« Opération commando » sous Napoléon
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par
Theatrum Belli
23 octobre 2022
0408[url=https://api.whatsapp.com/send?text=%C2%AB%C2%A0Op%C3%A9ration+commando%C2%A0%C2%BB+sous+Napol%C3%A9on %0A%0A https://theatrum-belli.com/operation-commando-sous-napoleon/][/url]
La jolie petite ville de Mölk, située sur le bord du Danube, est dominée par un immense rocher en forme de promontoire, sur le haut duquel s’élève un couvent de Bénédictins, qui passe pour le plus beau et le plus riche de la chrétienté. Des appartements du monastère, l’œil découvre sur une très vaste étendue le cours et les deux rives du Danube.
L’Empereur et plusieurs maréchaux, au nombre desquels était le maréchal Lannes, s’établirent au monastère, et notre état-major logea chez le curé de la ville. Il était tombé beaucoup d’eau pendant la semaine, et la pluie, qui n’avait pas cessé depuis vingt-quatre heures, continuait encore ; aussi le Danube et ses nombreux affluents étaient-ils débordés. La nuit venue, mes camarades et moi, charmés d’être à l’abri d’un aussi mauvais temps, soupions gaiement avec le curé, jovial garçon, qui nous faisait les honneurs d’un excellent repas, lorsque l’aide de camp de service auprès du maréchal Lannes vient me prévenir que celui-ci me demande, et qu’il faut que je monte à l’instant même au couvent. Je me trouvais si bien où j’étais, que je fus très contrarié d’être obligé de quitter un bon souper et un bon logis pour aller me mouiller derechef ; mais il fallait obéir !…
Tous les corridors et toutes les salles basses du monastère étaient remplis de grenadiers et de chasseurs de la garde, auxquels le bon vin des moines faisait oublier les fatigues des jours précédents. En arrivant dans les salons, je compris que j’étais appelé pour quelque grave motif, car généraux, chambellans, officiers d’ordonnance, tous me répétaient : « L’Empereur vous a fait demander ! » Quelques-uns ajoutaient : « C’est probablement pour vous remettre votre brevet de chef d’escadron. » Mais je n’en crus rien, car je n’avais pas encore assez d’importance auprès du souverain pour qu’il m’envoyât chercher à pareille heure pour me remettre lui-même nia nomination ! Je fus donc introduit dans une immense et magnifique galerie, dont le balcon donne sur le Danube. J’y trouvai l’Empereur dînant avec plusieurs maréchaux et l’abbé du couvent, qui a le titre d’évêque. En me voyant, l’Empereur quitte la table et s’approche du grand balcon, suivi du maréchal Lannes, auquel je l’entends dire à voix basse : « L’exécution de ce projet est presque impossible ; ce serait envoyer inutilement ce brave officier à une mort presque certaine ! — Il ira, Sire, j’en suis certain, répond le maréchal, il ira ; d’ailleurs, nous pouvons toujours lui en faire la proposition. »
Me prenant alors par la main, le maréchal ouvre la fenêtre du balcon qui domine au loin le Danube, dont l’immense largeur, triplée en ce moment par une très forte inondation, était de près d’une lieue !… Un vent des plus impétueux agitait le fleuve, dont nous entendions mugir les vagues. Il pleuvait à torrents, et la nuit était des plus obscures ; on apercevait néanmoins de l’autre côté une immense ligne de feux de bivouac. Napoléon, le maréchal Lannes et moi étant seuls auprès du balcon, le maréchal me dit : « Voilà de l’autre côté du fleuve un camp autrichien ; mais l’Empereur désire très vivement savoir si le corps du général Hiller en fait partie, ou s’il se trouve encore sur cette rive. Il faudrait que, pour s’en assurer, un homme de cœur eût le courage de traverser le Danube, afin d’aller enlever quelque soldat ennemi, et j’ai affirmé à l’Empereur que vous iriez ! » Napoléon me dit alors : « Remarquez bien que ce n’est pas un ordre que je vous donne ; c’est un désir que j’exprime ; je reconnais que l’entreprise est on ne peut plus périlleuse, mais vous pouvez la refuser sans crainte de me déplaire. Allez donc réfléchir quelques instants dans la pièce voisine, et revenez nous dire franchement votre décision. »
