Les bantams, petits soldats de la Grande Guerre
Nicolas Méra — Édité par Natacha Zimmermann — 4 juin 2023 à 17h00
Pendant le conflit de 1914-1918, les recrues britanniques mesurant moins d'un mètre soixante furent enrôlées dans des bataillons spéciaux.
Un caporal suppléant s'entraîne avec un soldat du 21e bataillon du London Regiment, à Londres, en 1914. | Imperial War Museum via Wikimedia Commons
Temps de lecture: 3 min
Birkenhead, Angleterre, été 1914. En réponse aux premiers échos de la guerre, la mobilisation générale a été décrétée. À la différence des politiques en vigueur en France ou en Allemagne, la conscription anglaise s'effectue sur le mode du volontariat: cela n'empêche pas 750.000 soldats de s'engager en l'espace de huit semaines. Des queues invraisemblables s'étalent devant les comptoirs de recrutement, serpentant à travers les places de village, les stades, les églises.
Une fois son tour venu, chacun doit se soumettre à une batterie de tests physiques et psychologiques avant de recevoir son affectation. Parmi les critères de sélection, la taille joue un rôle important: le règlement militaire stipule que tout individu mesurant moins de 5 pieds et 3 pouces (soit 1,60 m) n'a pas le droit de servir sous les drapeaux.
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À une époque où la taille moyenne des Anglais tutoie le mètre soixante-dix, il va sans dire qu'une telle règle laisse beaucoup de bonnes volontés sur le carreau. C'est ce que va constater Alfred Bigland, représentant parlementaire de la ville industrielle de Birkenhead, à deux pas de Liverpool.
La taille et la bataille
Alfred Bigland a entendu, de la bouche d'un témoin, l'histoire d'un volontaire peu ordinaire. Un mineur de charbon originaire de Durham aurait été recalé par tous les officiers du pays ou presque, avant d'échouer à Birkenhead. Là, il aurait mis au défi un habitant, quelle que soit sa taille, de se battre contre lui, afin de prouver sa valeur au combat. On dit qu'il en serait venu aux mains avec six personnes avant d'être escorté hors de la ville…
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Chaviré par la fièvre patriotique du petit homme, Alfred Bigland écrit aussitôt au ministère britannique de la Guerre, afin d'exiger que les personnes de taille «irrégulière» aient la possibilité de s'engager. Quelques jours plus tard, lord Kitchener lui donne le feu vert. Face aux journalistes, Alfred Bigland rayonne.
«[Les nouvelles recrues] compensent en largeur ce qu'elles n'ont pas en taille; si elles sont petites, elles sont aussi robustes. Dans cette guerre de tranchées où les petites cibles ont moins de risques d'être touchées, cette option est préférable […]. Après tout, certains des plus grands guerriers au monde étaient de petite taille: Alexandre, Napoléon, Wellington et Roberts, aucun d'entre eux n'aurait correspondu aux standards requis par l'armée britannique.»
«Les petits hommes ont marqué l'histoire», indique une affiche invitant à rejoindre «le bataillon Bantam», à Bristol, en 1915. | Library of Congress via Wikimedia Commons
Dans la cour des grands
À Birkenhead, où la taille minimale vient de perdre quelques pouces (pour passer à 147 centimètres), les volontaires affluent de tout le pays. Des mineurs de fond à la gueule noire, des ouvriers des chantiers navals aux muscles saillants, entre autres individus gonflés à bloc: en quelques jours, 3.000 recrues sont incorporées aux 15e et 16e bataillons du régiment Cheshire. «Le petit effort que j'ai effectué au début de la guerre a été bien récompensé, se félicite Alfred Bigland le 20 février 1915. L'exemple a été suivi non seulement à Birkenhead, mais aussi à Bury, Manchester, Leeds et en d'autres endroits.»
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Faisant la fierté de la ville du Merseyside, les nouvelles recrues sont bientôt baptisées «bantams» en référence à la catégorie légère de boxe de l'époque –en anglais, bantamweight se traduit par «poids coqs» et l'animal deviendra d'ailleurs l'emblème de l'unité. Le phénomène galvanise les îles britanniques, favorisant la levée de vingt-neuf régiments –dont une division canadienne– et portant le total des bantams dans les effectifs de la Grande Guerre à près de 30.000 soldats.
Le phénomène galvanise toutes les îles britanniques, favorisant la levée de vingt-neuf régiments. | United Kingdom Government via Wikimedia Commons
Malgré leur petite taille, leur tempérament explosif et volontiers bagarreur va contribuer à accroître leur aura au sein de l'armée de Sa Majesté: un poème anonyme les surnomme même «les Hercule de poche».
Du reste, leur petite taille n'est pas un prétexte pour les ménager. Après une formation intense, les divisions bantam débarquent en France au début de l'année 1916. Elles participent à certains des combats les plus féroces de la Première Guerre mondiale: la tristement célèbre bataille d'Arras (150.000 pertes alliées) au printemps 1917, puis l'assaut sur Cambrai à la fin de l'année. Les coqs y laissent des plumes.
Essuyant de lourdes pertes, les bantams sont peu à peu incorporés aux divisions traditionnelles de l'armée britannique, où on leur trouve des rôles à leur mesure: opérateurs de chars d'assaut, creuseurs de tunnels… Et où ils prouvent, une fois encore, que le courage n'est pas une affaire de centimètres.