AOUT 14 : NE LES OUBLIONS PAS !
« Les armées allemandes sont entrées en France, de Cambrai aux Vosges, après une série de combats victorieux. L’ennemi, en pleine retraite, n’est plus capable d’offrir une résistance sérieuse. »
(Communiqué allemand du 27 août 1914)
En ce début d’août, les aoûtiens pensent à leurs vacances, et c’est bien normal.
Mais l’historien, certes amateur, que je suis pense au 3 août… 1914. Ce jour-là, l’Allemagne déclarait la guerre à la France. C’était le début d’une grande boucherie qui allait nous coûter 1,4 million de morts : la première guerre mondiale, la « Grande Guerre », celle que les naïfs, les imbéciles et les pacifistes bêlants surnommeront « La Der des Der » en pensant qu’on ne verrait plus jamais ça.
Dès le début de la guerre, la situation sur le terrain est favorable aux Armées allemandes, qui remportent, dans la seconde moitié d’août 1914, une série de victoires. Sur le front de l’Ouest en Lorraine (bataille de Morhange, le 20 août 1914), en Belgique (batailles des Ardennes, du 21 au 23 août, de Charleroi, du 21 au 23, et de Mons, le 23), et sur le front de l’Est (bataille de Tannenberg, du 26 au 29 août). Sur le plateau lorrain et dans les Vosges, l’Armée française recule.
Le 23 août elle arrive péniblement à tenir ses positions face aux attaques allemandes (bataille de la Trouée de Charmes, du 24 au 26 août), mais toutes les unités – françaises et britanniques – qui s’étaient avancées en Belgique battent en retraite à partir du soir du 23 août.
Une telle situation s’explique, en partie, par la disproportion des forces entre les Allemands et nous : l’Armée allemande avait massé face à la Belgique et au Luxembourg la majorité de ses unités, 59 Divisions (soit 1 214 160 combattants) regroupées au sein de cinq Armées. La défense de l’Alsace-Lorraine était confiée à 16 Divisions (402 000 combattants). Notre état-major n’avait prévu de déployer que 16 Divisions (299 350 hommes) face à la Belgique, qui seront renforcées, lors de la bataille des Frontières, par l’envoi des 3ème et 4ème Armées françaises et d’un Corps expéditionnaire britannique. Vite dominées, les Armées franco-britanniques repassent la frontière franco-belge, puis se replient vers le sud-sud-ouest. Cette piteuse débâcle est imputable au commandement.
A cette époque, le fantassin français est totalement inadapté à la guerre moderne : chargé comme un mulet, habillé du fameux « pantalon garance », on lui impose des assauts à la baïonnette contre des mitrailleuses. Ses chefs, pour la plupart, en sont restés aux guerres de l’Empire !
Le commandement est incarné par le généralissime Joseph Joffre. Nommé, en 1911, Chef d’état-major des Armées, ce brillant polytechnicien a appris à faire la guerre en… 1870. Initié à la franc-maçonnerie en 1875 (Loge Alsace-Lorraine), alors qu’il était encore capitaine, il fait partie des nombreux officiers maçons dont l’avancement sera favorisé par le général André (1), lorsqu’il était ministre de la Guerre (1900-1902), à une époque très anticléricale.
Nos troupes reculent partout. Joffre rejette la responsabilité de la défaite sur ses subalternes auxquels il reproche de ne pas être assez offensifs, et il limoge ceux qu’il juge incompétents.
Plus tard, Joffre sera adulé, après les batailles de la Marne, et on apprendra aux enfants des écoles la belle histoire des « taxis de la Marne ». Pourtant l’histoire est moins glorieuse !
La France a volontairement oublié Charleroi, Rossignol et Morhange : trois défaites cuisantes payées au prix de milliers de morts… pour rien ; de la « chair à canon ».
Le 22 août 1914, par une chaleur torride, des milliers de soldats tout juste mobilisés, épuisés par des jours de marche dans leur pantalon garance, vont connaître leur baptême du feu. Foudroyée par la puissante artillerie allemande, l’Armée française va vivre les heures les plus sanglantes de son histoire : 27 000 soldats sont tués dans la seule journée du 22 août (2).
Du 20 au 26 août, au cours de la fin de la bataille des frontières, le long des frontières franco-belge et franco-allemande, les forces françaises sont chassées de la vallée de la Sambre, de la forêt des Ardennes et du bassin lorrain au prix de pertes humaines effroyables : près de 100 000 morts au mois d’août. Août et septembre 1914, seront les mois les plus meurtriers de la Grande Guerre.
