source : Jourmal La Croix
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Le résistant Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin, est mort
Portrait Résistant de la première heure, secrétaire de Jean Moulin à Lyon, galeriste, écrivain, historien, Daniel Cordier s’est éteint à l’âge de 100 ans, a-t-on appris vendredi 20 novembre. Il était, avec Hubert Germain, l’un des deux derniers Compagnons de la Libération encore vivant depuis la mort de Pierre Simonet, le 5 novembre dernier.
Jean-Claude Raspiengeas, le 20/11/2020 à 16:33
Lecture en 6 min.
Le résistant Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin, est mort
Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin et résistant, le 14 mai 2017 à Paris.
ALEXANDRE MARCHI/PHOTOPQR/L'EST REPUBLICAIN/MAXPP
C’est un homme d’un autre temps qui vient de nous quitter. Un homme dont le destin a bifurqué à plusieurs reprises. Un homme dont la rectitude morale et la fidélité à des principes souverains guidèrent la vie.
Issu d’une famille monarchiste, ultranationaliste, antisémite, antidreyfusarde, ce très jeune militant des Camelots du Roy, fondateur du cercle Charles Maurras à Bordeaux, rompt, le 17 juin 1940, avec son milieu, sans en abandonner l’idéologie, après avoir entendu le discours de capitulation du maréchal Pétain.
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Résistant de la première heure, il réunit seize volontaires, embarque à Bayonne sur un cargo à destination de l’Afrique du Nord et se retrouve à Londres. Ensemble, ils s’engagent dans « la légion De Gaulle », les futures Forces Françaises Libres. Daniel Cordier a 19 ans. Avec, en tête, une obsession rageuse : « Tuer du Boche ! »
Secrétaire de Jean Moulin
Formé par l’Intelligence Service à la lutte clandestine et aux missions périlleuses, il est parachuté, le 26 juillet 1942, près de Montluçon avec un émetteur radio. Dans un bouchon lyonnais, Jean Moulin, pétri de vertus républicaines, qui l’a pourtant écouté évoquer avec ardeur ses inclinations d’extrême droite, l’adoube et le recrute comme secrétaire. En toute clandestinité, le jeune homme, à 22 ans, est chargé de seconder le deuxième personnage de la France combattante qui doit fédérer tous les mouvements de la Résistance, les soumettre à l’autorité du général De Gaulle, et assurer sa légitimité.
→ ARCHIVE. Rencontre avec Daniel Cordier
Les deux hommes œuvrent en toute confiance, deviennent des amis proches. Au gré de leurs conversations, Jean Moulin, collectionneur et dessinateur de talent, l’initie à l’histoire de la peinture et à l’art moderne, dont il ignore tout. Le 21 juin 1943, « Max » ou « Rex », selon les circonstances, tombe dans un guet-apens à Caluire. Jean Moulin est arrêté, torturé, transféré vers l’Allemagne et meurt en martyr, sans avoir parlé. « J’ai perdu un père », disait Daniel Cordier. Son personnage inspire Roger Vailland. Dans Drôle de jeu, Caracalla, c’est lui !
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Après la Libération, encore jeune homme – il a 24 ans –, meurtri par la mort tragique de son mentor, tournant le dos à ce passé, Daniel Cordier se réfugie dans l’art contemporain, à la suite d’un coup de foudre devant des tableaux de Goya, au Prado de Madrid, sa première visite dans un musée. Un jour de 1946, il achète, d’un coup, quinze Nicolas de Staël pour une somme dérisoire (moins de mille euros de l’époque). Il devient marchand d’art, galeriste réputé à Paris, Francfort et New York, puis, ayant fermé boutique, le conseiller artistique de grands collectionneurs. Cet « amateur d’art » fait autorité. Il possède une collection unique, impressionnante et aléatoire, « résultat de la rêverie, de la flânerie », nécessaire, disait-il, à son « équilibre psychique ».
Le 11 octobre 1977, après « Les Dossiers de l’écran », sa vie bifurque
Daniel Cordier s’était promis, une fois la guerre achevée, de ne plus jamais l’évoquer, par devoir de réserve, et à cause de « l’image déprimante » que lui avaient laissé les anciens combattants de la Grande Guerre. Mais le 11 octobre 1977, ce Compagnon de la Libération accepte l’invitation d’une émission, alors très regardée, Les Dossiers de l’écran.
Ce soir-là, Henri Frenay, le fondateur du mouvement Combat, s’impose dans la discussion avec une thèse sournoise. Jean Moulin n’aurait été qu’un crypto-communiste, un agent de Moscou, qui aurait berné son monde. Ses interlocuteurs se montrent pathétiquement impuissants à démonter l’argumentation et à couler ce vieux serpent de mer qui empoisonne les relations entre résistants. Parmi eux, Daniel Cordier tombe des nues. Il n’était pas préparé à cet assaut.
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De retour chez lui, la honte l’envahit. Il sait, mieux que quiconque, que Jean Moulin n’a trompé personne mais il vient de se révéler incapable de le prouver. Le passé dont il s’était détourné lui revient violemment à la figure, déformé. Il ne reconnaît plus ce qu’il a connu et vécu.