J’avouerai qu’en entendant la proposition du maréchal Lannes, une sueur froide avait inondé tout mon corps ! Mais à l’instant même, un sentiment que je ne saurais définir, et dans lequel l’amour de la gloire et de mon pays se mêlait peut-être à un noble orgueil, exaltant au dernier degré mon ardeur, je me dis : Comment ! l’Empereur a ici une armée de 150.000 guerriers dévoués, ainsi que 25.000 hommes de sa garde, tous choisis parmi les plus braves ; il est entouré d’aides de camp, d’officiers d’ordonnance, et cependant, lorsqu’il s’agit d’une expédition pour laquelle il faut autant d’intelligence que d’intrépidité, c’est moi, moi ! que l’Empereur et le brave maréchal Lannes choisissent !!! « J’irai, Sire ! m’écriai-je sans hésiter. J’irai !… et si je péris, je lègue ma mère à Votre Majesté ! » L’Empereur me prit l’oreille en signe de satisfaction, et le maréchal me tendit la main en s’écriant : « J’avais bien raison de dire à Votre Majesté qu’il irait !… Voilà ce qu’on appelle un brave soldat !… » *
Mon expédition étant ainsi résolue, il fallut songer à réunir les moyens pour l’exécuter. L’Empereur fit appeler le général Bertrand, son aide de camp, le général Dorsenne, des grenadiers de la garde, ainsi que le commandant du grand quartier impérial, et leur ordonna de mettre à ma disposition tout ce dont je croirais avoir besoin. Sur ma demande, un piquet d’infanterie alla chercher en ville le bourgmestre, le syndic des bateliers et cinq de ses meilleurs matelots. Un caporal et cinq grenadiers à pied de la vieille garde, parlant tous allemand, et pris parmi les plus braves, quoique n’étant pas encore décorés, furent aussi appelés et consentirent volontairement à m’accompagner. L’Empereur fit d’abord introduire les six militaires, et leur ayant promis qu’à leur retour ils recevraient immédiatement la croix, ces braves gens répondirent par un « Vive l’Empereur ! » et allèrent se préparer. Quant aux cinq bateliers, lorsque l’interprète leur eut expliqué qu’il s’agissait de conduire une barque de l’autre côté du Danube, ils tombèrent à genoux et se mirent à pleurer. Le syndic déclara qu’il valait autant les fusiller tout de suite que de les envoyer à une mort certaine ; l’expédition était absolument impossible, non seulement à cause de la force des eaux qui retourneraient la nef, mais aussi parce que les affluents du Danube ayant amené dans ce fleuve une grande quantité de sapins nouvellement abattus dans les montagnes voisines, ces arbres qu’on ne pourrait éviter dans l’obscurité viendraient heurter et défoncer la barque. D’ailleurs, comment aborder sur la rive opposée, au milieu des saules qui crèveraient le bateau, et d’une inondation dont on ne connaissait pas l’étendue ?… Le syndic concluait donc que l’opération était matériellement impraticable.
En vain l’Empereur, pour les séduire, fit-il étaler devant chacun d’eux 6.000 francs en or, cette offre ne put les décider, et cependant, disaient-ils, nous sommes de pauvres matelots, tous pères de famille ; cet or assurerait notre fortune et celle de nos enfants ; notre refus doit donc vous prouver l’impossibilité de traverser le fleuve en ce moment !… Je l’ai déjà dit : à la guerre, la nécessité d’épargner la vie d’un grand nombre d’hommes, en sacrifiant celle de quelques-uns, rend, dans certaines circonstances, les chefs de l’armée impitoyables. L’Empereur fut donc inflexible. Les grenadiers reçurent l’ordre d’emmener ces pauvres gens malgré eux, et nous descendîmes à la ville.
