Soldats en Algérie 1954-1962 : Expériences contrastées des hommes du contingent [Broché]
Jean-Charles Jauffret (Auteur)
http://www.amazon.fr/Soldats-Alg%C3%A9rie-1954-1962-Exp%C3%A9riences-contrast%C3%A9es/dp/2746716135
Encore un livre sur l'Algérie ! Faut-il de nouveau ouvrir la « boîte à scorpions », selon une expression du général de Gaulle ? L'historien, comme nombre de témoins, peut se résoudre au silence ; mais exorciste, braconnier du savoir, pêcheur de mémoires, l'une de ses missions n'est-elle pas de comprendre puis de rasséréner ? Fracture aussi importante...
Encore un livre sur l'Algérie ! Faut-il de nouveau ouvrir la « boîte à scorpions », selon une expression du général de Gaulle ? L'historien, comme nombre de témoins, peut se résoudre au silence ; mais exorciste, braconnier du savoir, pêcheur de mémoires, l'une de ses missions n'est-elle pas de comprendre puis de rasséréner ?
AVANT PROPOS :
2 Fracture aussi importante que l'Affaire Dreyfus, la guerre d'Algérie fait partie de ces drames nationaux dont l'écriture reste difficile tant les passions sont vives. L'homo bellicus algerianus existe, mais en pièces détachées : plusieurs types de combattants aux destins divers apparaissent. Une première distinction sépare les Européens des dizaines de milliers d'Algériens musulmans, supplétifs ou appelés dans des unités régulières, qui vivent le drame d'une guerre civile aux conséquences douloureuses. Il faudrait aussi évoquer le cas spécifique de ces derniers soldats noirs des régiments de tirailleurs qui ne comprennent pas pourquoi ils se battent en Algérie, pays qui dispose de routes goudronnées, de barrages hydroélectriques, alors que, chez eux, il n'y a presque rien de tout cela. Certes, il n'y a qu'une armée française, mais peut-on comparer un rappelé de 1956, soudainement arraché aux prémices d'un bonheur familial, à un légionnaire ayant soif d'en découdre, ou à un parachutiste colonial qui, depuis Diên Biên Phu, a clairement identifié l'ennemi derrière la subversion communiste internationale ? Entre celui qui veut défendre jusqu'au bout les derniers arpents de l'empire, et celui qui remplit son devoir en rechignant, sans qu'on lui ait clairement expliqué qui est l'adversaire dans une guerre sans nom, dialogue et compréhension se révèlent difficiles. Certes, la fraternité d'armes, l'esprit de corps, le dépassement de soi dans des unités à la pointe du combat, tels les régiments de chasseurs parachutistes, rapprochent soldats-citoyens et engagés volontaires. Mais pour les hommes du contingent (appelés, rappelés, réservistes), cette guerre subie est bien celle des différences : fissures de 1955-1956 au moment des manifestations de rappelés, interrogations sur le bien-fondé de la guerre psychologique et des méthodes de la contre-guérilla, doutes sur l'utilité de la pacification sur fond d'autodétermination dès septembre 1959, déchirement d'avril 1961 entre honneur et légalité républicaine... Le soldat Gérard Périot résume tout ainsi :
3 Pour les hommes du contingent, la nourriture, la question de savoir si on montera la garde ce soir, « combien reste-t-il au jus ? », « recevrai-je une lettre de ma fiancée ? » ont autrement d'importance que les principes au nom desquels on les envoie là-bas.
Pour ceux de l'active, les questions de permissions, de solde, de primes, d'avancement, de citations, de décorations revêtent une importance incroyable[1]
[1] Deuxième classe en Algérie, Paris, Flammarion, 1962, p. 1534 Or, acteurs de ce dernier grand conflit colonial, les appelés, en dépit de leur nombre, sont encore considérés comme quantité négligeable. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir l'abondante littérature consacrée aux corps d'élite. L'absence de front génère un manque d'unité dans le contingent. Quel point commun entre un brav' petit gars qui passe 24 de ses 27 ou 30 mois de service à crapahuter dans les djebels de Grande Kabylie et celui qui connaît à Oran le calme d'une vie de garnison ? À ces différences d'affectation s'ajoute une perception diverse selon les années. Un appelé en opération de ratissage en décembre 1954, face à un adversaire invisible, garde un souvenir du conflit qui n'a que peu de rapports avec celui d'un camarade plus jeune pris dans la fournaise de la bataille de la frontière orientale du printemps 1958. On comprend pourquoi il convient d'indiquer la classe de chaque témoin cité pour la première fois. Comment lire cette contribution ? Chaque classe de jeunes gens de 20 ans constitue deux contingents semestriels (exemple, classe 52-1 ou 2). À partir de la classe 54-2/A, incorporée à compter du 1er août 1954, chaque semestre se divise en trois fractions, la lettre indique le mois d'appel sous les drapeaux. Jusqu'en 1956 inclus, le mois est pair (la 56-1/A pour février), puis il devient impair (la 57-1/A pour janvier), quoique cette règle souffre de nombreuses exceptions (la classe 60-2/C n'a pas été levée...).
