L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Ven Sep 01 2023, 09:47
Voilà un documentaire qui remonte à l'époque de Napoléon, ce documentaire que j'ai pu regarder sur la chaine TV Histoire me donna l'idée de vous le faire connaitre par le biais de notre Forum. Mes recherches sont diverses et variée sur internet pour compléter autant faire ce peu ce documentaire.
Ile de Cabrera
Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer.
Un documentaire raconte l’histoire
ARCHÉOLOGIE
Guerres napoléoniennes : l’enfer de Cabrera, une Berezina méconnue
Par Bernadette
En juillet 2020, des archéologues français se sont rendus sur l’île de Cabrera, dans l’archipel espagnol des Baléares dans le cadre d’un projet lié à l’un des épisodes les plus dramatiques et largement ignoré de l’épopée napoléonienne : la captivité de Cabrera. Une île-prison où des milliers de soldats furent abandonnés et moururent dans le plus grand dénuement.
Ile de Cabrera
L'île-prison de Cabrera, dans les Baléares, où des milliers de soldats des guerres napoléoniennes furent maintenus en captivité de 1809 à 1814.
Véritable joyau protégé pour sa faune et sa flore, l’îlot de Cabrera, dans l’archipel des Baléares, est aujourd’hui un parc national terrestre et maritime. Avec ses falaises abruptes baignées d’eau translucide, et quelques voiliers immobiles au mouillage, ce rocher ensoleillé situé au sud de l’île de Majorque, ne laisse rien soupçonner du drame dont cet endroit fut le théâtre entre 1809 et 1814…
Les prisonniers périrent par milliers à Cabrera
Prison à ciel ouvert pendant les guerres napoléoniennes, 'îlot de Cabrera est aujourd'hui un parc terrestre et maritime protégé depuis 1991. AFP
"Sur ce caillou, plus de 11.000 soldats impériaux, en grande partie des prisonniers de la défaite de Bailén, en Espagne (juillet 1808)*, ont été déportés en plusieurs convois, entre mai 1809 et mai 1814. Des prisonniers moribonds –soldats napoléoniens Français, Belges, Suisses, Polonais ou Italiens- acheminés depuis les effroyables 'pontons' de Cadix, (bateaux-épaves qui servaient de prisons), où ils mourraient déjà en grand nombre. Déposés à Cabrera, abandonnés de tous, ils périrent par milliers", déclare Frédéric Lemaire, archéologue de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), à la tête du projet scientifique.
Evocation par André Lemaitre, du sort des soldats prisonniers à Cabrera. André Lemaitre
"Si l’archéologie contribue à faire passer les batailles du champ de la mythologie à celui de l’histoire, elle en révèle aussi souvent des épisodes moins connus", poursuit le spécialiste. Ainsi en est-il des sites de captivité qui ont succédé aux combats, un nouveau thème d’investigation de l’archéologie. "Cabrera est en effet idéale pour développer un projet de recherches archéologiques et anthropologiques sur les soldats napoléoniens en captivité", explique Frédéric Lemaire, évoquant la désertique île-prison (l’Île de la Chèvre).
Graffitis laissés par des soldats captifs dans l'île-prison de Cabrera. Frédéric Lemaire
Fallait-il se battre pour les "vaincus" de Bailén ? se demandait-on à l’époque
Préservé du tourisme, son sol a en effet permis une fossilisation des vestiges et la conservation de toutes les traces de l’ancien camp de détention sur les 15 km2 qu’offrent la superficie de l'île. Une véritable aubaine pour tous les spécialistes. Des restes d’habitats aux espaces funéraires, tout y est encore en place. "Cette étude permettra de mieux documenter la réalité historique des conditions de vie effroyables que ces hommes eurent à affronter". Des détenus qui malgré l’oubli des autorités espagnoles autant que des françaises – (fallait-il se battre pour les "vaincus" de Bailén ? se demandait-on à l’époque) -, s’étaient organisés, pour survivre, jusqu’à former une petite colonie primitive. Une quinzaine de récits de survivants et les archives du gouverneur de Palma en témoignent.
L'îlot de Cabrera, tel que représenté au XIXe siècle.
"En effet, sans être totalement coupés du monde, les captifs de Cabrera ont rapidement compris qu’ils allaient rester là longtemps. Et pour faire face au désespoir, au fils des ans, certains ont tenté d’établir une forme de société", précise Frédéric Lemaire. Alors que deux cents d’entre eux étaient partis se réfugier dans des grottes et abri-sous-roche dans la montagne, -où ils ont pour la plupart rencontré la folie et la mort-, d’autres, avec le peu d’outils avec lesquels ils avaient été débarqués sur l’île, ont commencé à bâtir quelques habitations en pierre. En 2003, des archéologues espagnols s’étaient du reste intéressés à une petite agglomération érigée à proximité "du port". Un lieu que les prisonniers avaient ironiquement baptisé le "Palais Royal", -et que les survivants incendièrent en 1814, le jour de leur évacuation par la marine royale française. L’îlot qui compte plusieurs centaines de ces abris, possédait aussi paradoxalement que cela puisse paraître, un « marché » et un « théâtre » bâtis par les captifs. Des sites que Frédéric Lemaire et son équipe compte bien retrouver, au même titre que l’unique source d’eau douce de l’île. Un maigre filet qui suintait d’un rocher, autorisant une ration d’une demi tasse à boire par jour et par personne.
Vestiges des baraquements construits par les captifs de Cabrera. Frédéric Lemaire
Pour survivre, certains avaient également développé un petit artisanat d’abord sur bois… puis, une fois les rares végétaux présents sur l’île épuisés en raison de leur surexploitation,.. sur os humain ! Ceux prélevés sur les dépouilles de leurs camarades décédés, dont les squelettes resurgissaient régulièrement du sol du fait des mauvaises conditions d’inhumations dans la roche. Ces petites sculptures favorisaient une forme de troc avec les quelques pêcheurs majorquins qui passaient au large de l’île, en échange, d’aliments et de semences. "Une ville de fortune, s’est ainsi érigée pour partie avec des matériaux issus des occupations antiques de l’île, et une forme de société se recomposa en l’absence des officiers évacués vers l’Angleterre dès juillet 1810", ajoute l’archéologue.
Taillé dans de l'os, exemple d'objets produits par les captifs de l'îlot de Cabrera. Oblidats a Cabrera
Après la capitulation de Bailén, les officiers –comme c’était le cas dans toutes les armées de l’époque- jouirent en effet de privilèges inaccessibles aux hommes du rang (ceux de pouvoir conserver leurs biens personnels, un logement, des repas, etc.). Ils échappèrent de surcroit à la détention insulaire de Cabrera par un rapatriement en France ou une captivité en semi-liberté en Angleterre.
Ce qui ne fut pas le cas des 3500 survivants affamés, squelettiques, n’ayant plus sur le dos que des haillons pleins de vermines qui débarquèrent à Marseille en 1814, après avoir été récupérés en deux convois par les officiers et marins qui procédèrent à leur rapatriement.
"Des spectres sortis des abîmes de la terre", dira-t-on à l’époque, lesquels durent par ailleurs boire leur coupe jusqu’à la lie… A leur retour en France, ces hommes à qui rien n’avait été épargné devaient en effet découvrir, flottant au vent, le drapeau honni des Bourbons, en même temps qu’ils apprenaient les revers subis par l’invincible Grande Armée ; son anéantissement dans les plaines gelées de Russie en plus de la détention par les Anglais de cet empereur à qui ils avaient tout donné. Avec cette ultime étude qu’il s’apprête à lancer pendant trois saisons (2020 -2023), Frédéric Lemaire achèvera un triptyque entamé sur les camps, les champs de bataille et la captivité… après l’étude de trois grands sites de l’épopée napoléonienne - le camp de Boulogne (Boulogne-sur-Mer); le site de la bataille de la Berezina (1812), et désormais Cabrera.
Illustration du passage de la Berezina (1812).
"Un volet des recherches concernera en outre une étude d’impact environnemental. Car ces milliers d’hommes affamés sur cet îlot ont pour se nourrir, épuisé toutes ses ressources, que ce soit les poissons, les rats, les lapins, les lézards, les oiseaux et tout ce qui s’y trouvait pouvant être consommé ! La faim était tellement omniprésente que des cas d’anthropophagie sont attestés", raconte l’archéologue. Cabrera, véritable radeau de la Méduse terrestre, ne manque pas de rappeler par certains de ses aspects un autre drame, celui des survivants de l’île de Tromelin, dans l’océan Indien, où des esclaves malgaches furent abandonnés pendant quinze années, en 1761, sur un minuscule écueil cerné de vagues, à la suite d’un naufrage.
S’il n’avait cherché à récupérer les soldats de Cabrera, - l’espace maritime est à l’époque aux mains des Anglais -, un étrange retournement de l’histoire, fit que Napoléon, après avoir perdu son armée, puis son empire, devait aussi connaître une détention dans une île prison… à Sainte-Hélène.
Entre 3500 et 5000 hommes sont morts à Cabrera. Frédéric Lemaire est déterminé à en retrouver la trace.
* Première capitulation militaire depuis le début des guerres napoléoniennes que jamais Napoléon ne pardonna. « Après Bailén, Napoléon promulgua une loi qui condamnait à mort tout officier qui capitulait en rase campagne... Lorsque les survivants de Cabrera furent rapatriés en France en mai 1814, le ministre de la Guerre du gouvernement de la Première Restauration ne leur accorda aucune attention ». Malheur aux vaincus !
Fatale guerre d’Espagne
«Si la campagne de Russie fut un effroyable désastre qui engloutit la Grande Armée, Napoléon reconnut, exilé à Sainte-Hélène, que les « affaires » d’Espagne avaient été fatales au destin de son Empire. Voulant mettre en coupes réglées la péninsule, pour y faire appliquer le décret de Berlin (le blocus) ou par ambition dynastique, il dresse contre lui une nation entière qui, sans le vaincre, va lentement dévorer ses forces. En Espagne, la France fut saignée à mort. La guerre d’Espagne fut une « sale » guerre, une guerre sans gloire. Napoléon y perdit le prestige consacré à Tilsit en juillet 1807 », écrit Frédéric Lemaire.
81/06 et Michel aiment ce message
Alexderome Admin
Nombre de messages : 8518 Age : 58 Emploi : A la recherche du temps perdu Date d'inscription : 22/10/2010
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Ven Sep 01 2023, 10:05
Merci, l’Espagne des Bourbon était anglophone comme le Portugal. Une histoire inédite. Bravo René pour ton talent de dénicher des sujets peu connus.
« Je ne veux pas me faire ficher, estampiller, enregistrer, ni me faire classer puis déclasser ou numéroter. Ma vie m’appartient ». N°6 Le Prisonnier
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Ven Sep 01 2023, 10:27
Le drame des prisonniers français de Cabrera : les sources écrites
1re partie : le capitaine Duperrey, un émissaire en enfer
Frédéric Lemaire
Nous languissions sans cesse et mourions tous les jours sans cesser d'exister.
Dubuc
3Le 16 mai 1814, une goélette de guerre française, la Rose, fait relâche dans le port naturel d’une petite île des Baléares : Cabrera [1]
[1]
L’île de Cabrera est située à moins de 10 km de l’île de…. Elle bat pavillon blanc, celui des Bourbons restaurés. Une salve est tirée. Les matelots effarés observent le rivage se couvrir de centaines d’hommes décharnés et loqueteux, hirsutes et crasseux. Certains sont nus et semblent plus morts que vivants. Ils se traînent. Ils viennent des hauteurs escarpées qui surplombent le bassin ou sortent d’une multitude de petites baraques de pierre et de branches. Le bateau vient de Palma. Il avait quitté Toulon le 12 mai. Son capitaine, le lieutenant de vaisseau Jean-Jacques Riouffe, est porteur d’un message qu’il est autorisé à délivrer aux tristes « habitants » de ce caillou. Du bâtiment, à l’aide d’un porte-voix, rompant le silence sidéré de l’équipage, l’émissaire annonce : « Délivrance ! Délivrance aux captifs ! [2]
[2]
Cette proclamation, dans cette formulation précise, est citée… ».
4Août 1822. Huit années se sont écoulées. Une voile croise aux larges des îles Baléares. Le ciel est magnifique, la brise modérée. C’est un bâtiment de la marine royale française, une corvette baptisée la Coquille. Elle entame un voyage scientifique autour du monde. Sur la dunette, le capitaine du navire observe silencieux l’archipel. Il se nomme Louis Isidore Duperrey. Il commande l’expédition. Son humeur a changé. De noirs souvenirs troublent son esprit. Jules Dumont d’Urville, son collègue et ami, le questionne sur ce soudain marasme. Le regard vissé sur la plus petite des îles, Duperrey murmure : « Des spectres sortis des abîmes de la terre [3]
[3]
DUPERREY, 1826 : 15… ».
I. Le capitaine Duperrey
5Le témoin privilégié pour notre étude est le capitaine Duperrey qui fut l’un des tous premiers témoins à découvrir l’horreur carcérale dans l’île de Cabrera. Il avait vingt-sept ans. Il était lieutenant en pied, c’est-à-dire officier en second, à bord de la goélette la Rose, le bateau envoyé en reconnaissance pour préparer la libération et le rapatriement des soldats de Napoléon prisonniers des Espagnols. Les premiers déportés, ceux de la capitulation de Baylen, attendaient depuis cinq ans, depuis le 5 mai 1809, date à laquelle ils avaient été débarqués sur « l’île aux chèvres », déjà très affaiblis par un emprisonnement de plusieurs mois à bord des pontons de Cadix ; mais des premiers convois, la plupart avait péri de faim, de soif, de maladie ou de désespoir. Duperrey fit le récit de sa terrible mission dans l’ouvrage sur sa circumnavigation qu’il publia à partir de 1826 [4]
[4]
DUPERREY, 1826 : 14-17.. L’explorateur Dumont d’Urville reprit à son tour le triste récit de son ami dans son Voyage pittoresque autour du monde paru une décennie plus tard. Il précéda le court récit, repris in extenso, par ce commentaire : « Cet îlot (Cabrera), formé de monts abruptes et nus, entre lesquels s’étendent des terres incultes, restera célèbre dans les jours néfastes de nos annales maritimes, par l’exemple d’une barbarie politique qui se prolongea pendant six années à la face de l’Europe [5]
[5]
DUMONT D'URVILLE, 1834 : 5.. ». On ignore si Dumont d’Urville escalada les « rochers funestes de Cabrera », pour reprendre ces mots, ou s’il se contenta de la description donnée par son ami Duperrey qui, lui, mit pied à terre pour juger effectivement de l’état et du nombre de prisonniers, après que le capitaine Riouffe eut parlementé à Palma avec le gouverneur général des îles Baléares. Il s’agissait bien pour la Rose d’une mission d’évaluation pour armer à Toulon les bâtiments nécessaires au transport des survivants en France. Il s’agissait également d’obtenir des autorités majorquines qu’elles rétablissent, dans l’intervalle, un ravitaillement suffisant des captifs affamés, et qu’elles leur procurassent des vêtements, dont tous « ces infortunés étaient dépourvus », écrit Duperrey.
II. Les principaux acteurs du drame
6Pour notre étude, nous ferons également appel à d’autres témoins, tous survivants de l’enfer de Cabrera :
7Auguste-Jean Thillaye [6]
[6]
La Bibliothèque nationale de France a fait très récemment…, chirurgien militaire, fut prisonnier quatorze mois à Cabrera, après avoir également séjourné à bord des pontons espagnols, en rade de Cadix. Transféré en Angleterre en 1810 (puis en Écosse), il regagna la France en 1813. En 1814, chirurgien des Garde-du-corps du roi (compagnie de Noailles), il soutint le 29 août, sous la présidence de son père, une thèse de doctorat sur les conditions de captivité et les maladies à Cabrera. Cette thèse constitue de fait le premier récit publié sur l’île-prison des soldats de Napoléon, avant la relation du soldat Dubuc parue en 1814 - 1815.