Le caporal qu’on m’avait donné était un homme fort intelligent ; je le pris pour mon interprète et le chargeai, chemin faisant, de dire au syndic des matelots que, puisqu’il était forcé de venir avec nous, il devait, dans son propre intérêt, nous désigner la meilleure barque et indiquer tous les objets dont il fallait la garnir. Le malheureux obéit, tout en se livrant au plus affreux désespoir. Nous eûmes donc une excellente embarcation et prîmes sur les autres tout ce qui fut à notre convenance. Nous avions deux ancres ; mais comme il ne me paraissait guère possible de nous en servir, je fis prendre des câbles et coudre au bout de chacun d’eux un morceau de toile, dans lequel était enveloppé un gros caillou. J’avais vu dans le midi de la France des pêcheurs arrêter leurs bateaux en lançant sur les saules du rivage les cordes ainsi préparées, qui, s’entortillant autour de ces arbres, faisaient office d’ancre et arrêtaient la nacelle. Je couvris ma tête d’un képi, les grenadiers prirent leurs bonnets de police, car toute autre coiffure eût été très embarrassante. Nous avions des vivres, des cordes, des haches, des scies, une échelle, enfin tout ce que la prévoyance m’avait suggéré de prendre.
Nos préparatifs terminés, j’allais donner le signal du départ, lorsque les cinq bateliers me supplièrent en sanglotant de les faire conduire chez eux par mes soldats et de leur accorder la grâce d’aller, pour la dernière fois peut-être, embrasser leurs femmes et leurs enfants !… Mais l’attendrissement qu’eût produit cette scène ne pouvant qu’amoindrir le courage déjà si faible de ces malheureux, je refusai. «Eh bien! dit alors le syndic, puisque nous n’avons plus que quelques instants à vivre, donnez-nous cinq minutes pour recommander nos âmes à Dieu, et faites de même que nous, car vous allez aussi périr !… » Ils se prosternèrent tous ; les grenadiers et moi les imitâmes, ce qui parut faire grand plaisir à ces braves gens. La prière terminée, je fis distribuer à chacun d’eux un verre de l’excellent vin des moines, et la barque fut poussée au large !…
J’avais recommandé aux grenadiers d’exécuter en silence toutes les prescriptions du syndic qui tenait le gouvernail. Le courant était trop rapide pour que nous pussions traverser directement de Mölk à la rive opposée ; nous remontâmes donc à la voile le long de la berge du fleuve pendant plus d’une lieue, et bien que le vent et les vagues fissent bondir le bateau, ce trajet se fit sans accident. Mais lorsqu’il fallut enfin s’éloigner de terre, pour commencer la traversée à force de rames, le mât qu’on abattit, au lieu de venir se placer dans la longueur du bateau, tomba de côté, et la voile, trempant dans l’eau, offrait une grande résistance au courant, ce qui nous fit tellement pencher que nous fûmes sur le point d’être submergés !… Le patron ordonna de couper les câbles et de jeter le mât dans le fleuve ; mais les matelots, perdant la tête, se mirent à prier sans bouger !… Alors, le caporal, tirant son sabre, leur dit : « On peut prier en travaillant ! Si vous n’obéissez sur-le-champ, je vous tue !… »
Ces pauvres diables, obligés de choisir entre une mort incertaine et une mort positive, prirent des haches, aidèrent les grenadiers ; le mât fut promptement coupé et lancé dans le courant… Il était temps, car à peine fûmes-nous débarrassés de ce dangereux fardeau, que nous ressentîmes une secousse épouvantable : un des nombreux sapins qu’entraînait le Danube venait de heurter le bateau… nous frémîmes tous !… Heureusement, le bordage n’était point encore défoncé ; mais la barque résisterait-elle aux chocs qu’elle pouvait recevoir des autres arbres que nous n’apercevions pas et dont le voisinage nous était signalé par un plus grand balancement des vagues ? Plusieurs nous touchèrent, sans qu’il en résultat de graves accidents ; cependant, le courant nous poussant avec force, et nos rames gagnant fort peu sur lui, pour nous faire prendre le biais nécessaire à la traversée du fleuve, je craignis un moment qu’il ne nous entraînât au-delà du camp ennemi, ce qui eût fait manquer mon expédition. Enfin, à force de rames, nous étions parvenus aux trois quarts du trajet, lorsque, malgré l’obscurité, j’aperçois une énorme masse noire sur les eaux, puis tout à coup un frôlement aigu se fait entendre, des branchages nous atteignent au visage, et la barque s’arrête !