La bataille de Poitiers
Naissance d'un événement historique
À Moussais, sur la commune de Vouneuil-sur-Vienne, située entre Tours et Poitiers, Charles Martel a défait une armée arabe le 25 octobre 732. Cette bataille, dite « bataille de Poitiers », est aussi désignée par les sources arabes comme la « Chaussée des Martyrs ». Son importance historique est aujourd'hui contestée dans certains milieux universitaires du seul fait qu'elle a été sollicitée, voire annexée, par l'extrême-droite et le Front National. L'historien Gabriel Martinez-Gros, spécialiste de l'islam médiéval, revient sur la controverse.
Charles Martel combattant les Sarrazins à Tours-Poitiers en 732, Grandes Chroniques de France, Paris, BnF.Il faudrait dans certains milieux amputer Poitiers parce que la gangrène a gagné notre histoire, en espérant que la prothèse hâtive d’une nébuleuse de récits plus « inclusifs » se substituera avec succès dans nos manuels et dans nos esprits aux parties malades dont il aura fallu se séparer.
On mesure l’étrange panique que traduisent ces conceptions. Qu’en sera-t-il quand la « gangrène » aura gagné Jeanne d’Arc – c’est sans doute déjà fait -, puis l’An II et la Marseillaise, décidément trop guerriers, puis l’histoire de la Résistance, trop indifférente aux malheurs des colonies pendant le conflit mondial ?
On s’efforcera ici de montrer, à propos de la bataille de Poitiers, qu’il est possible de faire une autre histoire sans marteler les traces de celle que nous avons reçue ; qu’il est possible, en somme, d’agrandir le propos plutôt que de le mutiler.
Gabriel Martinez-Gros
Les sources franques
Elles sont rares, mais la bataille de Poitiers y est longuement évoquée, en particulier dans la Continuation de la Chronique de Frédégaire élaborée dans l’entourage de Charles Martel et de Pépin le Bref.
Deux personnages de la chronique de Frédégaire, VIIIe siècle, Paris, BnF.Ce que dit ce texte en effet, c’est que la victoire de Poitiers sur les Maures se poursuit avec la conquête de l’Aquitaine, puis de la Provence et d’Avignon (en 737 ou 738), et enfin de Narbonne et de la « Gothie », c’est-à-dire du Languedoc, rattaché jusqu’en 721 au royaume des Wisigoths d’Espagne. Reconquête plutôt, car la plupart de ces territoires méridionaux étaient déjà passés aux mains des Francs dans la première moitié du VIe siècle, sous les règnes de Clovis et de ses fils.
Charles Martel et Pépin, issus de la lointaine Austrasie, entre Meuse et Rhin, réunifient la Gaule comme l’avaient fait deux siècles auparavant les premiers rois francs, eux aussi partis des lisières septentrionales de la romanité.
Charles Martel divise le royaume entre ses fils Pépin et Carloman, Grandes Chroniques de France, XIVe siècle, Paris, BnF.
Au Xe siècle, la même configuration permettra aux rois saxons de rassembler l’essentiel de l’héritage carolingien, en particulier ses capitales, Aix la Chapelle et Rome, et de relever la dignité impériale. À trois reprises donc, les marges germaniques du monde antique imposent leur puissance guerrière aux pays méditerranéens et aquitains, plus profondément romanisés et probablement encore, au début du VIIIe siècle, plus densément peuplés et plus productifs que les terres du nord.
Même si le monde franc ne présente pas les caractères fondamentaux des sociétés impériales selon Ibn Khaldûn, il n’est sans doute pas aberrant de voir, dans l’épisode de Poitiers, et dans la reconquête du Midi qui s’ensuit, un exemple de la traditionnelle victoire politique des périphéries guerrières et solidaires sur les terres méridionales ‘sédentarisées’, désarmées et fiscalisées par la forte empreinte du pouvoir d’État romain.
Les sources arabes
Poitiers serait donc la victoire d’une marge…sur une marge. Car les raids musulmans qui affectent la Gaule après l’Espagne sont menés pour l’essentiel par des guerriers berbères.
Sogdiens, représentés sur une stèle chinoise de la Dynastie Qi du Nord, aux alentours de 567/573, Paris, musée Guimet.La conquête arabe en effet marque le pas après les guerres civiles des premières générations de l’Islam (656-661, puis 680-695), à la fois parce que les Arabes se sont établis dans les riches territoires d’Égypte, de Syrie et d’Irak et que la poursuite de l’expansion leur importe peu ; mais aussi parce que l’affermissement de l’autorité de l’État, le désarmement des vaincus des guerres civiles ont affaibli le potentiel guerrier arabe.
La relance des conquêtes, après 695-700, vers l’est comme vers l’ouest, exige donc de solliciter des forces nouvelles, Perses du Khurasan ou Sogdiens en Asie Centrale, Berbères au Maghreb, au prix d’un partage du bénéfice des nouvelles avancées.
C’est une armée majoritairement berbère qui conquiert l’Espagne, puis éprouve les défenses de la Gaule. Poitiers défait l’alliance entre les Berbères et l’empire. L’union de leurs destins visait à la victoire et à son butin. Si la conquête échoue, l’union n’a plus de sens.
Est-ce Poitiers (732) qui a provoqué la grande révolte berbère qui chasse les Arabes de l’ouest et du centre du Maghreb entre 739 et 742 ? Ou est-ce au contraire cette révolte berbère qui consolide la défaite de Poitiers et donne le véritable coup de grâce à la conquête islamique en Occident ? La question est probablement oiseuse.
Presque au même moment, en 730, à l’autre extrémité du front des conquêtes, une coalition de Turcs et de Sogdiens inflige aux Arabes, à la bataille de Shi‘b, une première défaite humiliante, qui contraint l’empire, dans les années suivantes, à limiter ses ambitions en Transoxiane. L’élan conquérant faiblissait partout.
Charles Martel à la bataille de Tours-Poitiers en 732, Grandes Chroniques de France, XVe siècle, Paris, BnF.
Une bataille oubliée ?
Poitiers n’est donc insignifiant ni pour les Francs ni pour l’empire islamique. Mais les générations passant, les enjeux historiques premiers de l’événement n’ont-ils pas été oubliés ? En partant de ces mêmes considérations, on pourrait mettre en doute l’importance de n’importe quel événement historique. Précisément, le signe de l’importance d’un événement, c’est sa résurrection après son oubli, comme Georges Duby l’a montré dans le cas de la bataille de Bouvines.