LE PELOTON DE VEDETTES BLINDÉES DU 4°/1REC en INDOCHINE Voici l'histoire d'une unité peu connue de la Légion en Indo LE PELOTON DE VEDETTES BLINDÉES DU 4°/1REC par le Lieutenant-colonel Hubert TOURRET
Ancien lieutenant au 1er R.E.C. 1953-1955 et 1957-1959 1. GENERALITES L'Armée française tenait les routes, plus ou moins bien, et les ponts. Le Viêt-minh privilégiait donc tout naturellement la voie d'eau, à la fois pour assurer sa logistique et ses liaisons, et pour déplacer ses unités. Il connaissait comme sa poche le dédale des rivières, canaux et arroyos, et utilisait au mieux ce terrain très particulier. Fin 1949, le colonel inspecteur de l'Arme Blindée en Extrême-Orient écrivait : "en Indochine, la voie de communication naturelle est l'eau ; c'est celle qu'utilisent les Viêts. Nous n'aurons jamais trop d'unités susceptibles de se déplacer sur l'eau".
Vedettes de huit mètres. Il fut donc décidé de créer au niveau de l'Armée de Terre un matériel adapté au combat fluvial et d'en confier l'emploi et la doctrine à l'Arme Blindée. La Marine prêta son concours technique et l'on aboutit en 1949 à un engin baptisé " vedette FOM " (comme France d'Outre-Mer), rustique et bon marché, avec les caractéristiques principales suivantes :
tirant d'eau = 0,80 m en charge : c'était là le point le plus important pour permettre d'aller un peu n'importe où.
- longueur = 8 mètres, ce qui amena à les baptiser "huit-mètres". Les autres paramètres s'en déduisaient :
- largeur = 2,70 m,
- poids = 9 tonnes en charge,
- coque en fer, blindée contre la balle de fusil (en ceinture au-dessus de la ligne de flottaison),
- un moteur Renault diesel de 70 ch. permettant une vitesse de 10 à 15 km/h, une hélice et un gouvernail actionné par une roue. Il y avait peut-être là une faiblesse car les diesels sont bruyants et une seule hélice donne un rayon giratoire important.
· armement :
- une mitrailleuse lourde de 12,7mm montée sur une colonne à l'avant avec bouclier et parados,
- deux mitrailleuses légères Reibel de 7,5 mm en latéral avec un chargeur circulaire de 150 cartouches, excellentes,
- deux lance-grenades bricolés à partir de la partie essentielle de fusils MAS 36, montés sur cardan et permettant un tir jusqu'à 200 m, percutant à partir des grenades à fusil françaises, ou fusant en utilisant les grenades défensives US MK2 avec adaptateur,
- Sur quelques engins, le génie inventif français essaya de placer un mortier de 60, voire 81 mm, mais les résultats ne furent pas concluants en raison du choc dû au recul et on abandonna...
- équipage : cinq à six hommes = un chef de bord, un barreur, un mécanicien, un tireur à la mitrailleuse lourde et un ou deux tireurs pour les deux Reibel et les lance-grenades (le mécanicien pouvant à la rigueur servir une arme en cas de besoin). Seul le barreur avait un kiosque blindé sur toutes les faces, les autres n'ayant que la protection de leur bouclier d'arme ; le chef de bord se débrouillait ; la moitié du temps, il était debout sur la plage arrière, "assez en vue" et donc exposé, mais pour bien voir il faut savoir prendre des risques...
Le matériel était bon, un peu bas sur l'eau ce qui gênait la vue et le tir dans les secteurs encaissés, finalement souple et bien armé.
Vedettes de onze mètres. Assez rapidement après la mise en service des huit-mètres, l'Arme Blindée réclama un engin plus puissant. On mit donc au point une vedette de "onze-mètres".
- longueur = onze mètres,
- largeur = 3,00 m,
- poids = 11 tonnes en charge,
- tirant d'eau = 1,10 m en charge : c'était là le point faible et il allait falloir jongler avec la marée et les bancs de sable, mais maintenant "on connaissait" !