… Le patron, questionné, répond que nous sommes sur un îlot garni de saules et de peupliers, dont l’inondation a presque atteint le sommet… Il fallut employer des haches à tâtons pour s’ouvrir un passage à travers ces branches ; on y parvint, et dès que nous eûmes franchi cet obstacle, nous trouvâmes un courant bien moins furieux que dans le milieu du fleuve et atteignîmes enfin la rive gauche, en face du camp autrichien. Cette rive était bordée d’arbres aquatiques très touffus qui, avançant en forme de dôme au-dessus de la berge, en rendaient sans doute l’approche fort difficile, mais qui en même temps s’opposaient à ce que du camp on pût apercevoir notre barque. Les feux de bivouac éclairaient le rivage, tout en nous laissant dans l’obscurité que les branches de saules projetaient sur nous. Je laissai la barque courir le long du bord, cherchant de l’œil un endroit propice pour prendre terre. Tout à coup, j’aperçois une rampe pratiquée sur la berge par les ennemis, afin que les hommes et les chevaux de leur camp pussent arriver jusqu’à l’eau. L’adroit caporal lance alors parmi les saules l’une des pierres que j’avais fait préparer ; la corde s’enroule autour de l’un de ces arbres, et la barque s’arrête contre la terre, à un ou deux pieds de la rampe. Je pense qu’il était alors minuit. Les Autrichiens, se trouvant séparés des Français par l’immensité du Danube débordé, étaient dans une si grande sécurité que, excepté le factionnaire, tout dormait dans le camp.
Il est d’usage à la guerre que, quelle que soit la distance qui sépare de l’ennemi, les canons et les sentinelles doivent toujours faire face vers lui. Une batterie placée en avant du camp était donc tournée du côté du fleuve, et des factionnaires se promenaient sur le haut du rivage, dont les arbres empêchaient de voir l’extrême bord, tandis que du bateau j’apercevais à travers les branches une grande partie des bivouacs.
Jusque-là ma mission avait été plus heureuse que je n’aurais pu l’espérer ; mais pour que le résultat fût complet, il fallait enlever un prisonnier, et une telle opération, exécutée à cinquante pas de plusieurs milliers d’ennemis, qu’un seul cri pouvait réveiller, me paraissait bien difficile !… Cependant, il fallait agir… J’ordonne donc aux cinq matelots de se coucher au fond de la barque, en les prévenant que deux grenadiers vont les surveiller et tueront impitoyablement celui qui proférera une parole ou essayera de se lever Je place un autre grenadier sur la pointe du bateau qui avoisine la berge, et mettant le sabre à la main, je débarque, suivi du caporal et de deux grenadiers. Il s’en fallait de quelques pieds que la barque touchât terre ; nous fûmes donc obligés de marcher dans l’eau, mais enfin nous voilà sur la rampe… Nous la montons, et je me préparais à courir sur le factionnaire le moins éloigné de nous, pour le désarmer, le faire bâillonner et le traîner sur le bateau, lorsqu’un bruit métallique et un petit chant à demi-voix vinrent frapper mes oreilles… Un homme portant un gros bidon de fer-blanc venait en fredonnant puiser de l’eau. Nous redescendons promptement vers le fleuve, pour nous cacher sous la voûte de branches qui couvre la barque, et dès que l’Autrichien se baisse pour remplir son bidon, mon caporal et les deux grenadiers le saisissent à la gorge, lui placent sur la bouche un mouchoir rempli de sable mouillé, et lui mettant la pointe de leur sabre au corps, menacent de le tuer s’il fait la moindre résistance ou cherche à pousser un cri !… Cet homme, stupéfait, obéit et se laisse conduire au bateau ; nous le hissâmes dans les bras du grenadier placé sur ce point, et celui-ci le fit coucher à plat ventre à côté des matelots. Pendant qu’on enlevait cet Autrichien, son costume m’avait fait reconnaître que ce n’était pas un soldat proprement dit, mais un soldat domestique d’officier.
