Ukraine, le tombeau de l’Europepar
Raphaël CHAUVANCY23 janvier 2022
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[url=https://api.whatsapp.com/send?text=Ukraine%2C+le+tombeau+de+l%E2%80%99Europe %0A%0A https://theatrum-belli.com/ukraine-le-tombeau-de-leurope/]
[/url]Crédit : Reportage vidéo de France 24 (You Tube).Alors qu’elle s’éveille péniblement d’une longue hibernation causée par la COVID 19, l’Europe redécouvre le son des bruits de bottes. Elle avait trouvé confortable de sortir de l’histoire et de confier à d’autres les tracas de la puissance. Elle en découvre le prix.
On accuse ainsi la Russie de nourrir de noirs desseins à son encontre. C’est sans doute vrai, mais le jeu est un peu plus complexe qu’une partie entre des démocraties sur la défensive et un potentat expansionniste.
C’est faire beaucoup d’honneur à Vladimir Poutine que de lui attribuer la responsabilité de la crise actuelle. Certes, le sens de la démocratie ne l’étouffe pas et ses qualités premières ne semblent être ni la douceur, ni la tempérance. En cela, il est d’ailleurs assez représentatif de l’image que l’on se fait de l’âme russe. Rendons néanmoins à César ce qui est à César et aux ultra-nationalistes ukrainiens ce qui leur appartient : c’est parce que ces derniers ont allègrement piétiné les droits de leurs compatriotes russophones que la situation s’est dégradée. Ce n’est qu’ensuite que le président russe a saisi l’opportunité d’assurer définitivement à son pays le contrôle du grand port de Sébastopol. Conforme aux vœux de la population, mais contraire au droit international, l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 reste dans les mémoires.
La question du Donbass, elle, traîne. Le maître du Kremlin médite-t-il vraiment l’annexion des régions frontalières de l’Ukraine ? À dire vrai, son pire cauchemar serait plutôt de partager une frontière avec un pays de l’OTAN. Pourquoi diable envahirait-il donc un État tampon dont essentiel à son système stratégique ? On ne voit pas bien qui pourrait empêcher l’armée russe de saisir le Donbass sous les acclamations de ses habitants si l’envie lui en prenait. Si ce n’est pas arrivé, c’est tout simplement parce que Moscou n’y a pas intérêt.
Certains éléments pourraient cependant modifier la donne. Une action synchronisée avec une entreprise chinoise sur Taïwan pour saturer les capacités américaines de réaction et bouleverser l’ordre mondial ne serait pas sans séduction. Sans aller jusque-là, les questions de sécurité liées à son environnement proche rendent la Russie très nerveuse et pourraient la pousser à une réaction brutale — la Géorgie en a jadis fait les frais.
Or, Kiev ne se prive pas de provoquer Moscou, ne serait-ce qu’en affichant son souhait de rejoindre l’alliance Atlantique, et refuse tout compromis. Pourquoi ? Parce que l’annexion du Donbass par la Russie est ce qui pourrait arriver de mieux aux Ukrainiens. La rupture définitive avec cette région étant à peu près actée, le tout pour les dirigeants ukrainiens est désormais d‘en tirer tout le parti possible. Une intervention directe des forces russes serait un choc mais comblerait probablement leurs vœux. Ils passeraient par pertes et profits les régions hostiles de l’Est et, en contrepartie, forceraient la main des démocraties pour obtenir leur intégration à l’UE et à l’OTAN. Il serait moralement très difficile de les leur refuser après l’invasion d’une partie de leur territoire.
En revanche, la question se pose de savoir où s’arrêteraient les troupes russes une fois mises en mouvement. L’invasion de l’Europe est-elle à craindre ? Probablement pas. Vladimir Poutine ne lui veut aucun bien, ne soyons pas naïfs. Mais il n’est pas idiot. Défendre ses intérêts au détriment de ceux d’une Europe qu’il méprise, oui. L’envahir militairement, c’est plus douteux. En dehors d’un soir de zapoï à la mauvaise vodka, l’idée d’un défilé de chars T-14 Armata à Berlin ou sur les champs Élysées ne doit guère l’effleurer. Il n’aurait pas grand-chose à y gagner, à part le risque d’une guerre totale avec les Etats-Unis. En dehors de quelques raids en profondeur, son armée se contenterait donc vraisemblablement d’agir dans les limites de l’Ukraine russophones. Elle n’en ferait pas moins peser une menace crédible qui lui permettrait d’exercer un chantage militaire inacceptable à l’encontre des Européens.
Et les Américains dans tout cela ? Ils jouent à se faire peur et, surtout, à faire peur aux Européens. Ils pratiquent depuis des années l’enemy building, cherchant des noises aux Russes, qui n’ont guère besoin d’être poussés pour montrer les dents, afin d’empêcher toute velléité d’autonomie stratégique européenne. Lorsque l’ours russe fort de ses 2700 chars grogne, les Polonais tremblent et les Allemands réalisent que leurs fonctionnaires syndiqués en uniforme ne feraient pas le poids là où la Wehrmacht elle-même a échoué jadis. Donc, il ne reste qu’à supplier les Américains d’assurer leur protection, quitte à les payer pour cela et à leur acheter des F-35 plutôt que des Rafales. Washington fait financer son complexe militaro-industriel par les Européens qui éprouvent le besoin de se protéger d’une menace russe objective mais attisée si ce n’est créée… par la politique américaine.
Notre faiblesse nous a enfermés dans un piège stratégique. La Russie ne sera jamais notre alliée ; nos valeurs et nos intérêts géopolitiques divergent trop pour cela. En revanche, elle devrait être un partenaire avec lequel entretenir un dialogue exigeant mais ouvert. La politique américaine a tout fait pour éliminer intelligemment cette option. Les Américains, sont et resteront en dernier recours nos alliés naturels. Ils le savent et en jouent. Que Moscou ait été poussé par Washington à durcir ses positions n’ôte rien au fait que ses démonstrations militaires massives en Europe sont intolérables et appellent une réponse. La France n’a d’autre choix que de réaffirmer son soutien total à ses alliés orientaux et d’y renforcer sa présence militaire — d’autant plus que les Russes s’affirment également comme nos compétiteurs au Levant et en Afrique.
L’OTAN protège le vieux continent mais, paradoxalement, il attise simultanément les menaces qui pèsent sur lui. Trop faible pour faire entendre leur voix et défendre leurs intérêts, les nations européennes sont prises dans un dangereux étau entre Russes et Américains. La reconquête de l’autonomie stratégique européenne est un impératif pour notre sécurité. Espérons que la France, traditionnelle puissance d’équilibre, parvienne à en convaincre ses partenaires. Malgré les inévitables interférences de la campagne électorale nationale, Paris saura-t-il saisir l’opportunité de la présidence européenne pour faire avancer ce projet ?
Raphaël Chauvancy