- deux moteurs Renault diesel de 70 ch. (les mêmes que celui des huit-mètres) permettant une vitesse de 12 à 18 km/h, deux hélices et deux gouvernails permettant de virer plus sec.
- armement : deux mitrailleuses lourdes montées sous tourelle à l'avant et à l'arrière,
- pour une vedette par peloton, un mortier de 60 mm sur plaque tournante à l'arrière dans une cuve remplaçant la 12,7 arrière,
- le restant de l'armement identique (deux 7,5 et 2 lance-grenades),
- un pivot sur le kiosque double blindé placé au centre de l'engin permettait au chef de bord d'actionner une des mitrailleuses légères à près de deux mètres au-dessus du niveau de l'eau, ou d'y placer un canon sans recul de 75 mm.
- L'équipage passait à sept ou huit hommes dont un radio-tireur (et une équipe de mortier pour la vedette qui en était équipée).
Plus spacieuses, ces vedettes permettaient d'emmener une équipe embarquée de 6 à 8 hommes en se tassant un peu...
A la fin de la Guerre d'Indochine, on avait environ :
- au Sud-Vietnam : 12 onze-mètres et 21 huit-mètres (un escadron au 4ème Dragons et 1 peloton au 2ème RSM),
- au Nord-Vietnam : 20 onze-mètres et 4 huit-mètres au RICM (1 escadron),
- au Centre-Vietnam : 7 onze-mètres et 9 huit-mètres au 1er REC (2 pelotons),
- au Cambodge : 6 onze-mètres et 7 huit-mètres au 5ème RSM (2 pelotons),
- au Laos : 3 huit-mètres.
Soit au total 45 onze-mètres et 44 huit-mètres = 89 vedettes opérationnelles (une centaine avec la maintenance). Tout ceci pour faire quoi au quotidien, dans le concret ?
Emploi tactique. En 1950 sortit une "Instruction sur l'emploi des vedettes blindées fluviales de huit-mètres". Elle distinguait l'emploi isolé (patrouilles de sécurité ou police, de reconnaissance et de protection de convois fluviaux), et l'emploi combiné (verrouillage fluvial durant des opérations à terre et protection de débarquement) ; elle interdisait les missions de transport et ravitaillement [1].
"L'unité de base est le peloton à six vedettes en trois patrouilles de deux ... permettant l'emploi simultané de deux patrouilles (la 3ème étant généralement indisponible ou en réserve).
L'emploi d'une vedette isolée est interdit, l'unité indivisible étant la patrouille de deux.
Le peloton doit reprendre périodiquement contact avec sa Base pour opérations d'entretien (l'autonomie étant de 30 heures quand même)."
Dans la pratique, chaque Territoire avait ses caractéristiques, ses paysages, son ennemi, ses missions... son Commandement aussi, qui imposait souvent...
- Au Nord-Vietnam, c'était l'appui dans les opérations qui primait et les missions de verrouillage des rivières ; l'escadron du RICM, puissamment équipé en onze-mètres, croisait au Nord sur le Fleuve Rouge et son delta, laissant aux Dinassaut de la Marine les grosses opérations vers le Sud et l'Ouest, sur le Day et à HOA BINH.
- au Sud-Vietnam, priorité fut donnée à la sécurité de la voie fluviale stratégique SAIGON - CAP-SAINT-JACQUES, matérialisée par la Rivière de SAIGON, ses approches occidentales (Plaine des Joncs) et son delta. L'escorte des convois fluviaux fit appel aussi à des petits détachements armés, embarqués à bord de péniches, fournis notamment par le 4ème Dragons.
- Au Cambodge, le 5ème Spahis utilisait deux pelotons de huit-mètres, moyen de transport indispensable pour contrôler efficacement la circulation, d'une part sur les grands fleuves qui traversent le Cambodge, et d'autre part sur les grandes étendues de la plaine cambodgienne régulièrement inondées chaque année pendant plusieurs mois au moment de la saison des pluies".
