Les députés de la XIe législature
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Discussion du projet de loi relatif à l'appel de la classe 1919
Chambre des députés, 28 décembre 1917
M. le président. - La parole est à M. le Président du Conseil.M. Georges Clemenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre. - Je n'ai que de très courtes explications à soumettre à la Chambre. Je ne connais rien de supérieur à la nécessité des faits. L'honorable M. Déguise a exprimé à cette tribune des sentiments qui sont les miens ; il a parlé des pères et des fils qui sont au front. Je le prie de croire que l'émotion qu'il a si simplement et si sincèrement exprimée est la mienne quand je lui réponds.
Nous nous battons depuis trois ans et nous voulons terminer la guerre par la victoire française. C'est bien hier que la Chambre, à l'unanimité...
M. Mayéras. - Moins cent voix ! (Mouvements divers. - Interruptions.)
M. Camille Blaisot. - Ce n'est pas la peine de revendiquer ces abstentions.
M. le président. - Mais non ! pas moins cent voix. Il y a un malentendu. On parle de la victoire française, il ne peut y avoir cent voix de moins. (Applaudissements.) La Chambre est unanime à la désirer. (Très bien ! très bien !) Pourquoi interrompre ? (Mouvements divers sur les bancs du parti socialiste.)
M. le Président du Conseil. - Comme le dit fort bien M. le Président, quand on parle de vaincre, il ne peut y avoir cent voix d'abstention ou cent voix d'opposition. Il y a l'unanimité. (Applaudissements.)
M. Mayéras. - Ce n'est pas cela qu'il y avait dans l'ordre du jour.
M. le président. - C'est ce que dit l'orateur et vous l'interrompez dans une méprise cruelle à tous les Français. (Applaudissements.)
M. le Président du Conseil. - Tout au moins ne me contredirez-vous pas quand je dis que la Chambre a approuvé le langage de M. le Ministre des Affaires étrangères. L'ordre du jour a été adopté par 393 voix contre 0.
Cette politique est la politique du gouvernement et la conclusion de la déclaration de M. le Ministre des Affaires étrangères c'est qu'il faut continuer la bataille, je demande à la Chambre de m'en fournir les moyens. (Très bien ! très bien !)
M. Lauche. - Cela, nous pouvons le discuter.scuter.
M. le Président du Conseil. - Il n'y a pas d'autre discussion.
Permettez-moi de vous dire que vous m'avez un peu surpris. Vous nous avez démontré qu'il fallait, autant que possible, ne pas enlever d'agriculteurs à la terre pour les porter vers les tranchées ou les réfections de chemins à l'avant ; puis vous vous êtes plaints que nous prenions des auxiliaires.
Mais enfin, s'il me faut un personnel, il faut bien que je le prenne quelque part.
M. Deguise. - Il ne fallait pas faire tuer tant de monde avant. (Exclamations et bruit.)
M. le Président du Conseil. - Vous me répondrez. Je ne dis rien qui puisse passionner le débat. Vous m'avez précédé à cette tribune, laissez-moi m'expliquer.
Je ne puis vous suivre dans ce raisonnement. Lorsque je me suis trouvé en face du chiffre X demandé par le commandant en chef, j'ai cherché comment je pourrais répondre aux besoins dont il me manifestait l'existence. J'ai songé aux vieilles classes. Mais, il faut être franc, j'y songe encore et j'y songerai s'il est nécessaire.
Je vous ai dit, le jour où je suis monté à cette tribune comme chef du gouvernement, la première fois, que nous pourrions différer d'avis, mais que jamais vous ne me prendriez en flagrant délit de mensonge ; vous ne m'y prendrez pas plus aujourd'hui qu'un autre jour. Je dis ce qui est.
Pour deux mois de travail, en janvier et février, il pourrait être nécessaire de faire appel, sinon aux soldats de la classe 1889, je ne le crois pas, du moins à un certain nombre des classes 1890 et 1891, voila le pire. J'espère que nous n'aurons pas besoin d'y recourir, mais je vous demande la liberté de le faire en votre nom et au nom de la France si l'intérêt de la France l'exige.