« La force de la calomnie agit sur les ignorants, écrira-t-il. L’impossibilité où je m’étais trouvé de participer efficacement à ce débat m’avait infligé une humiliation douloureuse. Je la ressentis comme une trahison à l’égard de la mémoire de Jean Moulin. Cet échec condamnait, à mes yeux, mon désengagement à l’égard du passé. Certes, j’avais mené une vie conforme à mes aspirations mais était-elle compatible avec le devoir qui m’incombait de défendre une mémoire outragée ? »
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Daniel Cordier réagit en homme d’honneur. Il décide de s’engager résolument dans ce combat pour la vérité. « À mes yeux, expliquait-il, c’était le même engagement qu’en juin 1940. Si je n’avais pas été jusqu’au bout, ma vie aurait été finie. J’aurais été un traître vis-à-vis de moi-même. Je n’aurais pas pu me supporter plus longtemps. On n’abandonne pas aux hasards de l’histoire un homme qui est allé au bout de son destin, sans ciller, surtout quand il n’est plus entre les bonnes mains de l’histoire. »
Douze ans de recherches et un récit de six mille pages
Il s’enfonce dans une recherche phénoménale, rejetant tout témoignage qui ne repose que sur le souvenir, se méfiant des récits rétrospectifs et leur réécriture du passé, se défiant même de sa propre mémoire. Il fait le tour du monde pour forcer la porte des conservateurs. Il s’enferme pendant douze ans dans les archives et ne retient que les preuves écrites.
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Au terme de ce travail exténuant, Daniel Cordier resurgit avec un monument historique et littéraire, de six mille pages, en six volumes, que publie JC Lattès : Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon. La préface, son discours de la méthode, s’étend sur trois cents pages. Sous la plume de Cordier, la Résistance, héroïsme et calculs mêlés, retrouve sa dignité. Ce chartiste implacable mêle, de façon magistrale, le sensible et l’intelligible. Dans cette somme imparable, tout s’éclaire. On voit tout. On comprend tout.
Sur les tensions entre la Résistance intérieure et la Résistance extérieure, les conflits de commandement et de légitimité, les calculs politiciens, le rôle exact joué par chacune des grandes figures de l’armée des ombres, la méfiance générale à l’égard De Gaulle, le peu de sérieux que la Résistance inspirait aux alliés, le jeu du Parti communiste.
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Sur tous ces « clandestins de l’honneur », soldats inconnus qui tissaient le réseau de renseignements sur lequel s’appuyait l’action, sur le lien indissoluble de tous ces combattants, humains trop humains, « soudés par la fraternité de la peur et de l’espoir », vivant avec « le sentiment très fort d’une unité réelle dans une diversité parfois antagoniste« . L’unité de ce qu’il appellera « la République des catacombes » dans un volumineux ouvrage paru en 1999.
Cette œuvre gigantesque dictée par le devoir de mémoire marque un tournant essentiel dans l’historiographie de cette période. Un écrivain est né. Balayant les omissions et les déformations qui encombraient la légende posthume de la Résistance, en leur opposant faits et documents irréfutables, Daniel Cordier acquiert un nouveau statut, celui d’historien incontestable.
Un homme libre, guidé par ses passions
En 1989, l’année où sortent les deux premiers tomes de cette biographie-radiographie de Jean Moulin, le Centre Pompidou organise une grande exposition sur « La donation Daniel Cordier », la plus importante jamais reçue au Musée national d’art moderne, 515 œuvres (tableaux, dessins, sculptures, collages) de 64 artistes. Sa « collection buissonnière » réunie « sous le signe du désordre, de l’humeur et du coup de foudre » : Bellmer, Brassaï, Dubuffet, Hartung, Michaux, Arman, César, Rauschenberg, Chaissac et tant d’autres.
Le Musée d’art contemporain de Toulouse en accueille près de 300 pour sa collection permanente. En se dépouillant de ce trésor intime, jamais montré, à 70 ans, Daniel Cordier l’offre à tous, par reconnaissance envers les musées, « lieux de méditation et de plaisir ».
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En 2004, riche d’une vie complexe aux angles multiples, passé, via la Résistance et son compagnonnage décapant avec Jean Moulin, d’un engagement vigoureux à l’extrême droite à la gauche démocratique, revenu de ses errements de jeunesse, il entame la rédaction de ses Mémoires, qui paraissent en 2009, sous le titre Alias Caracalla. Il délivre, en mille pages, la vérité d’un homme libre, qui aima le secret (notamment sur l’argent et sa vie privée), guidé par ses passions.
Conscience morale
Daniel Cordier se présentait toujours avec élégance, pochette au veston, cravate ou écharpe autour du cou, pantalon au pli bien droit, précis dans son propos, le regard aussi éloquent que le verbe, n’ayant jamais abdiqué ni sa curiosité, ni son enthousiasme. Il avait quitté la capitale pour un appartement ensoleillé de Cannes, avec vue sur la mer, cerné par le fouillis de ses indispensables livres, tableaux et objets d’art. Les dernières années, on le louait de toutes parts. On lui rendait visite pour s’imprégner de la conscience morale de ce libertaire. La République lui avait conféré le plus haut grade de la Légion d’Honneur.
En 1950, Daniel Cordier a 30 ans. Pendant un an, il relit intégralement la Bible avec le désir de devenir prêtre. Mais une longue conversation dans les rues de Bordeaux avec un abbé à la foi chancelante l’éloigne de cette tentation. Dieu ne sera plus qu’un point d’interrogation. À moins qu’à l’heure ultime, au moment décisif du passage, Daniel Cordier n’ait bifurqué une dernière fois. Après avoir rédigé ses mémoires, à la manière d’une confession, il s’y préparait, avec humilité. « S’il y a le Bon Dieu, je sais très bien ce que je lui dirai : je n’ai fait que des erreurs et du mal, faites de moi ce que vous voulez ! »