Historama N° 10- 1984
Point de vue par le Colonel TrinquierSALAN UN GENERAL REPUBLICAIN CONDUIT A LA REVOLTE
Dernier en date des grands réprouvés de notre Histoire, condamné en 1962 à la réclusion perpétuelle, le général Salan est mort au printemps dernier. Roger Trinquier, fameux colonel para, qui le connaissait depuis, cinquante ans, nous a adressé sur lui un point de vue très élogieux. Devions-nous refuser cet hommage sous prétexte que Salan s'est insurgé contre l'Etat? Nous avons estimé que non. D'abord parce que sous notre rubrique Point de vue s'expriment les opinions les plus diverses et qu'il est naturel de donner la parole à la défense; ensuite parce que les mobiles de Salan n'étaient pas bas; enfin parce que sa révolte ne fut qu'un épisode dans une carrière qui en avait fait le général le plus décoré de France. Commandant en chef en Indochine, puis en Algérie, homme clé des journées de mai 1958, avant de se rebeller contre la politique algérienne de celui qu'il avait contribué à propulser au pouvoir, le général Salan a occupé pendant vingt ans une place éminente dans l'histoire de l'après-guerre.
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Colonel Trinquier J'ai connu le général Salan en Indochine en 1934. Il y aura donc un demi-siècle. Il com.¬mandait le poste de Dien Lap au Tonkin. Je venais d'être désigné pour commander un poste voisin; celui de Chi Ma sur la frontière de Chine dans la province de Lang Son.
Le général Salan avait déjà effectué deux séjours dans divers postes au Laos. Pour les jeunes officiers nouvel¬lement débarqués, il était l'ancien que nous admirions sans réserve.
- La carte de notre secteur, me dit-il un jour, est incomplète et prati¬quement inutilisable. Nous allons la refaire.
Pendant près d'un an, lorsque nos autres occupations nous laissaient libres, au double décamètre et à la boussole de poche, nous avons me¬suré près de 200 kilomètres de pistes de montagne. Tous les villages étaient recensés, les habitants, le cheptel, les ressources diverses étaient dénom¬brées. Ainsi nous connaissions parfai¬tement notre région.
28 ans après, en mai 1962, j'étais appelé comme témoin au procès du général Salan. Pour dire à ses juges à quel point le général Salan allait au fond des choses, j'ai rappelé ce long travail que nous avions fait ensemble.
Quelques semaines plus tard, alors qu'il était seul dans sa cellule de condamné à vie, il m'a écrit une lettre émouvante dans laquelle, entre autres choses, il m'a dit:
- J'étais sur que vous rappelleriez nos chainages du Tonkin.
Lui non plus ne les avait pas oubliés.
Le coup de génie de Na San Le hasard des désignations coloniales allait nous séparer pendant de nombreuses années. En 1951, le général de Lattre de Tassigny avait créé en Indochine un « Service Action» des¬tiné à prendre pied sur les arrières lointains Viêt-Minh. Le général Salan, devenu son adjoint, n'avait pas oublié que je connaissais les montagnards. Il me demanda de le rejoindre en Indo¬chine. Dès lors, nos contacts furent plus fréquents.
. C'était au mois d'octobre 1952, Salan était commandant en chef de¬puis la mort de De Lattre. Les cinq divisions que les V.M. 1 avaient nouvellement formées en Chine venaient de se lancer à l'assaut de la moyenne région du Tonkin. Le 16 octobre, le poste de Nghia Lo qui, l'année précédente, avait résisté fut enlevé en une nuit. Ce fut une douloureuse surprise pour le commandement français. Les divisions V.M. déferlaient en direction de l'ouest. Bigeard, parachuté sur leurs arrières, paraissait perdu.
Pendant cette période critique, Salan survola plusieurs fois la région pour observer son nouveau champ de bataille. Il m'emmenait quelquefois avec lui. Un jour, nous revenions de
Laï Chau en survolant la rivière Noire. Aucun obstacle ne semblait s'opposer à l'avance triomphale des V.M.
Dans l'avion, tous les officiers étaient silencieux. Ils se demandaient comment le général allait les tirer de cette situation qui paraissait désespérée. Salan gardait son calme olympien. Aucune trace d'inquiétude n'apparaissait sur son visage. Il réfléchissait.
- Nous pourrions, dit l'un d'eux, tenter d'établir un front sur la rivière Noire.
Le général, impassible ne répondit pas. Nous quittâmes l'avion sans qu'il nous soit possible de connaître le fond de sa pensée et les décisions, qu’il allait prendre dans les heures à venir.
Le lendemain; c'était le coup de génie de Na San.