5 Sur quel corpus repose ce travail soucieux de restituer le vécu des hommes du contingent ? Le piège serait de ne se référer qu'à un seul type de documents. Quatre catégories de sources ont été confrontées.
6 La première dort dans les dossiers militaires : référence constante, indispensable secours pour percevoir le long terme du drame algérien, les archives fondent toute recherche. Aux services historiques des armées, j'ai consulté une centaine de cartons, essentiellement de l'armée de terre. En note, un astérisque indique les dossiers soumis à dérogation (une minorité depuis l'ouverture des fonds en 1992, selon la loi, trente ans après la fin du conflit). Ces écrits, en dépit de lacunes, surtout pour les dernières années de la guerre, complètent, corrigent ou infirment les témoignages.
7 Deuxième élément de l'enquête, les témoignages édités ou filmés, parfois empreints d'arrière-pensées politiques ou prisonniers de contingences socioculturelles, sont dus à des initiatives personnelles ou associatives. Archives, photos publiées, films, romans autobiographiques et ouvrages constituent la partie émergée du mémorial algérien.
8 Mais pour découvrir le vécu, l'apport de deux autres strates se révèle indispensable. De décembre 1995 à mai 1999, j'ai mené une enquête passionnante en recueillant la mémoire vive d'une quarantaine de fonds privés (carnets personnels, livrets militaires, lettres, photos, diapositives, objets divers...). S'il faut faire le tri entre la lettre adressée à un copain de métropole, que l'on veut épater en lui racontant quelques énormités, et celle envoyée au père ou à l'épouse, où l'accent du vécu et la pudeur vont de pair, il demeure que c'est bien dans les greniers que se terre la partie la plus riche de la mémoire d'Algérie. Toutefois, pour un journal de marche personnel conservé, comme celui du sergent Paul Fauchon que j'ai publié aux éditions du CNRS de Montpellier en décembre 1997, combien ont été détruits ! L'ancien combattant ressemble quelquefois à une citadelle assiégée. Il lui est difficile de faire partager le vécu d'une guerre perdue. Plus de quarante ans après les faits, une dernière strate, celle de la mémoire recomposée, se dresse, toujours vivante. Afin d'éviter les dérives de l'histoire orale non dirigée, après une période d'essai auprès des personnalités qui ont bien voulu m'aider, j'ai établi un formulaire de 152 questions. Ce document a servi de base aux entretiens au cours desquels les témoins se sont exprimés librement. Il a permis d'éviter les dérives, les confiscations de mémoire (celle d'un camarade décédé, par exemple) qui surgissent toujours dans une enquête menée sans rigueur auprès d'un échantillon trop faible. Ce questionnaire comporte également 17 questions dites « fermées » : le témoin n'a qu'un choix limité de réponses. Ainsi, à l'interrogation no 33, « Vos sentiments envers l'adversaire », l'option n'est possible qu'entre : « indifférence, estime, mépris ou haine ». Ces contraintes sont imposées pour tenter de quantifier sur la plus large échelle possible la mémoire des anciens combattants. Pour ce faire, j'ai ajouté les premiers résultats des travaux de mes étudiants de maîtrise (Nathalie Delille, Séverine Morin, Stéphanie Mouchet, Laure Serrano, Blandine Thirion, Olivier Costantin, Olivier Vallée, Dalila Aït-el-Djoudi). Réunis dans un commando de chasse, baptisé TC pour « têtes chercheuses », depuis 1996, ils prospectent les archives départementales et privées et interrogent la mémoire des anciens dans le cadre d'une vaste enquête, que je pilote, de l'unité mixte de recherches (UMR) 5609 du CNRS. Au total, en tenant compte du nombre de témoins de mes étudiants (270) et du mien (160), 430 hommes du contingent ont donc été interrogés. Ainsi, cette approche numérique de la mémoire du conflit algérien dépasse le sondage au millionième, si l'on tient compte du nombre d'appelés (au sens strict du terme) envoyés en Algérie, soit un peu moins de 1 200 000 hommes.
