Après une série de désastres pour la France : Crécy (1346), Poitiers (1356) et Azincourt (1415), un premier grand sursaut a lieu avec la reprise d’Orléans.
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Le souvenir de ce siège, assurément le plus célèbre de toute la guerre de Cent Ans, est encore vivant de nos jours, du moins à Orléans, où les autorités civiles et ecclésiastiques célèbrent, presque sans interruption depuis 1429, chaque 8 mai, la levée du siège par les Anglais. Le déroulement et les modalités du siège sont connus avec une précision exceptionnelle non seulement grâce à des sources narratives (en particulier le Journal du siège, ou, plus exactement, le Petit traictié par maniere de croniques, contenant en brief le siege mis par les Angloys devant la cité d’Orleans et les saillyes, assaulx et escarmouches qui durant le siège y furent faictes de jour en jour, la venue et vaillants faictz de Jehanne lra Pucelle et comment elle en feist partir les Angloys et enleva le siege par grace divine et force d’armes, dont la rédaction définitive, reposant sur des notes prises au jour le jour, est antérieure à 1467), mais aussi grâce à des documents d’archives : essentiellement des pièces comptables émanant des administrations militaires de Charles VII et de la royauté lancastrienne et de la ville d’Orléans.
Le but ultime de Jean, duc de Bedford, régent du royaume de France durant la minorité de Henri VI, roi de France et d’Angleterre, était de mettre intégralement à exécution le traité de Troyes de 1420 et de faire de Henri VI le roi de la France tout entière. À cette fin, un nouvel effort fut tenté en 1428 en vue d’entamer aussi fortement que possible la position militaire du « soi-disant dauphin », Charles, que ses partisans — et aussi l’ensemble de la chrétienté, y compris le pape et l’empereur — considéraient, sous le nom de Charles VII, comme le roi de France légitime. En gros, à cette date, la domination du « roi de Bourges » couvrait toute la France à l’ouest et au sud de la Loire (sauf la Guyenne), plus le Dauphiné à l’est du Rhône et l’Anjou au nord de la Loire. En juin 1428, des troupes furent levées en Angleterre et confiées à un chef de guerre expérimenté, jean, comte de Salisbury. Transporté sur le continent, ce corps expéditionnaire fut renforcé par d’autres éléments recrutés sur place ou prélevés sur les garnisons anglaises de Normandie : au plus fort du siège d’Orléans, les Anglais disposèrent ainsi de 3 500 à 4 000 combattants, en majorité d’origine anglaise, déterminés et disciplinés, parmi lesquels les archers étaient trois ou quatre fois plus nombreux que les hommes d’armes. Cette force fut régulièrement inspectée, payée, fournie en vivres, en armes et en munitions. Toutefois, à partir du printemps de 1429, il semble qu’un affaiblissement du moral se soit manifesté, en sorte que le train habituel des désertions s’accéléra : le 15 avril 1429, dans un exposé au Conseil d’Angleterre, Bedford, pour porter remède à cette situation en voie de détérioration assez rapide, proposa de procéder au sacre et au couronnement de Henri VI comme roi de France.
On peut s’étonner de la faiblesse relative des effectifs anglais, compte tenu surtout de l’importance de l’enjeu : mais c’est que la « France anglaise » était financièrement à bout et que l’Angleterre ne consentait plus, pour la poursuite de la guerre sur le continent, que des efforts parcimonieux. De plus, les Français de la « France anglaise » n’intervinrent guère militairement : sans doute se méfiait-on d’eux. Certes, le duc de Bourgogne Philipe le Bon, allié en titre des Anglais, aurait pu ou dû apporter un concours massif mais, pour des raisons de haute politique, il se contenta d’envoyer un contingent plutôt symbolique, d’ailleurs payé par les soins du gouvernement lancastrien. La priorité à ses yeux était de protéger son duché de Bourgogne, au-delà de la Loire.
Bedford et son conseil s’interrogèrent longuement pour savoir à quel endroit du dispositif ennemi frapper. Pendant un temps, il fut envisagé de faire le siège d’Angers, capitale de l’Anjou. Ce projet fut abandonné, peut-être parce que, entre le Maine, conquis par les Anglais, et Angers, il fallait s’emparer de trop de places fortes, peut-être aussi parce que Bedford ne désespérait pas de détacher de la cause du roi Valois la maison d’Anjou (y compris Yolande d’Aragon, belle-mère de Charles VII). Dans cette perspective il était préférable d’épargner ses possessions. Le choix se porta donc sur Orléans, plus vulnérable, ne serait-ce que parce que plus proche de Paris, la capitale de la double monarchie. Une fois Orléans tombé, Tours et Bourges se trouveraient en première ligne : peut-être Charles VII serait-il contraint à renoncer à la lutte, moyennant quelque compensation territoriale comme ce Dauphiné dont il portait le titre et qui, au surplus, était terre d’Empire.