8Le soldat Dubuc est l’auteur d’un court récit de quelques pages publié pour la première fois en 1814 (à Lyon), sous le titre « Relation de la situation des prisonniers français détenus dans l’île de Cabrera, depuis le 5 mai 1809 » et la signature anonyme « Par un prisonnier de l’île de Cabrera ». De fait, le nom Dubuc apparaît dans la troisième et dernière édition, celle de 1823, publiée à Bordeaux. La réimpression de 1815, à Paris, apporte quelques légères modifications, à commencer par le titre puisque la relation devient « circonstanciée ». Le texte est également augmenté de deux courts paragraphes, l’un complète la description sur la consommation d’excréments et l’autre relate le sacrifice de l’âne « Martin » (ou « Robinson » selon les mémorialistes), et d’une brève relation du retour en France. De même, si la première publication comprend, à la suite du récit, deux chansons, la deuxième n’en contient qu’une seule, désignée cette fois de « romance ». La version de 1823 montre un titre modifié et complété « … détenus dans l’île de Cabrera, île espagnole, dans la Méditerranée, depuis le 5 mai 1809, jusqu’au 16 mai 1814 », deux paragraphes ajoutés et deux supprimés. On ne sait rien du soldat Dubuc, dont le nom n’apparaît dans aucun autre récit. Pour l’historien Geisendorf-des Gouttes, auteur d’une magistrale étude sur les prisonniers français en Espagne [7]
[7]
Le Genevois et théologien Théophile Geisendorf (1874-1953) – il…, la relation de Dubuc a toute la saveur d'un témoignage personnel, « c'est probablement l'homme dans la foule, qui n'a jamais prétendu à jouer un rôle et n'en est que plus digne de foi [8]
9La relation très connue et souvent citée de C. de Méry est en réalité l’œuvre du commandant Joseph Carrère-Vental qui, à Baylen, est sous-lieutenant chez les voltigeurs de la Garde de Paris – à ce grade le 12 juillet 1806, il est capitaine le 19 novembre 1813. En 1841, major d’infanterie en retraite, il écrit une lettre au comte Dupont, le fils du général défait en Espagne, dans laquelle on peut lire : « Vous êtes trop bon de me parler de la relation que j’ai publiée en 1823 […] [9]
[9]
TITEUX, 1803 : 762.. » Les mémoires du « pseudo-Méry » font l’objet d’une seconde édition en 1829. Le récit du jeune officier Carrère-Vental couvre les cinq années de captivité des Français dans
Cabrera, mais ce dernier quitte l’île-prison en juillet 1810, il n’est donc un témoin direct de la période 1810-1814 mais un narrateur : « Ce sont eux-mêmes (les prisonniers condamnés par la destinée à rester à Cabrera) qui nous ont fourni les renseignements retracés dans le chapitre suivant, et qui nous ont peint tous leurs mots avec les expressions animées et les couleurs énergiques de la vérité […] Nous terminerons ces Mémoires par le récit que les soldats nous ont fait eux-mêmes de leur déplorable situation, après le départ des officiers pour l’Angleterre. Continuité des mêmes maux et uniformité de souffrances auxquelles le temps n’apportait aucun soulagement [10]
[10]
MÉRY, 1823 : 277-279.. »
10Henri Ducor s’enrôle comme cadet dans la marine en 1801 ; il a 12 ans. Il est marin à bord du vaisseau français l’Argonaute, bloqué après la bataille de Trafalgar par la Royal Navy dans la rade de Cadix de 1805 à 1808, transformé en ponton en juin 1808. Il a 20 ans à l’époque de la captivité à Cabrera. Il s’échappe le 16 juillet 1811, avec treize autres prisonniers, en s’emparant au grappin d’un bateau de pêcheurs majorquins. Henri Ducor prend part à la campagne de Russie de 1812 avec le corps des marins de la Garde impériale. Le récit de Ducor a été plusieurs fois réédité, 1858, 1891 et 1895 ; 1908 en allemand, Gefangenschaft und flucht auf den spanischen Pontons ; les éditions de 1891 et 1895 sont préfacées par Émile Cère, journaliste et homme politique. Geisendorf-des gouttes rapproche les récits et personnalités de Ducor et Wagré : « Henri Ducor et Louis-Joseph Wagré sont, l'un et l'autre, de ces entreprenants auxquels, dans la pire infortune, sourit encore quelque bon génie [11]
[11]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXV. ».
11Originaire du Puy-de-Dôme, Jean-Baptiste-Louis Molin entre à l’École spéciale militaire de Fontainebleau en octobre 1806 – né en août 1789 –, il a 17 ans et deux mois. Nommé sous-lieutenant dix mois plus tard, il est affecté à la 1re légion de réserve organisée à Lille ; par décision impériale, des 67 élèves de la classe du 1er mai 1807, 20 sont affectés dans les cinq légions de réserve de l’Intérieur, créées par décret le 20 mars 1807. Soldat de la division Vedel, il est fait prisonnier à Baylen avec l’ensemble de l’armée du général Dupont à la suite de sa capitulation, le 21 juillet 1808. Le sous-lieutenant Molin a 19 ans lorsqu’il est envoyé sur les pontons de Cadix et sur l’île de Cabrera trois mois plus tard, en avril 1809. Transféré en Angleterre en juillet 1810, il rentre en France en juin 1814, au terme de six années de captivité.
12Le Marseillais Bernard Masson est une figure héroïque parmi les Cabrériens. Soldat à 18 ans, il est admis dans le 67e régiment de ligne dont le dépôt est à Gênes où il arrive le 23 juillet 1807. Le 15 août 1808, il part pour l’armée d’Espagne avec le 4e bataillon du régiment qui est affecté au 7e corps, sous les ordres du général Saint-Cyr. Masson prend part à plusieurs batailles et sièges, et fait l’expérience de la guérilla et ses escarmouches. Ses états de service lui valent une promotion au grade de sergent. Il a 21 ans. Le sergent Masson est fait prisonnier le 17 mars 1811 à « Castel-Feuillit » (en fait, Castellfollit de la Roca), près d’Olot en Catalogne, et déporté à Cabrera quelque temps après (vers le mois de mai probablement). Masson réussit le double exploit de s’évader de l’île, qu’il décrit tel un « lieu de douleur et de désolation », et d’y retourner six mois plus tard, en mars 1814, pour faire évader en pleine nuit trente-huit prisonniers. Il en fit un récit publié à Marseille en 1839 [12]
[12]
MASSON, 1839.. Le succès de son évasion est confirmé par une archive découverte par Geisendorf-des Gouttes à Vincennes, le rapport du consul de France à Alger, M. Dubois de Thainville, daté du 6 septembre 1813, adressé au ministre de la Guerre, le duc de Feltre. Le rapport comprend un état nominatif des trente-trois officiers, sous-officiers et soldats évadés, débarqués à Cherchell, à 100 km à l'ouest d'Alger, le 24 août 1813 [13]
[13]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 602-603..
13Louis-Joseph Wagré fut un conscrit de 1807 et soldat de la 1re légion de réserve de l’Intérieur, comme les mémorialistes Delrœux, Boulerot, Gille, Molin et Quantin. Son témoignage que nous utilisons ici est à considérer avec prudence toutefois. C’est sous l’anonymat qu’il publie pour la première fois, en 1828, les « Mémoires d’un caporal de grenadiers ou le prisonnier de l’île de Cabrera », avec une dédicace « Le caporal de la fontaine ». En 1833, il est édité avec son nom et le titre « Les adieux à l’île de Cabrera, ou retour en France des prisonniers français détenus pendant cinq ans et onze jours dans cette île ». En 1835, le titre a changé et il est plus racoleur : « Mémoires des captifs de l’île de Cabrera et adieux à cette île où 16 000 français ont succombé sous le poids de la misère la plus affreuse ». Enfin, en 1902, le comte Fleury publie à nouveau le récit sous le titre « Souvenirs d’un caporal de grenadiers ». Le récit dans ses différentes éditions comporte des contradictions majeures, notamment son évasion (2e édition) et son retour à Cabrera jusqu’en 1814 après avoir été repris (3e édition), de sorte qu’il a probablement utilisé une source anonyme, le récit d’un ancien camarade (nous disons « pseudo-Wagré »), pour la seconde partie de sa captivité [14]
[14]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937. Selon Denis Smith, Wagré, dans la….
14Le fourrier Louis François Gille figure parmi les principaux mémorialistes de Cabrera. Gille et l’un des derniers survivants qui mourut en 1863. Les Mémoires d’un conscrit de 1808 furent publiées et préfacées par son fils Philippe Gille. L’édition de 1892 utilisée est la 3e et il y eut une 4e édition l’année suivante. Gille a laissé un dessin aquarellé et, surtout, un plan de l’île sur lequel sont reportés les différents sites occupés par les captifs, ainsi que les lieux remarquables, les grottes par exemple, ou ceux fournissant des ressources. Il faut le redire, Gille était un soldat de la 1re légion comme les autres mémorialistes majeurs que furent Delrœux, Boulerot, Molin et Quantin. Il fut enrôlé à Paris en 1807 à l’âge de dix-sept ans et fit ses classes à Lille où se trouvait le dépôt de la 1re légion de réserve. Pour le Suisse Geisendorf-des Gouttes, il y a peu de récits plus sobres et alertes et la sincérité du chroniqueur est hors de doute [15]
[15]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXVII.. Pour Denis Smith, Louis Gille fut, des mémorialistes de Cabrera, celui qui tenta le plus d’aller à l’encontre des préjugés populaires en racontant les exactions de chaque camp avec impartialité et honnêteté [16]
[16]
SMITH, 2005..
15Le capitaine François-Frédéric Billon, d’Uzès dans le Gard, meurt à Saint-Siffret, commune voisine, en 1865, à l’âge de 80 ans. Son récit, rédigé dans les dix dernières années de sa vie, « pour tromper les ennuis de la vieillesse et occuper les loisirs qu’elle m’a créés, écrit-il », aidé par des notes prises au cours sa détention en Écosse, est mis en forme et publié par un arrière-neveu, A. Lombard-Dumas. D’un père militaire, François-Frédéric Billon s’enrôle en juillet 1804 dans le corps des vélites de la Garde, nouvellement créé. Promu sous-lieutenant sur le champ de bataille d’Eylau en février 1807, il intègre les jours suivants le prestigieux 14e de ligne. Devenu lieutenant, il est fait prisonnier en Espagne, près de Lérida, après les deux sièges de Saragosse, et déporté dans les Baléares en juillet 1809. Détenu à Mahon, il est déporté à Cabrera le 14 avril 1810. Billon écrit quitter l’île le 24 juillet 1811 avec les officiers et sous-officiers, au nombre de six cents, mais ces derniers embarquent pour l’Angleterre en juillet 1810. Finalement, la captivité de Billon à Cabrera est de trois mois. Son nom figure dans la liste des comédiens donnée par Thillaye dans son manuscrit.
III. L’ampleur d’un désastre humain
16Dans leur grande majorité, les prisonniers de Cabrera étaient des soldats du corps expéditionnaire du général Dupont, 20 000 fantassins et 3 400 cavaliers, qui capitule à Baylen (ou Bailén, Andalousie) le 21 juillet 1808. La convention de capitulation, dite d’Andújar, qui réglait dans l’honneur le sort des Français vaincus et notamment leur libération, selon les règles de la guerre en usage, ne fut jamais respectée, en particulier sous l’influence ou la pression des Anglais. Avec la capitulation en rase campagne du général Dupont, le puissant mythe de l’invincibilité napoléonienne tombait. Napoléon ne pardonna pas. Il fit juger et condamner les officiers supérieurs pour « attentat contre la sûreté de l’État et contre l’honneur du nom français », au terme d’une instruction longue de quatre années. Dupont fut emprisonné et Vedel exilé. Le 1er mai 1812, Napoléon promulgua une loi qui condamnait à mort tout officier qui capitulait en rase campagne. Prisonniers des pontons de Cadix fin décembre 1808, les soldats de Dupont sont transportés dans les Baléares dans les premiers jours d’avril 1809 et débarqués sur l’île un mois plus tard, les 5 et 9 mai, pour les deux principaux convois.
17Deux mille neuf cent soixante-dix-neuf hommes, sous-officiers et hommes de troupe, débarquent le 5 mai 1809 (parmi lesquels sont les principaux mémorialistes ; dans son manuscrit, Thillaye indique la date du 4 mai), puis 1 248 quatre jours plus tard (dont le mémorialiste Ducor), suivis d’un troisième contingent, celui des officiers, le 11 mai, dont témoigne l’officier des voltigeurs Méry qui donne le nombre de 300. Pour le Suisse Geisendorf-des Gouttes, 5 255 déportés firent partie des premiers convois du printemps 1809 [17]
[17]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 68.. Le chirurgien Thillaye mentionne de son côté cinq mille hommes et c’est également le chiffre donné par Gerdy et Picard. Ducor indique qu’ils arrivèrent le 9 mai au nombre de 5 500 [18]
[18]
DUCOR, 1833 : 184.. Quant à Quantin, il écrit qu’à Cabrera les Espagnols débarquèrent 6 000 malheureux « mal vêtus et sans abri [19]
[19]
StÉbouraka et Florentin 2020 : 67. Le manuscrit original du… ». Les pertes des premiers mois ont été évoquées à partir du témoignage de Thillaye qui donne le bilan de 1 200 morts en quatorze mois. Pour Dubuc, les pertes sont plus élevées et l’hécatombe plus rapide ; il écrit : « En moins de trois mois la cruelle mort nous avait enlevé plus de la moitié de nos malheureux compagnons [20]
[20]
Dubuc, 1823 : 3.. ». Don Jaime Garau a donné un état des effectifs daté du 10 décembre 1809 qui indique 33 officiers et 3 753 sous-officiers, hommes de troupe, y compris 19 femmes. Dix jours plus tôt, le lieutenant de Maussac, l’un des chefs du conseil d’administration établi par les prisonniers, signait un état qui donnait un total de 3 139 noms, sans y comprendre les femmes. Ainsi, quatre-vingt-six hommes sont-ils morts dans l’intervalle [21]
[21]
Geisendorf-des Gouttes, 1937 : 138..
18Le rocher est en effet devenu un tombeau pour des milliers de leurs compatriotes et ceux qui marchent encore ont subi toutes les privations. Bien qu’imprécis, le bilan humain de la déportation donné par Duperrey montre l’ampleur de la tragédie. Sur 19 000 Français déposés dans l’île, écrit-il, 3 000 à peine avaient survécu. Le caporal Wagré donne également les mêmes chiffres : « Dans le court espace de cinq années, dix-neuf mille Français avaient été jetés dans cet océan de calamités, et combien en laissions-nous ensevelis sous ses laves brûlantes ? Seize mille ! C’est donc à peu près le sixième qui avait échappé à la mort [22]
[22]
WagrÉ, 1833 : 92.. ». Si le nombre de survivants est à peu près exact, bien que minoré de plusieurs centaines, celui des déportés est cependant très largement exagéré. Il est admis aujourd’hui qu’environ douze mille soldats impériaux (soldats napoléoniens Français, Belges, Suisses, Polonais ou Italiens) furent envoyés à Cabrera au cours des cinq années d’existence de ce « bagne [23]
[23]
Bennásar Alomar, 1988 ; Smith 2005. ».
19En 1814, le médecin militaire Thillaye donna un premier bilan complet des pertes à Cabrera durant les premiers mois de déportation : « J'ai porté à cinq mille le nombre des prisonniers envoyés à Cabrera : après quatorze mois de séjour, les officiers et sous-officiers furent transportés en Angleterre au nombre d'à peu près dix-huit cents. Les soldats qui restèrent dans l’île étaient environ deux mille, ce qui porte à mille deux cents le nombre de ceux qui périrent dans cet intervalle de temps ». Thillaye précise : « J'ai appris tout récemment, par un ancien prisonnier de Cabrera rentrant en France, que presque tous ceux que nous y avions laissés avaient succombé à leur misère. » [24]
[24]
Thillaye, 1814 : 23..
20Le constat terrible des pertes, leur ampleur, provoqua la plus grande consternation du capitaine et son équipage, comme s’en fait l’écho le caporal Delrœux : « Il ne pouvait revenir de sa surprise lorsqu'on lui apprit que nous n'étions plus que 350 hommes restés des 27 000 pris à Baylen et 3 000 des 19 000 amenés en diverses fois à l'île de Cabrera. » Cependant, le caporal Delrœux rejoint le libérateur Duperrey dans son exagération ou son mauvais calcul, ce chiffre de 19 000 déportés étant fort peu probable (voir supra) [25]
[25]
Au sujet de l’épineuse question des chiffres, Delrœux donne une…. Un autre survivant, un anonyme dont le récit prolonge celui du pseudo officier Méry, fournit un « calcul » différent qui minore le nombre total des prisonniers-Cabrériens mais également celui des survivants [26]
[26]
MÉry, 1823 : 300-301.. Le bilan n’en reste pas moins terrible selon cet auteur :
21
Sur près de neuf mille prisonniers qui ont posé pied sur le sol aride de Cabrera, environ six à sept cents dont près de cinq cents officiers, sont partis sur la fin de 1810 pour l'Angleterre, quinze cents de différentes nations ont pris du service dans les troupes suisses et espagnoles. Nous restions à peu près deux mille à Cabrera, lorsque la Providence a marqué de sa miséricorde le terme de nos maux. Mon calcul n'aura rien d'exagéré, en disant que plus de la moitié des prisonniers débarqués à Cabrera y sont morts de misère, de faim, de douleur et de désespoir ; et nos ennemis mêmes, mais déjà ils ne le sont plus, ne pourront récuser cette vérité terrible ; et la vallée des morts, ce vaste charnier de Cabrera, attestera un jour, à la postérité étonnée, la rigueur des Espagnols, que le trop vif ressentiment d'une agression injuste et tyrannique, la longanimité, les souffrances et l'héroïque résignation des Français, ne peuvent même pas motiver.
IV. Le pavillon blanc ou les raisons de la « délivrance », des prisonniers dans l’ignorance mais soulagés
22La mission de reconnaissance suivait de peu l’abdication de l’empereur des Français. Celle-ci mettait un terme aux conflits sur le continent et rendait possible la libération des prisonniers de guerre. De fait, un mois plus tôt, le 13 avril 1814, le gouvernement provisoire prenait un arrêté sur la libération des prisonniers de guerre détenus en France. L’article 2 demandait la réciprocité aux puissances concernées par ces libérations. Cet arrêté fut diffusé à l’armée d’Aragon et de Catalogne par un ordre du jour daté de Narbonne le 23 avril 1814 et signé par le maréchal Suchet. L’ordre du jour précisait que tous les prisonniers espagnols étaient déjà en route pour repasser les Pyrénées et rentrer dans leur patrie, et que le retour des Français prisonniers en Espagne était attendu « très incessamment ».
23Dans un document de trente-six articles datés de Madrid le 25 mai 1814, le gouvernement espagnol prenait de son côté les mesures pour organiser l’accueil et la libération des prisonniers de guerre. L’article 27 indiquait que le capitaine général de la province de Cadix et de Galice et les commandants généraux de Majorque et des îles Canaries allaient ordonner que les commandants chargés de l'assistance des dépôts de prisonniers établissent des listes classifiées et exactes du nombre de ces derniers dans chaque dépôt. L’article 31 précisait que les prisonniers français présents à Cadix, aux îles Baléares ou « en tout autre point de la côte du levant de la péninsule » seraient transportés à Barcelone, où, au point indiqué par le général en chef de la première armée, ils seraient livrés avec les formalités requises à celui qui est chargé par sa nation de les recevoir.
