témoignage
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"Nous étions vraiment les chevaliers de l'apocalypse."
"Je n'avais jamais fait la guerre, je l'ai vu. Je n'ai pas été touché. J'ai appris que des collègues avaient été touchés derrière. "
Le 17 janvier 1991, sous les ordres du futur général Mansion, 12 Jaguar des 7ème et 11ème Escadres de chasse, chargés de bombes de 250 kg, de bombes lance-grenades anti-piste de type BLG66 Béluga et emportant un « barax » de contre-mesure électronique, un missile d’auto-défense Magic II ainsi qu’un réservoir pendulaire ventral de 1.200 litres, décollèrent, à l’aube de la base, d’Al Ahsa [Arabie Saoudite] pour détruire des dépôts de misiles SCUD et les défenses aériennes de la base Al-Jaber, située dans le centre du Koweït.
Les Jaguar français évoluèrent à très basse altitude en territoire hostile. Malgré des tirs nourris de canons de 30 mm et d’armes de petit calibre, les pilotes français réussirent leur première mission. Mais quatre d’entre-eux furent touchés.
Le moteur droit de l’avion du lieutenant Bonnafoux [« Bonaf »] prit feu tandis qu’un missile sol-air entra dans le réacteur gauche du Jaguar piloté par le capitaine Hummel [Mamel]. Les commandes de vol de l’appareil du lieutenant Christ [Jésus] furent endommagées. Enfin, le capitaine Alain Mahagne [Charlie] vit la verrière de son avion éclater sous l’impact d’une balle. Blessé, il réussit à ramener son Jaguar. Comme ses trois autres équipiers.
Voici le témoignage de ce raid dans le désert, tiré du livre "Jaguar sur Al Jaber", écrit par Alain Mahagne:
-"Messieurs, il est 6 heures 30."
-"Avez-vous des questions?"
Personne évidemment n'avait de questions à poser, car depuis une semaine nous répétions point par point cette mission et nous en connaissions les moindres détails.
Il était désormais l'heure de regagner les avions. Pistolet dans le holster, masque à gaz à côté et casque de vol en main; aujourd'hui nous n'avions pas seulement l'air de guerriers, mais nous étions vraiment les chevaliers de l'apocalypse. J'avais réellement l'impression de réaliser un vieux rêve.
Le colonel commandant la base d'A1 Ahsa, nous attendait dehors. II nous regroupa autour de lui et nous encouragea chaleureusement:
-"Vous êtes professionnels. Je vous souhaite bonne chance. La France est avec vous."
Le jour se levait à peine sur le désert saoudien, et le fond de l'air était frais. Le ciel était nuageux et j'espérais qu'il n'allait pas nous gêner dans notre rassemblement après le décollage.
Très discipliné, chacun mit en route à l'heure prévue, sans ordre. Puis la voix de notre chef retentit :
-"Jupiter 01, check.
-"2, 3, 4, 5, 6."
-"Al Ahsa, Jupiter 01 roulage."
Nous étions au-dessus de la couche nuageuse et le soleil se levait à l'horizon. Quelle merveille! Nous volions sur un tapis moutonneux bordé de couleurs rougeoyantes et bleutées. Cela faisait déjà 20 minutes que nous étions en l'air.
A 8 heures 46, nous entrâmes au Koweït.
Bonaf confirma:
-"Point initial, trois nautiques à droite."
Paco fit immédiatement une baïonnette pour venir se placer sur l'axe prévu. Nous étions pratiquement au cap Nord lorsque nous survolâmes les premières forces irakiennes. Je distinguai très nettement un poste de commandement de divisions avec de grandes tentes blanches.
Nous avions légèrement modifié la formation en triangle très aplati et nous étions assez distants les uns des autres pour dissimuler la patrouille. Soudain, ça y était, on nous canardait! Tout d'abord à droite, sur la route un peu devant nous, je vis un quadritube de 23 mm chenillé qui nous prit à partie puis, à gauche, un autre ZSU 23/4, un ZPU 30/2 et un bitube de 30 mm. Je distinguai très bien les flashes qui partaient de chaque canon.
Je rentrais la tête dans les épaules, mais je ne devais pas bouger. Notre seule chance était de passer très bas et très vite. Soudain, ce fut la stupeur! Une volute toute blanche et moutonneuse s'étira devant moi.
