L'invasion ratée de Taïwan par la France
En 1885, la République de Jules Ferry se casse les dents sur les plages de Formose. Un cimetière, entretenu par les Taïwanais, en garde la mémoire.
Depuis deux ans, Taïwan est sur toutes les lèvres en France. La menace chinoise l'a propulsée à la une des médias. Cette actualité, à 10 000 kilomètres de la métropole..... N’aurait finalement rien à voir avec la France. Une dispute tout à fait étrangère entre deux empires rivaux aux antipodes, États-Unis et Chine, dans une galaxie « lointaine, très lointaine ».
Taïwan a pourtant autrefois été une affaire bien française. L'île, alors baptisée Formose, avait déjà, fait la une des journaux français durant des mois, et suscité des dizaines de livres : la France elle-même avait tenté d'envahir Taïwan ! Cette invasion oubliée ne figure toutefois plus dans aucun manuel scolaire français. Wikipédia ne lui consacre pas même un article complet en français, seulement une très brève page sur un de ses épisodes, la « campagne de Keelung » (page bien plus courte que celle en anglais, dont elle est tirée). Comme si les Français faisaient tout pour oublier…
L'âne bâté
Il est vrai que l'épisode est aussi obscur que malheureux. Nous sommes en 1884-1885, et le président du Conseil est Jules Ferry, saint patron de la IIIe République, père de l'école laïque et obligatoire…
Déjà bien occupée par ses autres aventures coloniales, en Afrique et en Indochine, la France n'avait aucune bonne raison de s'emparer de Formose, alors colonisée par la Chine depuis deux siècles. Les motifs français – racisme, revanche, pillage, racket – étaient peu louables. Paris parvint à peine à prendre un port, Keelung. Et l'issue en fut tout aussi peu glorieuse : Ferry fut renversé à la suite d'une défaite sur un autre front, à Lang Son, au nord de Hanoï ; la paix fut signée à la hâte, chaque camp se prétendant vainqueur ; les conquêtes françaises à Formose furent abandonnées.
Sept cents soldats, jusqu'au commandant en chef de l'expédition, Amédée Courbet, y ont péri en vain. Bilan, les historiens, d'ordinaire avares en jugements, sont d'une rare sévérité : « échec », « imbroglio politico-militaire »… « Ça n'a servi à rien », résume Chantal Zheng, de l'université de Provence.
Taïwan, oublié de l'histoire Française Amzodz10
Le conquérant Courbet lui-même n'avait jamais vraiment souhaité s'attaquer à Formose. L'idée était à ses yeux « ridicule », rappelle Chantal Zheng. Dans ses lettres, il pestait contre cet « âne bâté de Jules Ferry » et ses ordres absurdes. Polytechnicien, cet officier exceptionnel était un républicain de la première heure, ayant fait son baptême du feu à vingt ans sur les barricades de 1848, mais l'éphémère IIe République l'avait vacciné contre les politiciens.
Après un rude gouvernorat en Nouvelle-Calédonie, il est affecté au Tonkin et à l'Indochine, dont il consolide la conquête à bord de son cuirassé légendaire, le Bayard. La France veut y établir un protectorat, la Chine refuse de renoncer à sa suzeraineté, les potentats locaux lui payant tribut.
Vaincu une première fois, Pékin a signé un traité au printemps 1884, puis l'a violé au deuxième jour de l'été, le 23 juin, en tendant une embuscade à des troupes françaises. « La Chine a durci ses positions parce qu'elle remportait des victoires diplomatiques face aux Russes et reprenait confiance, décrypte le spécialiste de l'Indochine et des relations internationales Pierre Grosser. La Cour était divisée entre ceux qui voulaient être fermes face aux Occidentaux et ceux conscients de la faiblesse de l'empire. »
Pour les Français, la solution était entendue : il fallait frapper fort et lancer une vaste expédition punitive. Le débat portait davantage sur les objectifs. Courbet proposait de détruire la flotte chinoise méridionale à Fuzhou, puis de pousser le plus loin possible au nord – mais il manquait de moyens pour faire face à une armada chinoise modernisée… entre autres grâce à l'aide de la France. « Jules Ferry a eu l'idée de prendre un gage », détaille Chantal Zheng.