24S’ils amènent l’espérance, les libérateurs arrivent aussi avec des nouvelles regardant la mère patrie. Coupés du monde, les prisonniers ignoraient en effet les terribles revers subis par la Grande Armée, son anéantissement dans les plaines enneigées de Russie, son combat titanesque à Leipzig, sa résistance face à l’invasion des coalisés, et finalement de l’abdication de l’Empereur :
25
Depuis que nous avions mis les pieds sur les pontons des environs de Cadix pour être transférés à Cabrera, nous n’avions aucune nouvelle de France. Nos questions à ce sujet ne recevaient aucune réponse […] Nous étions par conséquent bien éloignés de penser à l’horrible catastrophe qui avait terrassé et enchaîné le lion dominateur de l’Europe, et courbé notre pays sous la lance des cosaques [27]
[27]
WAGRÉ, 1833 : 77..
26Avec l’arrivée de la Rose, les survivants de Cabrera découvrirent avec étonnement le pavillon blanc des Bourbons restaurés. La déception fut grande pour beaucoup car ils devaient leur délivrance à la défaite de leur empereur et non point à la gloire de ses armes, comme ils l’avaient longtemps espérée : « […] Au lieu d’avoir des actions de grâces à rendre à la victoire de nos héros, ce fut malheureusement à leur défaite, à la trahison la plus infâme et à l’envahissement de la patrie que nous dûmes notre salut. » raconte ainsi le soldat Wagré [28]
[28]
WagrÉ, 1833 : 79.. Il rapporte aussi que l’acclamation de « Vive le roi ! » ne fut pas exigée après le discours du capitaine Riouffe. Les survivants ne cessaient en effet d’acclamer l’empereur, ce qui aurait fait renoncer Piouffe qui sentit une certaine hostilité monter lorsqu’il évoqua la soumission aux Bourbons. Sur ce point, le témoignage du soldat Dubuc est cependant discordant car il explique le départ du bateau-éclaireur – le lendemain matin, précise-t-il – se fit aux cris répétés par tous de « Vive Louis XVIII ! Vive la paix qui nous rend l’existence ! [29]
[29]
Dubuc, 1814 : 6. ». Pour l’officier Méry (pseudo), dont le livre de mémoires paraît en 1823, les libérateurs sont perçus comme des « dignes agents des intentions généreuses du Roi [30]
[30]
MÉRY, 1823 : 298. ».
27Durant la captivité pourtant, la loyauté à l’empereur fut semble-t-il la règle. L’officier Gerdy, dans son rapport adressé au ministre Maret vers 1810, témoigne de la fidélité des captifs qui, pourtant en grande détresse, refusent les propositions de ralliement à la cause des anglo-espagnols :
28
L’île de Cabrera attestera à tous les siècles à venir la fidélité française ; des hommes nus, mourant de faim, sans espérance de sortir de cet affreux état, refusent cependant les offres qui leur sont faites de voir finir leurs maux. Mais il fallait trahir sa patrie, violer la foi jurée à notre auguste empereur ; l’indignation fut la réponse faite aux émissaires espagnols et anglais ; pas un seul Français ne prit du service [31]
[31]
GERDY, 1921 : 52..
29Napoléon, pour ses soldats, était immortel, écrit le déporté Molin qui certifie que jamais les captifs ne reprochaient à l’empereur leur épouvantable sort : « […] Pas un mumure ne l’atteignait […] après la patrie, ils lui donnaient le premier rang dans leur âme de feu, ou plutôt, ils ne le séparaient pas dans leur amour [32]
[32] MOLIN, 1935 : 300-301. ».
30Malgré la mauvaise nouvelle de la chute de l’empereur, un sentiment de joie s’empare des rescapés. Parmi eux, le soldat Dubuc, un prisonnier du premier convoi du 5 mai 1809, un « ancien » chez les captifs, a témoigné de l’arrivée du bateau-libérateur [33] [33] Dubuc, 1823 : 7-8.. Le récit de sa captivité, publié dès 1814, est l’un des plus authentiques. C’est un témoignage court mais personnel qui, concernant cette journée du 16 mai 1814, corrobore la relation de Duperrey. Dubuc termine donc son récit par ces lignes.
31 Il m'est impossible de pouvoir exprimer la joie de la journée du 16 mai 1814, à la vue de l'officier envoyé par notre gouvernement. Ce brave capitaine n'a pu retenir ses larmes en voyant notre triste situation. Les collines ont retenti de nos cris de joie et d'allégresse. Le soir nous fîmes des feux de joie, en sacrifiant les haies de nos petits jardins. Des rochers et des grottes sont descendus les tristes habitants dont la situation a redoublé, voyant l’illumination de la goélette française qui était dans le port. Nous reçûmes de son commandant les consolations les plus grandes, et même des secours. Le lendemain matin la frégate s’éloigna aux cris répétés de tous parts de vive Louis XVIII, vive la paix qui nous rend l’existence ! Fait par moi, prisonnier dans cette île, Dubuc. 32Le caporal Delrœux [34] [34] Le manuscrit original de la relation de captivité du caporal…, originaire de Tourcoing dans le nord de la France, a également raconté la fin du calvaire des prisonniers de l’île-prison. Il est aussi un « ancien », et avec Dubuc l’un des deux seuls mémorialistes qui a traversé de part en part l’évènement – les autres, sur le fondement de ce critère, à l’instar de Wagré ou Méry, ne sont pas de bons témoins. S’il se trompe de date, attribuant l’évènement au 14 mai [35] [35] Le 14 mai 1814 pour Delrœux et début novembre pour le…, ou encore en qualifiant la goélette de frégate, le témoignage de Delrœux, plus complet que celui de Dubuc, est bouleversant. Delrœux est également frappé par l’état physique et moral dans lequel sont les captifs. « Minés et affaiblis par la misère et les privations de toute espèce, écrit-il, ceux qui avaient survécu voyaient journellement diminuer leur peu de force, ensuite venaient le chagrin et le désespoir, qui ne tardaient pas à être suivis d'une espèce de marasme qui les enlevait. » Delrœux mesure sa chance d’en réchapper au regard de l’hécatombe : « Mais un bien petit nombre, dont grâce au Seigneur je fais partie, eut le bonheur d'en sortir. » Puis il décrit les émotions qui le traversent comprenant l’éminence de la libération ; c’est le choc, la sidération, le mutisme, l’incrédulité...
33 Comment exprimerai-je la joie que je ressentis le 14 mai 1814 [sic] en voyant entrer une frégate française dans le port de Cabrera ? Cette nouvelle si heureuse et si inattendue me causa une telle impression que je fus plus d'un quart d'heure sans pouvoir retenir mes larmes et proférer une seule parole. Je rentrai avec cette nouvelle et je voulais en instruire les hommes de la baraque, mais il m'était impossible : je faisais des signes, semblable à un homme qui rêve, ma bouche s'ouvrait sans laisser échapper aucun son ; mes camarades crurent que j'avais perdu la raison. J'avais entendu une salve d'artillerie, les musiciens de la frégate jouant des airs analogues à notre position ; j'avais vu flotter le pavillon français, je ne savais pas encore si tout cela était ou songe ou réalité. D'ailleurs nous avions déjà été tant de fois trompés.
V. Les pontons comme antichambre de l’enfer cabrérien
34Si Cabrera fut un enfer, les pontons en furent l’antichambre. Les principaux mémorialistes de Cabrera ont donné des descriptions horrifiques des trois mois d’emprisonnement dans ces prisons flottantes, « des vaisseaux infects et vermoulus, écrit l’historien suisse Théophile Geisendorf-des Gouttes, où, la veille de Noël, 1'Espagne enfouit huit à dix mille prisonniers français arrachés à leurs cantonnements d'Andalousie » [36] [36] GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 4. Au sujet de l’île-prison de…. La référence hyperbolique à l’enfer est présente dans les récits des témoins pour traduire le vécu, l’expérience-limite que constitua cette captivité exceptionnelle et unique. Convoquer l’enfer pour les survivants ou les libérateurs, c’est à la fois signifier le caractère d’inhumanité absolue des conditions de détention, mais également pallier l’impossibilité d’une comparaison avec un événement historique. C’est traduire la difficulté à dire la sidérante horreur d’une situation sans précédent. Le caractère inédit du traitement singulier des prisonniers français est mentionné plusieurs fois par le mémorialiste Molin : « L’Espagne seule n’a pas contribué à reléguer ces victimes de la guerre sur cette île inhabitée. L’Angleterre a voulu s’associer à cet acte barbare qui figure dans ses annales historiques comme un fait étranger à la civilisation européenne [37] [37] Molin, 1935 : 230.. » ; et, dans les dernières lignes de son récit, Molin de considérer la déportation et le traitement des prisonniers à Cabrera tel un « événement unique dans les annales de nos guerres et si extraordinaire qu'il semble en former la partie romanesque [38] [38] MOLIN, 1935 : 496. ». Par ailleurs, évoquant les morts des pontons, ce dernier décrit un « enfer anticipé » : « Le séjour des morts parmi les vivants, sans pouvoir s'en séparer, jetait le désespoir dans l'âme des plus braves ; chez d'autres il excitait leur colère et la poussait jusqu'à la rage. Dans cet enfer anticipé, les cris répondaient aux cris, les plaintes aux larmes, les jurements à la mort ; les malédictions, en accablant les hommes, remontaient jusqu'à Dieu pour lui reprocher de ne pas sévir contre ces peuples impitoyables [39] [39] MOLIN, 1935 : 224. Le caractère inédit de la déportation sur le…. ».
35Invoquer cette référence définitive à l’enfer facilite la chronique d’un univers indescriptible ou insaisissable pour le commun des mortels. C’est tenter de faire entendre ce qui dépasse l’entendement par la métamorphose du vécu horrifique en récit acceptable. Le capitaine de frégate Ménouvrier-Defresne qui commandait la division navale chargée de ramener les prisonniers en France [40] [40] Le sujet est développé dans la seconde partie de l’étude,… eut ces mots pour Masséna : « Je n’aurais jamais cru que l’enfer ait pu exister sur cette terre, nous y revenons [41] [41] L’historien marseillais Claude Camous cite une autre source,… ». La découverte de l’île-prison par l’officier est donc vécue comme le choc d’une irruption du fantastique dans le réel – le « romanesque » de Molin. L’enfer fictif est concrétisé à Cabrera et le retour du capitaine s’apparente à celui d’Ulysse. La métaphore d’un voyage dans un monde hors du réel est également explicite dans un « chant du départ » attribué à un rescapé anonyme et cité par Dubuc – dont on fera connaissance plus loin – et Turquet : « On revient de l’autre monde quand on revient de Cabrera [42] [42] Dubuc, 1814 ; Turquet, 1853. ». Mais on peut aussi se demander si ces deux espaces du désastre que sont les pontons de Cadix et l’île-prison de Cabrera ne constituent pas deux dimensions d’un enfer symbolique unique, ou les enfers, tant il semble, à la lecture des récits, impossible de les départager dans une logique de gradation des souffrances. On observe davantage une succession d’épreuves qui impactent les corps et les esprits, les dégradant progressivement sur le temps long qui caractérisa l’internement dans l’île. Par exemple, le prisonnier de guerre Henri Ducor, distingue le supplice des pontons et les tortures d'un exil mortel sur la plage aride de Cabrera [43] [43] DUCOR, 1833 : 15. ; Ducor qui, par ailleurs, qualifie Cabrera de « rocher du diable [44] [44] DUCOR, 1833 : 279. ».
36Dans son récit, le libérateur Duperrey ne fait aucune allusion aux pontons [45] [45] Hulk, dans la langue de Shakespeare., mais ce système carcéral était déjà bien établi et son origine anglaise clairement identifiée, comme le rappellent nos mémorialistes. Le cabrérien Ducor [46] [46] Les « Cabrériens » ou « Habitants », selon Gerdy qui écrit…, dans ses Aventures d’un marin de la Garde impériale…, livre publié en 1833, bien avant la publication du bestseller Mes pontons de Louis Garneray [47] [47] GARNERAY, 1851. – ce livre contribua à fixer durablement l’image des tortionnaires britanniques –, écrit :
37 Ce mot de pontons fait encore dresser les cheveux à quiconque a eu le malheur de tomber une fois dans sa vie au pouvoir des Anglais ou des Espagnols. Les pontons d'Espagne ressemblaient assez aux prisons ships des Anglais : c'étaient également de vieux vaisseaux incapables d'aller à la mer, et percés de sabords, dont le nombre était toujours proportionné à leur grandeur : cependant ils différaient en ce que la hauteur de leurs trois principaux mâts ne dépassait pas les hunes. Je rappelle cette disposition, parce qu'elle avait pour résultat de diminuer l'espace déjà très petit que les prisonniers avaient à parcourir [48] [48] DUCOR, 1833 : 54.. 38Le sous-lieutenant Molin de la 1re légion de réserve, « guidé par la seule vérité » [49] [49] « Je parle sans prévention, sans partialité ; la vérité seule…, a également témoigné du drame des prisonniers entassés dans ces épaves sordides qu’il qualifie de « cercueils marins », et s’il livre la même analyse, en précisant les avantages de ces prisons flottantes d’origine anglaise, il les distingue néanmoins, selon la dureté, des pontons espagnols de Cadix [50] [50] MOLIN, 1935 : 222..
39 Si les Anglais ont, les premiers, imaginé pour la plus grande économie, comme pour une plus parfaite surveillance, de transformer en prison des vaisseaux afin de loger leurs prisonniers de guerre, quelque pénible qu'ait été la situation de ces derniers en Angleterre, elle ne peut être comparée à l'entassement, au manque de vêtements, de nourriture, d'eau, de propreté et de soins à donner aux malades, toutes causes qui ont agi aussi puissamment sur le moral et le physique des victimes enfermées dans ces cercueils marins de Cadix. 40Ces vaisseaux décatis de Cadix sont des « cercueils marins », nous dit Molin. C’est aussi l’image utilisée par Ducor qui en donne la raison tout en décrivant leur totale insalubrité [51] [51] DUCOR, 1833 : 55..
41 On ne voyait sur les pontons aucun vestige de cordages. Tout ce qui anime l'aspect d'un vaisseau de guerre en avait disparu : ces gros coffres de bâtiments étaient véritablement comme d'immenses cercueils, dans lesquels on livrait à une mort lente des hommes vivants. La cale et le faux pont, l'un et l'autre placés au-dessous de la surface des flots, y étaient les lieux les plus insalubres.
Dernière édition par GOMER le Sam Sep 02 2023, 08:58, édité 1 fois
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Ven Sep 01 2023, 10:31
A suivre..... car c'est très long le récit et qq peu difficile à mettre en ligne
81/06 et Michel aiment ce message
Alexderome Admin
Nombre de messages : 8518 Age : 58 Emploi : A la recherche du temps perdu Date d'inscription : 22/10/2010
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Ven Sep 01 2023, 21:51
GOMER a écrit:
A suivre..... car c'est très long le récit et qq peu difficile à mettre en ligne
« Je ne veux pas me faire ficher, estampiller, enregistrer, ni me faire classer puis déclasser ou numéroter. Ma vie m’appartient ». N°6 Le Prisonnier
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 07:52
Alexderome a écrit:
GOMER a écrit:
A suivre..... car c'est très long le récit et qq peu difficile à mettre en ligne
Prend ton temps, mais c'est passionnant.
Merci pour ton encouragement
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:23
42Il faut lire le mémorialiste Louis Gille pour en connaître le nombre et la disposition : « Sept ou huit gros vaisseaux, sans mâts ni cordages et rangés sur une ligne occupaient le milieu du vaste bassin dans lequel nous étions. […] Nous vîmes clairement que ces vaisseaux qu'on nomme pontons, allaient devenir notre séjour [52]
[52]
Gille, 1892 : 163.. ». Le témoignage de Molin varie sur le nombre : « L'armée se composait de quinze à seize mille hommes qui allaient être répartis sur une douzaine de vieux vaisseaux démâtés, sans aucun de ces cordages qui leur donnent l'aspect, pour ainsi dire, d'un être vivant [53]
[53]
MOLIN, 1935 : 222. ».
43La mortalité sur les pontons est terrifiante. Un bilan est donné par le lieutenant de vaisseau Gerdy, capitaine dans les marins de la Garde impériale présents à la bataille de Baylen. Gerdy quitte Cabrera en juillet 1810 avec l’ensemble des officiers et sous-officiers qui sont évacués vers l’Angleterre. De retour en France, pour alerter sur la situation des captifs dans l’île-prison, il adresse un rapport au duc Hugues Maret de Bassano, ministre des Relations extérieures, dans lequel il décrit les conditions de détention dans les bateaux-prisons de Cadix et la déportation des prisonniers des pontons dans les îles Baléares [54]
[54]
Le premier à le faire connaître est le colonel Eugène Titeux….
44
Pour vous donner une idée de la mortalité à bord des pontons de la baie de Cadix, il suffira de vous dire, monsieur le comte, que neuf cents hommes moururent à bord du seul bâtiment le Royal-Souverain et cela en moins de trois mois […] Enfin, le 28 mars 1809, nous fûmes tirés des pontons, au nombre de 5 400 hommes, tant officiers que soldats et placés sur quinze transports, entassés à raison de deux hommes et même plus par tonneau. Les nègres que l’on amène de la côte d’Afrique sont certainement moins resserrés que nous l’étions. […] Nous y arrivâmes (à Cabrera) sur les six heures du soir par un temps couvert […] Devions-nous présumer, monsieur le comte, qu’il était encore un degré de malheur que nous n’avions pas atteint ? Pouvions-nous penser que notre traversée et notre séjour dans les îles Baléares surpasseraient en horreur tout ce dont nous avions été les témoins dans la baie de Cadix ?
