers ouvriers de la grande œuvre de la revanche. »
C'était dire en clair ce que chacun avait éprouvé secrètement depuis 1870, et depuis Gambetta (« Pensons-y toujours; n'en parlons jamais! »). Ce que plusieurs avaient dit tout haut, à la Ligue des patriotes, avec Déroulède; déclamé dans les théâtres parisiens, devant des salles combles et explosives (Servir, de Lavedan; Cœur de Française; Alsace, où triomphait Réjane) ; chanté dans des couplets patriotiques : Vous n'aurez pas l'Alsace et La Lorraine ...
Les caricatures cruelles de Hansi, les romans de Barrès, les cartes murales des écoles avaient ajouté à ce travail d'exaltation.
Le15 décembre 1912, Albert Malet, professeur d'histoire à Louis-le-Grand, et ancien précepteur du prince Alexandre de
Serbie, avait écrit : « Le soleil de la justice s'est levé sur les Balkans; il faut bien qu'en continuant sa course, il vienne illuminer aussi les flèches de Strasbourg. »
Le communiqué de Joffre (dont on voit à quels espoirs il répondait) ajoutait un peu légèrement :
« Devant nos charges à la baïonnette, les Allemands se sont enfuis à toutes jambes. Le mordant de nos troupes a été prodigieux »
Le lendemain, les ennemis contre-attaquaient, surprenaient le corps d'armée Bonneau, qui s'était mal gardé et devait se replier sur Belfort « à toutes jambes ».
Sacrifiant de nouveau à cet « amour du geste et du sentiment» qui nous a valu bien des mécomptes (car l'essentiel des combats étaient assurément en Belgique et à Verdun), le commandement décida de mener une seconde offensive, beaucoup plus importante : sous les ordres du général Pau, cinq divisions d'infanterie, une de cavalerie et trois groupes alpins rentrent en Alsace et, le 19 août, réoccupent Mulhouse.
De nouveau, il fallut battre en retraite,pour ne garder finalement que la petite ville de Thann où, pendant quatre ans nos ministres et nos généraux viendront bercer leur nostalgie. Les lecteurs de l'Illustration pourront voir de gentilles fillettes en
« costume» bavardant avec nos poilus, et des soldats-instituteurs apprenant le français aux garçons, devant un de ces tableaux noirs dont parlait Alphonse Daudet dans « la dernière classe ».
Car s'il y a la fidélité française, on trouve aussi la fidélité alsacienne. Que de familles écartelées entre ceux qui avaient « opté » pour la France, en 71, et ceux qui avaient dû rester, près de leur église et sur leur terre - sans oublier!
Aujourd'hui, beaucoup de jeunes sont allés combattre pour la France sous un faux état civil, car si on les prenait, ils seraient fusillés comme déserteurs. Les autres, dont l'Allemagne se méfie, ont dû combattre en Russie, contre la France. Au pays, de Metz à Mulhouse, les vexations redoublent : interdit d'écrire en français, même dans une lettre privée; interdit de parler français, même en conversation.
La libération sera longue à venir et chèrement payée.
Le 24 mai 1915, Poincaré écrira dans ses Mémoires : « Au loin, dans la plaine d'Alsace, nous apercevons des maisons blanches. Toujours la terre promise, et toujours la terre défendue !... »
L'espoir se réalisera en 1918. Mais sur les crêtes du « Vieil-Armand », parmi les sapins fracassés, les croix de bois pulluleront.
Naissance d'Anastasie, de Rosalie, du Boche, etc. Le service de la censure fut organisé dès le 30 juillet. Le 3 août, le ministre de la Guerre, Messimy, ordonne à tous les journaux de se soumettre au visa du bureau de presse. Précaution indispensable, puisqu'elle permettait d'éviter les indiscrétions; précaution redoutable, puisqu'elle allait permettre d'orienter et de chloroformer l'opinion. Et d'abord d'interdire la reproduction des communiqués ennemis et la publication des pertes.
Le Canard enchaîné, l'Œuvre de Gustave Téry, l'Homme libre de Clemenceau, seront particulièrement visés par les ciseaux de « dame Anastasie » qui laissait passer tous les « bourrages de crânes », mais non les vérités désagréables. Les généraux et les hommes en place avaient naturellement droit à des éloges dithyrambiques.
Le Temps, dès le 4 août, donnera le ton : « Au moment où va débuter une tragédie, dont nous ne sommes pas responsables, il est bon de prévenir certaines impressions décourageantes. Les statistiques des dernières guerres démontrent que, plus les armes se perfectionnent, plus le nombre des pertes diminue. »
Les déclarations lénifiantes se multiplièrent: « leurs » obus n'éclataient pas; notre petits troupiers se riaient de « leurs » mitrailleuses (et bientôt de « leurs» gaz asphyxiants). Blessés, ils refusaient de se faire évacuer. Amputés des deux jambes, ils demandaient à repartir dans l'aviation.