L'historien américain James Carter de l'université Saint-Joseph de Philadelphie, ose, lui, carrément parler de « prise d'otage »… Il y trouve d'ailleurs un parallèle frappant avec la rivalité actuelle Chine-États-Unis, dans laquelle Taïwan est prise en étau : « Même s'ils n'avaient pas l'intention de se faire la guerre, elle était inévitable, parce que Qing et IIIe République cherchaient coûte que coûte à maintenir et étendre leur empire… » ....
Le terrible Coupa
Pour faire plier Pékin, Ferry jette donc son dévolu sur Keelung, un port au nord de Formose, gardé jusque-là par une maigre garnison, et jouxtant d'importants charbonnages, ressource stratégique pour alimenter une flotte. Dès février 1884, l'amiral Ferdinand Lespès, à la tête de la flotte d'Extrême-Orient, l'avait recommandé, jugeant l'opération aisée. Méthode de voyous ? « Personne en France à l'époque ne remet en cause l'expédition par humanisme, balaie Pierre Grosser. Les critiques contre Ferry sont de deux ordres. D'une, cela coûte cher, alors qu'on se bat à Madagascar au même moment. De deux, on se demande si vraiment la France peut faire une guerre avec la Chine. Notre flotte n'est pas la flotte britannique. »
La contre-attaque française débute par une reconnaissance infructueuse à Keelung aux premiers jours d'août 1884. Depuis février, Pékin a renforcé ses forces au nord de Formose, désormais patrouillé par plus de 5 000 hommes lourdement armés et fraîchement arrivés du continent. L'empereur a, qui plus est, nommé à leur tête le général Liu Mingchuan, un vétéran de la sanglante répression de la révolte des Taiping – 20 à 30 millions de morts deux décennies plus tôt ! « Très ouvert sur les technologies modernes de l'Occident », précise Chantal Zheng, ce fin tacticien s'équipe du dernier cri en matière d'armement. La partie de plaisir prévue par Lespès tourne court le 5 août.
L'affaire aurait pu s'arrêter là. Mais le 23 août, Courbet entre dans la danse et pulvérise la flotte de Fuzhou, tue plus de trois mille Chinois et rase les forts sur son passage. Un carnage qui lui vaut le surnom de « Terrible Coupa », et sa promotion comme amiral en septembre.
Sous ses ordres, un corps expéditionnaire français de 2 000 hommes va se tailler une place dans l'histoire : le 1er octobre, il établit une tête de pont à Keelung et massacre encore une centaine de Chinois, pour seulement quatre morts côté français. Monté au front, Liu bat en retraite vers le sud de l'île. L'amiral Lespès veut transformer l'essai en se ruant sur Tamsui, grand port voisin, à l'embouchure de la rivière éponyme, et à quelques kilomètres à peine de Taïpei, principale ville du nord de Formose. Mais des mines sous-marines barrent l'estuaire, et la flotte française doit se contenter d'abord de bombarder Tamsui à distance, sans grand succès.
Un miracle sauve alors les Chinois de la débâcle totale. « Les habitants de Taïpei ont attrapé Liu Mingchuan par sa natte et l'ont tiré hors de sa chaise à porteurs. Ils exigeaient qu'il reste pour défendre la ville », raconte encore dans un éclat de rire – et dans un très bon français – Shiu Wen-tang, historien taïwanais, tout juste retraité de l'Academia Sinica.
À la sortie du centre historique et touristique, sur les rives du fleuve, en remontant vers la côte, une étrange statue jaune agrémentée une boule à pics célèbre d'ailleurs toujours la prouesse technologique des bombes flottantes. Autour, deux drôles de petits pigeons tricolores représentent les vaincus.