45Plus de la moitié des prisonniers souffrent de maladies qui les emportent en grand nombre chaque jour. Le chirurgien militaire Dominique Bonnecarrère qui, comme Molin, se doit de dire « la vérité toute entière sur les causes qui ont fait périr en Espagne tant de milliers de Français », est le premier à dresser le tableau des maladies qui sévissent sur les pontons en rade de Cadix, dysenterie, diarrhée, fièvre nerveuse, fièvre jaune, typhus, gale, scorbut, nostalgie… Au sujet de cette dernière, le médecin écrit qu’elle s’empara d’un nombre considérable d’individus et contribua beaucoup à la grande mortalité à bord des prisons flottantes [55]
[55]
Titeux, 1903 : 711-721 ; Gerdy, 1921 : 37-63. La thèse de…. Molin le certifie qui écrit : « Les maladies ne pouvaient diminuer dans un foyer pareil d’infection ; la dysenterie, le typhus, le scorbut et le souvenir du pays qui, poussé à un degré trop élevé, constitue une véritable maladie, exerçait, comme à l’envi, leurs ravages sur des corps, hélas, trop usés pour résister à des causes si puissantes de destruction [56]
[56]
MOLIN, 1935 : 223-224. ».
46Parmi les « causes puissantes de destructions », physiques et morales, se trouvent la gale, les poux, la vermine. Le rescapé Jean-Marie Convert, témoin oculaire qui se défend d’exagération, s’en souvient : « Comme si ce n’était pas assez de la disette, nous étions atteint par la gale et le scorbut, et dévorés à tel point par la vermine, que nous avions beau racler nos pantalons avec une lame de couteau et les brosser, le lendemain nous trouvions autant de poux que la veille ? Et comment aurait-il pu en être autrement ? À notre arrivée, on nous entassa 2 800 hommes sur l’Argonaute, avec un espace de moins d’un pied pour nous coucher, de sorte que nous étions couchés les uns sur les autres, et c’est ainsi que la gale se communiqua et fit en peu de temps d’effrayants progrés [57]
[57]
CONVERT, 1853 : 183. On sait peu de choses sur le soldat… ».
47Pour le médecin Bonnecarrère, les pontons furent bel et bien l’antichambre de l’enfer cabrérien, même s’il ne fait pas explicitement référence à la géhenne. Cabrera ne prolonge pas les souffrances, elle les augmente. La déportation marque une étape supérieure ou définitive, dans la dégradation des corps et des esprits [58]
[58]
BONNECARRÈRE, 1818 : 25..
48
Nous quittâmes enfin ce séjour de misère et de douleur pour nous rendre dans un autre, où nous attendaient encore toutes les horreurs de la plus affreuse captivité […] à notre arrivée dans l’île de Cabrera, les fatigues du voyage, le découragement, l’idée de se voir abandonnés pour ainsi dire sur une île déserte, toutes ces circonstances réunies ne firent qu’aggraver parmi les soldats l’intensité des maladies que j’avais eu occasion d’observer avant mon départ de Cadix. Elles se présentèrent avec des symptômes encore plus effrayants que la première fois ; et la mortalité, lors du débarquement, devint si considérable que nous vîmes dans la pénible nécessité de brûler les cadavres pour éviter les dangers de l’infection.
49Prisonnier des pontons avant l’arrivée des soldats de Dupont, Ducor joint à son récit celui d’un « docteur » de cette armée. Là aussi, les faits relatés sont effrayants à tous points de vue et surtout sous l’angle de l’état sanitaire. Il écrit : « Sur 14 000 que nous étions, on en comptait 8 000 dont une moitié avait le scorbut et la dysenterie, et l’autre moitié le scorbut seulement. Les deux maladies, avec leur auxiliaire le typhus, faisaient de nos pontons un épouvantable tableau de destruction et de mort [59]
[59]
Ducor, 1833 : 90. ». Wagré, présenté ci-après, fut aussi l’un de ces Cabrériens déjà profondément marqué par son séjour sur les pontons, et lui parle d’une hécatombe : « Tous les matins, nous jetions à la mer ceux de nos camarades qui avaient succombé pendant le jour et la nuit. Le nombre en était considérable ; car chaque ponton n’en jetait pas moins de vingt-cinq à trente […] [60]
[60]
WagrÉ, 1833 : 25. ». Louis François Gille a raconté pareillement comment la maladie et la faim les décimaient : « 1 824 hommes furent entassés dans ce bâtiment [le Vainqueur] en moins de huit jours […] tandis que mes autres compagnons d'infortune, couchés les uns sur les autres dans les batteries, étaient plongés dans la malpropreté la plus dégoûtante et en proie à ce que la misère a de plus affreux […] Pendant près de trois semaines, chaque jour voyait périr sur chacun des pontons trente ou quarante de nos malheureux camarades, les maladies les plus longues étaient de vingt-quatre heures, aucuns secours n'étaient portés à ces infortunés, l'eau même nous manquait la plupart du temp [61]
[61]
Gille, 1892 : 163-165.s. »
50La faim et la soif qui régnèrent à Cabrera sévissent déjà cruellement sur les pontons. Convert se rappelle : « Tantôt le pain manquait, tantôt c’était l’eau ; souvent tous les deux ensemble. Il arriva même une fois que les tonneaux demeurèrent quatre jours hissés au haut des mâts, en signal de détresse et de disette d’eau. Et lorsqu’enfin nous reçûmes cette eau si ardemment désirée, les uns la buvaient à cuillerée, les autres émiettaient leur pain dedans, craignant d’en boire une trop grande quantité à la fois. […] Quant à la soupe, nous avions une gamelle de bord pour quinze hommes, de sorte que lorsque chacun des quinze en avait pris une cuillerée, la gamelle se trouvait vide [62]
[62]
CONVERT, 1853 : 182. ». Convert affirme que ce sont les privations d’eau et de nourriture, et non les maladies, qui ont causé la mort du plus grand nombre d’entre eux. Il ajoute que la plupart de ceux qui ont succombé, au total plus de la moitié du corps d’armée de Dupont en trois mois, 2 183 hommes (sur 2 500) sur le seul ponton l’Argonaute, étaient de jeunes gens à la fleur de l’âge (20 à 21 ans), en bonne santé avant leur emprisonnement à bord des bateaux-prisons [63]
[63]
CONVERT, 1853 : 187..
51Pour le médecin Thillaye, la déportation ou le transfert des prisonniers à Cabrera est une conséquence de la mortalité incontrôlée sur les pontons, ou plus précisément de l’incurie des geôliers à gérer les morts, d’abord jetés à la mer et qui échouent sur les rivages de Cadix, puis entassés directement sur le pont des vaisseaux démâtés, en plein soleil. Thillaye est le premier chroniqueur publié et c’est lui qui donne cette trame narrative du bilan quotidien des décès que l’on retrouve chez les témoins déjà cités.
52
La privation d'eau et de bons aliments, ainsi que la malpropreté inévitable dans une réunion d'hommes aussi considérable, développèrent la fièvre d'hôpital ; et la mortalité devint si grande, que toutes les vingt-quatre heures il mourait de quinze à vingt soldats à bord de chaque ponton, qui pouvait contenir de cinq cent cinquante six cents hommes. Cette mortalité effrayante engagea les autorités espagnoles à faire transporter les prisonniers aux îles Baléares, où nous arrivâmes au nombre de cinq mille hommes, après une traversée de trente-six jours.
53Bien sûr, les Espagnols subissent la pression des troupes françaises conquérantes, mais le choix du déplacement des prisonniers de Cadix à Cabrera – l’îlot désertique n’étant finalement qu’un seul grand ponton tenu à plus grande distance des populations civiles incommodées – résulte bien d’une problématique de gestion de la mort. C’est bien le traitement des cadavres, et la peur de la peste en corollaire, qui pose problème et non les conditions délétères de détention ou le sort des prisonniers stricto sensu. La dimension infernale évoquée par les survivants source probablement, pour partie, dans cette réalité d’une humanité reléguée à des difficultés logistiques engendrées par une mortalité effrayante qui n’est pas en elle-même questionnée. Elle se trouve également dans la cohabitation imposée des vivants et des morts, dans cette proximité des corps putrides mêlés aux corps agonisants dans un espace resserré marqué par une promiscuité et une insalubrité paroxystique. Molin rapporte : « Le séjour des morts parmi les vivants, sans pouvoir nous séparer, jetait le désespoir dans l’âme des plus braves [64]
[64]
MOLIN, 1935 : 224. ».
VI. L’effroi, le constat, la condamnation
54À son arrivée à Cabrera, Duperrey fut saisi par « l’aspect affreux de l’île », selon ses mots [65]
[65]
DUPERREY, 1826 : 14-17.. Il observe une terre aride, inculte, inhospitalière, un château en ruine bâti sur le rivage [66]
[66]
Le prisonnier de guerre Ducor écrit : « Son entrée (celle du…, une frégate espagnole entièrement délabrée pour garder [à distance] les prisonniers. Le tableau est en effet sinistre, la suite est terrifiante. Le jeune officier décrit un équipage d’abord saisi par l’île, puis pétrifié d’horreur lorsque les prisonniers apparaissent, semblables à des « spectres sortis des abîmes de la terre » [67]
[67]
Dernière édition par GOMER le Sam Sep 02 2023, 09:00, édité 1 fois
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:28
Cette comparaison à des spectres n’est pas propre à Duperrey,…, écrit l’officier dans sa relation. Désespérés et sans force, si souvent trompés, les captifs sont un temps sans réagir. Enfin des cris de joie se font entendre. Quelques-uns, avec l’énergie d’une espérance retrouvée, vont se jeter à l’eau et nager jusqu’au bateau. L’équipage les accueille et leur manifeste une profonde compassion. Duperrey se souvint qu’à cet instant cette compassion n’avait d’égal dans son intensité que l’animadversion envers les geôliers coupables d’une telle misère. L’officier-témoin ne mâche pas ses mots et sa condamnation s’adresse à l’histoire.
55
Le traitement barbare qu’ont subi les prisonniers de Cabrera sera une tâche éternelle pour la nation espagnole qui, dans cette funeste circonstance a fait mentir le beau caractère de générosité qu’elle s’était acquis parmi les nations de l’Europe moderne.
56Duperrey comprit l’ampleur du drame que vécurent les rescapés à leur allure fantomatique et sinistre :
57
Ce n’étaient plus que les ombres réelles de ces corps échappés aux horreurs de la soif et de la faim, qui trop souvent, planèrent sur ces tristes victimes de l’ambition et de la haine, et qui plus d’une fois portèrent ces infortunés à suivre l’exemple des cannibales de l’Océanie, à dévorer les restes fumants de leurs frères. Le récit des maux qu’ils avaient soufferts durant leur épouvantable captivité, et dont nous recueillîmes à terre des souvenirs effrayants, faisait dresser les cheveux à la tête des marins, qui se pressaient autour des prisonniers et les écoutaient en gardant un morne silence.
58Pour le pseudo-Wagré, c’est aussi l’état de délabrement des captifs qui provoque la consternation des marins de la Rose, ce dont Duperrey témoigna également évoquant l’apparition de « spectres sortis des abîmes de la terre ». Wagré écrit : « Cet amas d’hommes délabrés leur glaça les sens et les remplit de stupeur : ils se tenaient dans une immobilité silencieuse et étonnante, ne sachant pas s’ils avaient devant eux des sauvages ou des squelettes ». Et l’on doit au « caporal de la fontaine », voulant justifier l’effroi et la sidération des libérateurs, l’un des tableaux les plus terribles de ces prisonniers survivants [68]
[68]
WAGRÉ, 1833 : 83-84..
59
Pouvaient-ils voir sans émotion et sans frémir des hommes qui n’en avaient plus que la forme, et qui, pour la plupart, étaient presque nus ou couverts de lambeaux de toile, de draps et de haillons attachés et cousus ensemble et sans chaussure. Des hommes aux joues creuses et allongées, au teint pâle et livide, à voix à demi éteintes, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, aux corps décharnés, à barbe longue et sale, et enfin à chevelure hérissée, négligée et flottant au gré du vent.
60Déjà au printemps 1810, les officiers transférés sur l’île depuis Palma ou Mahon, où ils étaient jusqu’alors internés, furent saisis d’un effroi similaire à celui des libérateurs quatre années plus tard. Le pseudo Méry fait partie de ces officiers horrifiés et son témoignage est effectivement horrifique [69]
[69]
MÉRY, 1823 : 242-243..
61
En nous jetant dans les bras de nos camarades, nous croyions retrouver des hommes, nous n'embrassâmes que des squelettes : les uns portaient sur leur figure have et livide l'empreinte de la stupidité et de la plus grande désorganisation mentale ; les autres, celle d'un profond désespoir. Leurs yeux excavés par la douleur avaient tari de larmes ; leurs cheveux en désordre, leur barbe longue et dégoûtante, la vermine qui pullulait dans toutes les cavités de leurs individus décharnés, en faisaient des objets d'horreur et d'effroi.
62Billon est aussi l’un de ces officiers débarqués sur l’île en avril 1810 – mais pour la première fois, il n’est pas un soldat de Dupont – et son témoignage s’accorde avec celui de Méry [70]
[70]
BILLON, 1905 : 213..
63
En posant le pied sur ce rocher […] nous fûmes saisis d’horreur. Leur sort, que nous venions partager, l’état de ces malheureux, de ces spectres, de ces cadavres ambulants, arrachant pour s’en nourrir quelques racines dépourvues de substances nutritives, parfois même vénéneuses, se disputant quelques gouttes d’eau bourbeuse, nus, brûlés par un soleil torride, assiégés de maladies contagieuses, étonnantes, inconnues, qui déroutaient nos docteurs et rendaient leurs secours inutiles, nous plongèrent dans la plus douloureuse compassion.
64Fait prisonnier près d’Olot en Catalogne, le sergent Masson est déporté à Cabrera au printemps 1811. Comme Billon, il est un témoin du martyr des survivants des premiers contingents – avant de subir lui-même ce martyr, jusqu’à son évasion. Masson et ses hommes sont frappés d’une « profonde stupeur » en découvrant cette « foule de malheureux ressemblant à des ombres plutôt qu’à des hommes » réunis dans ce « lieu de désolation », selon ses mots ; et il ajoute : « Squelettes ambulants qui ne conservaient tout juste assez de vie que pour sentir l’horreur de leur situation. Ces infortunés s’approchaient de nous d’un œil hagard et nous demandaient des secours que nous ne pouvions leur donner [71]
[71]
MASSON, 1839 : 15. ».
65Cabrera déshumanisa ses occupants. La consternation pour Billon et tant d’autres réside également dans ce terrible constat : « Tant de calamités avaient transformé nos soldats, d’ordinaire si humains, en vraies bêtes fauves. Ils vivaient isolés, méditant sans cesse quelque coup de rapine ; toute communauté de sentiment fraternel leur devenait étrangère. » Une grande violence régnait au sein de cette colonie pénitentiaire et les quelques femmes qui s’y trouvaient la subir [72]
[72]
Il y avait vingt-et-une femmes sur l’île dont quinze étaient…. Beaucoup ont témoigné comment cette captivité, sans précédent dans son intensité et sa durée, avilissait les meilleurs. L’officier suisse Amédée de Muralt [73]
[73]
La Revue Rétrospective publie cette relation en 1890, sous le…, également transféré de Palma, regrette de ne pas avoir été assassiné au cours de l’émeute contre les Français internés au château de Belver lorsqu’il découvre la situation sur l’île, et il témoigne du climat d’insécurité et d’indiscipline régnant [74]
[74]
MURALT, 1890 : 354-355..
66
Le seul aspect des camarades que nous avions laissés à Cabrera et qui, maintenant, se pressaient sur le lieu de débarquement, était effrayant : c’étaient de véritables squelettes, à peine couverts des pièces de vêtements les plus indispensables. […] Ce peu d’argent que j’avais sauvé de Palma avait une valeur infinie […] Nous devions toute fois le cacher avec le plus grand soin, non seulement au regard des Espagnols qui nous surveillaient, mais aussi à ceux de nos propres camarades, car le pillage, le meurtre, étaient à Cabrera des évènements journaliers. La vie était en danger pour une poignée de fèves, et un soldat vendit sa femme à l’enchère, à celui qui offrirait le plus de vivres. Elle fut adjugée à un officier du nom de Schaumberg, pour une poignée de haricots et deux pains.
67Rentré en France en 1811, l’officier Gerdy, qui avait tenté de s’évader pour alerter, produisit un rapport sur le traitement de ses compatriotes espérant provoquer l’indignation ou la consternation qu’il éprouva lui-même à la suite de son transfert de Palma. Ce « messager du désastre » écrit : « Ainsi, Monseigneur, voilà près de quatre mille hommes morts de faim, de misère et de désespoir sur une île déserte en moins de quatorze mois ! […] Le souvenir des adieux et des gémissements de ces dix-huit cents malheureux, en voyant partir les officiers, restera éternellement gravé dans le cœur de ceux qui en furent les témoins. Longtemps après notre départ, nous les apercevions encore avec la longue-vue, perchés sur la cime des rochers et étendant leurs bras de notre côté ». Et Gerdy d’ajouter avec subtilité qu’il a omis beaucoup de traits particuliers de barbarie et de cruauté exercés par les geôliers qui, écrit-il, « n’aurait servi qu’à révolter l’âme de votre excellence [75]
[75]
TITEUX, 1903 : 721.. »
68Duperrey et les marins de la Rose furent consternés par la découverte de l’île de la déportation. Comment pouvait-il en être autrement ? Ouvrant cette étude avec Dubuc, il convient de conclure avec lui. S’adressant aux Espagnols, « auteurs de leurs misères », le soldat écrit, voulant les forcer à regarder l’horreur d’une situation qu’ils se refusaient à voir : « Vous auriez aperçu des hommes dont la seule vue aurait été capable d’inspirer la frayeur : ressemblant à des squelettes, la voix presqu’éteinte, et d’une telle faiblesse que le vent seul suffisait pour les renverser [76]
[76]
DUBUC, 1823 : 7.. »
VII. La fin des camps, la faim dans les camps
69Delrœux confirme également l’indignation et la colère manifestée par Duperrey à l’endroit des geôliers et des privations qu’ils infligèrent aux prisonniers de guerre. Il en est le témoin et raconte comment les larmes de joie des survivants se mêlèrent à celles de tristesse des libérateurs : « Le capitaine et son équipage ne purent se contenir, en voyant des hommes si nus et si décharnés, de se répandre en invectives contre ces brutaux d'Espagnols qui durant cinq ans nous regardèrent pire que des animaux, en nous laissant sans vêtements, sans abri, et les trois quarts du temps sans vivres ; ils s'émurent et mêlèrent leurs larmes aux nôtres. » Le nordiste se souvient des premières compensations qui furent accordés par les émissaires. « Le capitaine nous fit distribuer du pain, écrit-il, et il prit même sur son compte de nous donner à chacun une demi-bouteille de vin. » Le pseudo-Wagré en fait aussi état et témoigne de la profonde reconnaissance des captifs ainsi secourus [77]
[77]
WAGRÉ, 1833 : 91-92..