Malgré tout, en attaquant Orléans, il semble que Bedford ait violé une convention récente selon laquelle le duc Charles d’Orléans, prisonnier depuis Azincourt (1415), avait obtenu que ses seigneuries et ses sujets seraient épargnés aussi longtemps qu’il serait hors d’état de les défendre.
Dans une première phase, méthodiquement, Salisbury s’employa à isoler Orléans en s’emparant d’abord des nombreuses petites places que les partisans de Charles VII occupaient encore en Beauce — indice de la remarquable pugnacité dont ils faisaient toujours preuve. L’un des principaux épisodes de ce nettoyage systématique fut la prise de Janville, à quelque 30 km au nord d’Orléans, défendu par Prigent de Coëtivy. Puis la ligne de la Loire fut atteinte : Meung se rendit (ville, château et pont). Du coup, Salisbury put passer sur la rive gauche du fleuve (le côté de la Sologne) et piller à son aise le sanctuaire de Notre-Dame-de-Cléry (plus tard, ses ennemis affirmèrent que Dieu avait voulu le punir de ce sacrilège). Le 8 septembre 1428, les Anglais firent une démonstration sous les murs d’Orléans. Puis il y eut la reddition du château et du pont de Beaugency (25 septembre) et, en amont d’Orléans, celle de la ville et du pont de Jargeau (5 octobre). Le 7 octobre les Anglais logèrent dans Olivet, vinrent escarmoucher aux barrières du faubourg Saint-Marceau. En moins de deux mois, ils s’étaient rendus maîtres des deux rives de la Loire. Le siège pouvait commencer.
On peut estimer que la cité d’Orléans, non dénuée de ressources, avait à cette époque autour de 12 000 habitants. Depuis des dizaines d’années, la ville avait consacré d’énormes efforts financiers pour renforcer son enceinte : une muraille de 2 590 m, comptant 5 portes fortifiées flanquées chacune de 2 tours et 28 autres tours, plus le Châtelet, à proximité immédiate du fleuve. Devant les portes, des boulevards de terre, de pierre et de bois avaient été aménagés. L’unique pont sur la Loire était protégé, à son débouché vers la Sologne, par la fortification des Tourelles, elles-mêmes précédées par un boulevard. Dès le départ et durant tout le siège, Orléans disposa en abondance de poudre, de trait, d’armes de toutes sortes. Son artillerie à feu se montra efficace. Les vivres ne manquèrent pas vraiment, grâce à l’arrivée, plus ou moins régulière, de convois de ravitaillement. Détruits presque aussitôt par les Anglais, les douze moulins tournant grâce à l’eau de la Loire furent à peu près remplacés par onze moulins à chevaux. Bref, il n’y eut jamais de véritable blocus (faute sans doute d’effectifs suffisants, du côté anglais, pour le mettre en œuvre) et la disette ne fut guère à l’ordre du jour. Le contraste est saisissant avec le siège de Rouen en 1418-1419. Les citoyens d’Orléans participèrent activement à la défense. Même les femmes furent mises à contribution, en mainte circonstance. Ils furent aidés par un nombre appréciable de gens de guerre « français », originaires d’un peu toutes les régions du royaume, plus des Écossais, des Italiens, des Espagnols. Quant aux effectifs, les deux armées faisaient en quelque sorte jeu égal.
Le siège commença le 12 octobre 1428. Salisbury décida d’attaquer par le sud et établit son « logis » au faubourg du Portereau ou de Saint-Marceau. Un boulevard inachevé était censé protéger les abords des Tourelles. Au-delà, l’église et le couvent des Augustins, bien que démolis par les Orléanais, furent transformés en « bastille » par les Anglais. Le 23 octobre, les Français abandonnèrent le boulevard des Tourelles. Prévoyant la perte imminente des Tourelles, ils détruisirent quelques arches du pont et édifièrent un nouveau boulevard « du côté par-devers la ville ». De fait, le 24, les Tourelles furent prises par les Anglais qui s’y fortifièrent puissamment. Mais le même jour Salisbury fut mortellement blessé d’un coup de canon. Le choc fut rude pour les assiégeants qui furent désorientés pendant plusieurs jours. Les Orléanais profitèrent de ce répit pour détruire et brûler plusieurs églises et édifices situés dans leurs faubourgs, afin de faire place nette.