J'ai pensé aux prisonniers de guerre. La situation aurait pu presque être résolue si nous n'avions pas, vis-à-vis de l'Allemagne, un engagement que nous prétendons tenir, parce que nous sommes obligés de réduire à un chiffre assez faible le nombre d'hommes que nous pouvons employer hors de la portée du canon, c'est-à-dire à 30 kilomètres, comme il a été convenu.
Je songe aux Russes qui ne se battent pas, mais qui sont prêts, dans l'exercice de leur pleine liberté, à accepter ce travail. Rien de plus naturel.
Je songe aux auxiliaires. On me dit : Ces auxiliaires sont des hommes fatigués, habitués à faire un métier de rond-de-cuir, il ne faut pas leur faire manier la pelle et la pioche.
D'une manière générale, cette opinion peut avoir sa valeur, mais ils ne sont pas tous dans ce cas (très bien ! très bien !) et si vous voulez bien songer que nous avons 124 000 auxiliaires disponibles, si j'en prends 30 ou 35 000, voire 40 000, vous m'accorderez bien que je puis envoyer au travail de la terre les hommes en état de l'accomplir. (Très bien ! très bien !)
M. Bouveri. - Ils seront mieux là que sur la paille humide des casernes.
M. le Président du Conseil. - C'est très bien, nous voici d'accord.
M. Lauche. - A condition que ces hommes soient bien examinés et que les cantonnements soient en bon état. état.
M. le Président du Conseil. - M. Loucheur vous a dit qu'il avait envoyé des entrepreneurs pour refaire les cantonnements.
Vous voyez qu'en dépit des préventions qui peuvent exister de part et d'autre nous ne serons pas éloignés de nous entendre.
Sur les bancs du parti socialiste. - Non ! Non !
M. le Président du Conseil. - Alors laissez-moi profiter de mon avantage de n'être pas de votre avis pour dire mes raisons. (Très bien ! très bien !)
Il est une autre ressource de main-d'oeuvre ; je vous demande la permission de n'en parler qu'avec discrétion ; il s'agit de la main-d'oeuvre qui nous sera prêtée par quelques-uns de nos Alliés. (Très bien ! très bien !)
M. Lauche. - Pressez.
M. le Président du Conseil. - Ne dites pas de presser. Je ne puis pas entrer dans le détail des négociations qui sont en bonne voie.
II y a enfin, je le dis tout net - si je ne trouve pas ainsi la quantité de main-d'oeuvre dont j'ai besoin pour pourvoir aux demandes de M. le Général en chef - il y a le recours aux agriculteurs qui, pendant les mois de janvier et février ne sont pas retenus à la terre par des travaux indispensables et à qui je demanderai, pendant six semaines ou pendant huit semaines, d'abandonner leurs champs.
M. Louis Guichard. - Chez nous on plante les pommes de terre du 15 février au début de mars.
M. le Président du Conseil. - Je vous le dis très net, si vous entendez que je ne fasse pas ce travail, vous n'avez qu'à me le signifier, je descends de la tribune, la discussion est close et vous n'avez plus de gouvernement. S'il y a d'autres ressources, dites-moi où elles sont, je les prendrai. Si vous ne m'en offrez pas d'autres, je me trouve en face d'une nécessité à laquelle je ne peux me soustraire.
Messieurs, vous avez vos responsabilités, moi j'ai les miennes et le gouvernement a les siennes. Nous vous apportons ici l'exposé de la situation. Vous avez très bien dit : « La France combattait, ses hommes tombaient quand nos Alliés n'étaient pas encore en état d'arriver à notre secours. Combien sont morts, dont la vie aurait été sauvée, non seulement pour les combats d'aujourd'hui, mais pour les combats de la paix à venir si nos Alliés avaient pu intervenir à temps. »
Ils ne l'ont pas pu ; qu'ai-je pu changer à cette situation ?
Les faits se déroulent, d'une nécessité inéluctable ; je les prends tels qu'ils me sont offerts par les événements d'aujourd'hui. C'est la question d'aujourd'hui que j'ai à résoudre, je n'ai pas de théorie à faire. (Applaudissements.)