Selon les historiens Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien (3), Charleroi fut la « première bataille du XX° siècle ». Comme à Rossignol, dans les Ardennes belges, nos soldats tombent comme des quilles sous les balles des mitrailleuses allemandes.
Ces armes nouvelles n’ont pas cessé d’être perfectionnées au cours du XIX° siècle ; elles sont d’une efficacité redoutable et le fantassin français n’a souvent à leur opposer que sa baïonnette.
Il faut lire (ou relire) « Le gâchis des généraux » de Pierre Miquel (4) qui raconte comment Joffre limogeait ses subordonnés à tour de bras pour ne pas assumer ses propres erreurs ; comment des généraux incompétents – Nivelle et tant d’autres – lançaient leurs poilus dans des offensives aussi sanglantes qu’inutiles. Le général Pétain étaient l’un des rares à se soucier de la vie de ses hommes, les autres préféraient nier la supériorité de l’artillerie lourde allemande et ne croyaient qu’à l’offensive du fantassin à la baïonnette, comme durant les guerres napoléoniennes.
Après la défaite de Sedan, en 1870, la France était frappée d’un esprit revanchard, mais encore eût-il fallu se préparer sérieusement à la revanche. Or en 1911, alors que Krupp fondait des canons à longue portée qui allaient tragiquement inaugurer la guerre moderne, le général Faurie – qui mérite de passer à la postérité – écrivait ceci : « Il faut que le fantassin arrive à avoir, dans son adresse à manier la baïonnette, une confiance telle qu’il préfère l’emploi de celle-ci à un tir rapide qui lui fait perdre du temps » ; ça ne s’invente pas ! Et un certain capitaine Ledant – encore un génie méconnu – dans un livre intitulé « A la baïonnette, chargez ! », renchérissait en 1912 en écrivant :
« La baïonnette est une arme terrible, qui opère vite, c’est l’outil du bon travail, une blessure causée par elle est toujours grave. On peut rêver de posséder des armes qui tuent à plusieurs kilomètres, mais avec la baïonnette, tous les coups portent… ».
On croît rêver !
Vêtu du fameux « pantalon garance », le fantassin français offrait une cible magnifique au Boche, mais ce pantalon était un signe distinctif auquel tenaient les généraux. Il avait conquis ses titres de gloire en Algérie avec les troupes du Duc d’Aumale, et le supprimer eût été infamant. Et puis, comme disait Cyrano de Bergerac, « on n’abdique pas l’honneur d’être une cible » et des cibles, les mitrailleuses allemandes allaient en avoir quelques centaines de milliers.
Plus destructeurs encore, les canons lourds et les canons de campagne. Devant Namur, les Allemands en installent 400, dont plusieurs de gros calibre au bruit assourdissant. Les civils belges ne sont pas épargnés, victimes pour certains d’atrocités commises par les soldats allemands (5).
L’artillerie allemande se révèle très supérieure et plus mobile que celle des Français.
Ce 22 août 1914, à 7 heures du matin, lorsque les Dragons français pénètrent dans le village de Rossignol, ils tombent nez à nez sur des Uhlans allemands. Le combat s’engage. Nos Dragons repoussent l’ennemi vers la forêt qui s’étend jusqu’à Neufchâteau. Mais ils sont cueillis, à l’orée du bois, par un feu nourri. Le brouillard se lève. Retranchés dans le bois, les Allemands ont une idée assez précise des effectifs et de la localisation des troupes françaises qui s’avancent.
« Les Français restent convaincus de n’avoir qu’un faible rideau de troupes devant eux. C’est là un avantage tactique fondamental que viennent d’acquérir leurs adversaires. Ils le conserveront toute la journée », écrira Jean-Michel Steg (6). Les Allemands, qui ont mis en place leur artillerie sur des positions au nord-ouest et au nord-est de Rossignol, pilonnent le village.
Le commandement français ne jure que par la doctrine de l’offensive à outrance, et il réagira de la même façon, hélas, sur tous les champs de bataille des Ardennes et de Lorraine. Dès lors qu’une opposition se manifeste, l’ordre est donné d’attaquer sur le champ. Les Français, dont les habitudes guerrières sont héritées de l’Empire, montent à l’assaut en ligne, en se tenant bien droits, dans leurs pantalons rouges, et se font faucher par les mitrailleuses allemandes ou déchiqueter par leurs obus.
Cette bataille n’avait été ni prévue ni anticipée. Le 20 août, le général Joffre, commandant en chef des opérations, ne sait pas dans quelle direction marchent les troupes allemandes.
