LA LIBÈRATION DE CAEN : APRÈS TRENTE DEUX JOURS DE SIÈGE
LE dimanche 9 juillet 1944, au début de l'après-midi, les premiers éléments britanniques, débarqués le 6 juin sur les côtes du Calvados, pénétraient dans Caen. Ils y arrivaient avec trente-trois jours de retard. Les plans élaborés en février et confirmés le 21 avril par l'état-major allié avaient prévu en effet pour le soir même du jour J la prise de la capitale normande.
Le débouché des plages avait été moins rapide qu'escompté à cause de la défense allemande et de l'encombrement. Et la progression vers l'intérieur avait chèrement éprouvé les unités canadiennes chargées d'atteindre Caen: plus de mille hommes étaient tombés.
La fatigue et les pertes expliquaient-elles leur retard? Furent-elles trop hésitantes, comme le prétendit le général Richter qui commandait devant elles une des divisions de la Wehrmacht engagées, la 716e? Le succès initial du débarquement ne fut-il pas aussitôt exploité à fond, comme l'ont écrit, longtemps après, des historiens militaires?
Quoi qu'il en ait été, trente-trois jours s'étaient écoulés entre cette aube radieuse du 6 juin où le grondement d'une canonnade, vers la mer, avait réveillé les Caennais et cet après-midi du 6 juillet où ils pouvaient enfin accueillir leurs libérateurs. Que ceux-ci fussent des Canadiens, les cousins éloignés parlant la vieille langue et portant souvent de vieux noms familiers aux Normands, facilita l'élan des cœurs, l'expression immédiate d'un grand bonheur malgré tant de tristesses amères et une si accablante désolation. Ceux qui n'avaient pas fui la ville ravagée par les bombes et par le feu se sentaient délivres aussi de l'épouvante.
La chute du roi des clochers normandsLes premières torpilles, dans un fracas stupéfiant, avaient chu le 6 juin. Il ne faisait pas jour encore quand la gare était mitraillée. Déjà, ne doutant plus que l’évènement espéré surgissait dans leurs parages, les caennais assiégeaient les boulangeries.
A 6 h 40 et 7 h 45, les bombes bouleversaient les environs de la gare. Les Allemands semblaient s’attendre à un combat de rues imminent. On croyait volontiers les Alliés aux abords de la ville. A la prison, l'ennemi fusillait 80 résistants. La tornade passée, on n'entendait plus que des déflagrations lointaines.
Mais, à 13 h 30, une avalanche de bombes écrasait le quartier Saint-Jean et les environs du château. Des incendies s'allumaient qui ne s'éteindraient pas avant dix jours et dix nuits. A 16 h 40, de nouvelles vagues aériennes répandaient la ruine, le feu et la mort, Le sinistre gagnait.
Et dans la nuit, à 2 h 40, un millier de Lancaster et de Halifax reprenaient le pilonnage systématique, achevant la destruction des rues déjà touchées, en frappant d'autres.
Le 8 juin, les grosses pièces de marine, tirant au large du Calvados, ajoutaient leur tonnerre à cette tempête qui ravageait la ville embrasée et fumante. L'un des obus, le 12, abattait le « roi des clochers normands », cette flèche gracieuse de l'église Saint-Pierre dont la verticalité haussait dans le ciel, avec celles de Saint-Étienne, le merveilleux panorama monumental de la vieille cité.
Le 13, le 15, les bombardements ravivent et propagent l'incendie. Après quelque accalmie, ils reprennent les 5 et
6 juillet. Le 7, à 21 heures, de nouveaux foyers jaillissent: l'université brûle, les églises Saint-Julien et Saint-Sauveur s'effondrent, l'hôtel de ville s'écroule. Le 8 encore, toute la journée, les avions reviennent, mais les Caennais peuvent voir les Allemands qui se replient par petits groupes exténués. Les derniers passent le 9, vers
midi. Puis les Canadiens arrivent.
Seul subsistait autour de l'abbaye magnifique le quartier de Saint-Étienne. Des milliers de Caennais étaient partis par les routes du sud-ouest que n'épargnait pas la mitraille, 8 000 autres s'étaient réfugiés dans les anciennes carrières profondes qui environnent la ville.