-"Missile gauche!" annonça une voix.
Paco reprit:
-"On ne bouge pas!"
Je vis s'allonger avec sa tête en avant ce petit monstre de missile SA7, qui pouvait détruire un avion en une fraction de seconde. Il se dirigea droit vers le leader. Paco ne bougea pas. C'était terrible! Je ne pouvais rien faire. Les yeux pourtant rivés sur cette tragédie. Le missile n'était qu'à deux mètres de l'avion, lorsque le propulseur s'éteignit et l'ensemble passa entre Paco et Juju. Quelle frayeur! Je poussai un grand ouf, mais rien n'était joué.
A nouveau, Schnapy intervint à la radio, annonçant qu'ils étaient trop au sud, mais qu'ils voyaient l'objectif. Quant à nous, nous continuions notre périple. La DCA s'était un peu calmée. Une annonce retentit, elle nous glaça le sang:
-"Je suis touché, j'ai un voyant d'huile allumé!"
Tout le monde avait reconnu la voix de Bonaf. Je ne tournai même pas la tête pour le chercher. Il connaissait exactement les consignes. A tout à l'heure! Je l'oubliai et poursuivis ma mission.
Le feu nourri de la défense sol-air irakienne recommença et de nouveau des dizaines de flashes s'allumèrent autour de mon avion, matérialisant autant de canons anti-aériens. Les obus traçants exécutaient une danse mortelle devant le nez de mon Jaguar.
Ma seule préoccupation était de ne pas être touchée! Je ne connaissais pas mon altitude, elle était certainement très basse. Ma tête comme montée sur roulement à billes pivotait sans cesse pour surveiller d'éventuels tirs de missiles.
J'étais tellement concentré que j'avais l'impression que mon sang bouillonnait dans ma tête. Je survolais certainement un poste de commandement de division car la DCA était beaucoup trop importante.
Devant moi, sur la gauche, était-ce une antenne radar? Trop tard elle était déjà "travers". Au sol, plusieurs masses noires en quinconce étaient enterrées dans le sable: des chars auprès d'un talweg. Je montai et tirai. Mes quatre bombes partirent; j'en étais soulagé. Mais tout n'était pas terminé pour autant.
Soudain un, puis deux missiles passèrent devant mon nez, sans danger pour l'instant.
- "Touché, je suis touché aussi !".
C'était la voix de mon équipier Mamel. Dans ce tumulte, j'ignorais où il se trouvait. Je ne pouvais plus rien pour lui et continuai au cap. Je repris instinctivement ma position, recroquevillé sur moi-même, la tête en avant comme si la structure de mon avion pouvait me protéger.
Je surveillais toujours autour de moi ce champ de feu. Je regardais à droite, quand soudain je vis et entendis ma verrière éclater. Le choc terrible me projeta la tête en arrière. Je ne voyais plus rien, c'était horrible !
Comme par réflexe, je tirai sur le manche. Trois ou quatre secondes après, je recouvrai la vue. Devant mes yeux, le heaume transparent pendait en morceaux. J'en arrachai le plus possible pour être dégagé.
J'avais tellement mal qu'il me semblait que ma tête allait exploser. J'étais sonné et récupérais lentement mes esprits.
Première chose à vérifier : est-ce que les moteurs poussaient ? Aucun problème, tout était bon. Il y avait du bruit dans la cabine mais ce n'était pas grave. Je replongeai immédiatement pour me coller au sol, j'étais à peu près à 20 pieds.
- "Comment ça va Mamel ?", s'inquiéta Paco.
- "L'avion est instable, j'ai le réacteur droit en feu, je coupe !"
- "C'est bon, fonce vers la sortie". Je ne dis rien à la radio, mon mal était supportable et Mamel avait beaucoup plus besoin d'aide que moi.
J'avais été touché depuis bientôt une minute, et apparemment je ne survolais plus les forces irakiennes. Un juron s'échappa de ma gorge. Je sentis alors un liquide chaud et poisseux me couler abondamment dans le cou. Je regardai lentement à droite puis à gauche. Ma verrière était perforée de part et d'autre et au milieu il y avait mon casque. Dès lors, je réalisai que j'étais blessé.