- au Centre-Vietnam, le 1er REC disposait de deux pelotons à HUÉ et DONG HA (cinquante km au Nord), et d'un élément "officieux" à TOURANE ; la plus grande initiative était laissée aux lieutenants, qui avaient chasse libre en dehors des quelques opérations mensuelles de leurs secteurs. Là plus qu'ailleurs, les missions étaient variées, souvent en contradiction avec le Règlement... Liaisons et ravitaillement des postes isolés le long de la rivière, transport d'éléments de commando, évacuation de blessés la nuit quand les routes étaient fermées, contrôle des sampans, etc... souvent avec une seule vedette pour économiser le potentiel. Le peloton de vedettes de DONG HA obtint en début 1954 de créer une section de supplétifs, à partir de très jeunes sampaniers de sa rivière, qui lui donna une autonomie et un surcroît d'efficacité importants. En Mai 1954, le colonel Inspecteur de l'A.B.C. relevait dans un rapport d'inspection du 1er REC : " Les vedettes blindées ont un excellent rendement ; elles sortent de jour comme de nuit, ont de nombreux accrochages et participent efficacement à l'assainissement de leur région d'implantation. Il conviendrait pour augmenter leur efficacité de leur adjoindre des éléments de commando plus nombreux" [2].
Conclusion. Bien adaptées au pays, les vedettes fluviales mises en oeuvre par l'Arme Blindée se sont révélées de précieux atouts ; malgré leur nombre insuffisant (une centaine) en face des besoins, elles ont rempli leur rôle. Leur seul handicap : elles étaient incapables de conclure les accrochages quand elles étaient seules ou avec un petit élément de commando embarqué, une quinzaine de supplétifs ne pouvant être lâchés longtemps à terre sans risques au cours d'un combat. Par contre, leur grande mobilité et leur armement très convenable leur ont permis de surprendre l'ennemi à de nombreuses reprises, de le gêner considérablement dans tous les cas. Les Américains ne s'y étaient pas trompés, qui demandèrent un peu avant la fin de la guerre "française" d'Indochine des renseignements très complets sur nos engins et leur doctrine d'emploi. Ils eurent l'occasion de les mettre en pratique peu après.
2. LE PELOTON DE VEDETTES BLINDEES DU 4EME ESCADRON DU 1ER REC Venant du peloton de jeeps blindées du 9ème escadron, qui venait d'être dissous, j'ai pris le commandement du peloton de vedettes blindées du 4/1 REC début décembre 1953 ; ce peloton était stationné à la base fluviale de DONG HA, sur la rivière du même nom. DONG HA était un tout petit bourg [3] qui devait son importance à sa situation stratégique au carrefour de la RC 1 (menant de Tourane à Dong Hoi), et de la RC 9 (menant au Laos de Savanakhet), en plein milieu de l'Indochine. Mais pour des vedettes, un carrefour routier ne signifie rien ! Notre domaine était évidemment sur l'eau et comprenait deux fleuves séparés par une quinzaine de kilomètres de mer : la rivière de Quang Tri (avec son affluent, la rivière de Dong Ha) et la Song Benh Hai, avec chacune un grand estuaire, le Cua Viêt et le Cua Tung ; la Song Benh Hai devait devenir célèbre car elle servit de ligne de démarcation - dite du 17ème parallèle - entre les deux Vietnam, après les accords de Genève en 1954 [4].
Le PVB (peloton de vedettes blindées) avait un effectif de 42 légionnaires, dont 2/3 de légionnaires autochtones, soit nettement plus que la moyenne des unités du REC, qui, à l'époque, était jaunies à 50 %. Dans notre cas, c'était normal, les Vietnamiens connaissant beaucoup mieux que les Européens le milieu un peu particulier des sampaniers et la vie sur le fleuve ; je n'ai pas eu à m'en plaindre, loin de là.
Question matériels, le peloton avait deux vedettes de onze mètres, dont l'une équipée d'un mortier de 60 mm sur plaque tournante, et quatre vedettes de huit mètres. L'armement collectif comprenait deux canons sans recul de 75 et 57 mm, un mortier de 60 mm , sept mitrailleuses lourdes de 12,7 mm, douze mitrailleuses légères de 7,5 mm, et douze lance-grenades à fusil montés sur cardans : une assez jolie puissance de feu quand tout le monde était de mauvaise humeur à la fois !