70
Chaque prisonnier, selon ses besoins plus ou moins urgents, reçut par ses ordres [ceux du capitaine] ce qui lui était nécessaire en vivres. Quant à des vêtements, il n’en fit distribuer qu’aux plus nécessiteux n’en ayant pas à sa disposition pour tous. […] Les officiers, les aspirants, les marins, et en général tout l’équipage, eurent aussi des droits à notre reconnaissance. […] Ils nous donnaient de grand cœur ce dont ils pouvaient disposer, et ils partageaient avec nous leur vin, leur eau-de-vie, leur tabac et leurs vivres.
71Il n’est pas fait mention de problèmes liés à cette distribution soudaine de vivres, mais plusieurs fois la population des captifs eut à subir de véritables épisodes de famine où le nombre de morts fut plus important dans les jours qui suivirent une réalimentation incontrôlée. Picard le dit qui évoque la famine de février 1810 : « […] il est résulté qu’environ 200 hommes sont morts d’inanition sur le chemin et dans les baraques […] mais combien encore n’en sont-ils pas morts pour avoir voulu manger avec trop d’avidité lorsqu’ils en ont eu les moyens [78]
[78]
Picard, 2020 : 95.. ». Gille est plus précis relativement au même évènement et à la même problématique [79]
[79]
GILLE, 1892 : 244..
72
Dans plusieurs corps, les sous-officiers ayant, par indifférence, distribué tout de suite ce qui revenait à chacun de leurs soldats, ces malheureux n'eurent point assez d'empire sur eux-mêmes pour user modérément d'une nourriture qui leur manquait depuis si longtemps. Ils mangèrent avec avidité le pain qu'ils venaient de recevoir et payèrent de leur vie leur imprudence et la coupable insouciance de leurs chefs. Ainsi l'arrivée des subsistances coûta pour ainsi dire autant d'hommes que la cruelle disette que nous venions d'éprouver. On évalua la perte des quatre derniers jours de huit à neuf cents hommes, et, selon moi, elle est loin d'être exagérée.
73Tous ou presque ont témoigné de l’épisode dramatique de février 1810. Il commença, selon le médecin Thillaye, le 25 février 1810 et se termina le 1er mars, soit cinq jours de disette [80]
[80]
THILLAYE, 1814 : 16-17.. Pour Dubuc, cette « fatale famine » débuta le 23 février et dura neuf jours [81]
[81]
DUBUC, 1814 : 4.. Les deux témoins décrivent également les difficultés éprouvées par les prisonniers pour se réalimenter, Dubuc en particulier.
74
On entendait de tous côtés des gémissements et des soupirs qui auraient arraché des larmes à l'homme le plus insensible. […] L'on était enfin résolu à mourir, lorsque la barque entra. Aussitôt on se dépêcha de faire la distribution des vivres tant désirés : on les dévorait des yeux, et dès que chacun les eut à sa disposition, il fut impossible à la plupart d'en manger une seule bouchée ; il y en eut qui moururent sur le moment, d'autres eurent l'estomac fermé pendant quelques heures, et furent obligés de faire mitonner leur pain pour le manger, autrement ils auraient succombé de faim et de faiblesse.
75Le regard de l’officier de santé diffère. Thillaye témoigne davantage du déplorable état général du « camp » pendant ces cinq jours de disette, et il écrit : « Le soldat affamé, ne reconnaissant plus aucune subordination, accusait l'officier et menaçait de se livrer aux derniers excès. » Il décrit également comment les hommes pallièrent le manque de nourriture.
76
Parmi ceux qui résistèrent il y en eut beaucoup dont la santé fut considérablement altérée pour avoir imprudemment mangé une racine tubéreuse qui avait quelque apparence de la pomme de terre, mais qui était d'une âcreté insupportable. Les orties cuites dans l'eau salée servirent aussi d'aliments, et l'âne, qui jusqu'alors nous avait rendu de si grands services en transportant l'eau dans les diverses parties de notre camp, ne fut point épargné [82]
[82]
Selon Thillaye, dans son manuscrit, ce sont les Espagnols qui,….
77L’âne Martin, la mascotte si précieuse pour le transport de l’eau ou du bois, fut effectivement mangé : « Nous l'avons partagé entre 5 000 hommes », écrit Dubuc qui explique même qu’il fit bouillir sa part avec des herbes sèches qui ressemblaient à du foin [83]
[83]
DUBUC, 1823 : 5. Dubuc, dans l’édition de 1823 de sa relation,…. L’âne et tous les ersatz de nourriture n’empêchent pas la décimation, mais là encore les témoignages sont discordants et les chiffres varient du simple au quadruple. Gille donne le chiffre de 800 à 900 hommes, en précisant que cette perte est loin d’être exagérée, quand Thillaye écrit qu’on peut porter à 150 le nombre de ceux qui périrent d'inanition, « ou pour avoir mangé avec trop d'avidité lors de la première distribution ». Pour Dubuc, c’est plus de 200 hommes, chiffre également indiqué par Picard, et c’est déjà considérable. Et c’est dans le contexte de cette famine [84]
[84]
Il y eut d’autres épisodes de famine, comme au commencement… que le premier cas de cannibalisme fut constaté, et c’est précisément Gille qui en fit la découverte, du moins il l’affirme. Là encore, le récit est absolument horrifique qui dit à la fois des souffrances de la faim qui poussent à la transgression mais aussi de l’état sanitaire des captifs rongés par la gale [85]
[85]
GILLE, 1892 : 240..
78
Là le plus affreux spectacle s'offrit à mes regards, deux hommes portant l'uniforme suisse étaient occupés à dépecer les membres d'un de nos malheureux camarades qui avait succombé pendant la nuit. Une cuisse fut placée sur des charbons ardents par ces hommes affamés. Je n'eus pas la force de leur adresser un seul mot ; j'étais saisi d'horreur. Cependant ce repas ne fut pas achevé ; l'un d'eux fit observer à l'autre qu'ils exposaient leur vie en voulant la conserver, puisque le cadavre était infecté de gale et qu'il était facile de s'en convaincre par la quantité et la grosseur des boutons dont il était couvert. D'un commun accord, ils retirèrent du feu ce qu'ils faisaient cuire et s'éloignèrent à peu de distance. Ils s'assirent, et quelques heures après passant au même endroit, nous vîmes étendu à terre le plus jeune de ces hommes qui venait de mourir.
79Billon a également témoigné du recours à l’anthropophagie : « Ceci paraît invraisemblable, et cependant, très peu de temps après notre départ, on découvrit un lambeau de chair humaine cuisant dans une marmite, et les restes de l’individu furent trouvés salés et cachés dans la terre [86]
[86]
BILLON, 1935 : 217.. ». Le soldat Dubuc, qui fait de l’acte la marque du grand malheur qui accablait les hommes, produit un témoignage différent dans lequel le seul cannibale est Polonais [87]
[87]
DUBUC, 1814 : 5. Dans la version de 1815, Dubuc précise que la… :
80
Un polonais, ou pour mieux dire un anthropophage, ne se fit pas scrupule d'assassiner pendant la nuit son camarade pour se repaître de sa chair ; il en avait déjà préparé le foie et le cœur, lorsque le Ciel, qui ne laisse jamais le crime impuni, permit que le coupable fût découvert avant de l'avoir consommé, et subit en notre présence la peine de mort qu'il méritait.
81L’on doit également à Dubuc le témoignage d’une autre terrible pratique liée à l’extrême inanition, la coprophagie : « Un autre qui avait manqué à la revue des vivres, se nourrit pendant quinze jours des excréments de ses camarades. ». Dubuc ajoute cette précision sordide qui ne figure que dans la version de sa relation publiée en 1815 : « Le commissaire aux revues, instruit que cet infortuné n’avait point touché de vivres, voulut s’informer de quoi il avait vécu ; il en donna l’explication, ce que l’officier ne put croire. Pour l’en convaincre, il alla lui-même chercher de l’excrément, et en mangea en présence de l’officier [88]
[88]
DUBUC, 1815 : 4-5. ». Cette pratique est corroborée par Thillaye qui, dans son manuscrit, écrit : « J’entendis deux soldats, le souvenir me fait frémir, projeter de manger entre eux un de leurs camarades qui venait de mourir sous leurs yeux ; j’en vis même manger des matières fécales desséchées au soleil ». Le sergent Masson en fait également l’un des principaux motifs du tableau des horreurs dont il eût la « douleur d’être témoin » : « On vit des hommes aller assouvir leur faim dévorante dans des matières fécales [89]
[89]
MASSON, 1839 : 18. ».
82À décharge pour les geôliers, Gille précise qu’après cet épisode de famine les vivres arrivèrent avec plus de régularité. Il raconte également que dans cette circonstance le capitaine du bateau de surveillance qui avait « de l'humanité », écrit Gille, ordonna à ses hommes de vendre aux prisonniers leurs vivres, et lui-même distribua des biscuits. L’officier François-Frédéric Billon, pour qui l’expérience de la captivité à Cabrera est avant tout l’expérience du supplice de la faim, se souvient d’un autre aliment répugnant [90]
Dernière édition par GOMER le Sam Sep 02 2023, 09:02, édité 1 fois
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:31
[90]
BILLON, 1905 : 216..
83
Une espèce de lézard de couleur noire jouait un grand rôle dans l’alimentation de nos pauvres affamés. On voyait tous les jours une extraordinaire quantité de ces dégoûtants petits reptiles enfilés par paquets autour des baraques, et destinés, une fois séchés au soleil, à la préparation de la soupe. L’aspect et l’odeur de cette ignoble provision soulevait le cœur.
84Gille s’est également exprimé sur la consommation de ces petits reptiles qu’il suppose mortels [91]
[91]
GILLE, 1892 : 226..
85
On trouve aussi dans Cabrera une quantité prodigieuse de lézards de la grosseur de ceux de notre pays, mais un peu plus noirs. J'en ai vu tuer jusqu'à dix d'un seul coup de branche d'olivier sauvage. Dans quelques-unes de nos disettes, plusieurs hommes essayèrent de s'en servir pour apaiser la faim qui les tourmentait, mais on a remarqué que presque tous ceux qui avaient essayé de ce moyen étaient morts. Je ne saurais décider si ce fut réellement pour avoir fait usage de ce singulier aliment que ces malheureux perdirent la vie.
86Décrivant la faune de l’île, Thillaye évoque la consommation d’un autre animal peu ragoutant : « Les animaux qui habitaient Cabrera quand nous y débarquâmes, étaient des chèvres sauvages et isolées, mais en petit nombre ; des lapins en très grande quantité, des lézards de notre pays, et surtout de fort gros rats qui nous incommodèrent beaucoup d'abord, et auxquels nous donnâmes ensuite la chasse pour nous en nourrir [92]
[92]
THILLAYE, 1814 : 12.. ». Et Turquet précise : « Ces rongeurs étaient pour nous un plat de luxe que nous nous accordions rarement ; on les vendait à bon prix : une souris, de six à huit fèves, un rat, de vingt-cinq à trente. Je vous assure que la chair nous en paraissait délicieuse [93]
[93]
TURQUET, 1853 : 176.. ».
87Privilégiant la parole des libérateurs et des survivants, la réalité historique n’est pas tout à fait objectivée. La Cabrera concentrationnaire est complexe à saisir, notamment en raison d’une temporalité plurielle [94]
[94]
L’historien suisse Geisendorf-des Gouttes, par exemple,…. Les chroniqueurs ont laissé une image horrifique de la captivité qui, pourtant, souffre de nombreuses contradictions ou exagérations. On le voit pour les chiffres des pertes qui déjà, dans leurs données les plus basses, sont considérables. Il en est de même pour les subsistances. En principe, les captifs étaient ravitaillés tous les deux ou quatre jours, selon les témoignages, et ce furent les ruptures dans la fréquence des approvisionnements qui causèrent de grandes souffrances. Finalement une cambuse fut construite sur le port qui permit une meilleure gestion des crises. Les prisonniers souffraient malgré tout de rations insuffisantes et les aliments qui les constituaient étaient de mauvaise qualité.
88Le problème touchait particulièrement les hommes du rang, comme le rapporte Billon : « Les rations qu’on nous donnait étaient réduites à beaucoup moins que le strict nécessaire pour les officiers, qu’on juge des souffrances qu’enduraient nos pauvres soldats, dans cet îlot où l’air de la mer doublait l’appétit. La plupart des prisonniers mangeait leurs faibles provisions en vingt-quatre heures ; ils s’ingéniaient ensuite comme ils pouvaient pour vivre le reste du temps [95]
[95]
BILLON, 1905 : 216.. ». Dubuc, l’homme du rang, décrit cette indigence avec cette belle mais terrible formule : « La ration était assez forte pour nous empêcher de mourir de faim, et trop faible pour pouvoir vivre [96]
[96]
DUBUC, 1814 : 3.. ». D’après ce soldat, la ration de « l'infortuné Cabrérien » se composait de 16 onces de pain, 4,5 onces de grosses fèves et 0,5 once d'huile. Ne pouvant rester trois jours sans manger, explique Dubuc, les hommes allaient dans les montagnes se repaître de racines qu’ils appelaient « patates », en sachant que cet aliment était un poison lent qui les tuait [97]
[97]
Gerdy explique dans son rapport aux autorités que les hommes….
89Cette assertion se retrouve également chez Thillaye : « Parmi ceux qui résistèrent il y en eut beaucoup dont la santé fut considérablement altérée pour avoir imprudemment mangé une racine tubéreuse qui avait quelque apparence de la pomme de terre, mais qui était d'une âcreté insupportable. » [98]
[98]
Gille décrit assez longuement cette « pomme de terre » et la…. Le médecin précise que les orties cuites dans l'eau salée servirent aussi d'aliments. Il reconnait également le traitement « privilégié » des officiers mais il reproche aux soldats leur indiscipline dans la gestion de la pénurie [99]
[99]
THILLAYE, 1814 : 15-17..
90
Les soldats furent beaucoup moins bien traités ; on leur donnait un pain de munition, un peu de riz, des fèves sèches, et de l'huile, quand ils ne recevaient pas de lard. Une semblable distribution devait être faite tous les deux jours ; mais souvent les barques chargées de nous apporter des vivres de Palma éprouvaient des obstacles qui retardaient leur arrivée ; d'ailleurs les soldats consommaient souvent en un seul jour la nourriture qu'ils avaient reçue pour deux. Il eût sans doute été plus convenable de faire une distribution chaque jour ; mais on ne put jamais y faire consentir le soldat. Un autre inconvénient tout aussi grave, fut qu'on ne put jamais obtenir d'eux qu'ils se réunissent en escouades de douze à quinze hommes. Chacun voulut faire sa cuisine à part ; dés lors le bouillon avait moins de consistance, et l'heure du repas nulle régularité.
91Progressivement les hommes se livrèrent à la pêche [100]
[100]
La consommation de coquillages, de poulpes, d’éponges est… et pratiquèrent le jardinage, lorsque des graines et des outils leur furent accordés, mais le produit de leurs efforts était faible et il ne contribua qu’à rendre leur sort « moins déplorable », selon les mots du médecin militaire. Cependant, les rares ressources qu’offrait l’îlot vont très vite disparaître face à cette brutale invasion de prédateurs contraints. Thillaye rapporte le cas des lapins qui abondaient dans l'île à leur arrivée et dont le nombre diminua promptement. Mais la maudite Cabrera continua de leur échapper. En effet, les prisonniers échouèrent contre l'agilité des chèvres, emblématiques du triste rocher, et seul un fort petit nombre fut attrapé [101]
[101]
Sur le sujet des chèvres, les variations sont importantes d’un….
VIII. Une intention criminelle ?
92Riouffe, Duperrey et les matelots de la Rose ne se contenteront pas du seul récit des survivants pour comprendre ce qui s’était passé. Ils se mirent aussi à explorer l’île et ses multiples recoins pour y découvrir, perdus au milieu des rochers ou isolés dans des grottes, des dizaines ou des centaines d’hommes « dans une aliénation mentale complète » [102]
[102]
Le pseudo-Wagré rapporte que le capitaine visita tous les…. Pour Duperrey, il est évident que l’intention des Espagnols, qu’il qualifie « d’abominable », était de « faire périr lentement de misère » les prisonniers français. Outre le choix de cet îlot désertique, l’état de nudité dans lequel les hommes sont laissés, l’indigence et l’irrégularité des approvisionnements, tout prouve l’intention criminelle. Cette conviction est aussi partagée par le caporal Louis-Joseph Wagré à qui la surveillance de l’unique source d’eau douce avait été confiée et qui, en plus d’être lui-même captif, fut le témoin particulier de l’inhumaine souffrance des assoiffés [103]
[103]
WagrÉ, 1902 : 65..