Les renseignements fournis soit par l’aviation, soit par la cavalerie de reconnaissance ou l’espionnage, lui permettent d’établir qu’une Armée allemande se dirige vers la Sambre-et-Meuse et une autre vers la Lorraine. « Joffre en déduit que le point faible du front allemand se trouve entre les deux. Il décide d’attaquer au centre, à travers les Ardennes belges », écrit Jean-Claude Delhez (7), historien qui a recensé quinze batailles perdues par les troupes françaises dans ce secteur, le 22 août.
Des batailles dont on ne parle pas, pour ne pas ternir l’image de Joffre.
Sur les fronts de Sambre et de Lorraine, Joffre s’attendait à des offensives allemandes très limitées. La déconvenue est de taille.
A Charleroi et à Mons, la V° Armée du général Lanrezac, épaulée sur sa gauche par le Corps Expéditionnaire britannique, est prise à la gorge par trois Armées allemandes. A partir du 20 août, les Allemands infligent de lourdes pertes aux Français en Lorraine, à Morhange, Dieuze et Sarrebourg.
Le « Plan Schlieffen » allemand, qui était pourtant connu – dans ses grandes lignes du moins – par l’état-major français, sera appliqué avec succès. Ces victoires ouvrent la voie à l’invasion du nord de la France et permettent à l’Allemagne d’occuper les bassins miniers de Lorraine et de Sambre jusqu’à la fin de la guerre. « L’exploitation des minerais de fer du nord de la Lorraine va lui permettre de soutenir son industrie militaire, écrit Jean-Claude Delhez. Sans cet avantage économique, les Allemands n’auraient pas pu tenir pendant quatre ans ».
Les combats meurtriers de Verdun (21 février – 19 décembre 1916) et du Chemin des Dames (16 avril – 24 octobre 1917) ont été moult fois racontés par les historiens. En revanche on a occulté Charleroi, Rossignol ou Morhange. Dans la mémoire collective, dans l’histoire « officielle », le succès des batailles de la Marne (5 – 12 septembre 1914) a progressivement fait oublier l’échec cuisant de celle des frontières. De nos jours, les historiens qui redécouvrent le 22 août 1914 ont du mal à chiffrer précisément les pertes françaises. Mais le chiffre de 27 000 tués, avancé par l’historien Henry Contamine, en 1970, a été souvent repris depuis. Jean-Claude Delhez, qui a opéré des recoupements à partir des journaux de marche, de la documentation sur les cimetières et les hôpitaux locaux, estime le nombre de morts français, sur tous les fronts, à 25 000 pour cette seule journée.
« Les premiers mois de la guerre sont caractérisés par l’improvisation. Les régiments qui battent en retraite après Charleroi ont autre chose à faire que de tenir des statistiques », estime l’historien Antoine Prost. Les morts sont inhumés à la va-vite, sur place, dans des fossés ou des trous d’obus. Une chose est certaine hélas : jamais, dans l’histoire des guerres dans toute l’Europe, et ce jusqu’en 1914, autant d’hommes n’ont été tués en une seule journée. Ne les oublions pas !
NB : je laisse les matamores, forts-en-gueule, et va-t-en-guerre – qui semblent souhaiter une Troisième Guerre Mondiale pour soutenir l’Ukraine et écraser la Russie – méditer sur cet article.
La Première Guerre Mondiale (qui devait être la dernière !) a fait plus de 10 millions de morts et 21 millions de blessés et mutilés ; la Seconde Guerre Mondiale en a tué presque 60 millions (dont plus de civils que de militaires).
Je n’ose imaginer le bilan de la Troisième !
Éric de Verdelhan
31 juillet 2023
1)- Le scandale provoqué, en 1904, par « L’affaire des fiches » : le général André, ministre de la guerre, faisait ficher les officiers catholiques pour freiner leur carrière.
2)- soit plus de morts en une seule journée que durant toute la guerre d’Algérie, du 1er novembre 1954 au 5 juillet 1962.
3)- « Charleroi, 21-23 août 1914 » de Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien ; Tallandier ; 2012.
4)- « Le gâchis des généraux » de Pierre Miquel ; Plon ; 2001.
5)- 383 civils sont massacrés le 22 août à Tamines, banlieue de Charleroi. Certains sont exécutés, d’autres utilisés comme bouclier humain, des femmes sont violées.
6)- « le Jour le plus meurtrier de l’histoire de France : 22 août 1914 » de Jean-Michel Steg ; Fayard ; 2013.
7)- « La Bataille des frontières, Joffre attaque au centre, 22-26 août 1914 » de Jean-Claude Delhez ; Economica ; 2013.