Malgré les ordres d'évacuation réitérés par la Feldkommandantur, 20 000 étaient demeurés, s'organisant une existence dans les abris ou dans des centres d'accueil qui allaient être préservés. Plusieurs centaines avaient reflué vers l'Abbaye-aux-Hommes - Saint-Étienne - devenue un lieu d'asile.
Dans les nefs et dans les chapelles, les familles s'étaient installées. Elles y campaient, y dormaient, y mangeaient. Elles y recevaient l'absolution générale que, deux fois par jour, leur dispensait le curé, Mgr des Hameaux, dont on racontait qu'il avait déjà préparé son discours d'accueil aux libérateurs quand ils se présenteraient au portail: « C'est Guillaume le Conquérant qui vous reçoit ici ... » - le duc Guillaume dont l'église, construite par lui, gardait le tombeau.
Saint-Étienne ne croulera pasOn se répétait aussi, pour se rassurer et supposant que les Britanniques ne l'ignoraient pas, le dicton ancestral: « Quand Saint-Étienne croulera, monarchie anglaise disparaîtra. » Deux messages avaient d'ailleurs été transmis au commandement allié, l'un à l'initiative du préfet. M. Michel Cacaud, l'autre à celle du chef de la Résistance, M. Léonard Gilles.
Deux femmes vaillantes avaient, chacune de son côté, franchi les lignes, au péril de leur vie et non sans péripéties hasardeuses, pour obtenir que le quartier de Saint-Etienne, considéré comme îlot sanitaire, ne fût pas bombardé. Il ne le fut pas en effet et le cœur de la ville en train de mourir continua de battre là.
Des centaines de garçons et de filles venaient s'y refaire des forces, et les agents volontaires de la défense passive qui étaient restés à leur poste - des quinquagénaires pour la plupart, anciens de 1914-1918 souvent – venaient, entre deux missions, réconforter leur famille.
Les uns et les autres étaient disponibles à toute heure pour lutter contre le feu avec des moyens dérisoires, transporter les blessés - 2 300 furent opérés du 6 juin au 15 août, 826 furent hospitalisés dans la seule journée du 20 juin - retrouver les morts, secourir les sinistrés, soigner les enfants, dont quelques-uns naissaient dans une cave.
Les jeunes des équipes d'urgence de la Croix-Rouge et ceux des Équipes nationales, fraternellement accordés, se dévouèrent avec une égale générosité, parfois héroïque et mortelle pour une vingtaine d'entre eux.
Certains, plus aventureux, n'hésitaient pas à courir la campagne, sous le canon et sous les bombes, parmi les troupes ennemies, pour y chercher du lait, du beurre, du fromage dans les fermes, des animaux, blessés quelquefois, dans les prés. Les envois de « matières grasses» et de viande vers Paris par des familles rurales qui y avaient leurs clients habitués n'étaient plus possibles.
Les nourritures ainsi ramassées, les stocks de vivres abandonnés en ville, dans les entrepôts effondrés et récupérés par le service du Ravitaillement et le Secours national, étaient distribués quotidiennement par secteur organisé.
Trop de fromage Un journal parisien écrivait que les Caennais chassaient les rats pour les manger. Ces Normands, à vrai dire, ne mouraient pas de faim. Ils manquaient seulement de pain - 100 grammes par jour non de vin, ni de cidre. Ils allaient tirer l'eau de puits particuliers. Ils touchaient suffisamment de viande et presque trop de fromage. Les 20 000 Caennais (sur 60 000) encore accrochés à leurs ruines à la fin de juin ne souffrirent pas de la disette et c'est l'un des aspects singulier du siège de Caen.
Les Britanniques ne purent, le 9 juillet franchir l'Orne, qui traverse Caen au sud Les Caennais de la rive droite restèrent « occupés» et au plein du combat jusqu'a 19 juillet, où l'ennemi se retira, disputant ensuite pied à pied la route de Falaise.
Ceux de la rive gauche restèrent sous le feu des batteries allemandes une trentaine de jours encore - jusqu'au 17 août où le dernier obus tombait sur la ville dont les deux tiers n'étaient plus que décombre
R. G. NOBRECOURT