Exemple de « camelote » allemande :
« L'inefficacité des projectiles ennemis est l'objet de toutes les conversations. Les shrapnels éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Le tir est très mal réglé. Quant aux balles, elles ne sont pas dangereuses. Elles traversent les chairs de part en part, sans faire aucune déchirure. » (L’Intransigeant, 17 août.)
Les Allemands, par contre, dès qu'ils aperçoivent Rosalie (la baïonnette), «impatiente de plonger dans la peau d'âne qu'elle crève ainsi qu'une outre humaine» (H. Lavedan), détalent comme des lapins.
Ils « meurent de faim », alors que nos soldats sont « nourris comme des pachas ». D'où l'histoire de la tartine :
« Bruxelles, 16 août: un communiqué officiel cite ce mot d'un carabinier, qui a déjà fait un certain nombre de prisonniers :
« Je ne prends plus mon fusil, maintenant : je pars avec une tartine. Lorsque les Allemands me voient, ils la suivent. »
(L’Intransigeant.)
Encore quelques jours : après le Prusco, après l'Alboche, le « Boche » va naître, avec ses laideurs, sa lâcheté, sa férocité.
La presse délirante et bêtifiante s'est hâtée de monter en épingle la brève victoire de nos troupes en Alsace. Le dessinateur Georges Scott, d'un bel élan, a renversé le poteau frontière. Nos stratèges de l'arrière (général Cherfils, lieutenant-colonel Rousset, Marcel Hutin, Léon Bailby) savent commenter sans inquiétude les pires échecs :« Il y a toutes les chances que ce soit le soir de Valmy » (25 août). « L'armée ennemie est aspirée par la France » (27 août), etc.
Et cela va durer plus de quatre ans : les 75, « lubrifiés à l'huile de sardine »; les vaillants clairons au nez décollé par une balle, et qui continuent de sonner la charge; les bébés de dix-huit mois, qui prédisent la victoire :
« Dis, bébé, qui sera vainqueur, Français ou Allemands?
- Çais... çais…, répond l'innocente petite chose. .
Et chaque fois que la maman pose la question, bébé fait la même réponse. » (l' Intransigeant, 22 août.)
On trouve d'analogues exagérations dans l'autre camp, car la guerre vit de mensonges plus encore que de munitions.
Les atrocités Mais pendant que sévissent l'optimisme le plus inconscient et le « bourrage de crâne » collectif, de vraies atrocités s'accomplissent. Dure, disciplinée, entraînée à la « guerre totale », l'armée allemande se rua sur l'adversaire, sans beaucoup se soucier du droit international: la victoire est le droit suprême.
Les soldats ne se contentèrent pas de piller les pendules, les caves, les poulaillers. Ils incendièrent et massacrèrent souvent. Dans la seule Belgique, on évalue à plus de cinq mille personnes le nombre des civils mis à mort : prêtres, femmes, enfants, vieillards. En France, le 20 août, à Nomény (Meurthe-et-Moselle), la plupart des maisons brûlées, des dizaines d'habitants exécutés. Le 2 septembre, le maire de Senlis, M. Odent, est fusillé, avec six de ses concitoyens. Le 27, Orchies, près de Valenciennes, « n'existe plus » ... Pourquoi cette férocité ? ..
Le 22 août, le général Von Bülow, commandant la IIe armée, fait afficher à Liège:
« La population d'Andenne a attaqué nos troupes, de la façon la plus traîtresse. Avec mon autorisation, le général qui commandait ces troupes a mis la ville en cendres et fait fusiller 110 personnes. Je porte ce fait à la connaissance de la ville de
Liège, pour que ses habitants sachent à quel sort ils peuvent s'attendre. »
Des proclamations ou des massacres analogues se situeront à Lille, à Cambrai...
C'est un fait que l'armée allemande a vécu dans la hantise des « francs-tireurs» poignardant ses soldats, crevant les yeux des blessés, empoisonnant les puits. Légende, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, mais légende plus solide que la vérité; admise par tous les soldats, tous les généraux, et, naturellement, tous les civils d'outre-Rhin.
Inversement, Belges et Français crurent sans discrimination à toutes les atrocités « boches », les authentiques et les imaginaires. Le poète Jean Richepin parle à André Gide de« 4 000 enfants aux mains coupées », sans pouvoir avancer la moindre preuve. Plus encore peut-être que celui des personnes, le « massacre » de Louvain, d'Ypres, du beffroi d'Arras, de la cathédrale de Reims, horrifia l'opinion; et la propagande, par maints articles et de saisissantes photos, sut en tirer parti contre les « Barbares ».
Mais il faut bien dire que les souffrances de 1940-1944, dont personne ne doute, furent souvent inférieures aux privations, réquisitions, tueries, prises et exécutions d'otages, telles qu'elles ressortent des seuls textes officiels, placardés de 1914 à 1918 (à Valenciennes, par exemple). Et pourtant, tous les ont oubliées, s'ils ne les ont même toujours ignorées.
ANDRÉ DUCASSE (Historia hors série 7)