9 Géographiquement, les témoins proviennent avant tout de la frange méridionale allant de Marseille à Bordeaux ; s'y ajoutent le couloir rhodanien, Paris et sa région, et deux premiers sondages dans l'Ouest, la Manche et le département du Morbihan auquel me lient amitiés et activités professionnelles. Cette enquête respecte à peu près les catégories sociales données par le recensement de 1954, d'où une majorité de paysans et d'ouvriers. Toutefois, je n'ai pu éviter une certaine distorsion, vu la richesse de leurs fonds privés, en accordant une grande place aux officiers de réserve.
10 Se lancer dans pareille aventure demande d'incessantes vérifications tant la mémoire recomposée, émouvante et nécessaire, demeure fragile. Ma gratitude à la section études du Service historique de l'armée de terre, et plus particulièrement à son chef, le lieutenant-colonel Frédéric Guelton, que j'ai souvent dérangé pour des précisions contenues dans tel ou tel journal des marches et opérations. Tous mes remerciements à ceux qui ont assuré la relecture, le lieutenant-colonel Jean-Philippe Ollier, ancien d'Algérie, toujours de bon conseil, et Mlle Annick Besnard, dont l'œil de lynx a su déjouer bien des pièges. Hommage à mes étudiants du commando de chasse TC et aux thésards qui peinent encore et qui prendront pour modèle la thèse très documentée que le capitaine de gendarmerie mobile Frédéric Médard vient de soutenir avec brio, sous ma direction, le 20 mars 1999 devant les instances de l'université Paul-Valéry.
11 Cet ouvrage volumineux, première tentative d'approche, certes encore bien incomplète, d'une réalité douloureusement vécue dans la plupart des cas, n'aurait pu voir le jour sans la confiance que nous a témoignée un ancien de la guerre d'Algérie, responsable des Éditions Autrement, Henry Dougier. Qu'il en soit remercié.
12 Enfin, pareille entreprise n'aurait pu être menée à bien sans la coopération de ceux qui ont accepté de répondre à nos questions. Conflit peu ordinaire, la guerre d'Algérie implique le devoir de mémoire, propre d'une démocratie, afin de panser les plaies et de resserrer le tissu national autour de la commémoration. L'approche du vécu repose également sur la conservation de la mémoire de l'image. À signaler, les précieux clichés qui illustrent ce volume, de : Pierre Baumann, Paul Fauchon, Jean Jouquet, Michel Maurel, Jean Pelletier-Doisy, Henri Péninou, Georges Pierron, Bernard Ravassard... À tous, l'expression de ma reconnaissance. Dans leur très grande majorité, ils ont parfaitement illustré cette maxime de Montesquieu :
13 Tout citoyen a le devoir de mourir pour sa patrie, mais nul n'est tenu de mentir pour elle.
14 Aix-en-Provence, le 31 août 1999.
Page 307 à 35
Jean-Charles Jauffret
Le retour
Que l'on revienne blessé ou indemne, interrogations et séquelles psychologiques accompagnent ce conflit. Le retour n'a que peu de rapports avec celui des autres générations du feu. Quelle est sa spécificité ? Quelle mémoire génère-t-il ?
Combien de tués ?
La mort cachée
Les blessés
La libération
Séquelles
La médaille d'Algérie
De l'oubli à la revendicationVillemomble, 1958. La mère de Daniel Picouly, dix ans, dont le frère est en Algérie au 21e RIC, accomplit le même rituel chaque matin :Je regarde la m'am, quand elle reste devant la boîte aux lettres, le courrier à la main, le visage inquiet. Une respiration profonde, et elle passe les lettres en revue, à toute vitesse, comme un joueur qui classe ses cartes[1]
[1] Le Champ de personne, Paris, Flammarion, 1995, p. 37
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http://fr.calameo.com/read/002152756a6e69edf81ae
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