93
Nul doute que ceux qui la choisirent pour le lieu de notre captivité, n'aient eu l'intention de la voir devenir notre tombeau ; car comment penser que des hommes puissent longtemps résister aux maux qui nous y attendaient. […] Qu'on se figure 7 000 infortunés presque nus, abandonnés dans une île jadis déserte ; qu'on se représente aussi un lieu couvert en partie de bois et de rochers, et où la nature semble à regret avoir permis en d'autres endroits à la terre de produire quelques brins d'herbes que le soleil ne tardait pas à brûler par son ardeur, voilà le lieu que les Espagnols avaient choisi pour y reléguer leurs prisonniers, tandis qu'en France ceux qu'on leur avait faits n'avaient à regretter que leur liberté [104]
[104]
On trouve aussi cette remarque chez Quantin de la 1re légion de….
94Dans un rapport à la junte (adressé à don Joaquín Pons), daté de septembre 1809, les lieutenants de Maussac et Carbonnel-d’Hierville, les chefs du conseil d’administration établi par les prisonniers, écrivirent : « Il n’existe dans l’île qu’une seule fontaine d’eau douce qui donne quatre cruches par heure. Le soldat a été forcé jusqu’ici de suppléer à cette indigence par un puits d’eau saumâtre qui n’est bonne que pour faire la soupe [105]
[105]
GARAU, 1907 : 224-226 ; GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 132.. ». Le marin Henri Ducor témoigna : « Un filet d’eau pour environ six mille hommes ! Manquer d’eau sur un rocher nu, sous un ciel de feu ! Quel avenir ! [106]
[106]
DUCOR, 1833 : 292. ». En fait, dès la fin de juin 1809, l’eau devint si rare qu’il fallait faire la queue 24 heures d’affilée pour recevoir l’équivalent d’un gobelet par homme [107]
[107]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 115.. On trouve ce témoignage chez l’artilleur Picard, dans une lettre à son oncle : « Bientôt cette source fut tarie au point qu’il fallait passer 48 heures pour remplir à tour de rôle une cruche de 4 à 5 pintes. Cette disette occasionna la mort d’une infinité de malades qui ne pouvaient sortir de leurs baraques pour aller au puits ou à la fontaine chercher le remède à adoucir leur souffrance [108]
[108]
PICARD, 2016 : 90-91. ». Et Ducor de rappeler que le tourment le plus horrible, celui qui dominait toutes leurs misères, c’était la soif [109]
[109]
DUCOR, 1833 : 220..
95Le lieutenant de vaisseau Gerdy, appartenant aux marins de la Garde, fut saisi à son arrivée par l’effroi que causait cette île que l’on savait être une île mouroir notamment parmi les geôliers espagnols [110]
[110]
GERDY, 1921 : 49. :
96
Nous y arrivâmes [à Cabrera] sur les six heures du soir par un temps couvert […] Un cri de désespoir se fit entendre au même instant parmi tous les Français à la vue de cette terre de désolation. Les féroces Espagnols s’attendrirent peut-être pour la première fois, et l’un deux dit ‘ce traitement est trop cruel’ […] Le débarquement s’effectua de suite ; on nous jeta sur le sable avec trois jours de biscuit […] Ainsi, voilà 5 000 hommes sur une île abandonnée n’ayant qu’une fontaine pas même suffisante pour la moitié de ce monde et que les chaleurs allaient bientôt faire tarir.
97Dans une lettre à son oncle écrite à Portchester, prison anglaise où les sous-officiers et officiers de Cabrera sont finalement transférés – ils quittent l’île le 28 ou 29 juillet 1810, selon Thillaye ou Méry – l’artilleur de la Vieille Garde Élie-François Picard affirme également que l’intention des Espagnols est de faire mourir les prisonniers français en les envoyant à Cabrera [111]
[111]
PICARD, 2016 : 90. Les mémoires de guerre d’Élie Picard ont été… :
98
Comme jusqu’alors ils avaient fait tout leur possible pour nous détruire par toutes sortes de moyen autres que par le fer, dont ils eussent eu à rougir à jamais et que vraisemblablement notre destruction leur paraissait encore trop lente, il fallait bien qu’ils employassent [sic] ce dernier moyen pour se défaire de nous. […] Je ne vous dissimulerai pas que nous fumes tous frappés de terreur à l’aspect de ces rochers hideux par leur stérilité, lorsque nous sûmes qu’ils étaient destinés à nous servir d’asile et de prison. Le morne silence qui régnait parmi nous, les regards que chacun se jetait l’un sur l’autre, les pas chancelants que nous faisions au moment de débarquer, tout nous annonçait le présage le plus sinistre sur le sort qui nous attendait.
99Pour Picard, que le grade privilégie pourtant, à l’instar des trois premiers témoins cités : Thillaye, Wagré et Gerdy, il s’agit même d’un projet de « destruction ». Et là encore, c’est en découvrant les lieux qu’il y a la prise de conscience d’une mort certaine. L’île, dans son aspect misérable, est source de désespérance et les déportés, déjà moribonds à bord des pontons, subissent un véritable traumatisme. Tous les protagonistes ont témoigné de la même manière de ce premier contact avec le lieu de leur captivité. Et le marin Ducor de décrire l’île par les mots de « Thébaïde horrible », et d’employer celui de « tombeau », à l’instar de Wagré, dans la relation de sa première nuit sur le « caillou [112]
[112]
DUCOR, 1833 : 188. ». Le peu de ravitaillement offert aux prisonniers au moment de leur débarquement ne laissait guère de doutes sur les intentions des Espagnols [113]
[113]
DUCOR, 1833 : 194. :
100
Combien d’entre eux [les hommes], à l’aspect sinistre des rochers de Cabrera, exprimèrent le regret que la mer ne les eût pas engloutis, elle dont la tourmente orageuse n’avait cessé de les menacer pendant trente-six jours qu’avait duré le trajet ! Ils arrivaient découragés ; et puis ils avaient si mauvaises opinion des Espagnols ! Leur première idée fut qu’en les déposant à Cabrera on avait eu l’intention de les faire périr de faim. On nous donna à chacun à peu près vingt-quatre onces de mauvais pain et quelques poignées de fèves : c’était là notre provision de quatre jours, provision hélas ! bien modique […] pour des corps épuisés […] Les officiers furent mieux traités. Comme on mesurait l’appétit sur le grade, ils reçurent une ration de pain double de la nôtre, de la viande, du lard, des légumes secs et deux bouteilles de vin [114]
[114]
On est surpris de constater l’écart de traitement entre les….
101« Pas de bagne sur le continent où les criminels soient aussi mal traités [115]
[115]
DUCOR, 1833 : 217. » juge Ducor avec ce sens de la formule qui lui est propre. Il pense même que cette volonté d’élimination des prisonniers avait cours aussi sur les pontons : « On n’osait pas nous faire mourir de faim, dit-il aussi, mais on nous distribuait des vivres empoisonné [116]
[116]
DUCOR, 1833 : 57.s ». Quelle que fût l’intention de la junte, laisser périr d’inanition les déportés ou les rationner malgré tout, les souffrances extrêmes et répétées provoquaient souvent une résignation mâtinée de désespoir. « Mourir aujourd’hui, mourir demain, quand il n’y a plus qu’à souffrir, le plus tôt est le mieux », rapporte notre marin décrivant la masse des détenus désorganisés [117]
[117]
DUCOR, 1833 : 198.. Billon, lui aussi, s’interroge sur la nécessité de survivre : « À ce déchirant spectacle, on se demandait si réellement l’existence valait la peine d’être vécue. Qu’espérer de cette île maudite ? [118]
[118]
BILLON, 1905 : 218. ». L’île n’offrait en effet aucune ressource, ou si rares, et la survie des prisonniers était totalement tributaire des ravitaillements majorquins [119]
[119]
Pour Masson l’île est « un vaste rocher recouvert d’un peu de…. Ils en furent plusieurs fois privés et les disettes qui suivirent firent des centaines de morts.
102Évoquant la famine terrible de février 1810, le mémorialiste Louis Gille, l’un des moins sévères envers les Espagnols, écrit : « Comment des nations civilisées peuvent-elles permettre que des soldats, des hommes enfin, fussent traités aussi cruellement ? ». Et Gille se fait aussi l’écho du sentiment des prisonniers d’un projet funeste. Le huitième jour de privation de nourriture, le bateau des gardiens quitte l’île. Gille écrit : « Le départ de la chaloupe canonnière acheva de jeter la consternation parmi nous. Nous pensâmes, qu'en nous abandonnant ainsi, le capitaine n'avait fait qu'obéir à des ordres qu'il avait reçus depuis longtemps et que notre perte était résolue par le gouvernement espagnol [120]
[120]
GILLE, 1892 : 240-241. ». Picard le dit pareillement, même si, comme il l’explique, les Espagnols expliquent le manque de vivres par un simple retard du fournisseur : « Est-ce vrai ou n’est-ce pas vrai, c’est ce dont on ne nous a pas instruits, mais il n’en est pas moins constant que nous nous sommes crus destinés à mourir de faim et sacrifiés à la fureur de nos ennemis […] ».
103La situation est telle que les gardiens sur les bateaux finissent par se questionner sur ce funeste dessein, d’où le départ de la canonnière, explique Picard : « Nos gardiens furent aussi étonnés que nous, de voir qu’on nous laissait si longtemps sans vivres et, quelque barbare que soit le peuple espagnol, il ne pouvait penser que l’intention du gouvernement eut été de nous faire tous périr de faim ; en conséquence, ils députèrent une canonnière à Palma […] [121]
[121]
PICARD, 2016 : 95. ». Pour le sous-lieutenant Molin de la 1re légion, Cabrera est un mouroir mais également un refuge contre la violence des Espagnols. Les hommes vont mourir mais en paix et entre eux, une « longue agonie » à l’écart de la barbarie des geôliers [122]
[122]
MOLIN, 1935 : 228-229..
104
Si l'aspect de ce lieu sauvage nous glaçait d'épouvante, sans contact avec des êtres qui pussent devenir nos interprètes en prenant pitié de nos misères, d'un autre côté nos craintes se calmaient en songeant que nos bourreaux, accoutumés à ne plus nous voir que pour déposer les vivres sur le rivage, n'attenteraient pas à nos jours par des moyens plus prompts encore et peut-être moins barbares. Nous n'avions vu, en Andalousie, que des assassins ; ils étaient venus nous narguer à coups
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:39
de fusils jusque sur nos pontons. Les malheureux auraient voulu, dans leur vengeance, nous tuer deux fois. Éloignés de ces êtres dont la forme seule était humaine, il nous restait au moins l'espérance de mourir en paix au milieu de nos frères, ce qui n’était pas sans consolation.
105Pour le médecin militaire Thillaye, la perspective d’une mort considérée comme certaine par les prisonniers les découragea de lutter pour leur survie alors même qu’ils avaient déjà enduré tant de souffrances depuis le début de leur captivité. La déportation à Cabrera dans les conditions que l’on sait était comme le point final d’un terrible processus d’anéantissement comme le souligne Thillaye [123]
[123]
THILLAYE, 1814 : 13. On l’a vu, cette analyse est également… :
106
La fatigue d'une longue route à travers un pays en pleine insurrection, les dangers de toute sorte auxquels ils avaient été sans cesse exposés, les nombreuses privations qu'ils avaient endurées, un séjour de plusieurs mois à bord des prisons flottantes, où un grand nombre d'hommes entassés dans un petit espace ne recevaient qu'une quantité insuffisante d'aliments, une nudité à peu près absolue, la presque certitude de ne jamais revoir leur patrie, et surtout le spectacle continuel des nombreuses victimes de ce malheureux concours de circonstances ; enfin une navigation de trente-six jours par un temps continuellement mauvais, étaient autant de causes qui non-seulement avaient détruit la santé des prisonniers, mais encore anéanti leur courage : aussi la méfiance qu'ils avaient des Espagnols était telle, que leur première idée fut qu'en les déposant à Cabrera, on avait le projet de les faire mourir d'inanition. Ils portaient l'insouciance au plus haut point, et négligeaient tous les moyens de conservation qu'on pouvait leur proposer.
107Thillaye ne semble cependant pas souscrire à l’hypothèse d’une volonté délibérée de la junte de laisser mourir les Français reclus sur l’îlot. Cependant, lorsqu’il évoque la famine de février 1810, c’est à la population de Palma qu’il prête l’intention : « Nous sûmes par la suite que ce retard avait été occasionné par la populace de Palma, qui, s'étant insurgée, avait empêché le départ des barques, dans l'intention de nous faire mourir de faim [124]
[124]
THILLAYE, 1814 : 15-16. ». Quoiqu’il en soit, le sentiment d’abandon est bien réel, et lorsque les captifs sont détrompés, ils l’expriment explicitement. Ducor rapporte qu’en présence d’un ravitaillement inespéré les Cabrériens s’exclamèrent en cris d’allégresse : « On ne nous abandonne pas ! [125]
[125]
DUCOR, 1833 : 196. ».
108L’héroïque sergent Masson, l’évadé devenu libérateur, consigna dans son récit ses impressions apprenant sa déportation, et c’est bien le sentiment d’une condamnation à mort qui prédomine. Pour Masson, qui écrit qu’il n’a que sa sincérité à offrir, le sadisme fut la motivation première des geôliers [126]
[126]
MASSON, 1839 : 12-13..
109
[…] nous fûmes avertis que nous allions être embarqués pour l’île de Cabrera. Avec quel désespoir n’apprîmes-nous pas toute l’étendue de notre malheur ! Nous savions que plus de trois mille de nos frères, qui nous avaient précédés dans cette affreuse prison, y avaient déjà succombé aux excès de la barbarie espagnole, et que nous allions à notre tour chercher une mort assurée dans la misère qui nous y attendait […] En France, le malheur d’un prisonnier de guerre est toujours respecté : souvent même la charité privée vient le secourir dans ses besoins. Du moins, il trouve partout paix et commisération. En Espagne, si on lui a laissé la vie, ce n’a été que par raffinement de cruauté, et pour mieux le saturer d’outrages.
Épilogue (de la première partie)
110Le lendemain de son arrivée, sa mission d’évaluation des survivants effectuée, Duperrey et la goélette la Rose quittaient Cabrera, et une semaine plus tard, le 23 mai, un convoi de quatre bateaux appareillait de Toulon. Arrivé le 27 à Palma, il relâcha le 29 à six heures de l’après-midi dans l’anse de l’île aux chèvres. Il y avait la frégate la Médée, le brigantin le Zéphir et deux flûtes, l'Éléphant et la Salamandre. L’enseigne de vaisseau Pujol se trouve à bord du Zéphir et il va écrire à ses sœurs ce qu’il découvre à son tour …
Notes
[1]
L’île de Cabrera est située à moins de 10 km de l’île de Majorque (35 km depuis Palma, le port principal de Majorque). Elle est la plus grande île d’un petit archipel. L’île mesure environ 3 km du nord au sud et 5 km de l’est à l’ouest ; son point culminant s’élève à 170 m au-dessus du niveau de la mer.
[2]
Cette proclamation, dans cette formulation précise, est citée par Turquet qui précise qu’elle est faite par un homme de l’équipage, depuis la hune, à l’aide d’un long porte-voix (TURQUET, 1853 : 176). L’abbé Turquet a consigné sous forme de dix « veillées » les récits de son père, un « Cabrérien ». Ce témoignage de seconde main est à considérer cependant avec prudence. Déjà en 1937, l’historien Théophile Geisendorf-des Gouttes écrivait que l’ouvrage contenait plus d’un emprunt, sans indication de source, à plusieurs mémorialistes bien identifiés tels Wagré ou Ducor (GEISENDORF-DES GOUTTES 1937 : XXVI).
[3]
DUPERREY, 1826 : 15
[4]
DUPERREY, 1826 : 14-17.
[5]
DUMONT D'URVILLE, 1834 : 5.
[6]
La Bibliothèque nationale de France a fait très récemment l’acquisition du manuscrit des mémoires du chirurgien Thillaye, écrits pour partie à Cabrera en 1808 et intitulé « Voyage en Espagne : mes confessions ou mes folies de dix-huit ans : ouvrage contenant des notices sur ma vie privée, ma campagne d’Espagne et ma captivité dans les iles Baléares et les pontons anglais » (cote NAF 12882). Le document comprend des aquarelles et des dessins originaux, de l’île en particulier. La thèse n’est pas une transcription du manuscrit, hétérogène dans son écriture, une chronique qui prend la forme d’un journal mois par mois à partir de mars 1810. La thèse édulcore quelque peu la tragédie de Cabrera, davantage présente dans le manuscrit, s’agissant du traitement des hommes de troupe, le sort des officiers étant bien meilleur, ce que Thillaye ne dissimule pas.
[7]
Le Genevois et théologien Théophile Geisendorf (1874-1953) – il accole fréquemment à son nom celui de son épouse, Jeanne Des Gouttes –, docteur ès sciences politiques de l'Université de Genève et docteur ès lettres de l'Université de Neuchâtel, crée en 1924 les « Institutions Labor » qui deviendront la maison d'édition Labor et Fides. Durant la Première Guerre mondiale, Geisendorf-des Gouttes se consacre au sort des prisonniers de guerre. En 1915, il fonde les Maisons du soldat destinées aux soldats suisses mobilisés à la frontière. En 1916, il préside la Commission romande des Internés alliés en Suisse. Entre 1917 et 1918, il est chargé de mission dans des camps de prisonniers. Cet engagement se poursuit dans les études historiques et se traduit par la parution en 1932 et 1937 des deux volumes (562 et 642 p.) du livre pionnier « Les prisonniers de guerre sous le premier empire » (vol. I : Geôles et pontons d'Espagne. L'expédition et la captivité d'Andalousie, vol. II : Les Archipels enchanteurs et farouches. Baléares et Canaries.