Nos missions étaient variées, et rarement fixes dans le cours des semaines ; on peut les regrouper en trois sous-ensembles :
a.. une fonction logistique : cela consistait à jouer périodiquement les laitiers, les camionneurs, les facteurs, les autobus et les ambulanciers pour les postes situées le long de la rivière ; soit qu'ils soient difficilement accessibles par la route (en période d'inondations durant la saison des pluies, ou du fait qu'il fallait une ouverture de route sérieuse pour aller chez certains), ou encore parce que la nuit ne représentait aucune difficulté pour nous, alors que la route était viêt dès 18 heures jusqu'au lendemain.
b.. une fonction opérationnelle combinée : nous prêtions notre concours lors des opérations un peu importantes en fournissant un appui de feux là où les blindés ne pouvaient aller et pour déplacer rapidement des éléments de 40 à 60 personnes et les débarquer en des points variés ; nous servions souvent aussi à ramener les blessés et/ou prisonniers à l'hôpital ou au PC de l'opération. Nous n'aimions que modérément ce type de missions qui ne tenaient aucun compte de la marée ou de la hauteur d'eau ; de plus, cela consistait généralement à nous faire sérieusement tirer sur la gu. à des endroits où l'opération à terre ne pouvait nous être d'aucun secours, car trop loin !
c.. enfin, grâce au Ciel, la chasse libre : jour et nuit (principalement de nuit), en fonction cette fois-ci des marées et des hauteurs d'eau, cela consistait en patrouilles de surveillance et de contrôle des sampans, des embuscades le long des rives ou un peu plus loin dans les terres, là où il n'y avait plus de postes militaires français ou vietnamiens.
Nous faisions ainsi environ 45 sorties par mois, dont 15 de nuit. Mais, d'une part, la tyrannie de la marée nous bloquait souvent dans nos désirs d'aller en limite de zone (les Viêts le savaient et s'organisaient en conséquence), et par ailleurs il nous était impossible de conclure à notre avantage les nombreux accrochages qui émaillaient les sorties, de jour comme de nuit, par le simple fait que nous n'avions pas les effectifs voulus pour débarquer un nombre suffisant de gens sur le terrain.
J'avais pourtant constitué dès les premiers jours un petit groupe de débarquement, soigneusement sélectionné parmi les légionnaires, européens et vietnamiens mélangés ; tous volontaires, bien entendu, les plus entreprenants et les plus souples, quelle que soit leur coûteuse spécialité, quitte à chambouler les équipages de temps à autre en fonction du tour de sortie des patrouilles, sans écouter plus qu'il ne fallait les hurlements de mon sous-officier adjoint. Le seul pour lequel je m'étais laissé fléchir et que j'avais "interdit d'embuscades" était Thanh, notre redoutable tireur au mortier de 60. Ce dernier mettait ses obus dans un mouchoir de poche à 800 mètres sans se préoccuper de l'appareil de pointage, alors même que la vedette était en marche... Il était irremplaçable.
