25 décembre 1953Dès Noël, la base aéroterrestre qui devait servir de point de départ à des opérations sur les arrières du Viêt-minh a cessé de remplir son rôle. Ce n'est plus qu'un camp retranché cerné par les Viets d'un peu plus près chaque jour.
A Diên Biên Phu , on se prépare à fêter la Nativité. Un peu en dessous du PC de Castries, à l'ombre d'un tronc épais qui se dresse, mutilé, à l'entrée du blockhaus du colonel Gaucher, les légionnaires de la 3e compagnie du 1/13 ont dressé un immense arbre de Noël, décoré avec les moyens du bord, de guirlandes de papier de couleur et d'ampoules teintées au mercurochrome. L'infirmerie a prêté des paquets de coton, le service auto des phares de voitures, l'intendance a débloqué un lot de couvertures et des parachutes de toutes les couleurs. L'autel a fière allure et semble, pour un soir, être le pôle d'attraction du camp retranché.
Partout ailleurs, dans les unités, les hommes ont mis toute leur imagination à la décoration de leurs abris. C'est pauvre, parfois misérable, mais touchant.
A la compagnie de mortiers, Perrin a prodigué maint conseil, distribué fil de téléphone et piles de poste.
- On ne s'ennuie pas, confie-t-il à son caporal. La vie à Diên Biên Phu est pleine d'imprévu.
Il ne croit pas si bien dire. En pénétrant dans une soute à obus, une bougie à la main, un légionnaire met le feu à un tas de relais de mortiers. L'incendie se propage à une rapidité diabolique et l'ouverture dégorge bientôt des torrents de flammes brasillantes. Sur la position, c'est le sauve-qui-peut général. La soute explose enfin, projetant vers le ciel une gigantesque colonne de feu, de terre et de débris métalliques, manquant d'un dixième de seconde un Dakota qui se préparait à atterrir et vient de survoler la section, trente mètres au-dessus.
- Bande de cons, hurle le lieutenant Turcy, blême de rage. On l'a échappé belle : vous avez failli descendre le Dakota du général Navarre !
La nouvelle était confidentielle, elle vient d'être confirmée ; le généchef a décidé de venir à Diên Biên Phupour passer la nuit de Noël au milieu de la garnison.
Un geste qui touche infiniment les hommes. Aucun d'entre eux ne connaît avec précision le rôle que doit jouer la base aéroterrestre dans le plan d'ensemble du patron, mais ils l'imaginent éminent. Ils ont sous les yeux, quotidiennement, les preuves de la puissance emmagasinée dans la vallée. Jusqu'ici habitués à une certaine pénurie, menant comme des pauvres des opérations de riches, essayant de faire illusion avec des surplus de toutes les guerres, ils s'aperçoivent qu'ici, tout arrive à profusion. Les bataillons, bien sûr, car le corps expéditionnaire n'a jamais marchandé les hommes, mais aussi les avions, les canons, les mortiers lourds, et, depuis quelques jours, sous les portiques de fer édifiés par la CRALE, une compagnie de réparation de la Légion, les chars Shaffee, qui ont été acheminés en pièces détachées et que l'on remonte, boulon après boulon.
Les trois premiers d'entre eux devaient être livrés le 28 décembre. Ils seront prêts demain matin ; les légionnaires ont mis des bouchées doubles pour les déposer, comme un cadeau de Noël, dans " les chaussons " du colonel de Castries.
Sous la tente qui sert de PC provisoire au colonel Gaucher et à son GM 9, le lieutenant de Veyes achève la rédaction du compte rendu quotidien d'activités. Peu de chose à signaler. De la routine. Outre l'arbre de Noël qu'il a dressé au centre de l'esplanade, le ler bataillon a passé sa journée à débroussailler ce qui va devenir Eliane 1. Pour sa part, le 3e bataillon a poursuivi l'aménagement d'un ensemble de collines, au nord-ouest, qui a pris le nom de Béatrice.