A 8 heures, il réunissait son état-major. Il exposa son plan sobrement, mais avec une chaude conviction, une lumineuse clarté - signes indiscutables auxquels on reconnaît un grand chef - . qui redonnèrent à tous une confiance passablement ébranlée. Aucun des officiers présents n'avait entendu parler de Na San. Ce n'était même pas un village, simplement une piste perdue dans la brousse mais sur laquelle des Dakotas pouvaient se poser. Le général Salan n'avait pas eu besoin de se pencher sur une carte pour la découvrir. Ce pays, il le connaissait pour l'avoir bien souvent parcouru à pied et quelquefois mesuré.
Ordre fut donné à toutes les troupes en déroute et à tous les postes isolés de rejoindre Na San. Il désigna pour commander le futur camp retranché un de ses meilleurs tacticiens, le colonel Gilles. Sous ses ordres, chacun se mit au travail. En quelques jours, les renforts affluèrent. Des tranchées furent creusées, des abris, des points d'appui, des réseaux de fils de fer barbelés surgirent du sol.
Lorsque, le 30 novembre, les divisions V.M. se ruèrent à l'assaut, la défense était solidement organisée. Pendant trois jours, toutes les tentatives pour enlever le camp retranché furent vaines. Le 2 décembre, Giap dut retirer ses troupes, laissant un millier de cadavres sur le terrain et emportant de nombreux blessés.
Salan avait arrêté la plus forte offensive V.M. avec des pertes très faibles pour le corps expéditionnaire. II laissera à son successeur, le général Navarre, une situation claire. Certes la guerre d'Indochine n'était pas gagnée, mais il n'y avait aucune raison pour que nous la perdions.
Le mystère de l'attentat au bazooka Après Dien Bien Phu, le gouvernement désigna le général Ely, chef d'état-major de l'armée, comme haut commissaire et commandant en chef en Indochine. Nullement préparé pour exercer de telles fonctions il supplia le général Salan de l'accompagner comme adjoint.
Salan conduisit ainsi les dernières opérations qui permirent à l'armée française de quitter le Nord- Viêt-Nam dans l'honneur et la dignité.
Les problèmes militaires étant réglés, Ely, n'ayant plus besoin de Salan, décida de s'en séparer. Dès lors le général Ely allait travailler en vase clos avec son état-major et rapidement brader l'Indochine aux Américains.
En partant, Salan, navré de la tournure que prenaient les événements, me dit ceci:
- Ce sont des problèmes que nous aurions pu régler au mieux des intérêts des peuples indochinois et de la France, comme nous aurions pu le faire en 1946 si nous avions fait preuve d'un large esprit de compréhension. Une fois de plus, nous allons manquer le coche.
Appelé par le général Massu, qui venait de prendre le commandement de la 10e division de parachutistes, je débarquai le 6 août 1956 à Alger. Avant mon départ, Salan me fit appeler.
- Nos affaires vont mal en Algérie. Il est possible que je sois prochainement appelé à y aller. Ecrivez-moi; j'aimerais savoir ce que vous en pensez.
En effet, le 8 novembre 1956, le général Salan est désigné comme commandant en chef en Algérie. Le 6 janvier, en accord avec M. Lacoste, ministre résidant en Algérie, les pouvoirs de police sont donnés à la 10e D.P. dans le département d'Alger pour mettre fin au terrorisme urbain, qui a pris des proportions considérables. C'est le début de la Bataille d'Alger.
Or le 16 janvier, à 19 heures, deux roquettes explosent dans le bureau du général Salan. Etant à la préfecture, je me précipite à l'état-major. Momentanément absent, Salan vient d'échapper miraculeusement à la mort. Mais son aide de camp, le commandant Rodier, a été tué. On avait tiré au bazooka, de l'immeuble d'en face. Enveloppé dans un nuage de poussière, silencieux et calme comme toujours, le général cherchait à percer le mystère de l'attentat dont il venait d'être l'objet.
- Trinquier me dit-il en m'apercevant, ce n'était pas la peine que je vous charge de la police si des roquettes explosent même dans mon bureau.
J'étais, ce soir-là, parmi les officiers qui l'entouraient, celui qu'il connaissait le mieux et sur lequel il pouvait sans conséquence déverser sa grogne.
Mais le lendemain, le calme revenu, il me fit appeler. Ensemble nous fîmes le tour des bâtiments de l'E.M. pour tenter de mettre en place un système de protection contre un attentat toujours possible. Je lui expliquai qu'étant donné la disposition des lieux, c'était impossible.
- La solution la plus raisonnable, lui dis-je, serait que vous quittiez ces bureaux et que vous vous installiez plus confortablement ailleurs.
- Peut-être plus tard, me répondit-il. S'ils doivent me tuer ce sera dans mon bureau, à mon poste de combat.
Au mois d'octobre 1957, l'épouse du principal responsable de l'attentat du bazooka, Mme Kovack's, me fit parvenir un long document. Dans une première partie, elle relatait les réponses que son mari avait faites au juge d'instruction chargé de cette affaire, le commandant Marchelli. Dans la seconde, ce qu'il n'avait pas dit. Cette lecture m'avait effaré. Ce document donnait les noms des principales personnalités responsables de cet attentat.