[8]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXIII.
81/06 aime ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:45
[9]
TITEUX, 1803 : 762.
[10]
MÉRY, 1823 : 277-279.
[11]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXV.
[12]
MASSON, 1839.
[13]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 602-603.
[14]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937. Selon Denis Smith, Wagré, dans la version de 1828, crédite un autre captif de la brève description du traitement des prisonniers après leur rapatriement à Marseille et ne prétend pas avoir été présent à la libération ; il semble aussi s’être inspiré du texte de Ducor, paru en 1933, dans les versions postérieures de son texte (SMITH, 2005). Wagré est également l’auteur d’une « Respectueuse pétition », un recours auprès des députés, contresigné par cinquante-cinq rescapés, demandant « un secours pour les survivants de la tragédie de Cabrera, la plupart couverts de douleurs, dans la misère et dans l’impossibilité de se livrer à un travail continuel » ; ce document est conservé à la Bibliothèque nationale de France.
[15]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXVII.
[16]
SMITH, 2005.
[17]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 68.
[18]
DUCOR, 1833 : 184.
[19]
STÉBOURAKA ET FLORENTIN 2020 : 67. Le manuscrit original du mémorialiste Joseph Quantin, auteur de « Trois ans de séjour en Espagne, dans l’intérieur du Pays, sur les pontons de Cadix et dans l’île de Cabrera … » paru en 1823, a été redécouvert récemment à Minsk, dans les fonds de la Bibliothèque nationale du Bélarus, Le document se trouvait dans la bibliothèque du duc de Guise spoliée par les nazis en 1940, envoyée à Berlin, puis dans la ville de Racibόrz en Pologne, et finalement récupérée par l’Armée Rouge. Le manuscrit est publié en 2020 par Anatole Stébouraka, historien et maître de conférences à l’Institut national supérieur de Biélorussie, et Philippe Florentin, fondateur de l’association des « Amis des Archives » et des éditions « Vitrines d’Archives ». Comme le manuscrit redécouvert d’Auguste Thillaye, celui de Quantin contient des documents iconographiques inédits. Philippe Florentin a produit une étude biographique importante de Joseph Quantin, qui constitue l’annexe 1 de la publication du manuscrit (STÉBOURAKA ET FLORENTIN, 2020 : 112-119). Le cas Quantin est intéressant sous l’angle de son appartenance à la franc-maçonnerie, et c’est d’ailleurs l’un des dénominateurs communs de la plupart des témoins-mémorialistes de Cabrera. Il y avait deux loges à Cabrera, « Les Captifs de Babylone » et « La Parfaite Amitié » (l'ouverture d'une loge de francs-maçons en mai 1810 est mentionnée dans le manuscrit Thillaye). Au château de Bellver, à Palma de Majorque, la prison des officiers, se trouvaient la loge « L’Heureux Hasard », et celle des « Francs-maçons Captifs », au lazaret du port de Mahón (Minorque). Pour José A. Ferrer Benimelli, ces loges offraient réconfort, détente et soutien mutuel à une époque où la Croix-Rouge, les organisations humanitaires et les ONG n’existaient pas encore. En Espagne, elles ont apporté aux prisonniers des trois armées (espagnole, française et anglaise) un soulagement de leur peine et les secours de cette fraternité des fils de la grande famille des francs-maçons par-dessus les frontières, les nations et les idéologies (FERRER BENIMELLI, 2006).
[20]
DUBUC, 1823 : 3.
[21]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 138.
[22]
WAGRÉ, 1833 : 92.
[23]
BENNÁSAR ALOMAR, 1988 ; SMITH 2005.
[24]
THILLAYE, 1814 : 23.
[25]
Au sujet de l’épineuse question des chiffres, Delrœux donne une information importante sur la disparition presque totale des prisonniers du premier convoi, ceux de Baylen, qui corrobore le commentaire du chirurgien Thillaye. Quel que soit le bilan définitif, la proportion des pertes chez les premiers déportés est plus importante. Ces derniers arrivèrent des pontons mal en point et ils connurent des conditions de captivité plus difficiles que celles des prisonniers des convois suivants qui bénéficièrent des améliorations apportées par les geôliers. On note aussi dans le témoignage de Delrœux un amalgame récurrent chez les chroniqueurs de Cabrera, celui des effectifs de l’armée d’Andalousie qui capitula à Baylen, par ailleurs souvent approximatif et exagéré, et celui des déportés à Cabrera.
[26]
MÉRY, 1823 : 300-301.
[27]
WAGRÉ, 1833 : 77.
[28]
WAGRÉ, 1833 : 79.
[29]
DUBUC, 1814 : 6.
[30]
MÉRY, 1823 : 298.
[31]
GERDY, 1921 : 52.
[32]
MOLIN, 1935 : 300-301.
[33]
DUBUC, 1823 : 7-8.
[34]
Le manuscrit original de la relation de captivité du caporal Martial-Joseph Delrœux se trouve à la médiathèque municipale de Tourcoing. Elle a été publiée en 1964 dans L’épopée impériale racontée par la Grande Armée de Théo Fleischman, sous le titre Souvenirs du caporal Martial-Joseph Delrœux (DELRŒUX, 1964).
[35]
Le 14 mai 1814 pour Delrœux et début novembre pour le commandant Carrère-Vental (le pseudo-Méry) qui utilise le récit d’un anonyme à la suite du sien pour évoquer la fin de la captivité et la libération des Cabrériens : « Nous n'avions en perspective que la mort, lorsqu'un des premiers jours de novembre 1814, la joie que j'éprouvai alors m'empêche de pouvoir préciser le jour, un de nos camardes, qui était en ‘sentinelle perdue’ sur un rocher, aperçut en mer deux frégates portant pavillon blanc : l'une se dirigeait sur Majorque et l'autre arrivait droit à Cabrera. » (MÉRY, 1823 : 297). Ce témoignage mentionne erronément deux frégates, mais effectivement la goélette de Duperrey se rend d’abord à Palma de Majorque avant de rejoindre Cabrera, origine possible de ce dédoublement. C’est également confus pour le caporal Wagré qui fait un amalgame avec le convoi de transport qui suivit, mais comme pseudo-Méry, il n’est pas un témoin direct : « C’est en vertu de ces traités (relatifs à la libération des détenus) qu’un capitaine de frégate, ayant sous ses ordres plusieurs bâtiments de transport, nous fut expédié. Il arriva devant Cabrera le 16 mai 1814. » (WAGRÉ, 1833 : 77). Il y a bien deux séquences distinctes dans la libération, la reconnaissance et le rapatriement, et la goélette la Rose n’est accompagnée d’aucun autre bâtiment.
[36]
GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : 4. Au sujet de l’île-prison de Cabrera, la chronologie des productions historiographiques majeures est la suivante : GARAU, Jaime Luis, « Noticias Históricas del Cautiverio de los Prisioneros Franceses en Cabrera », in ESTELRICH, Pedro, La Isla de Cabrera, Palma de Majorque, Rotger, 1907 ; GEISENDORF-DES GOUTTES, Théophile, Les Archipels enchanteurs et farouches. Baléares et Canaries : Cabrera, l’île tragique, Genève/Paris, Éditions Labor, 1936 ; BENNÁSSAR ALOMAR (Miguel), Cabrera : la Junta Gubernativa de Mallorca y los prisioneros del ejército napoleónico, Palma de Majorque, Ajuntament de Palma, 1988 ; TOUS MELIÀ, Juan, Cabrera a través de la cartografía (1275-1916) : Atlas histórico-geográfico de la Isla, San Cristóbal, 2017 ; SMITH, Denis, Les Soldats oubliés de Napoléon : 1809-1814. Prisonniers sur l’île de Cabrera, Paris, Éditions Autrement, collection Mémoires n° 118, 2005 ; AMENGUAL, Pep, TUR, Margalida et CARRIÓ, Gabriel, Oblidats a Cabrera. El captiveri napoleὸnic 1809-1814, Palma, Promomallorca, 2009.
Le majorquin Jaime Garau avait en sa possession une importante correspondance de prisonniers, essentiellement des réclamations, des doléances ou des suppliques, plusieurs centaines – le dossier contient également des lettres du prêtre Damien Estelrich envoyé sur l’île « réconforter » les Français captifs –, issue des archives du gouverneur civil de Majorque Antonio Desbrull, commissaire de Cabrera pour la junte jusqu’en 1813. Geisendorf-des Gouttes utilisa abondamment la correspondance de Desbrull – qu’il consulta à l’époque chez Garau – et les autres historiens par la suite, en particulier Miguel Bennássar Alomar. Les lettres du « fonds Desbrull », conservées aux archives municipales de Palma, font aujourd’hui l’objet d’un projet d’édition porté par l’écrivaine franco-majorquine Isabelle Bes Hoghton.
[37]
MOLIN, 1935 : 230.
[38]
MOLIN, 1935 : 496.
[39]
MOLIN, 1935 : 224. Le caractère inédit de la déportation sur le « caillou » de Cabrera, sous l’angle des souffrances « inouïes », est également exprimé par Méry qui écrit que « le tableau de ces souffrances est tout-à-fait nouveau dans les annales des calamités humaines » (MÉRY,1823).
[40]
Le sujet est développé dans la seconde partie de l’étude, « Pujol, un épistolier mal d’horreur », à paraître.
[41]
L’historien marseillais Claude Camous cite une autre source, celle du journal de bord du capitaine Sardan, qui participe à l’évacuation des prisonniers de Cabrera et qui termine son récit par : « Je n’aurais jamais cru que l’enfer ait pu exister sur cette terre, nous y revenons. Rendons grâce à dieu ».
[42]
DUBUC, 1814 ; TURQUET, 1853.
[43]
DUCOR, 1833 : 15.
[44]
DUCOR, 1833 : 279.
[45]
Hulk, dans la langue de Shakespeare.
[46]
Les « Cabrériens » ou « Habitants », selon Gerdy qui écrit « c’est le nom que nous donnions aux soldats jetés sur cette île » (GERDY, 1921 : 51).
[47]
GARNERAY, 1851.
[48]
DUCOR, 1833 : 54.
[49]
« Je parle sans prévention, sans partialité ; la vérité seule est mon guide et je suis d’autant plus sûr de ne pas la blesser que c’est longtemps après la fin de mes supplices que j’écris et que je retrace les maux dont j’ai été le témoin. » (MOLIN 1935 : 22). Molin écrit bien après les faits, avec gravité et précision – son récit est également très littéraire –, mais avec un mobile qu’il convient de garder à l’esprit, celui d’une sollicitation de la Légion d’honneur adressée au ministre de la Guerre. La sincérité du mémorialiste n’en est pas moins avérée et sa chronique aux accents horrifiques et désespérants, « j’ai à décrire ici le tableau des souffrances inconcevables, écrit-il », est la traduction par la catharsis de l’écriture d’une réelle souffrance post-traumatique. Dans les dernières lignes de ses mémoires, Molin expose ses réticences et motivations à témoigner.
[50]
MOLIN, 1935 : 222.
[51]
DUCOR, 1833 : 55.
[52]
GILLE, 1892 : 163.
[53]
MOLIN, 1935 : 222.
[54]
Le premier à le faire connaître est le colonel Eugène Titeux qui le reproduit dans son ouvrage sur le général Dupont, véritable plaidoyer du vaincu de Baylen, publié en 1803 (TITEUX, 1803). L’historien Geisendorf-des Gouttes, dans les années 1930, précise que le document « demeura longtemps dans le fameux dossier Dupont déposé aux archives de la Justice » (GEISENDORF-DES GOUTTES, 1937 : XXII). Ce dossier semble avoir été versé aux Archives nationales en 1903/1905 sous les cotes BB/30/97-BB/30/101/3 et l’intitulé « Affaire des généraux Dupont, Vedel, Marescot, etc. (capitulation de Baylen) ». Le Service historique de la Défense possède également une liasse relative à « l’affaire de Baylen, au procès, à la soustraction du dossier en 1814 » (SHD sous-série GR 8 C, 273*). Après Titeux, Paul Marmottan, voulant produire une contribution à l’histoire des prisonniers de Baylen, publia en 1921 pour « La Sabretache » une copie du même rapport, à quelques différences près, mais rapport adressé à « Monsieur le comte de l’Empire Baste, capitaine de Vaisseau, colonel des Marins de la Garde impériale, commandant de la légion d’honneur » ; en fait, le supérieur hiérarchique de Gerdy. Marmottan explique qu’il s’agit d’une copie, mais écrite sur grand papier in-4o « en usage pour les rapports officiels du temps », issue de la collection d’Émile Brouwet. L’enquête révèle que ce document se trouve aujourd’hui aux Archives nationales et qu’il provient de la collection Dujardin, ex-collection Brouwet (Archives nationales, AB/XIX/3373, dossier 14). L’historien Paul Marmottan, connu pour être l’un des précurseurs des études napoléoniennes, rapporte que Gerdy rentra de captivité le 2 avril 1811. Le rapport n’est pas daté mais Geisendorf-des Gouttes estime qu’il a été écrit en 1810. Nous utilisons la version adressée au comte de Baste, en supposant que Gerdy écrivit en première instance à son supérieur.
[55]
TITEUX, 1903 : 711-721 ; GERDY, 1921 : 37-63. La thèse de médecine de Dominique Bonnecarrère (BONNECARRÈRE, 1818 : 23-24) sur les maladies à bord des pontons espagnols est le pendant de celle soutenue par Auguste Thillaye sur Cabrera en 1814 – on est surpris par ces mémoires de thèse de dix à vingt pages –, et le parcours de ces deux jeunes chirurgiens militaires est assez similaire. Bonnecarrère interrompt ses études en 1807 pour la guerre, comme Thillaye (suite à un chagrin d’amour), et il est fait prisonnier en Espagne où il est emprisonné trois mois à bord des pontons de Cadix avant d’être déporté à Cabrera, à l’instar de Thillaye. Les deux médecins partagent ensemble la captivité, Bonnecarrère le dit dans une note infrapaginale, et il ajoute que sa thèse constitue la suite de celle de son camarade. La thèse de Bonnecarrère donne une description des pontons (de la cale au pont), du Terrible en particulier, celui sur lequel il se trouve, des spécificités des pontons sur le développement du germe des maladies, sur ces maladies qui régnèrent à bord et les « moyens
81/06 aime ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 08:49
hygiéniques » qu’il appliqua pour les circonscrire. Publiée en 1818, cette thèse fut une source pour les mémorialistes, à l’instar du marin Ducor qui fait un plagiat littéral de certains paragraphes.
[56]
MOLIN, 1935 : 223-224.
[57]
CONVERT, 1853 : 183. On sait peu de choses sur le soldat Jean-Marie Convert et les quelques informations disponibles proviennent de ces mémoires dans lesquels il écrit qu’il est un jeune soldat d’un régiment de la 1re division du corps d’armée commandé par Dupont, sans préciser le numéro du régiment.
[58]
BONNECARRÈRE, 1818 : 25.
[59]
DUCOR, 1833 : 90.
[60]
WAGRÉ, 1833 : 25.
[61]
GILLE, 1892 : 163-165.
[62]
CONVERT, 1853 : 182.
[63]
CONVERT, 1853 : 187.
[64]
MOLIN, 1935 : 224.
[65]
DUPERREY, 1826 : 14-17.
[66]
Le prisonnier de guerre Ducor écrit : « Son entrée (celle du port), qui est un goulet dont l'ouverture est tournée vers Majorque, est placée entre deux montagnes escarpées. Au sommet de celle de gauche, en regardant l'île, est une espèce de château-fort, vieil édifice en ruines, que l'on dit avoir été construit par les Maures. À peine pourrait-on y loger une trentaine de soldats. Dans toute l'île on ne trouverait pas vestige d'autre habitation. » (DUCOR, 1833 : 185-186).
[67]
Cette comparaison à des spectres n’est pas propre à Duperrey, on la retrouve chez plusieurs mémorialistes comme Ducor et Molin, par exemple. Le premier rapporte : « Cinq mille !... deux mille avaient disparu ; les autres n’étaient plus que des spectres. » (DUCOR, 1833 : 203). Le second écrit : « On se demande, victime échappée à tant de désastres, comment la vie a pu se cramponner aussi fortement dans ces corps ressemblant à des spectres ? » (MOLIN, 1935 : 229). L’officier Billon emploie pareillement ce terme, à la fois pour désigner les captifs, mais également l’île-prison : « Cabrera est un roc pelé, un îlot désert, inculte, qui s’élève comme un spectre à l’extrémité sud de l’archipel des Baléares […] » (BILLON, 1905 : 212).
[68]
WAGRÉ, 1833 : 83-84.
[69]
MÉRY, 1823 : 242-243.
[70]
BILLON, 1905 : 213.
[71]
MASSON, 1839 : 15.
[72]
Il y avait vingt-et-une femmes sur l’île dont quinze étaient des filles à soldats connues par leurs surnoms : « La Jacquette », « Marie-Culottes », « La Denise », « Rosa la Polonaise », etc.
