- Chacal a écrit:
Henri Karayan ?
Henri Karayan, un engagement pour la liberté et l’universalisme
Disparition. Les obsèques d’Henri Karayan, l’un des derniers témoins du groupe Manouchian, ont lieu aujourd’hui. Né à Istanbul dans une famille victime du génocide arménien, il avait à peine vingt ans lorsqu’il s’est engagé dans la Résistance.
«Je n’ai jamais tué d’Allemands, je n’ai tué que des nazis. » Voilà ce qu’avait coutume de répondre Henri Karayan lorsqu’on l’interrogeait sur ses actions armées durant la Résistance.
Henri Karayan est décédé mardi 2 novembre 2011. Il avait été l’un des compagnons de Missak Manouchian et était l’un des derniers témoins du groupe des FTP-MOI, de ces hommes et ces femmes, «Français de préférence », dont l’Affiche rouge perpétue le souvenir.
Né en 1921 à Istanbul, dans une famille arménienne victime du génocide de 1915, il arrive en France avec ses parents à l’âge d’un an et demi. Avant la déclaration de guerre, la famille est installée à Décines, près de Lyon. Son père avait été responsable du Comité de secours pour l’Arménie (HOC), créé en 1921, afin de venir en aide à l’Arménie soviétique isolée par le blocus des armées alliées. En 1938, alors que ce comité venait d’être dissous, Missak Manouchian, intellectuel engagé qui avait adhéré au Parti communiste en 1934 et qui participait avec Henri Barbusse et Romain Rolland au mouvement Amsterdam-Pleyel contre la guerre, travaillait à mettre sur pied une nouvelle structure du nom de l’Union populaire franco-arménienne. C’est dans ce cadre que la famille Karayan reçoit sa visite.
Le jeune Henri a alors dix-sept ans. Il participe activement, à travers une troupe de théâtre, une équipe de foot, une chorale, à la vie des organisations culturelles arméniennes très présentes dans la région. De cette première rencontre avec Missak Manouchian, Henri Karayan a toujours gardé un souvenir très fort. Il en témoignait, bien des années plus tard, en se confiant, pour un article dans l’Humanité, à Jean Morawski : « Manouchian me parla d’Aragon et d’Eluard, qu’il connaissait. Il se tenait informé de la vie des gens de Décines. Je lui avais parlé des ouvriers de Rhodiaceta, qui travaillaient “à la soie”, et de ceux de chez Gilet, tous pris dans le même cercle vicieux : à la merci de leurs patrons, que ce soit pour le logement ou les salaires. Quant aux conditions de travail, ils tenaient rarement plus de cinq ans et finissaient vitriolés de l’intérieur par les vapeurs d’acide… Et pourtant, ils restaient. Encore heureux s’ils n’étaient pas expulsés pour avoir envoyé un colis en Arménie.
» Entre le jeune homme et l’intellectuel, le courant passe. « Quand nous évoquions l’actualité, témoigne encore Henri Karayan, nous étions si bien en résonance que j’aurais presque pu terminer ses phrases. » En mai 1940, Henri Karayan est incarcéré à la prison Saint-Paul de Lyon comme « individu douteux » et de là envoyé au camp de Loriol, dans la Drôme, puis à celui du Vernet, dans l’Ariège, avant d’être livré aux Allemands pour travailler dans la Ruhr. Il y retrouve un jeune communiste allemand, Léo Kneler, interné avec lui au Vernet après avoir participé aux Brigades internationales. Celui-ci était de retour en Allemagne, à la demande du Parti communiste allemand, pour y organiser un réseau de résistance. Henri Karayan l’aide jusqu’à ce que les deux jeunes gens, repérés par la Gestapo, réussissent à s’enfuir pour la France. À Paris, il reprend contact avec Manouchian auquel il présente son ami Léo Kneler.