Aucune peur ne m'envahit, je restai lucide et maître de mes moyens. J'annonçai calmement mes problèmes à la radio :
-"Charly. Je suis touché, j'ai un trou dans la tête et je pisse le sang."
-"Tu confirmes Charly!" interpella Schnapy
-"Je confirme, j'ai un trou dans la tête, je pisse le sang et je vais monter."
-"Non, non !..." plusieurs voix venaient de répondre en même temps.
-"Charly, sors d'abord!" s'écria le chef. Je continuai au cap 260°, je volais toujours aussi bas.
-"Le but 20 Charly, va vers la sortie!"
J'affichai le but 20 à mon calculateur et me dirigeai vers la frontière saoudienne à la vitesse de 500 nœuds. J'aperçus au loin un Jaguar dans la brume. J'essayai de le rattraper mais en vain. Au but 20, j'effectuai souplement mon virage pour ne pas avoir de vertiges. Les ailes à plat, je cherchai le Jaguar qui me précédait mais ne vis rien. Je continuai un peu au cap sud comme prévu.
Maintenant, il fallait monter vite. Je cabrai franchement mon avion, comme nous l'avions répété. A 400 nœuds, je larguai des cartouches infrarouges puis je branchai la postcombustion. Je grimpai jusqu'au niveau 130, mais la couche étant dense à cet endroit, je m'arrêtai finalement au 150. J'essayai d'afficher la base d'Al Ahsa au calculateur, mais ce dernier était bloqué sur le but 15, point du ravitaillement en vol. J'étais donc seul surnageant sur cette mer de nuages informes et mon émotion était profonde.
-"Charly, t'en es où?" demanda Schnapy.
-"Je suis stable au niveau 150, je n'ai plus de calculateur, il est bloqué sur le but 15, je voudrais qu'on me rassemble."
Immédiatement le fidèle Paco répondit :
-"OK Charly, on va te rassembler. Annonce-moi une distance par rapport au but 15 et monte au 200 à cause de l'hippodrome des ravitailleurs."
J'exécutai exactement les recommandations de Paco et je branchai mon oxygène en surpression pour compenser le manque de pressurisation dû aux trous dans la verrière.
-"Je suis au 200 et à 80 nautiques du but."
Bonaf venait de rassembler Mamel, son avion était en piteux état.
-"Ouais! J'ai coupé le droit et percuté l'extincteur, mais rien ne s'éteint."
Ils semblaient tous les deux très calmes, ce qui était une bonne chose.
-"Pour toi, le moteur droit brûle aussi Bonaf." reprit Mamel.
-"OK, je coupe mon réacteur!"
Que le temps me paraissait long! Je fis un rapide calcul de la consommation de carburant. C'était suffisant pour atteindre Al Ahsa. Bruno participait activement à notre secours.
-"Charly, j'ai contacté I'AWACS, tu es "clair" sur Al Ahsa direct."
-"Charly, passe un coup d’IFF EMERGENCY" poursuivit le chef.
-"OK, c'est fait!"
Je me traînais à 330 nœuds car je devais économiser du pétrole et laisser de la marge à ceux qui allaient me rejoindre. Ce qui me tracassait le plus était la descente. J'espérais ne pas avoir de vertiges, ce serait une catastrophe. Tant pis pour l'avion, je devrais m'éjecter.
-"Je suis touché aussi!" s'exclama une autre voix que j'avais du mal à reconnaître.
-"J'ai un dur à la profondeur. Je vais me poser en longue finale".
C'était Jésus.
-"Très bien Jésus, reste calme." dit Schnapy.
Nous étions quatre à être touchés: une véritable hécatombe! De plus, il y avait encore beaucoup d'autres voix que je n'avais pas entendues:
-"Largue des leurres infrarouges Charly, les autres te verront mieux."
Je larguai une première fois. Rien. Puis une deuxième.
-"Il est à 11 heures, Paco."
J'identifiai Benet, j'étais heureux qu'il m'ait repéré.
-"Charly, tiens le coup, on arrive."
-"Ca va."
Je répondais avec de plus en plus de lassitude et chaque appel me faisait sursauter. J'avais l'impression de sombrer dans une douce quiétude. Désormais, plus rien ne m'inquiétait. Etais-je en train de m'endormir?