Puis, sous l’impulsion de Guillaume de la Pole, comte de Suffolk, le commandement anglais se ressaisit. Un plan fut conçu : sur la rive gauche, les passages par eau et par terre seraient gardés par les Tourelles et les bastilles de Champ-Privé, des Augustins et de Saint-Jean-le-Blanc. Quant au véritable siège, il aurait lieu sur la rive droite, du côté de la Beauce. De l’ouest au nord, dessinant une sorte de quart de cercle à 5 ou 600 m de distance de l’enceinte d’Orléans, il y eut ainsi les bastilles Saint-Laurent-du-Colombier, de la Croix-Boissée, Londres (établie au lieu-dit Les Douze Pairs), Haro (ou Rouen), Saint-Pouair (ou Paris) ; et, à l’est, au-delà des faubourgs détruits de Saint-Euverte et de Saint-Aignan, la bastille isolée de Saint-Loup. Enfin, en aval d’Orléans, entre Champ-Privé et Saint-Laurent, une bastille ou boulevard de fagots, de sable et de bois fut édifiée dans l’île Charlemagne. Soit une douzaine de points fortifiés entre lesquels se répartirent les forces anglaises, à raison, en moyenne, de 300 combattants par bastille, d’où une relative dispersion des forces et donc une cause de vulnérabilité. De plus, surtout à l’est, les intervalles entre les bastilles ne pouvaient pas être surveillés efficacement : durant toute la durée du siège, des gens de guerre français purent sortir d’Orléans ou y entrer, des convois de ravitaillement y pénétrer. Il y eut quantité de « saillies », d’« escarmouches » destinées à entretenir, d’un côté comme de l’autre, la combativité des hommes et à tester la résistance de l’adversaire, mais aucun assaut général ne fut tenté de la part de l’assiégeant, aucune sortie massive de la part de l’assiégé (du moins avant l’arrivée de Jeanne d’Arc). Dans Orléans, le guet fut effectué pratiquement sans défaillance : en cas d’alerte, la cloche « sonnait à l’effroi » et tout le monde s’armait à la hâte.
Face à cette cité qui disposait d’importants moyens en hommes en en matériel, les Anglais n’espéraient pas une soudaine et complète reddition mais des négociations, suivies d’une « composition », qui stipuleraient les conditions accordées aux vaincus. Quant aux Orléanais, animés par Jean, bâtard d’Orléans, demi-frère de leur duc Charles, ils attendaient, selon la bonne règle, l’arrivée d’une année de secours levée par Charles VII. Une « ambassade » lui fut envoyée qui revint le 28 janvier, avec un message d’espoir De fait, une armée fut levée, comprenant des Écossais, des nobles d’Auvergne, de Bourbonnais et de Poitou. Le commandement nominal en appartenait à Charles, comte de Clermont, fils aîné du duc de Bourbon. Plutôt que de gagner directement Orléans, cette armée, grossie de contingents qui étaient sortis pour la circonstance de la cité assiégée, se porta à l’encontre d’un convoi de vivres et d’artillerie, puissamment protégé, que sir John Fastolf conduisait de Paris à Orléans. Mais d’une part l’effet de surprise fut manqué, en sorte que les Anglais eurent tout loisir de se mettre à l’abri, comme c’était leur habitude, à l’intérieur d’un « parc » entouré de pieux aigus, d’autre part, comme souvent au sein des armées de Charles VII, un désaccord se fit jour entre les différents chefs de guerre : Clermont aurait souhaité que l’ensemble des hommes d’armes demeurent à cheval, prêts à intervenir aussitôt après l’attaque menée par des archers et des couleuvriniers, mais les Écossais et leur connétable, John Stuart, furent d’avis de combattre à pied : aussi, lorsque ces derniers affrontèrent le « parc » anglais, ils ne furent pas secourus par le comte de Clermont qui préféra décamper. Les Anglais sortirent alors en masse et tuèrent nombre d’ennemis. Telle fut la funeste rencontre de Rouvray-Saint-Denis (à une quarantaine de kilomètres au nord d’Orléans) que les contemporains appelèrent aussi « bataille » ou « détrousse » ou « journée des Harengs », puisque le convoi anglais (on était en carême : 12 février 1429) comportait principalement ce type de vivres. L’outrecuidance, l’indiscipline, le manque de concertation s’étaient révélés fatals aux Français.
Le comte de Clermont put se réfugier à Orléans, mais, dès le 18 février, il quitta la ville avec quelque 2 000 combattants, promettant toutefois aux habitants consternés de solliciter un nouveau secours auprès de Charles VII. Restèrent donc dans la cité essentiellement le Bâtard d’Orléans et Jean de Brosse, seigneur de Boussac, maréchal de France, celui que nos sources appellent le maréchal de Sainte-Sévère, du nom d’une de ses seigneuries. À son tour ce dernier sortit d’Orléans, le 16 mars. Démoralisés, les Orléanais envoyèrent une « ambassade » conduite par Peton de Xaintrailles auprès du duc de Bourgogne Philippe le Bon et de Jean de Luxembourg : il s’agissait d’obtenir de Bedford par leur intermédiaire, une « abstinence de guerre », autrement dit l’interruption temporaire du siège. Mais Bedford refusa, ce qui signifie qu’encore au mois de mars 1429 il espérait toujours arriver à l’emporter. Philippe le Bon affecta d’être mécontent de l’attitude du régent de France : du coup il retira ses troupes, ce qui affaiblit quelque peu la puissance des Anglais.