Je ne suis pas chargé de dire si les Alliés ont eu tort à telle ou telle heure de prendre telle ou telle résolution, j'ai à pourvoir à la nécessité d'aujourd'hui. Vous me dites : « Attendez que les Alliés aient fait la part équitable entre tous les membres de la coalition. » Je n'ai pas le temps d'attendre. La Russie, le peuple russe et l'armée russe ont momentanément déserté leurs devoirs envers l'alliance ; je n'en suis pas comptable, mais il me faut pourvoir aux nécessités qui résultent de ce fait, qui m'annonce peut-être l'arrivée de masses allemandes sur notre front, et c'est à ce moment que vous me chicaneriez pour quelques centaines d'hommes dont j'ai besoin pour faire des travaux à la terre ? Ce n'est pas possible ! (Applaudissements.)
Je crois m'être posé le problème honnêtement, et l'avoir posé à mes collaborateurs dans mon cabinet, dans les conditions que l'expérience actuelle, puis-je dire, imposait à notre attention, et qui nous dictait même, comme une absolue nécessité, certaines solutions. J'en ai pris mon parti, j'ai déclaré dès le premier jour : J'irai à la Chambre et je dirai que j'ai besoin d'un certain nombre d'agriculteurs pour aller au front.
Nous avons discuté quelles étaient les autres ressources ; nous sommes arrivés à cette conclusion, que nous pourrions peut-être - j'irais même un peu plus loin si je ne voulais pas que vous puissiez me reprocher, un jour, d'avoir escamoté un vote - nous passer du concours des classes agricoles.
J'en serais heureux, car je vous prie de croire que, moi aussi, je sais ce que c'est que les agriculteurs. J'ai été élevé à la campagne, j'ai vécu au milieu des paysans. Je connais leur vie, je connais leur dévouement. Je sais quelle grande âme est la leur. Ils sont partis pour le front, sans rien demander, et ont donné leur vie gaiement. (Applaudissements.)
Passant dans mon pays de Vendée, j'y ai vu des paysans qui me disaient qu'ils avaient quatre de leurs fils tués, le cinquième prisonnier et le sixième sur le front. En pleurant, ils me disaient : « Pouvez-vous nous promettre que cela finira bien ?» Je répondais : « Oui, cela finira bien. - Alors, je donne tout à mon pays ! », ajoutaient-ils. (Applaudissements.)
Et vous croyez que ces hommes seraient gens à marchander les six semaines de travail de terre que nous leur demanderions ?
Non, ce serait leur faire injure que de le supposer. Pour une fois, laissez-moi vous dire qu'il n'est pas possible que nous ne soyons pas tous du même avis, et je crois que nous le sommes, en effet, parce que nous voulons la même chose. (Applaudissements.)
Sur quelques bancs du parti socialiste. - Non ! non ! (Mouvements divers.)
M. Raffin-Dugens. - Il s'agit de savoir utiliser les hommes.
M. le Président du Conseil. - En tout cas, si vous ne m'approuvez pas, vous me fournirez d'autres ressources de main-d'oeuvre que je m'empresserai d'accepter. Vous ne pouvez pas ne pas vouloir que les travaux, reconnus indispensables par le grand quartier général, ne soient pas accomplis.
La responsabilité à prendre serait si grande que je ne puis pas croire qu'il n'y ait pas, comme hier même, un vote unanime dans la Chambre. (Applaudissements.)Voilà tout ce que j'ai à vous dire. La question est extrêmement simple. La politique en est absente. Les récriminations ne peuvent pas y trouver matière à se développer. Nous n'avons rien à reprocher à personne. Personne n'a rien à nous reprocher, puisque nous avons accompli notre devoir élémentaire.
Mais je profiterai de l'occasion pour aller jusqu'au bout de ma pensée. Comment ! il y a 1 200 000 mobilisés à l'arrière, parmi lesquels il y a des hommes de jeunes classes. Vous me direz qu'ils sont au front à leur manière, que le paysan qui laboure son champ, l'ouvrier de l'usine qui tourne l'obus, ne font pas moins oeuvre de guerre, et aussi vaillamment, que le soldat qui est au front. Mais à l'arrière, il y a la manoeuvre des effectifs tout comme à l'avant. Il y a des heures, quand le travail presse dans une partie de l'atelier, où tous les ouvriers y courent. Si le front a besoin de l'arrière, il faudra que ceux de l'arrière - et ils seront les premiers à le demander - en reprennent le chemin. J'ai dit ! (Vifs applaudissements.)