J’aurais préféré prendre un combattant, parce que j’aurais eu des renseignements plus positifs ; néanmoins, faute de mieux, j’allais me contenter de cette capture, lorsque j’aperçois au sommet de la rampe deux militaires portant chacun le bout d’un bâton au milieu duquel était suspendu un chaudron. Ces hommes n’étant plus qu’à quelques pas, il était impossible de se rembarquer sans être vu. Je fis donc signe à mes grenadiers de se cacher de nouveau, et lorsque ces deux Autrichiens se baissèrent pour remplir leur vase, des bras vigoureux, les saisissant par-derrière, leur plongèrent la tête dans l’eau, parce que ces soldats ayant leurs sabres, je craignais qu’ils ne voulussent résister ; il fallait donc les étourdir. Puis, à mesure qu’on en relevait un, sa bouche était couverte par un mouchoir rempli de sable, et des lames de sabre placées sur sa poitrine le contraignaient à nous suivre ! Ils furent successivement embarqués comme l’avait été le domestique, et je remontai à bord, suivi du caporal et des deux grenadiers.
Jusque-là, tout allait admirablement bien. Je fais lever les matelots ; ils reprennent leurs rames, et j’ordonne au caporal de détacher le bout de la corde qui nous fixait au rivage ; mais elle était si mouillée, et le fort tirage du bateau qu’elle retenait, malgré la violence du courant, avait tellement resserré le nœud, qu’il devint impossible de la défaire. Nous fûmes obligés de scier la corde, ce qui nous prit deux ou trois minutes. Mais les efforts que nous faisions ayant imprimé un grand mouvement au câble dont l’extrémité était entortillée autour d’un saule, les branches de cet arbre agitèrent celles qui l’avoisinaient. Il en résulta un frôlement assez bruyant Pour attirer l’attention du factionnaire. Cet homme approche, n’aperçoit pas la barque, mais voyant l’agitation des branches et le bruit augmenter, il crie : « Wer da ? » (Qui vive ?) Pas de réponse !… Nouvelle sommation de la sentinelle ennemie… Nous gardons encore le silence, en continuant notre travail… J’étais dans des transes mortelles ; car, après avoir bravé tant de périls, il eût été vraiment cruel d’échouer au port !… Enfin, enfin, la corde est coupée et le bateau poussé au large !… Mais à peine est- il en dehors de la voûte que les saules formaient au-dessus de nous, que, éclairé par la lueur des feux de bivouac, il est aperçu par le factionnaire autrichien qui crie : Aux armes ! et tire sur nous !… Personne n’est atteint ; mais à ce bruit, toutes les troupes du camp se lèvent précipitamment, et les artilleurs, dont les pièces braquées sur le Danube se trouvaient toutes chargées, me font l’honneur de tirer le canon sur ma barque !… Mon cœur bondit de joie au bruit de cette détonation, qui devait être entendue par l’Empereur et par le maréchal Lannes !… Mes yeux se portèrent vers le couvent de Mölk, dont, malgré l’éloignement, je n’avais cessé d’apercevoir les nombreuses croisées éclairées. Elles furent probablement toutes ouvertes à l’instant ; mais la lumière d’une seule me parut augmenter de vivacité : c’était celle de l’immense fenêtre du balcon, qui, grâce à ses dimensions, pareilles à celles d’un portail d’église, projetait au loin une grande clarté sur les eaux du fleuve. Il était évident qu’on venait de l’ouvrir en entendant gronder le canon ; aussi je me dis : « L’Empereur et les maréchaux sont