Chacun, à tour de rôle me faisait parler. J'étais de plus en plus las et ce fut à peine si je vis arriver Paco à côté de moi.
-"Tu me vois Charly à ta droite?"
-"Ouais! Je me mets dans ton aile. Tu me ramènes au terrain."
-"C'est d'accord" répondit-il.
Je poussai un soupir de soulagement et je me rapprochai pour me mettre en place. J'avais entière confiance en Paco. Je savais qu'il ferait tout pour me raccompagner dans de bonnes conditions. La radio retransmettait le périple des deux avions en monoréacteur.
Bonaf avait réussi à éteindre le feu du moteur. Il accompagnait Mamel jusqu'à Jubail, un terrain américain.
-"Où ça en est Bonaf," demanda ce dernier.
-"Ca brûle toujours," répondit l'autre.
-"Tu devrais t'éjecter Mamel," proposa Bruno un peu inquiet.
-"Non non, ça tient je vais me poser à Jubail."
Je ne quittais plus mon ami des yeux car maintenant c'était mon guide. La descente venait de commencer et nous rentrâmes dans la couche nuageuse. Je devais faire un énorme effort pour maintenir ma position en patrouille serrée. Mais la couche n'étant pas épaisse nous en sortîmes rapidement. Malgré tout, il faisait très sombre. J'étais gêné, je n'avais plus rien devant les yeux. A nouveau Jésus fit part de ses problèmes.
-"Je suis en longue finale, avec le manche en butée. J'ai du mal à tenir l'avion, je vais m'éjecter!"
Schnapy l'encouragea car il touchait au but.
-"Jésus, tu y es presque, essaie d'aller jusqu'au bout."
A notre tour nous nous approchions d'Al Ahsa. Il était grand temps, cela faisait bientôt quarante minutes que j'avais été touché.
-"Charly, tu vois la piste, elle est à gauche. Tu vas sortir les éléments et te poser."
Dans un premier temps, je descendis légèrement, mais dans cette pénombre et cette brume je ne voyais rien. Peu à peu, je distinguai une longue bande noire, c'était le taxiway qui venait juste d'être refait. Nous étions en vent arrière, je sortis le train et les volets et effectuai un dernier virage. Paco, à côté de moi, me surveillait. J'étais très concentré malgré mon mal de tête.
Mon atterrissage fut parfait: MISSION ACCOMPLIE!
Je dégageai la piste et j'éclatai en sanglots. J'étais à bout de nerfs. J'avais la vie sauve. Cela tenait véritablement du miracle, pensai-je en regardant de nouveau la verrière. J'imaginais déjà l'état de ma tête sous mon casque. Mes pleurs redoublèrent, je n'arrivais plus à me contrôler. Sur le parking, des pilotes et des mécaniciens étaient rassemblés, aucun signe de joie: savaient-ils déjà? Je roulai jusqu'au parking, mon mécanicien de piste m'attendait. Il mit les cales et je coupai les moteurs. J'étais effondré, la tête penchée en avant et je me sentais très fatigué. Je n'avais même plus la force de me lever.
La verrière s'ouvrit. L'ambulance arriva à vive allure. En quelques secondes le médecin fut là.
-"Ne bouge pas mon gars, on s'occupe de toi."
Il me prit la tension et aussitôt hurla des ordres. Avant d'avoir le temps de dire "ouf" j'avais déjà une perfusion dans le bras. A plusieurs, ils m'aidèrent doucement à m'extraire de l'habitacle. Je découvris alors les visages de ceux qui m'entouraient. Ils étaient tous plus pâles les uns que les autres. Le colonel RTP présent m'encouragea amicalement.
-"Charly, tiens le coup, ça va aller."
Son tutoiement me surprit, mais me fit du bien. Mes pleurs se calmèrent. Allongé sur une civière, j'étais installé dans l'ambulance. Un "toubib" et un pilote, "3D", m'accompagnaient. Le médecin me posa un masque à oxygène et demanda à "3D" de le maintenir. Ils me réconfortaient comme ils le pouvaient. Mais par moments je ne pouvais pas m'empêcher de sangloter: c'était plus fort que moi.
Sans arrêt, les images de l'enfer du feu que nous avions traversé me revenaient à l'esprit.