Il participe aux distributions clandestines de l’Humanité ou de tracts. Et il se fait embaucher à l’usine de Satory puis comme coiffeur à l’hôpital de la Pitié. « Un jour, raconta-t-il encore à Jean Morawski, dans le quartier carcéral, je dus couper les cheveux d’un jeune homme, un enfant… Malgré les cris et les insultes de son garde, il s’adressa à moi : “Demain, je serai fusillé ; je suis d’Argenteuil. Va dire à mes parents que je n’ai pas peur ; je meurs en Français, en communiste”. » En avril 1943, Henri Karayan s’engage dans la lutte armée. Il est incorporé aux côtés de Marcel Rayman et de Tamas Elek, au groupe de jeunes FTP-MOI, sous le commandement de Missak Manouchian. Il participe alors à de nombreuses opérations contre l’occupant dans toute la région parisienne. Jusqu’à il y a quelques mois, il n’a cessé de témoigner, d’expliquer les valeurs et les motivations qui l’ont habité, la fraternité qui le liait à ses camarades de combat, leur lutte pour la liberté et l’universalisme. En août 2010, il écrivait à Christophe Betenfeld, enseignant d’histoire au collège Lurçat de Ris-Orangis, dans l’Essonne : « La Résistance fut aussi une école. C’est elle qui m’a fait grandir en confortant mes choix.»
En 2000, dans les colonnes de l’Humanité, Henri Karayan nous relatait deux rencontres significatives avec Missak Manouchian. Extrait.
» J’évoquerai ma première rencontre avec Missak Manouchian… C’était après la dissolution, en 1937, du Comité de secours pour l’Arménie (HOC), fondé par le docteur Haïc Kaldjian. Manouchian entreprit à travers la France entière une tournée des communautés arméniennes afin de mettre en place une structure de rechange : l’Union populaire franco-arménienne. C’est ainsi, tout naturellement, qu’en 1938 il fit halte à Décines, chez mon père, ancien responsable du HOC J’étais alors malade et alité depuis des mois. Avant la réunion du soir, ce personnage à la trentaine sportive demanda à me voir et passa un après-midi entier au chevet de l’adolescent de dix-sept ans que j’étais, dont le seul mérite était de participer à la vie des organisations culturelles arméniennes, il est vrai très actives dans cette commune de la région lyonnaise, nonobstant de nombreuses pressions. »
Henri Karayan Manouchian, un après-midi, un soir…
Henri Karayan, né en 1921, est l’un des derniers témoins du groupe des FTP-MOI. Il a combattu sous les ordres de Missak Manouchian, avec ces hommes et ces femmes dont l’ » Affiche rouge » perpétue le souvenir. Cette affiche de propagande nazie visant à stigmatiser les vingt-trois résistants fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien, prétend : » Si des Français sabotent et tuent, ce sont toujours des criminels professionnels qui exécutent, ce sont toujours des juifs qui les inspirent. » Or cette même affiche, aujourd’hui immortalisée par un poème d’Aragon, est devenue un symbole de la Résistance, un mythe, même… Dans son livre les Francs-tireurs de l’Affiche rouge, Arsène Tchakarian, qui a appartenu au même réseau, en retrace les combats. Henri Karayan relate ici deux moments significatifs, pour faire comprendre l’homme qu’était Manouchian :
» J’évoquerai ma première rencontre avec Missak Manouchian… C’était après la dissolution, en 1937, du Comité de secours pour l’Arménie (HOC), fondé par le docteur Haïc Kaldjian. Manouchian entreprit à travers la France entière une tournée des communautés arméniennes afin de mettre en place une structure de rechange : l’Union populaire franco-arménienne. C’est ainsi, tout naturellement, qu’en 1938 il fit halte à Décines, chez mon père, ancien responsable du HOC J’étais alors malade et alité depuis des mois. Avant la réunion du soir, ce personnage à la trentaine sportive demanda à me voir et passa un après-midi entier au chevet de l’adolescent de dix-sept ans que j’étais, dont le seul mérite était de participer à la vie des organisations culturelles arméniennes, il est vrai très actives dans cette commune de la région lyonnaise, nonobstant de nombreuses pressions. Nous avions monté une troupe théâtrale, une chorale, une équipe de football. Nous avions aussi organisé, un soir, la projection du premier film arménien : Bebo.