Il s'interrompt. La haute stature du colonel vient de s'encadrer dans la portière de toile.
- Laisse tomber tes paperasses et viens avec moi, je t'emmène chez Pégot. J'ai promis de commencer la veillée de Noël avec lui.
- Le Général Navarre vient d'arriver, réplique Veyes ; il souhaite recevoir tous les officiers pour l'apéritif. Nous irons sur Béatrice après ?
- Non. Le "Poireau" peut attendre. On a toute la nuit pour le voir.
Gaucher montre, la main, largement ouverte, les cantonnements du ler bataillon.
- Dis à Brinon d'y envoyer Capeyron, il fera très folklorique avec ses pansements.
Capeyron commande la 3e compagnie du ler, bataillon de la 13e DBLE. Il avait été blessé au cours d'une opération dans le Delta et n'aurait normalement pas dû venir à Diên Biên Phu . D'autant moins qu'il est pratiquement en fin d'un séjour de presque quatre années. Mais, aussitôt remis sur pied, il a rallié son bataillon, en s'aidant de ses cannes. Capeyron est un officier de la " vieille " Légion, celle qui veut qu'on n'abandonne jamais ses hommes tant qu'on en a le commandement.
La voix métallique, le visage lisse, barré d'une fine moustache, Capeyron a un regard clair, gris quand il est de bonne humeur, bleu quand il se met en colère. Et, pour le moment, il n'est pas souvent de bonne humeur. Ses blessures l'empêchant de sortir en patrouille avec sa compagnie, celle-ci est presque quotidiennement de corvée à l'aérodrome pour y accueillir les personnalités en visite. Précisément parce que Gaucher le trouve très " folklorique ".
- En route, ordonne Gaucher, en se glissant sous le volant de sa jeep. Tout en conduisant sur la mauvaise piste qui mène à Béatrice, le fief de son troisième bataillon, le colonel sifflote un refrain de la Légion. Une façon pour lui, en coupant court aux conversations, de se concentrer sur quelque problème.
Près de lui, le lieutenant Veyes se tait, attendant le commentaire qui suivra immanquablement la période de méditation. C'est un ricanement :
- Il est marrant ! Tout le monde affirme qu'il n'a pas de cœur, et le voilà qui débarque pour Noël.
- Le général Navarre prend sans doute Diên Biên Phu très au sérieux ?
- C'est ça. C'est sûrement ça. Il n'a pas tort. Diên Biên Phu, c'est sérieux.
Il change les vitesses de la jeep et fait ronfler le moteur, pour pouvoir escalader la rampe abrupte qui mène au PC du 3e bataillon :
- Tu vois, Veyes, si ça tourne mal, on pourra toujours s'en aller vers le Laos et Sop Nao.
C'est le seul chemin de repli praticable.
Un geste du menton vers le sommet de " Béatrice ".
- A moins qu'on nous donne l'ordre de faire Camerone là haut… " Stille Nacht, Heilige Nacht… " Assis sur le toit du blockhaus du commandant Pégot, Gaucher, verre en main, écoute les chants qui s'élèvent dans la nuit.
Les légionnaires ont été touchés de voir leur colonel leur rendre visite en cette veillée sainte. Une des traditions de la Légion, une fête aussi importante que Camerone, mais qui a, pour eux, un sens plus profond.
Au-delà du simple aspect religieux, Noël est un pont tendu avec leur passé. On peut se permettre d'avoir un peu de nostalgie et si les hommes s'enivrent, c'est presque avec du recueillement.
Gaucher jette un regard de côté. Il aperçoit le profil de Pégot, maigre, tendu, dont les yeux brillent. Gaucher a un faible pour le commandant du 3e bataillon. Il n'est pas le seul.
Peut-être parce que, comme lui, tout le monde au bataillon sait que le commandant est venu ici pour s'y faire tuer. Gaucher a beaucoup bu et sa voix déraille un peu.