Or à cette époque de nombreux complots étaient en gestation pour renverser la IVe République jugée trop faible pour faire face à ses obligations et pour porter au pouvoir le général de Gaulle. Pour réussir, ils avaient besoin du concours de l'Armée. Il fallait donc à sa tête un général qui leur soit acquis 2. Or Salan était un officier républicain au sens large du terme, comme la plupart des officiers, c'est-à-dire qu'il était respectueux des institutions que le pays s'était librement données. Il était donc l'obstacle qu'il fallait faire sauter. Voilà pourquoi on avait tenté de l'assassiner.
Je donnai ce document au général Salan. Je savais qu'il y aurait des difficultés pour que cette affaire soit
Normalement jugée. En fait, elle ne l'a jamais été. Après un simulacre de procès, je demandai à Salan pourquoi il n'avait pas fait état du document que je lui avais remis.
- J'ai fait confiance à la justice de mon pays. C'était à elle de rechercher les coupables et de les punir. Pas à moi.
Le général républicain se meut en insurgé On a beaucoup écrit sur le 13 mai 58. En fait, ce fut un coup d'Etat préparé par des hommes décidés à tout pour ramener de Gaulle au pouvoir
Dans l'après-midi, une foule immense envahit le gouvernement général. Elle ne faisait plus confiance au régime pour assurer le salut de l'Algérie.
Le général Massu, très populaire depuis qu'il avait délivré la population d'Alger du cauchemar du terrorisme, était assailli par la foule hurlante qui lui demandait de former un comité de salut public pour sauver l’Algérie. Finalement, excédé, il accepta. Il me demanda de le suivre. J’acceptai sans hésiter, essentiellement parce que Massu était un vieux camarade et que je me devais de l'aider dans un moment difficile.
Salan, dans un bureau voisin, entouré de tous les généraux présents à Alger, écoutait les mouvements de la foule. Il était ulcéré parce qu'au cours de l'après-midi elle l'avait hué. Il n'était pas un général de pronunciamiento. Il attendait.
Ce n'est que le lendemain, lorsqu'il fut sûr de la profondeur des sentiments de la foule et qu'il fut pleinement convaincu du désir des Français de changer un système inadapté aux besoins de notre pays, qu'il prit la tête du mouvement. Pensant que de Gaulle était le seul homme en France capable de prendre en main les rênes du pouvoir, il entra rapidement en contact avec lui, en envoyant clandestinement, à Colombey-les-deux¬-Eglises, son chef d'état-major, le général Dulac. !
Celui-ci mit le général de Gaulle au courant de l'opération « Résurrection » : deux régiments de parachutistes venant d'Alger et deux du Sud-ouest marcheraient sur Paris pour imposer au Parlement, si nécessaire, le retour du général de Gaulle. C'est le général Miquel, commandant la région de Toulouse, qui dirigerait l'opération. On sait que ce ne fut pas nécessaire.
Ceux qui étaient dans le secret des dieux, l'entourage intime de De Gaulle, savaient qu'il voulait abandonner l'Algérie. Or, il avait besoin de l'Armée. Pendant quatre ans, il allait lui mentir. Si de Gaulle avait des raisons convaincantes pour renoncer à maintenir la présence française en Algérie, il aurait dû d'abord le dire à son armée, qui les aurait comprises et qui l'aurait suivi. Ce travestissement, par le général, de ses intentions pro¬fondes ne pouvait que conduire à une catastrophe: l'Armée s'était trop engagée auprès des populations afin de gagner leur confiance. Elle continua à leur dire que la France resterait. Dès lors, il apparut à beaucoup de militaires. qu'ils allaient trahir leurs engagements s'ils s'inclinaient devant la politique d'abandon. Voilà la raison profonde du putsch d'avril 1961. La responsabilité en incombe au premier chef à ceux qui ont trompé la confiance de l'Armée.
Le général Salan était en Espagne le 22 avril quand il apprit que les généraux Challe, Jouhaud et Zeller étaient arrivés à Alger pour tenter de sauver l'Algérie. Fidèle au serment prononcé devant la population d'Al¬ger pendant les journées exaltantes de mai 1958, il se devait de se joindre à eux. Mais les ralliements furent beaucoup moins nombreux que ce qui était espéré. En gros, l'Armée laissa faire le putsch avec sympathie, mais elle ne s'engagea pas.
Le 25 avril au soir, à la demande du général Challe, les troupes qui lui avaient été fidèles rentrèrent dans leur casernement. Le putsch avait échoué.