certainement sur ce balcon ; ils me savent parvenu sur la rive gauche dans le camp ennemi et font des vœux pour mon retour ! » Cette pensée exaltant encore mon courage, je ne fis aucune attention aux boulets, d’ailleurs fort peu dangereux, car la rapidité du courant nous emportait avec une telle vitesse que les artilleurs ennemis ne pouvaient pointer avec précision sur un objet aussi mobile, et il aurait fallu être bien malheureux pour qu’ils atteignissent notre embarcation ; il est vrai qu’un seul boulet pouvait la briser et nous plonger dans le gouffre, mais tous allèrent se perdre dans le Danube. Je me trouvai bientôt hors de la portée des ennemis et pus concevoir l’espérance que mon entreprise aurait une heureuse issue. Cependant, tous les périls n’étaient pas encore surmontés, car il fallait retraverser le fleuve qui roulait toujours des troncs de sapin, et nous fûmes jetés plusieurs fois sur des îles submergées, où les branches des peupliers nous arrêtèrent longtemps. Nous parvînmes enfin à nous rapprocher de la rive droite, à plus de deux lieues au-dessous de Mölk. Ici une nouvelle crainte vint m’assaillir. J’aperçus les feux de bivouac, et rien ne me donnait la certitude qu’ils appartinssent à un régiment français, car l’ennemi avait des troupes sur les deux rives, et je savais que, sur celle de droite, l’avant-garde du maréchal Lannes se trouvait à peu de distance de Mölk, en face d’un corps autrichien placé à Saint-Pölten.
Notre armée devait sans doute se porter en avant au point du jour, mais occupait-elle déjà ce lieu, et les feux que je voyais étaient-ils entourés d’amis ou d’ennemis ? Je craignais que le courant ne m’eût entraîné trop bas, mais je fus tiré de ma perplexité par le son de plusieurs trompettes, qui sonnaient le réveil de la cavalerie française. Alors, toute incertitude cessant, nous fîmes force de rames vers la plage, où l’aube nous fit apercevoir un village. Nous en étions peu éloignés, lorsqu’un coup de mousqueton se fit entendre, et une balle siffla à nos oreilles !… Il était évident que le poste français nous prenait pour une embarcation ennemie. Je n’avais pas prévu ce cas, et ne savais trop comment nous parviendrons à nous faire reconnaître, lorsque j’eus l’heureuse Pensée de faire pousser fréquemment par mes six grenadiers le cri de : Vive l’empereur Napoléon !
Cela ne suffisait certainement pas pour prouver que nous étions français, mais devait cependant attirer l’attention des officiers, qui, entourés de beaucoup de soldats, ne pouvaient craindre notre petit nombre et empêcheraient sans doute qu’on ne tirât sur nous, avant de savoir si nous étions français ou autrichiens. En effet, peu d’instants après, j’étais reçu sur le rivage par le colonel Gautrin et le 9e de housards appartenant au corps du maréchal Lannes. Si nous fussions débarqués une demi-lieue plus bas, nous tombions dans les postes ennemis !… Le colonel de housards me prêta un cheval et me fit donner plusieurs chariots, sur lesquels je plaçai les grenadiers, les matelots et les prisonniers ; puis la petite caravane se dirigea sur Mölk. Pendant ce trajet, le caporal ayant, par mon ordre, questionné les trois Autrichiens, j’appris avec bonheur que le camp d’où je venais de les enlever appartenait au corps du général Hiller, celui dont l’Empereur désirait si vivement connaître la position.
