À Albert Roche, la patrie si peu reconnaissante…
Engagé en 1914, blessé neuf fois, tête brûlée mais couvert de décorations, distingué par Foch, Albert Séverin Roche est mort sous les roues de la voiture d’un ancien président de la République. Pas suffisant pour que la patrie en fasse un héros…
À Réauville, dans la Drôme provençale, un buste et une inscription de quelques mots résument les faits d’armes d’Albert Roche. À Sorgues dans le Vaucluse où il mourut, une plaque au jardin municipal évoque sa mémoire. La patrie a la reconnaissance modeste…
Un drôle de lascar, cet Albert Séverin Roche. Héros oublié, il était pourtant un génie pour se faire remarquer. En 1914, il a 17 ans. À Réauville, son père paysan veut le garder aux champs. Le gamin rêve de champ d’honneur. Pour se faire enrôler, il triche sur son âge. Et pour monter en première ligne, il se fait la belle en espérant qu’on lui applique la punition qui pend au nez des déserteurs : la ligne de front.
Albert Roche a ce qu’il voulait. Affecté au 30e bataillon de Chasseurs à pied en octobre 1914 puis au 27e bataillon en juillet 1915, il peut laisser libre cours à son courage et à son inconscience. Tête brûlée, il se porte volontaire pour les missions jugées perdues d’avance. En Alsace, un blockhaus allemand bourré de mitrailleuses barre la route aux attaques françaises. Roche convainc ses supérieurs : la nuit, les Allemands allument un poêle pour se réchauffer. Il suffit de jeter des grenades dans le tuyau pour en être débarrassé. Mission accomplie : Roche revient avec huit prisonniers et les mitrailleuses de l’ennemi.
À Sudel, toute sa section a été fauchée. Un soldat normalement constitué aurait fui ou se serait rendu. Roche braque aux créneaux les fusils de ses camarades morts et court de l’un à l’autre pour tirer. Imaginant la tranchée solidement tenue, les Allemands battent en retraite.
L’étui à cigarettes offert par Clemenceau
Les exploits de cet acabit, Roche les collectionne. Capturé, il subtilise l’arme de l’officier allemand qui l’interroge et ramène encore des prisonniers. Au chemin des Dames, son capitaine gît blessé entre les lignes. Roche rampe six heures à l’aller et quatre heures dans l’autre sens pour le récupérer. De retour, il s’endort dans un trou de guetteur. Une patrouille le découvre et pense avoir affaire à un déserteur. Cette fois-ci, c’est le peloton d’exécution qui l’attend. In extremis, un courrier arrive porteur d’un message de son capitaine revenu à lui : il le propose pour la médaille militaire…
Au cours des combats, Albert Roche est blessé à neuf reprises. À chaque fois, il refuse d’être envoyé à l’arrière pour y être soigné. Un jour il s’opère lui-même pour s’extraire une balle dans la maxillaire inférieure.
Médaille militaire, Croix de guerre, Chevalier de la Légion d’honneur, Albert Roche finit la guerre couvert de décorations. On lui attribue aussi une armée de prisonniers, 1180 très précisément.
En novembre 1918, à Strasbourg, devant la foule des grands jours, Foch apparaît au balcon de la mairie avec Albert Roche à ses côtés : «Alsaciens je vous présente votre libérateur. C’est le premier soldat de France». Premier soldat et toujours 2e classe.
À Réauville, le gamin Albert était réputé farceur. Enfant de chœur, il avait délacé la chaussure du curé dans l’idée de le voir dégringoler pendant l’office. Plus tard pendant la guerre, la légende veut qu’à la faveur d’une permission, il ait abandonné ses camarades en virée pour aller forcer la porte de Clemenceau. Le Tigre ébloui par ses décorations et aussi son culot sans bornes lui aurait offert un étui à cigarettes. Peut-être celui qu’il utilisa ensuite pour protéger sa boussole et qui porte encore les traces d’un impact de balle.
Une mission secrète à la veille de la Seconde Guerre mondiale ?
Cet étui de cuir fait partie des maigres souvenirs que ses petites filles Magali et Marie-Pierre conservent dans leur maison du Pontet près d’Avignon. Avec quelques photos, des coupures de presse, les décorations et des imprimés militaires. Tout le reste, surtout ses lettres écrites au front, est parti en fumée en 1944 sous les bombardements alliés.
L’arrière-petit-fils Tommy a décidé de mieux faire connaissance avec l’aïeul héroïque. Et aussi d’élucider sa part de mystère : « Il parlait l’allemand, l’anglais et l’arabe, mais où avait-il appris ces langues? » s’interroge Magali. Et pourquoi quelques jours avant sa mort aurait-il dit à sa femme : « C’est certainement le dernier gâteau qu’on mange ensemble ». De là à imaginer qu’une mission secrète lui aurait été confiée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a qu’un pas que rien ne permet de franchir.
Albert Roche avait sa part d’ombre, mais il connut aussi de rares moments dans la lumière. En 1920, il est l’un des sept combattants qui désignent le Soldat Inconnu et l’escortent jusqu’à l’Arc de Triomphe. Il est aussi de la maigre délégation française invitée à la table du roi Georges V d’Angleterre lors des obsèques du maréchal Lord French.
De retour à la vie civile, il est cantonnier. Puis pompier à la poudrière de Sorgues. À la descente du car qui l’amène au boulot ce 15 avril 1939, il se précipite pour saluer son ingénieur. La voiture de la fille de l’ancien président de la République Émile Loubet lui roule dessus : il meurt un peu plus tard à l’hôpital d’Avignon.
Est-ce parce qu’il a trouvé la mort sur une route de Provence plutôt que dans la boue puante des tranchées qu’Albert Roche est si discret dans les livres d’Histoire ? « Il a fallu sept ans pour qu’il ait une plaque à Sorgues » fulmine Jean-Louis Roux, le président des sous-officiers de réserve vauclusiens. « Surtout, ses chefs étaient jaloux » soupçonnent ses petites-filles.
100 ans après, le temps est venu de tourner la page. Ou plutôt de commencer à l’écrire…