Salan ne pouvait admettre de cesser le combat avant même de l'avoir engagé. Alors que le général Challe se constituait prisonnier, il entrait dans la clandestinité. Il savait qu'il avait peu de chance de réussir. Mais il restait fidèle à la parole donnée, la veille, sur le Forum à une foule émue et désespérée. Il avait dit:
- Nous. sommes venus ici pour sauver l'Algérie ou pour mourir avec vous.
Seul restait le dernier terme de l'alternative. Ainsi ce général républicain et foncièrement légaliste devint-il par un extraordinaire paradoxe, le chef de l'organisation armée secrète (OAS).
Pour s'emparer du général Salan, protégé par toute la population d'Alger, il fallut introduire auprès de lui un adjudant qui, bien manipulé, le fit arrêter le 20 avril 1962.
Ce jour-là, le général Ailleret quit¬tait son commandement en chef. A l'aérodrome de Maison Blanche, il allait s'illustrer en insultant devant les passagers indignés le général Salan que les policiers emmenaient en France menottes aux mains. C'était la dose d'amertume supplémentaire qu'il lui fallait avaler.
L'instruction de son procès fut bâclée. Les plus hautes personnalités de France vinrent témoigner en sa faveur. D'abord l'ancien président de la République, René Coty, les maré¬chales Leclerc et de Lattre de Tassigny, des hommes de tous les horizons politiques, et parmi eux François Mitterrand, des généraux, des offi¬ciers supérieurs, de simples soldats du contingent. Ils venaient apporter le témoignage de leur affection à un grand soldat qui avait servi sur tous les champs de bataille lorsque la patrie était menacée: guerre de 1914-1918, la Syrie en 1926, où il reçut sa première grave blessure, 1940, le débarquement en Provence, en 1944, l'Indochine et l'Algérie.
Les accusateurs furent peu nombreux, quatre seulement, dont évidemment le général Ailleret. Il avait la conscience si peu tranquille qu'il n'osa pas rester plus de deux minutes dans la salle des témoins.
Devant tant de témoignages favorables à l'accusé, les juges, malgré l'insistance du général de Gaulle ne suivirent pas l'avocat général, 'qui avait demandé la peine de mort. Ce fut pour tous ceux qui l'aimaient un profond soulagement.
Le génêral Salan avait clairement assumé ses responsabilités. Pendant ce long procès, il conserva l'attitude . digne et exemplaire d'un homme qui avait d'abord sa conscience avec lui. - Dieu me garde, avait-il dit en terminant le long exposé préliminaire qu'il avait fait devant ses juges.
Dieu nous l'avait gardé.
En prison, ii écrivait une vie de saint Ignace Je suis allé le voir deux fois dans sa prison à Tulle. J'ai passé en tête-à-tête deux après-midi avec lui. Nous avions beaucoup de souvenirs à évoquer. Là comme ailleurs il avait conservé le calme et la sérénité des vieilles trou¬pes. Il disposait de deux cellules, l'une pour dormir, l'autre lui servait de bureau. Il me fit visiter sa prison. Elle ressemblait aux postes frontières que nous avions commandés en Indo¬chine: des maisons d'habitation entourées de hauts murs avec, aux an¬gles, des miradors occupés par des sentinelles. A l'intérieur, comme au¬trefois, il avait aménagé un jardin sur lequel il faisait pousser des fleurs et des légumes. En somme une atmosphère qui lui était familière.
Je lui demandai s'il ne mettait pas à profit le calme et le recueillement qui lui étaient imposés pour écrire ses mémoires.
- C'est impossible, me dit-il, j'ai laissé toute ma documentation en Espagne. L'Histoire ne peut être écrite qu'avec des documents incon¬testables. Je le ferai lorsqu'il plaira à de Gaulle de me libérer.
Il écrivait la vie d'Ignace de Loyola pour lequel il avait une profonde admiration. Je ne sais pour quelle raison elle n'a pas été éditée.
Les troubles de Mai 68 conduisirent le général de Gaulle; sous la pression de l'opinion publique et, il faut le dire, de l'Armée, à libérer le général Salan. Rendu à la liberté il a pu écrire ses Memoires>. C'est un monument historique. Ceux qui vou¬dront connaître le fond des événe¬ments que nous avons vécus à cette époque devront les lire.
Et puis les années ont passé; les hommes aussi. Le général de Gaulle est mort. Le tour du général Salan est venu. Il nous a quittés comme il avait toujours vécu, dans l'honneur et la simplicité, laissant au cœur de ses amis la joie de l'avoir connu et quel¬quefois servi et l'immense peine que cause toujours la disparition d'un être cher.
Colonel Trinquier 1.V. M = Viêt-minh
2.On murmura à l’ époque que les comploteurs songeaient au Général Cogny(NDLR)
3. Malheureusement, il n'a pas écrit ou pas publié le dernier tome, qui aurait été consacré au putsch et à l'OAS (NDLR).