Ainsi, plus de doute, le général Hiller avait rejoint le prince Charles de l’autre côté du Danube ; il ne pouvait donc plus être question de bataille sur la route que nous occupions, et Napoléon n’ayant plus devant lui que la cavalerie ennemie, placée en avant de Saint-Pölten, pouvait en toute sécurité pousser ses troupes sur Vienne, dont nous n’étions plus qu’à trois petites marches. Ces renseignements obtenus, je lançai mon cheval au galop, pour les porter au plus vite à l’Empereur.
Il faisait grand jour quand je parvins à la porte du monastère. J’en trouvai les abords obstrués par toute la population de la petite ville de Mölk, au milieu de laquelle on entendait les cris déchirants des femmes, enfants, parents et amis des matelots enlevés la veille. Je fus à l’instant entouré par ces bonnes gens, dont je calmai les vives inquiétudes en leur disant en fort mauvais allemand : « Vos parents et amis vivent, et vous allez les voir dans quelques instants ! » Un immense cri de joie s’étant alors élevé du sein de la foule, l’officier français chargé de la garde des portes se présenta, et dès qu’il me vit, il courut, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, prévenir les aides de camp de service d’informer l’Empereur de mon arrivée. En un instant, tout ce qui se trouvait dans le palais fut sur pied ; le bon maréchal Lannes vint à moi, m’embrassa cordialement et me conduisit sur-le-champ auprès de l’Empereur, en s’écriant : « Le voilà, Sire, je savais bien qu’il reviendrait !… il amène trois prisonniers du corps du général Hiller !… »Napoléon me reçut on ne peut mieux, et quoique je fusse mouillé et crotté de toutes parts, il posa sa main sur mon épaule, sans oublier sa plus grande preuve de satisfaction, le pincement de l’oreille. Je vous laisse à juger combien je fus questionné !… L’Empereur voulut connaître en détail tout ce qui m’était advenu pendant ma périlleuse entreprise, et lorsque j’eus terminé mon récit, Sa Majesté me dit : « Je suis très content de vous, chef d’escadron Marbot !… »
Ces paroles équivalant à un brevet, je fus au comble de la joie !… Un chambellan ayant annoncé en ce moment que l’Empereur était servi, je comptais attendre dans la galerie qu’il fût sorti de table, lorsque Napoléon, me montrant du doigt la salle à manger, me dit : « Vous déjeunerez avec moi. » Je fus d’autant plus flatté de cet honneur, qu’il n’avait jamais été fait à aucun officier de mon grade. Pendant le déjeuner, j’appris que l’Empereur et les maréchaux ne s’étaient pas couchés, et qu’en entendant le canon gronder sur la rive opposée, ils s’étaient tous précipités au balcon ! L’Empereur me fit répéter de quelle manière j’avais surpris les trois prisonniers, et rit beaucoup de la frayeur et de l’étonnement qu’ils avaient dû éprouver.
On vint enfin annoncer que les chariots étaient arrivés, mais ne pouvaient pénétrer que très difficilement dans le couvent, tant la foule des habitants de Mölk s’empressait pour voir les matelots. Napoléon, trouvant cet empressement très naturel, ordonna de faire ouvrir les portes et de laisser entrer tout le monde dans la cour. Peu d’instants après, les grenadiers, les matelots et les prisonniers furent introduits dans la galerie. L’Empereur, ayant auprès de lui son interprète, fit d’abord questionner les trois soldats autrichiens, et apprenant avec satisfaction que non seulement le corps du général Hiller, mais le prince Charles et toute son armée se trouvaient sur la rive gauche, il prescrivit au prince Berthier de donner l’ordre à toutes les troupes de se mettre sur-le-champ en marche sur Saint-Pölten, où il allait les suivre. Puis, faisant approcher le brave caporal et les cinq soldats de sa garde, il plaça la croix de la Légion d’honneur sur leurs poitrines, les nomma chevaliers de l’Empire, en accordant à chacun une dotation de 1.200 francs de rente.