Le 8 octobre 1884, les Français ont ensuite tenté un débarquement sur une plage de l'embouchure. Lespès n'a pu aligner que cinq cents fusiliers marins, jetés à découvert sur des dunes couvertes de buissons épineux. Les Chinois, positionnés sur une butte au bas de leur fort, n'ont eu aucun mal à les tailler en pièces. Les envahisseurs ont rapidement rembarqué, non sans laisser une dizaine de morts, et une dizaine de prisonniers. Leurs vainqueurs les ont décapités et ont exhibé leurs têtes au centre de Tamsui, devant le temple de la déesse de la mer Matsu. « Comme le bombardement n'avait pas atteint la ville, les habitants disaient que la déesse avait protégé Tamsui avec sa jupe », confie Shiu Wen-tang.
« À bas Ferry ! Jetez-le dans la Seine ! Mort au Tonkinois ! »
La victoire de Tamsui évite aux Chinois une humiliante débâcle dans tout le nord de l'île. Mais à Keelung, les Français étendent lentement leur contrôle et repoussent héroïquement des contre-attaques massives.
C'est un autre ennemi qui va coûter près d'un tiers du corps expéditionnaire. « Le port de Keelung était alors bien moins étendu qu'aujourd'hui, et cerné de marécages et de montagnes, décrit l'historien taïwanais. Cette année, il a beaucoup plu. Les conditions d'hygiène sont devenues très mauvaises. Une épidémie de choléra a éclaté. » Avec le typhus, la maladie décime la troupe, causant la majorité des sept cents morts de l'expédition de Keelung.
Des renforts parvenus en janvier, portant le contingent à quatre mille hommes, et l'habileté de son nouveau commandant, le général Jacques Duchesne, futur conquérant de Madagascar, ont certes permis aux Français de briser l'encerclement, infligeant plusieurs milliers de morts et de blessés aux Chinois entre janvier et mars.
Et finissant de démontrer qu'« impossible n'est pas français », l'amiral Courbet s'empare dans les derniers jours de mars 1885 de l'archipel des Pescadores (Penghu en mandarin), au milieu du détroit de Formose, donnant un avantage décisif à la France, qui aurait, si elle avait continué sur sa lancée, bien pu finir par chasser les Chinois de Taïwan… Faisant même rêver Jules Ferry à une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans ! Mais la politique en a décidé autrement.
Le 28 mars 1885, une garnison française abandonne sans coup férir Lang Son, au nord de l'actuel Vietnam. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase indochinois : deux jours plus tard, le jeune Georges Clemenceau lance la charge à gauche contre le gouvernement Ferry ; l'extrême droite ameute une foule devant le Palais-Bourbon. Dans un déchaînement de haine jamais vu contre un chef de gouvernement français, Ferry est chahuté dans l'hémicycle, mis en minorité et destitué, avant de s'enfuir dans les rues aux cris de « À bas Ferry ! Jetez-le dans la Seine ! Mort au Tonkinois ! ».
Un protocole de paix est acté dès le 4 avril, un traité signé à Tianjin le 9 juin. Entre-temps, le choléra a rattrapé Courbet aux Pescadores… Il s'éteint le 11 juin, sachant tous ses efforts réduits à néant. Keelung sera évacué le 22 juin, les Pescadores, le 22 juillet. « Les Taïwanais ont toujours beaucoup d'admiration pour Courbet, s'étonne Chantal Zheng, de l'université de Provence. Avec une ironie bienveillante, ils disent parfois qu'il est mort de rage en apprenant la paix… » Son corps sera ramené dans sa ville natale d'Abbeville pour des funérailles nationales. Les sept cents morts français restants sont enterrés à Keelung, dans une fosse commune à la sortie du port.
À Paris, la mémoire de l'expédition française de Formose a elle été ensevelie dans la fosse commune de l'histoire coloniale… Mais elle est restée vive à Taïwan. À Keelung, un jeune officié, Joseph Joffre – le futur maréchal de France de la Première Guerre mondiale – avait servi de guide à un capitaine japonais, Tōgō Heihachirō.