J'emmenais donc ce petit monde en maraude de plus en plus souvent, jour et nuit, en sampan ou à partir des vedettes, mais ce n'était qu'un pis-aller. Voici ce que j'écrivais à mes parents, un mois et demi après mon arrivée au peloton de vedettes :
"IL FAUT QUE JE RECRUTE UNE SECTION DE SUPPLETIFS... c'est indispensable pour se donner de l'air et permettre des débarquements sans risquer des pertes parmi les spécialistes pointus de mon peloton, du genre radiographistes, barreurs ou mécaniciens, qui sont longs à former. Mais, pour recruter des supplétifs, il faut les prendre au biberon ou en zone viêt-minh, au choix, avec les lois sur la conscription vietnamienne. Tout ça avance trop doucement à mon goût. J'en ai parlé au Quartier et au Secteur, qui sont à peu près d'accord, mais la Zone renâcle, Dieu sait pourquoi. Il faudrait que j'aille à Hué voir le général en personne, mais je risque fort de me faire virer. Tous des faux-culs... En attendant, je place les jeunes sampaniers que je récupère à la 535ème compagnie de supplétifs, qui est une unité qui marche le tonnerre de Dieu ; elle me les rendra si ça marche et ce sera tout bénéfice pour moi car ils seront formés, et bien formés. J'aimerais avoir un jour une unité comme celle-là... Pour revenir à mes futurs supplétifs, j'en ai déjà près d'une demi-douzaine en pension à la 535, qui viennent souvent me demander sans façon quand ils seront enfin affectés aux "canot's" [5], comme je le leur ai promis ; pour les rassurer, L. me les prête de temps à autre avec un petit gradé pour qu'ils me servent d'interface vis-à-vis des villages sampaniers, et qu'on fasse mieux connaissance aussi. "
Nous avons eu finalement gain de cause le 1er mars 1954, et j'ai pu recruter cette section de 25 supplétifs, à partir de très jeunes sampaniers de ma rivière ; comme ils étaient inscrits sur les listes de l'armée vietnamienne un peu avant 19 ans, on devait les débaucher au préalable, ce qui n'offrait d'ailleurs aucune difficulté : notre peloton avait bonne réputation, et ces gamins restaient ainsi sur leur rivière, qu'ils connaissaient comme leur poche. Ils allaient de temps à autre passer une nuit sur le sampan familial et me ramenaient les potins et renseignements du coin ; tout le monde y trouvait son compte ! Reprenons un fragment de lettre :
"On pourrait paraphraser le poème : "je veux, dit l'enfant vietnamien, je veux de la poudre et des balles"... Mes pirates [c'était le terme par lequel on les appelait au peloton], c'est à la fois la bravoure inconsciente et un peu folle du gamin, la gloire d'être pris pour des grands par mes légionnaires ; c'est aussi la brutalité (à maîtriser) du jeune petit coq qui à une arme vis à vis des civils sans défense, et qui oublie qu'il en faisait partie trois mois plus tôt ; c'est la stupeur devant la blessure ou la mort du bon copain si en forme et rigolard dix minutes avant... A ce moment-là, ils se regroupent autour du gradé pour se rassurer, avec une interrogation humble et muette dans le regard, presque craintivement. Quelle responsabilité pour le chef ! Maintenant, ils sont au point et je peux leur faire toute confiance, même si on n'est jamais assez prêt... Ils sont plus "durs" et costauds que nous ne l'étions à leur âge, deviennent adultes (trop tôt bien sûr mais, dans ce Pays, on n'a pas le temps comme en France d'être adolescent : on travaille dès l'enfance et le jeu n'existe pas quand on est sampanier)."
Il faut reconnaître qu'ils ont mis dans le cantonnement une touche de fraîcheur et de joyeux bordel qui tranchait avec la rigueur légionnaire !
Grâce à Dieu - aide-toi, le Ciel t'aidera - j'avais commencé le recrutement un bon mois avant, dès l'accord de principe, et à l'aide de ma caisse noire, sans attendre les sommes réglementaires promises, tout en espérant que l'Intendance régulariserait ensuite. Puissamment armé (2 FM, 15 PM, 4 fusils lance-grenades et 4 fusils automatiques dont deux à lunette), bien encadré (un maréchal des logis et deux brigadiers-chefs légionnaires vietnamiens), cet outil s'est vite révélé un atout de choix - comme je le prévoyais - pour la guerre très particulière du peloton de vedettes. A partir des celles-ci ou par des moyens propres, on s'est ainsi largement glissé dans la zone viêt pour y mettre le bazar . Reprenons encore une fois un fragment de lettre :
"Mes moyens fluviaux viennent de s'enrichir d'un client de choix, à savoir une pinasse en bois à moteur à essence, très basse sur l'eau, ne calant que 50 cm, très silencieuse (au ralenti bien réglé, on ne l'entend pratiquement pas à 15 mètres), qui permet de débarquer le Commando avec toutes les garanties de discrétion requises [6]...