Il semble que ce soit aux environs du 6 mars que le Bâtard d’Orléans et les Orléanais apprirent qu’une pucelle, venue de Lorraine, s’apprêtait à les secourir et à les délivrer, au nom de Dieu. On ignore l’impact immédiat de cette nouvelle. Cependant, les événements se précipitaient : de Blois, le 22 mars, Jeanne d’Arc lança son fameux défi au roi d’Angleterre, à Bedford, aux chefs de guerre et capitaines, aux archers et compagnons d’armes anglais. Les rumeurs circulaient. Dans la cité, on attendait fiévreusement un grand événement. À partir des premiers jours d’avril, les convois de ravitaillement se succédèrent. Même l’argent se fit moins rare pour la solde des troupes. Des renforts entrèrent dans Orléans : 40 combattants le 24 avril, 100 le 26, 60 le 27, 400 le 28. Parallèlement, le conseil de Charles VII décida que la Pucelle accompagnerait un convoi de ravitaillement qui se rassemblait à Blois. La Loire fut franchie et Jeanne d’Arc s’avança sur la rive gauche, du côté de la Sologne. Les Anglais prirent peur et évacuèrent provisoirement la bastille de Saint-Jean-le-Blanc pour se réfugier dans celle des Augustins. Jeanne d’Arc repassa la Loire à la hauteur de Chécy. Elle s’avança alors vers l’ouest et, armée de toutes pièces, montée sur un cheval blanc, son étendard déployé à ses côtés, fit une entrée triomphale dans Orléans par la porte Bourgogne, le 29 avril au soir. Le 2 mai, elle sortit des murailles pour aller en personne inspecter les bastilles anglaises. Le 4, la bastille Saint-Loup, la plus isolée, fut emportée d’assaut : une force française s’était interposée afin d’empêcher que les Anglais de la bastille de Saint-Pouair ne vinssent lui porter secours. Le 6 mai, quelque 4 000 combattants français franchirent la Loire et s’emparèrent de la bastille de Saint-Jean-le-Blanc ainsi que du boulevard et de la bastille des Augustins. Le 7 mai eut lieu la prise des Tourelles, à l’issue de laquelle les Anglais avaient perdu 400 ou 500 hommes, tués ou noyés, y compris leur capitaine William Glasdale. Dans tous ces épisodes, l’indomptable énergie de la Pucelle avait joué un rôle déterminant. Le soir du 7, les Orléanais, tout en adressant de « merveilleuses louanges » aux chefs de guerre qui avaient mené à bien l’opération, rendirent grâces à leurs protecteurs célestes, saint Euverte et saint Aignan. Restaient donc les fortes bastilles de la rive droite mais, le dimanche 8 mai, les Anglais, à l’issue d’un conseil de guerre, sortirent de leurs bastilles, les « désemparèrent », se mirent en ordre de bataille en présence des Français eux aussi prêts à combattre. Le face-à-face dura une bonne heure. En fait, ni d’un côté ni de l’autre on ne souhaitait l’engagement, et les Anglais purent opérer vers Meung une retraite en bon ordre. Alors eut lieu une grande procession d’action de grâces. Le lendemain, la Pucelle quitta Orléans pour rendre compte en personne à Charles VII des « nouvelles de la noble besogne » et l’inviter à « se mettre sur les champs » pour se faire sacrer à Reims. Le « saint voyage » de Jeanne d’Arc continuait.
Même si l’insuffisance de leurs effectifs les empêchait de faire le blocus de la place, les Anglais pouvaient raisonnablement espérer qu’à un moment donné le courage des assiégés fléchirait et que des négociations s’ouvriraient. Certes, après le milieu d’avril, la partie devint pour eux très compromise. Mais la manière classique de procéder à la levée d’un siège était l’arrivée d’une armée de secours attaquant de l’extérieur. Le propre de la libération d’Orléans fut donc que ce furent les assiégés eux-mêmes qui brisèrent de l’intérieur l’étau qui les enserrait : on peut penser que Jeanne d’Arc eut un rôle déterminant dans l’adoption inaccoutumée de cette tactique. Le même procédé fut employé l’année suivante pour la levée du siège de Compiègne, mais à cette date la Pucelle avait été faite prisonnière. Le brusque départ des assiégeants, au matin du 8 mai, provient d’une sorte d’effondrement psychologique : toutefois la discipline fut rigoureusement maintenue dans leurs rangs et cette retraite ne fut pas une fuite.
Philippe CONTAMINE