Dix ans plus tard, promu amiral, celui-ci commandera les troupes japonaises qui s'empareront de Formose après une victoire surprise contre la Chine. Cette dernière, suite à la prise de Keelung, avait pourtant tenté d'affermir son contrôle sur l'île. ....L'île était sans cesse secouée par des révoltes et des affrontements ethniques, entre immigrants chinois et aborigènes. Elle n'intéressait pas Pékin, qui n'investissait pas dedans. Liu Mingchuan est nommé gouverneur, mais il n'a pas le temps de redresser la barre, l'expérience ne dure qu'une petite décennie.
Le Japon gère ensuite l'île durant un demi-siècle, d'une main de fer, avant de la restituer à la République de Chine de Tchang Kaï-chek… qui s'y réfugie en 1949.
De la brève provincialisation de Taïwan par les Qing en 1885-1895, et donc de la guerre franco-chinoise, date la revendication chinoise de l'île comme une « partie inaliénable » du territoire chinois… reprise après 1949 par la République populaire de Chine de Mao, pourtant favorable à l'indépendance taïwanaise jusqu'au début des années 1940 !
Entretenu par les Japonais, le cimetière français de Keelung a ensuite été longtemps à l'abandon. Quand Taïwan se démocratise dans les années 1990, elle redécouvre cette histoire franco-taïwanaise.
En 2002, un gendarme en poste, Christophe Rouil, exhume les archives militaires et en tire un récit haletant (Formose, des batailles presque oubliées…, Éditions du Pigeonnier, Taïpei).
Désormais coincé entre deux routes le long du port de marchandises, le site du cimetière de Keelung a été rénové il y a cinq ans, doté d'un mémorial au sein d'un parc public. Le Bureau français de Taïpei, ambassade informelle, prend l'habitude d'y tenir une cérémonie le 11 novembre.
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En Chine communiste, l'expédition française de Formose est réduite à un élément de plus dans la litanie des menées antichinoises occidentales du « siècle d'humiliation ».
Tout au contraire, à Taïwan, sa mémoire, comme bien d'autres des colonisations successives, est pacifiée. Les soudards français, qui avaient ravagé Keelung, y ont laissé un souvenir : la limonade, vendue par les occupants, baptisée « Sawa » en leur mémoire, assurent les autorités locales, sans que l'étymologie soit avérée… « L'attitude positive de Taïwan envers ses anciens colonisateurs tient à la loi martiale imposée par Tchang Kaï-chek, décrypte l'historienne Ann Heylen. Les Taïwanais croyaient qu'ils seraient libérés par leurs frères chinois du continent en 1945. Au contraire, ils ont continué à être des citoyens de seconde zone. »
Les Taïwanais sont revenus de tout, colonisateurs européens ou japonais, comme nationalistes chinois… Ils accueillent désormais régulièrement avec le sourire les délégations parlementaires françaises qui viennent déposer une gerbe sur la tombe des soldats « morts pour la patrie ».
Lundi 12 septembre, la dernière de ces délégations sénatoriales y a fait une courte escale après six jours sur l'île. « Ça montre à quel point les Taïwanais peuvent avoir une capacité de résilience, à quel point il y a cette volonté de se tourner vers l'avenir, de travailler ensemble. Il est important de faire connaître l'histoire de Formose. Parce que finalement, dans les livrets d'école, on en parle très peu. » a déclaré sur place au Point Cyril Pellevat, sénateur Les Républicains à la tête de la délégation. Vision partagée côté taïwanais : « C'est une reconnaissance de nos efforts investis dans ce cimetière français, se félicite Chen Ching-Ping, directrice du bureau des affaires culturelles de Keelung. Leurs visites permettent de multiplier les échanges culturels entre nos deux pays. À travers ces échanges, nous souhaitons faire comprendre que la guerre doit être évitée et la paix doit être maintenue, dans le monde entier, pour toujours. »