Ces coups de commando, ainsi que je vous l'ai dit, sont d'autant moins dangereux qu'ils sont effectués plus profondément dans l'intérieur de la zone rebelle. Une équipe variant de 6 à 15 hommes s'infiltre en sampan à la faveur de l'obscurité dans le dispositif ennemi, très souvent habillée en V.M., avec les papiers, monnaie et accessoires ad-hoc (casques, fusils Mauser, grenades locales et PM Sten en plus des MAT 49) ; elle réveille les habitants, qui nous conduisent à la cai nha des responsables VM, ce qui nous permet ensuite de monter les embuscades à coup sûr (enfin, à peu près !) et de semer dans les rangs de l'adversaire (comme en témoignent ses rapports) la confusion et la peur, juste retour des choses !
Pour nos coups de commando, on accroche des sampans au flanc des vedettes, et on les détache le moment venu en les laissant courir sur leur erre... et après, une fois les vedettes parties et rentrées au bercail, on se paie quelques kilomètres à la rame au ras de la berge, ou on se laisse dériver avec le courant s'il est dans le bon sens en fonction de la marée. Ou encore, on débarque "en marche" à toute petite vitesse en sautant en roulé-boulé si la berge ou la marée le permettent, bien que ce ne soit guère possible que pour de tous petits groupes, ce que je n'aime pas car on risque de se ramasser la toise, en plus d'une entorse au départ qui mettrait tout par terre... On y va donc généralement en sampan. Je vous ai déjà parlé, je crois, des sampans ex-viêt avec bondes de coulage qui permettent une totale discrétion sur les lieux de pêche... Ils ont dans le fond un ou deux larges trous obturés par un bouchon de bois entouré de chiffons et relié par une ficelle au bordage ; il suffit de tirer sur la ficelle pour couler l'embarcation, lestée par des pierres à demeure. En remettant les chevilles à leur place et en écopant, on rend de nouveau les sampans opérationnels. Le PVB en a récupéré quelques uns et s'en sert lui aussi pour ses raids en zone viêt, juste retour à l'envoyeur !... Le seul problème est de bien savoir où on les a coulés car sans cela on risque de rentrer à pied. Cela m'est arrivé il y a un mois, par une nuit d'encre ; le paysage de nuit était tellement semblable un peu partout qu'on a été infichu de retrouver nos marques... On s'est ainsi retrouvé sans nos petits bijous à plus de trois kilomètres dans l'intérieur de la zone viêt un peu avant le lever du jour (celui-ci se lève avec une vitesse effrayante) dans une région coupée de dizaines de petits canaux profonds en damier et avec une chaîne ininterrompue de villages impossibles à éviter. Complètement harassés, on a rejoint les vedettes quatre heures plus tard, tout en traînant un gars qui s'était sérieusement blessé à la jambe en tombant sur une souche de bambou, et après nous être colletés sans arrêt avec des guérilleros mordants qui nous harcelaient de tous les côtés ; grâce au Ciel, il n'y avait pas de régionaux ou réguliers [7] dans le coin ce jour-là, car l'aventure se serait probablement très mal terminée ! "
Pour clore ce rapide survol du PVB et de son commando, quelques mots sur le paysage dans lequel on évoluait, décrit dans une autre lettre :
"Il se compose presque exclusivement de rivières puisque la mer nous est interdite très souvent en été par suite des vents et tout l'hiver à cause de la mousson (il y a très peu de typhons à Dong Ha, rassurez-vous !) ; d'ailleurs, la mer, c'est le boulot de la Marine. Nous, on est d'abord des fluviaux et nos vedettes nagent comme des chiens de plomb !
Les rivières sont à fond plat en règle générale ; pas beaucoup de fond, de nombreux seuils très gênants à marée basse, mais en fait, on arrive "presque" toujours à passer quand même : ce qui est impossible en marche avant se réalise en marche arrière, les hélices "avalant" les bancs de sable (en espérant qu'il n'y pas un pavé dans le banc... ou des fils de fer barbelés que les Viets - pas fous - y mettent de temps à autre, et qui se prennent d'une manière inextricable dans les hélices). Evidemment, si le banc est trop large ou trop haut, on risque fort de rester sur le ventre au milieu, d'où la nécessité de bien apprécier quand même ses possibilités, surtout si la marée descend.