Toutes ces vieilles moustaches pleuraient de joie ! Vint le tour des matelots, auxquels l’Empereur fit dire que les dangers qu’ils avaient courus étant beaucoup plus grands qu’il ne l’avait d’abord pensé, il était juste qu’il augmentât leur récompense ; qu’en conséquence, au lieu de 6.000 francs promis, ils allaient en recevoir chacun 12.000, qui leur furent délivrés à l’instant même, en or. Rien ne pourrait exprimer le contentement de ces bonnes gens ; ils baisaient les mains de l’Empereur et de tous les assistants, en s’écriant : « Nous voilà riches !… »Napoléon, voyant leur joie, fit en riant demander au syndic si, à un tel prix, il recommencerait un semblable voyage la nuit suivante ; mais cet homme répondit que, échappé par miracle à une mort qu’il avait considérée comme certaine, il n’entreprendrait pas une pareille course au milieu des mêmes périls, quand bien même Mgr l’abbé de Mölk lui donnerait le monastère et les immenses propriétés qui en dépendent. Les matelots se retirèrent, bénissant la générosité de l’empereur des Français, et les grenadiers, impatients de faire briller leur décoration aux yeux de leurs camarades, allaient s’éloigner en emmenant leurs trois prisonniers, lorsque Napoléon s’aperçut que le domestique autrichien pleurait à chaudes larmes ! Il le fit rassurer sur le sort qui l’attendait ; ce pauvre garçon répondit en sanglotant qu’il savait bien que les Français traitaient fort bien leurs prisonniers, mais que, portant sur lui une ceinture contenant presque toute la fortune de son capitaine, il craignait que cet officier ne l’accusât d’avoir déserté pour le voler ! Cette pensée lui arrachait le cœur ! L’Empereur, touché du désespoir de cet honnête homme, lui fit dire qu’il était libre, et que, dans deux jours, dès que nous serions devant Vienne, on lui ferait passer les avant-postes, afin qu’il pût se rendre auprès de son maître. Puis Napoléon, prenant dans sa cassette un rouleau de 1.000 francs, le mit dans la main du domestique, en disant : « Il faut honorer la vertu partout où elle se montre ! » Enfin, l’Empereur donna quelques pièces d’or à chacun des deux autres prisonniers, en ordonnant qu’on les rendît aussi aux avant-postes autrichiens, « afin de leur faire oublier la frayeur que nous leur avions causée, et qu’il ne fût pas dit que des soldats, même ennemis, eussent parlé à l’empereur des Français sans recevoir quelque bienfait ».
Général baron de Marbot———————————-* Ce témoignage me fit un bien vif plaisir, et je pus m’écrier comme Montluc, qui venait d’être félicité pour son courage par le maréchal de Trivulce : « Il faut que je dise que j’estimai plus la louange que me donna cet homme que s’il m’eût donné la Meilleure des terres siennes, encore que pour lors je fus bien peu ache! Cette gloire me fit enfler le cœur ! »
Source : Mémoires du général baron de Marbot (2 volumes)
PS : Dans son livre Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1949), l’historien Marc Bloch démontre que les Mémoires du général Marbot ne sont pas toujours exacts d’un point de vue historique, prenant l’exemple d’un exploit militaire dont l’auteur se donne pour le héros, la traversée du Danube en crue pendant la campagne d’Allemagne et d’Autriche, qui n’est corroboré par aucun document existant et dont Marbot lui-même ne fait aucune mention dans ses états de service avant la rédaction de ses Mémoires. Marc Bloch en conclut que les « Mémoires, qui ont fait battre tant de jeunes cœurs » doivent être considérés comme une autobiographie héroïque fortement romancée.