[73]
La Revue Rétrospective publie cette relation en 1890, sous le titre « Les Conséquences de la capitulation de Baylen : 1808-1810 », traduction d’une brochure écrite en allemand, publié à Berne en 1887 : Militärische laufbahn des oberstlieutenants der königl.-französischen schweizergarde R. K. Amédée von Muralt. (Berner Taschenbuch, 36 ; Bern : Nydegger et Baumgart, 1887, p. 227-281) ; « Carrière militaire d’un lieutenant de la Garde suisse du Roi de France… » La publication française concerne une partie et non l’intégralité des mémoires de l’officier suisse. À Baylen, Rudolf Karl Amédée de Muralt (1786-1854) est capitaine dans le 1er bataillon du 3e régiment suisse, commandé par le colonel Louis de May, de la 2e division d’infanterie, sous Vedel, du 2e corps de Gironde du général Dupont. Dans ses mémoires, Amédée de Muralt explique ses motivations à servir la France : « J'hésitais longtemps. Cela m'était contraire de me mettre maintenant sous le drapeau que je combattais jusqu'alors (il servait l’Autriche). Cependant, la passion de mon père, l'espoir de faire en France une carrière plus rapide qu'en Autriche, ainsi que le découragement d'être toujours dans le camp des vaincus m'amenèrent enfin à donner mon congé au service impérial et royal d'Autriche pour entrer au service de France ». Louiselle de Riedmatten, dans un article récent sur les régiments suisses et la bataille de Baylen, constate que les rêves de gloire et d'honneur de l’officier devaient s'échouer sur les pontons pourris de la baie de Cadix (RIEDMATTEN, 1996 : 170).
[74]
MURALT, 1890 : 354-355.
[75]
TITEUX, 1903 : 721.
[76]
DUBUC, 1823 : 7.
[77]
WAGRÉ, 1833 : 91-92.
[78]
PICARD, 2020 : 95.
[79]
GILLE, 1892 : 244.
[80]
THILLAYE, 1814 : 16-17.
[81]
DUBUC, 1814 : 4.
[82]
Selon Thillaye, dans son manuscrit, ce sont les Espagnols qui, voyant les ravages de la famine, donnèrent l’ordre de tuer l’âne, dont on fit une distribution générale à raison d’une once par prisonnier. Pour Quantin, ce fut deux onces pour trois hommes (STÉBOURAKA et FLORENTIN, 2020 : 69).
[83]
DUBUC, 1823 : 5. Dubuc, dans l’édition de 1823 de sa relation, date l’évènement par erreur du 29 octobre 1809.
[84]
Il y eut d’autres épisodes de famine, comme au commencement d'avril 1812, où les prisonniers restèrent de nouveau neuf jours sans vivres.
[85]
GILLE, 1892 : 240.
[86]
BILLON, 1935 : 217.
[87]
DUBUC, 1814 : 5. Dans la version de 1815, Dubuc précise que la victime est un cuirassier du 15e régiment (DUBUC, 1815 : 4), assertion supprimée dans l’édition de 1823. Joseph Quantin le mentionne également mais sans préciser le corps (STÉBOURAKA et FLORENTIN, 2020 : 77). La version du « caporal de la fontaine », Wagré, diffère quelque peu, bien qu’il s’agisse également d’un Polonais, et sur cet épisode effroyable, ce dernier fait preuve d’une précision inhabituelle, allant jusqu’à donner le nom du premier témoin qui découvre la scène, qui n’est pas Gille mais un certain Canappe. Quant au sergent Masson, il se réjouit que le « monstre » ne soit pas français (MASSON, 1839 : 19).
[88]
DUBUC, 1815 : 4-5.
[89]
MASSON, 1839 : 18.
[90]
BILLON, 1905 : 216.
[91]
GILLE, 1892 : 226.
[92]
THILLAYE, 1814 : 12.
[93]
TURQUET, 1853 : 176.
[94]
L’historien suisse Geisendorf-des Gouttes, par exemple, distingue cinq périodes.
[95]
BILLON, 1905 : 216.
[96]
DUBUC, 1814 : 3.
[97]
Gerdy explique dans son rapport aux autorités que les hommes affamés mangeaient toutes les racines qui s’offraient à leurs yeux et particulièrement un gros oignon, un « poison assez actif » (GERDY, 1921 : 58-59).
[98]
Gille décrit assez longuement cette « pomme de terre » et la manière avec laquelle les prisonniers la cuisinaient : « Beaucoup de soldats, qui consommaient ordinairement les vivres de quatre jours dans un seul, avaient recours à cette racine pour subsister pendant les trois autres. Quelques-uns en composaient une pâte qu'ils faisaient cuire comme un gâteau, sur les cendres ou dans l'huile, mais quelque moyen qu'on ait employé, on n'a pu lui faire perdre son âcreté. Les officiers de santé pensèrent que cette racine, appelée par les prisonniers, pomme de terre de Cabrera, appartenait au genre colchicum et qu'elle était vénéneuse. Ils la considéraient comme une des principales causes de la grande mortalité qui eût lieu dans l'île. » (GILLE, 1892 : 223).
[99]
THILLAYE, 1814 : 15-17.
[100]
La consommation de coquillages, de poulpes, d’éponges est également mentionnée par Thillaye et Gille, mais ils précisent que ces ressources étaient peu abondantes ou rares. Gille raconte que les Espagnols qui les gardaient jetaient tous les jours leurs filets et prenaient une grande quantité de petits poissons qu'ils vendaient aux prisonniers un sol ou deux la livre (GILLE 1892 : 228). Ducor témoigne effectivement, les captifs prenaient peu de poissons, et pour tromper leur faim ils mangeaient fréquemment des crevettes, peu substantielles et trop salées ; elles augmentaient une soif qu’une pénurie d’eau douce ne pouvait apaiser (DUCOR, 1833 : 216).
[101]
Sur le sujet des chèvres, les variations sont importantes d’un mémorialiste à l’autre. Par exemple, Méry écrit qu’il y en avait « une certaine quantité », d’où le nom donné à l’île, tandis que Gille n’a vu que trois têtes. Quant à Wagré, il décrit un spécimen géant tué par les marins anglais.
[102]
Le pseudo-Wagré rapporte que le capitaine visita tous les prisonniers dans leurs baraques pour leur promettre protection et secours (WAGRÉ, 1833 : 85).
[103]
WAGRÉ, 1902 : 65.
[104]
On trouve aussi cette remarque chez Quantin de la 1re légion de réserve : « Tandis que les Espagnols nous torturaient ainsi, les Français accueillaient avec humanité ceux d’entre-deux qui étaient prisonniers en France » (Stébouraka et Florentin 2020 : 65). Quantin a témoigné pareillement de sa crainte du dessein des Espagnols de faire mourir de faim les prisonniers (STÉBOURAKA ET FLORENTIN, 2020 : 69).
PICARD, 2016 : 90. Les mémoires de guerre d’Élie Picard ont été découverts et publiés récemment par Pascal Dubrisay et Patrick Binet. L’originalité d’Élie Picard, écrit Jean Tulard, auteur de la préface, c’est d’avoir été de toutes les grandes victoires de Napoléon et de voir ses campagnes interrompues à Baylen, tournant dans les guerres napoléoniennes. Le récit de la captivité à Cabrera de ce sous-officier d’artillerie de la Vieille Garde se trouve dans une copie datée de 1905 d’une lettre écrite à son oncle maternelle « Ours Pointu » depuis la prison de Portchester. L’auteur de cette copie n’est autre que son petit-fils. Ce récit ressemble (trop) aux récits déjà connus à la date de la copie.
[112]
DUCOR, 1833 : 188.
[113]
DUCOR, 1833 : 194.
[114]
On est surpris de constater l’écart de traitement entre les officiers et les simples soldats conscrits à l’époque napoléonienne. Après la capitulation de Baylen, les officiers français jouirent de privilèges inaccessibles à leurs troupes (biens personnels conservés, solde, logement et repas décents, etc.) et certains échappèrent à la détention insulaire par un rapatriement en France ou une captivité en semi-liberté en Angleterre. L’historien Denis Smith rappelle très justement qu’il n’existait aucun traité relatif à la protection et au soin dus aux prisonniers de guerre, et que les soldats du rang ne bénéficiaient en aucune manière des civilités manifestées aux officiers.
[115]
DUCOR, 1833 : 217.
[116]
DUCOR, 1833 : 57.
[117]
DUCOR, 1833 : 198.
[118]
BILLON, 1905 : 218.
[119]
Pour Masson l’île est « un vaste rocher recouvert d’un peu de terre de la plus absolue stérilité ». Et il ajoute, évoquant sa pauvreté : « On n’y trouve aucun arbre à fruit, aucune espèce de légumes, ni rien de ce qui peut entrer dans les besoins de la vie humaine. Le blé même ne peut y prendre racine. On n’y aperçoit aucune verdure, seulement quelques misérables pins sur un sombre rideau de bruyère. Ses arides montagnes ne recèlent aucune bête fauve ; quelques rats sont les seuls hôtes de ces tristes lieux » (MASSON, 1839 : 14-15).
[120]
GILLE, 1892 : 240-241.
[121]
PICARD, 2016 : 95.
[122]
MOLIN, 1935 : 228-229.
[123]
THILLAYE, 1814 : 13. On l’a vu, cette analyse est également partagée par Dominique Bonnecarrère, son collègue, qui écrit qu’à leur arrivée à Cabrera, les fatigues du voyage, le découragement, l’idée de se voir abandonnés sur une île déserte, toutes ces circonstances aggravèrent l’intensité des maladies qui touchaient les soldats, observées avant son départ de Cadix (Bonnecarrère 1818 : 25). Le témoignage de Jean-Marie Convert va dans ce sens : « La première année, nous perdîmes 2 200 hommes, et cette grande mortalité provenait beaucoup moins du manque de vivre que du nombre de scorbutiques qui, sortis des pontons de Cadix, sont venus mourir à Cabrera, faute de pouvoir guérir cette maladie ». Par ailleurs, Convert précise qu’ils souffrirent bien plus des privations les années suivantes (CONVERT, 1853 : 194). Il faut noter que Bonnecarrère, dans sa thèse de 1818, écrit qu’il y a très peu de scorbutiques à bord du ponton le Terrible où il officie, ce qui est en contradiction avec les récits de plusieurs chroniqueurs (BONNECARRÈRE, 1818 : 24).
[124]
THILLAYE, 1814 : 15-16.
[125]
DUCOR, 1833 : 196.
[126]
MASSON, 1839 : 12-13.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/03/2023
81/06 aime ce message
Michel Admin
Nombre de messages : 4048 Age : 65 Emploi : Retraité Date d'inscription : 09/10/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 09:17
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 09:18
Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer.
Un documentaire raconte l’histoire
Dans l’archipel des Baléares, l’île de Cabrera est un véritable joyau, protégé pour sa faune et sa flore. La beauté des lieux cache pourtant un lourd secret : Cabrera fut le théâtre d’une tragédie historique méconnue. Entre 1809 et 1814, plus de 11.000 soldats de Napoléon y furent déportés. Pendant cinq longues années, ces hommes seront complètement livrés à eux-mêmes et seulement 3500 prisonniers survivront à cet enfer à ciel ouvert. Deux cents ans plus tard, ce film s’intéresse à ces soldats déchus.
L’armée française est en Espagne. Napoléon nomme son frère José roi du pays. Le peuple espagnol se soulève et la France subit alors une lourde défaite lors de la bataille de Bailén en Andalousie ; un échec important pour les armées napoléoniennes et une victoire décisive pour les espagnols. Le Général Dupont accepte de signer la capitulation de la France, mais sous certaines conditions, dont celle de renvoyer les prisonniers dans leur pays.
La capitulation des troupes napoléoniennes • 13 Productions / France Télévisions
L'Angleterre impose ses règles
Pour affaiblir l’armée de Napoléon, le royaume Outre-Manche, alors ennemi de la France, fait pression sur l’Espagne pour que les prisonniers restent sur le sol espagnol. L’Espagne ne sait que faire de ces hommes. Plus de 10.000 soldats seront finalement confinés dans d’anciens pontons du port de Cadix, avant d’être transférés sur l’Ile de la mort.
L’enfer des prisonniers de l’armée Napoléonienne sur l’Ile de la mort • 13 Productions / France Télévisions
"Les malheureux étaient dépourvus de tout. Ils n’avaient aucune ressource" - Claude Camous, historien et écrivain
Le destin des prisonniers de l'armée Napoléonienne est alors scellé
Dépossédés de tout, ils sont déposés à Cabrera via plusieurs convois. Abandonnés, ces prisonniers français, belges, suisses, polonais ou encore italiens, périssent rapidement par milliers sur cette île-prison, infertile et inhospitalière.
Pour ceux qui réussissent à rester en vie et afin de faire face au désespoir, ils établissent alors, tant bien que mal, une forme de société, qui durera cinq longues années.
"Il y a une économie qui se reconstitue avec une monnaie de fèves, parce que de toute façon, les fèves qu’on leur donnait étaient immangeables" - Nathalie Petiteau, historienne et professeure d’université
Au fil du temps, Majorque fait parvenir des matériaux, permettant aux prisonniers de construire des cabanes de fortune
Au fil du temps, Majorque fait parvenir des matériaux, permettant aux prisonniers de construire des cabanes de fortune • 13 Productions / France Télévisions
Les survivants débarquent à Marseille
Après 5 ans de captivité, une flotte française arrive à Cabrera pour embarquer le reste des prisonniers et les ramener à Marseille.
"A l’annonce de leur libération, ils mettent le feu au camp" - Maria Magdalena Riera Frau, archéologue
En mai 1814, la cité phocéenne et le monde découvrent cette tragédie pour la première fois, lorsque les rares rescapés débarquent dans le port. Les marseillaises et les marseillais, abasourdis par l’état de misère et les récits de ces hommes qui reviennent de l’enfer, leur réservent un accueil chaleureux et généreux.
"Très vite, les habitants de Marseille prennent conscience de ce qu’ont vécu ces hommes" - Nathalie Petiteau, historienne et professeure d’université
L’arrivée des rescapés dans le port de Marseille • 13 Productions / France Télévisions
"Ils sont rapatriés à Marseille. Le ministre de la guerre en place est le Général Dupont, celui même qui a signé la capitulation de Bailén. Ce dernier est enclin à faire tout son possible pour que le sort de ces hommes de Cabrera ne soit pas ébruité" - Nathalie Petiteau, historienne et professeure d’université
Le rôle important des marseillaises
Une fois les rescapés débarqués à Marseille, ils sont mis en quarantaine au Lazaret. Le projet est ensuite de les transférer sur les Iles du Frioul, prétextant une habitude à l’air de la mer. Pour les habitants de Marseille, ce serait comme les emprisonner une seconde fois. Leur sang « ne fait qu’un tour ». Les marseillais et particulièrement les marseillaises, réussissent à forcer les portes de l’établissement et libèrent les soldats. La foule se répand alors dans toute la ville.
Les femmes de Marseille offrent aux rescapés vivres et vêtements • 13 Productions / France Télévisions
"Les femmes ont été, je pense, l’élément moteur de cette accueil et de cette reconnaissance" - Claude Camous, historien et écrivain
Une histoire honteuse, occultée par les deux pays concernés jusqu'au 21è siècle
Ce film raconte l’histoire de ces « grognards », délaissés sur cet ilot des Baléares. Des hommes et quelques femmes, oubliés des autorités espagnoles et françaises, qui les ont abandonnés dans des conditions abominables ; oubliés aussi de la postérité, qui, longtemps se désintéressa de cette page d’histoire.
"Ces rescapés vont s’intégrer à la population de Marseille et ils ne feront pas parler d’eux, ni de leur souffrance, ce qui explique que, progressivement, l’oubli va s’installer et se prolonger" - Claude Camous, historien et écrivain
81/06 et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Sam Sep 02 2023, 09:32
L'île-prison de Cabrera, l'enfer oublié de milliers de soldats ...
« Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous et non dans ce qui nous entoure. Être un homme et le demeurer toujours, Quelles que soient les circonstances, Ne pas faiblir, ne pas tomber, Voilà le véritable sens de la vie ».
81/06, GOMER et Michel aiment ce message
L'auteur de ce message est actuellement banni du forum - Voir le message
GOMER nouveau en attente de confirmation
Nombre de messages : 2672 Age : 79 Emploi : Retraite Date d'inscription : 20/09/2021
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Dim Sep 03 2023, 07:46
Bonjour JP, bonjour tout le monde,
Merci d'avoir apprécier mon post sur l'Iles de Cabrera, j'ai en projet un autre post d'une bataille peut être aussi mal connu que le drame de l'iles de Cabrera.
L'Histoire de France est riche, hier soir sur TV Histoire, il y avait un documentaire au titre La Nation...
Ce documentaire évoqué la création de l'école depuis le début jusqu'à des jours plus récents.... Je n'ai qu'un mot en mémoire : Grandeur et Décadence par la suite !
La nouvelle et les nouvelles générations ont du soucis à ce faire, car comme tu dis JP et à juste titre....
Mais c'était avant , le temps ou la France avait du courage .
Commandoair40, 81/06 et Michel aiment ce message
Alexderome Admin
Nombre de messages : 8518 Age : 58 Emploi : A la recherche du temps perdu Date d'inscription : 22/10/2010
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Dim Sep 03 2023, 23:01
Merci pour ces postes très originaux. L’école, dès que la gauche via ses enseignants se l’ai appropriée comme tout ce qu'elle touche, l’a détruite.
« Je ne veux pas me faire ficher, estampiller, enregistrer, ni me faire classer puis déclasser ou numéroter. Ma vie m’appartient ». N°6 Le Prisonnier
81/06, GOMER et Michel aiment ce message
Alexderome Admin
Nombre de messages : 8518 Age : 58 Emploi : A la recherche du temps perdu Date d'inscription : 22/10/2010
Sujet: Re: Le secret de Cabrera ou l’île de l’enfer. Dim Sep 03 2023, 23:23
Dans le paragraphe 72, on peut lire que 900 personnes libérées devorèrent des miches de pain, chose à éviter absolument parce que la flore intestinale a disparu durant une longue période. Je l’avais lu pour les rescapés des camps. Cette captivité ressemble à celle des survivants de Diên Biên Phû sauf qu'à Cabrera pas de gardes chiourmes. .