Les berges sont plates en aval, assez dégagées, ce qui est un gros avantage pour nous ; la largeur varie entre 400 et 1.000 mètres et le "petit crayon" sur l'eau que représente un sampan la nuit se voit fort bien aux jumelles. S'il est facile de couler un sampan, c'est une toute autre paire de manches pour récupérer ses occupants, ceux-ci nageant remarquablement sous l'eau ; la seule ressource est de jeter quelques grenades offensives, avec l'espoir que le client, passablement soufflé, restera au fond.
En amont, que ce soit sur la rivière de Dong Ha ou celle de Quang Tri, on tombe assez vite sur une rivière assez étroite - de l'ordre de la cinquantaine de mètres - avec des berges très souvent escarpées, parfois hautes de 5 à 7 mètres (domaine de la grenade viet insidieuse lancée comme à la pétanque, de la rafale de PM dont le donateur s'évanouit en fumée, des fourrés de bambous et des cachettes au ras de l'eau). De nombreux tournants rendent impossible l'observation de nuit. Bref, le canyon du Colorado (en petit ! Mais dès que les berges font plus de 3,5 mètres de haut, on ne peut plus rien observer, même debout sur le toit ; et alors 4 mètres ou 1.500, c'est pareil !), une zone où je n'aime pas trop aller seul, car on est tout de suite dans le domaine des régiments viêt réguliers avec armement lourd et gros effectifs, pas aimables pour deux sapèques... et en plus, je n'aime pas jouer le rôle du cochonnet dans ce jeu de boules idiot ! "
Lieutenant-colonel Hubert TOURRET
Ancien lieutenant au 1er R.E.C. 1953-1955 et 1957-1959 [1] Cette Instruction n'a jamais dû arriver jusque chez mes patrons
opérationnels !
[2] Quelques jours avant la fin de la guerre, les légionnaires
autochtones du peloton de vedettes (ou les supplétifs, ou les deux) du 6ème escadron du REC, au Fort Japonais, près de Hué, passèrent à l'ennemi en massacrant tous les Européens, du lieutenant au dernier deuxième classe ; ils sabordèrent les vedettes, emportèrent l'armement, et firent "prisonniers" ceux des autochtones qui n'avaient pas voulu se rallier aux Viêts. On ne les a jamais retrouvés.
[3] Il y avait 4 à 500 âmes à l'époque. Il fait maintenant 40.000
habitants et est devenu le chef-lieu de province !
[4] Les termes officiels vietnamiens sont le "Hàn Giang" pour la
rivière de Quang Tri, et la "Sông Cam Lo" pour la rivière de Dong Ha ; on ne les utilisait jamais ; par contre, nous parlions toujours de la "Sông Benh Hai ", peut-être parce qu'il n'y avait aucune petite ville sur ce fleuve (sông = rivière en vietnamien). Nous n'allions que très rarement sur la Song Benh Hai, les longues sorties en mer étant toujours hasardeuses avec des engins fluviaux sans caissons étanches ni pompes d'épuisement sérieuses.
[5] Prononcer à l'anglaise ; je ne sais d'où provient ce mot qui
désignait les vedettes du PVB pour les Vietnamiens.
[6] Longueur = 7m ; largeur = 2,25 m ; tirant d'eau en charge maximale
= un peu plus de 50 cm, et moins de 30 cm à vide ; moteur à essence de 16 CV ; 1 mitrailleuse Reibel sur pivot à l'avant. Engin silencieux, maniable et très logeable, en bois, et donc moins blindé qu'une boite de sardines !...
[7] Les troupes viêt-minh comprenaient des régiments "réguliers", des
bataillons "provinciaux", des compagnies "régionales", et de simples guérilleros au niveau du village ; mis à part ces derniers, peu armés, ils étaient aussi coriaces les uns que les autres ! Les Régionaux, qui étaient nos vis-à-vis habituels, connaissaient le terrain comme leur poche, et on savait le nom de chacun des petits patrons contre lesquels on guerroyait.