» Manouchian était un intellectuel engagé. Le procès, à Leipzig, des prétendus » incendiaires du Reichstag » l’avait fortement impressionné. Il m’en relata toutes les péripéties. Le 6 février 1934, il s’était rendu sur la place de la Concorde, avec bon nombre d’Arméniens, pour défendre la République. Cette année-là, il avait adhéré au Parti communiste. Il participait au mouvement Amsterdam-Pleyel contre la guerre, avec Henri Barbusse et Romain Rolland, dont il aimait le Jean-Christophe, et avait soutenu le Front populaire. Il écrivait pour des revues littéraires, notamment Zangou ( » le Cours d’eau « ) qu’il dirigeait, était membre de l’Association des écrivains communistes, correspondait avec les plus grands poètes arméniens : Avétik Issahakian et Archag Tchobanian. Quand éclata la guerre d’Espagne, il voulut s’engager dans les Brigades internationales. On le lui déconseilla. Où trouvait-il le temps de tout faire ?… Lors de notre première rencontre, il me parla d’Aragon et d’Éluard, qu’il connaissait. Il se tenait informé de la vie des gens de Décines. Je lui avais parlé des ouvriers de la Rhodiaseta, qui travaillaient » à la soie « , et de ceux de chez Gilet, tous pris dans un même cercle vicieux : à la merci de leurs patrons, que ce soit pour le logement ou les salaires. Quant aux conditions de travail, ils tenaient rarement plus de cinq ans et finissaient vitriolés de l’intérieur par les vapeurs d’acide… Et pourtant, ils restaient. Encore heureux s’ils n’étaient pas expulsés pour avoir envoyé un colis en Arménie. Le pire – c’est difficile à dire, mais c’est la vérité – c’est que l’homme qui les mouchardait était un Arménien… Voilà de quoi nous avions parlé, lors de cette première rencontre.
» L’organisation que Manouchian envisageait alors de créer avait pour objectifs l’émancipation et la culture arméniennes. Nous étions vite tombés d’accord. Quand nous évoquions l’actualité, nous étions si bien en résonance que j’aurais presque pu terminer ses phrases. Au moment de nous séparer, un peu honteux de l’avoir si longtemps retenu avant sa réunion, je lui avais demandé s’il n’avait pas l’impression d’avoir perdu son temps. » Détrompe-toi, m’a-t-il dit. Dans les plus grands meetings, je m’estime satisfait si j’ai pu convaincre trois personnes. » Je pensais ne jamais le revoir. Nos routes avaient peu de chances de se croiser de nouveau. C’était compter sans la pression des événements « …
RETROUVAILLES
« … Par la suite, je me retrouve à Paris, en mars 1942, en compagnie d’un antinazi allemand, Leo Kneler, évadé des prisons du IIIe Reich dans les années trente. Peu après, nous parvenons à joindre Manouchian. Face à notre désarroi, il nous recommande à sa belle-sour, Armène. Comme pour beaucoup, la distribution de tracts inaugure notre engagement. Puis Manouchian cesse de venir, et nous poursuivons seuls nos distributions, ignorant qu’il s’est déjà engagé dans la lutte armée. C’est dans cette période que s’opère la maturation du chef de la Résistance. Il a réfléchi, sur le terrain, à toutes les erreurs à ne pas commettre. Sa stratégie, c’est d’abord d’éviter les opérations suicides. Dogme intangible : avant chaque action, vérifier l’équation selon laquelle cent pour cent d’efficacité égalent cent pour cent de sûreté. Nécessité, aussi, de constituer un arsenal suffisant. Nécessité, enfin, de frapper l’ennemi dans ses centres nerveux. Pour le dépôt d’armes, Manouchian nous propose, à Léo et à moi, de nous faire embaucher à Satory. L’expérience n’est pas concluante. Et, comme je suis coiffeur, il m’envoie à l’hôpital de la Pitié, où on lui a signalé la présence de nombreuses personnalités nazies. Je travaille dans les salles. Je peux ainsi circuler dans tout l’hôpital. Un jour, dans le quartier carcéral de l’établissement, je dois couper les cheveux d’un jeune homme, un enfant… Malgré les cris et les insultes de son garde, il s’adresse à moi : » Demain, je serai fusillé ; je suis d’Argenteuil. Va dire à mes parents que je n’ai pas peur ; je meurs en Français et en communiste. » Le soir, bouleversé, j’expose le cas à Manouchian. Mais nous n’avons pas les moyens de le sortir de là. Nous ne pouvons rien. Je ne suis pas allé à Argenteuil…