Sur la piste qui les ramène au point d'appui central, il dit :
"Nous allons fêter Noël et les hommes vont se saouler.
Moi aussi.
Tu sais ce qu'ils font pendant ce temps, les Viets ?
Ils arrivent. Tout à l'heure, j'ai vu le rapport d'un sous-officier, le sergent-chef Fels, de la 11e compagnie.
Il ne s'est pas enivré, lui. Avec quatre hommes, il est parti en patrouille jusqu'au sommet des crêtes, à huit kilomètres d'ici, au-dessus de la route de Tuan Giao.
Et il les a vus. Des camions, mon petit Veyes. Des convois de camions, qui ne se gênent pas pour rouler pleins phares. Ça veut dire que Giap a accepté la bataille. Gaucher hoche la tête : "C'est pourquoi Langlais et ses parachutistes ont tort de râler pour aller reconnaître la piste de Sop Nao..."
Noël 1953, sur le PA Béatrice de Ðiên Biên Phú, avec le III/13e DBLE.A côté du PC du colonel de Castries, une grande tente a été dressée qui abrite des tables sur tréteaux sur lesquelles s'alignent verres et bouteilles. Tout autour ont pris place des délégations d'officiers de toutes les unités présentes ce soir à Diên Biên Phu. Beaucoup de nouveaux visages, car les bataillons arrivent tous les jours. L'ambiance est détendue, bon enfant.
Un " pot " est toujours une occasion de retrouvailles entre camarades, jusque-là séparés par la distance ou la fantaisie du tour de départ en Extrême-Orient. Ils sont nombreux ce soir. Les sédentaires du premier parachutage, administratifs du BEP ou du 8e choc, artilleurs parachutistes ou des mortiers lourds. Les officiers des Thaïs arrivés de Laï Chau, au début du mois de décembre, légionnaires, marsouins, tirailleurs des derniers avions.
Autour de Castries, en manches de chemise, le col ouvert laissant voir son célèbre foulard de soie rouge, se pressent les officiers supérieurs de l'état-major du " groupement opérationnel du Nord-Ouest " - le GONO. Guth, le chef d'état-major, air affairé de taupe laborieuse, Piroth, l'artilleur manchot au faciès réjoui, et les autres ...
Près d'eux, jouant les maîtresses de maison, papillonne la seule femme du camp, une brune aux longs cheveux encadrant un visage plein, aux formes généreuses sanglées dans un treillis militaire qui, pour une fois n'a plus l'air d'un sac.
Navarre est entré, suivi de son staff : Revol, son chef d'état-major, maintien glacé, visage de marbre, et Pouget, son aide de camp, qui observe et ne dit rien.
Navarre serre des mains, sans sourire. Redoutant la bousculade à cause de ses cannes, Capeyron est le dernier de la file. Il fixe le général dans les yeux, n'obtient en réponse qu'un vague froncement de sourcils, comme une marque d'agacement.
Navarre est revenu au centre du cercle des officiers. Il prend un verre, le garde contre sa poitrine et parle. Sans flamme, sans passion. Les jeunes officiers attendaient des paroles d'enthousiasme, d'espoir, de courage; peut-être l'un de ces mensonges glorieux dont on les abreuve depuis des décennies, dont ils savent qu'il s'agit d'un mensonge, mais auquel ils ont besoin de croire. Navarre ne s'engage pas:
- Les conditions pour la victoire sont réunies, conclut-il.
Il leur a dit aussi :
" Vous vous battrez pour Diên Biên Phu... " [-] Ils savent que si le général Navarre n'a pu s'engager autant qu'ils l'auraient souhaité, c'est parce que Paris est loin, et que pour la France, la guerre d'Indochine n'est qu'une péripétie, vilipendée par quelques-uns, superbement ignorée par la plupart des autres. Si les combattants français sont seuls, Navarre est sans doute le plus seul d'entre eux.
Ce n'est pas un jugement, mais l'amère constatation d'un état de fait.