» L’hôpital non plus n’est pas une bonne idée. J’en prends conscience, un jour, en rasant le docteur Friedrich, le fameux commentateur de » Radio Paris « . Alors que je suis penché au-dessus de lui, il me lance, tout à trac : » Vous savez, beaucoup de Français rêvent de me trancher la gorge et donneraient cher pour se trouver à votre place. » Avait-il lu dans mon regard ? J’ai beaucoup de mal à contrôler le tremblement de ma main : » Mais non ; pas moi ! « … Certains moments ont atteint la perfection, bien avant d’avoir été magnifiés par la mémoire. Comme ce banquet présidé par le docteur Kaldjian, pour lequel Manouchian nous réunit, un soir de mars 1943. Il fit le point de la situation. À l’est, les nazis avaient capitulé devant Stalingrad ; l’union des Alliés se renforçait ; en France même, les forces de la Résistance se regroupaient autour du général de Gaulle… Notre euphorie, ce soir-là, naît-elle de ces bonnes nouvelles ? Est-elle suscitée par la force de conviction de l’orateur lui-même ? S’il nous presse de nous engager, s’il décrit avec tant de feu et tant de vie la guérilla urbaine, n’est-ce pas qu’il vient d’en vivre lui-même l’expérience dans les jours précédents ? Je le vois transfiguré ; l’égal des plus grands orateurs. On a la sensation de la victoire à portée de main.
» Le docteur Kaldjian le félicite. Le banquet s’achève sur un récital donné par Knar et Micha Aznavourian. Ils interprètent le grand troubadour du Caucase : Sayat-Nova… Manouchian dit quelques poèmes et, comme il adore chanter, il entonne les chants révolutionnaires, tant arméniens que français. Le Chant du départ est son préféré. Tout à coup deux gardiens de la paix qui font leur ronde paraissent dans l’encadrement de la porte, comme surgis de nulle part, et demandent ce que signifie tout ce bruit. Et Manouchian : »C’est un mariage ! ». Nous les invitons à trinquer. Ils ne se font pas prier. En partant, ils nous recommandent de bien masquer les lumières. Pour la défense passive… Un mariage ! Quelle magnifique réponse ! Et, sous la plaisanterie, le sens profond de cette fête. Ce soir-là, Manouchian était heureux : le poète épousait la révolution. Tout de suite après ce banquet, en avril 1943, je vais trouver » Lass » : Louisa Aslanian, la poétesse qui sert d’agent recruteur chez les FTP (elle périra, ainsi qu’Arpiar, son mari, à Auschwitz). En apprenant mon engagement dans la lutte armée, elle me dit : » J’espérais bien que tu le ferais. » Peu après, Manouchian m’incorpore à une équipe de jeunes sous son commandement, dont il me dit : » Tu verras, ils ont une grande expérience. » Il s’agit de Marcel Rayman et de Thomas (Tamas) Elek, un jeune étudiant juif hongrois qui me ressemblait comme un frère…
» Vous pensez que j’ai peu parlé du poète ? Au contraire. Je n’ai pas cessé. Croire que Manouchian était poète à certaines heures et révolutionnaire en d’autres, et homme pendant ses heures de loisir relève de la plus grande absurdité. Il était les trois à la fois. Et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Oui, poète, Manouchian l’était dans toute la plénitude du terme : »Au commencement est l’Acte. » Bien avant le Verbe. Sa vie était le laboratoire de son ouvre. Sa mort est plus riche d’enseignements que des traités d’éthique, elle nous bouleverse plus que toutes les bibliothèques réunies !… Il est une image d’actualité. Ou, plutôt, d’éternité, pour laquelle on donnerait tous les plus beaux poèmes du monde : celle qui montre Manouchian amaigri, marqué par les tortures, quelques instants avant l’exécution. Il parle à ses camarades : il sourit. Il se tourne face à la caméra ennemie : il sourit. Où trouve-t-il la force de nous sourire ? En nous. Et, au-delà de nous, à tous ceux qui viendront après. Bien après « …
Propos recueillis par
Jean Morawski
sources
http://www.humanite.fr/politique/henri-karayan-un-engagement-pour-la-liberte-et-l%E2%80%99universalisme-483165
http://www.humanite.fr/node/422379