Incident naval en Mer Noire : voir au-delà de l’évènement
par
Stéphane AUDRAND
28 juin 202
Vue du HMS Defender depuis un navire russe. Crédit : DR.
L’incident naval entre le Royaume Uni et la Russie survenu au large de la Crimée le 23 juin a semblé être un « coup de tonnerre dans un ciel bleu ». Le retrait des troupes russes de la zone frontalière du Donbass, amorcé fin avril 2021 avait pourtant semblé marquer un relatif apaisement des tensions, alors que se profilait le sommet Biden-Poutine. Mais les espoirs d’accalmie auront été de courte durée et les tensions de nouveau à la hausse en Mer Noire, notamment autour des actions britanniques dans la région. La nouvelle politique de « Global Britain » et les ambitions économiques et diplomatique du Royaume Uni viennent s’ajouter à la complexité d’une zone qui peine à entrevoir la possibilité d’un apaisement. De fait, la situation en Mer Noire suit une pente préoccupante de hausse durable et structurelle des tensions entre nations riveraines et acteurs globaux, au croisement de questions commerciales, énergétiques, climatiques, militaires, symboliques et, bien sûr, d’enjeux de politique intérieure. Enfin, cet incident est aussi l’occasion de prendre un peu de recul sur le droit maritime et d’interroger les catégories un peu trop facilement rebattues par la presse, comme les « eaux territoriales ».
L’incident du 23 juin 2021
L’incident a concerné le destroyer de la Royal Navy type 45 HMS Defender, un navire similaire aux frégates Horizon du programme franco-britannique. Il a été l’occasion d’une bataille informationnelle complexe entre Londres et Moscou, sur fond d’instrumentalisation partielle du droit international maritime.
Le déroulé de l’incident suit des lignes très simples : le HMS Defender, en provenance du port ukrainien d’Odessa, est entré le 23 juin à 09h50 BST (11h50 locale) dans les eaux territoriales de la Crimée, en suivant le rail de navigation internationalement reconnu. La Russie tenté de chasser le navire britannique de ce qu’elle considère comme ses eaux territoriales, mais sans pour autant accuser formellement le HMS Defender de violer le droit maritime, ce qui aurait autorisé la Russie à prendre des mesures de rétorsion. Les Britanniques considèrent quant à eux qu’ils ont effectué un « passage inoffensif » tel que défini par le droit maritime, et qui se déroulait de plus dans les eaux territoriales ukrainiennes, puisque le Royaume Uni ne reconnait pas l’annexion de la Crimée par la Russie.
Dès son approche, le navire britannique a été suivi par un patrouilleur des garde-côtes russes, qui lui a indiqué qu’il devrait quitter les eaux territoriales car la marine russe s’apprêtait à « commencer un exercice de tir ». Le navire de garde-côtes a adopté une route convergente presque parallèle, dans l’espoir de « pousser » le navire britannique, ce qui a été sans effet. Plusieurs autres navires russes se sont manifestés, ainsi qu’une vingtaine d’aéronefs, dont des avions d’attaque Su-24 qui ont effectué des passages très proches du navire.
La Russie a déclaré avoir tiré des coups de semonce et largué quatre bombes sur la trajectoire du navire anglais, ce qu’a nié le gouvernement britannique. La BBC a publié un reportage d’environ 5 minutes sur l’incident, filmé par un journaliste à bord. Celui-ci a noté l’appel aux postes de combat (ce qui semble la plus élémentaire prudence) et filmé certains impacts de tirs dans l’eau à bonne distance de l’HMS Defender. Les médias russes ont également produit quantité d’articles sur le sujet. Le HMS Defender a poursuivi sa route à vitesse constante, confirmant un « comportement de passage inoffensif » non hostile. Il a fort logiquement quitté rapidement les eaux « contestées », à 10h26 BST (12h26 locales), 36 minutes après son entrée dans les eaux de la Crimée. L’incident a aussitôt cessé.
L’évènement n’est pas survenu « hors de tout contexte ». En particulier, il a eu lieu 48 heures après que la Russie ait été accusée par les États-Unis d’avoir falsifié les signaux AIS de l’HMS Defender et de sa conserve néerlandaise le HNLMS Evertsen. Le tracé AIS indique que les deux navires auraient effectué une reconnaissance très près de la base russe de Sébastopol, à une heure où les caméras d’Odessa montraient qu’ils étaient encore au port… Les deux navires étaient présents en Mer noire dans le cadre d’un exercice interallié, aux côtés du destroyer américain USS Laboon. Il faut rappeler que l’AIS (Automatic Identification System) est un système ouvert, très facile à intercepter et à falsifier, et qui repose sur l’envoi par chaque navire, à intervalle régulier, sur la bande VHF, de sa position GPS.
L’exercice conduit par les trois navires occidentaux s’inscrit dans un contexte de tensions navales récurrent. En particulier, la Russie a annoncé en avril son intention de restreindre la navigation dans certaines parties de la Mer noire, notamment autour de la péninsule de Crimée. Une annonce perçue comme une provocation par les chancelleries occidentales et une atteinte à la liberté de navigation.
La situation navale va demeurer très sensible dans les semaines qui viennent : du 28 juin au 10 juillet se déroulera dans la zone l’exercice annuel « Sea breeze ». Il impliquera cette année 32 pays (dont la France), 5000 hommes, 32 navires, 40 aéronefs et 18 unités de forces spéciales. Depuis 1997, l’exercice regroupe, à minima, autour des États-Unis, l’Ukraine, la Turquie, la Géorgie, la Bulgarie et la Roumanie. On peut penser que de nombreux navires et aéronefs russes seront en mer pour surveiller l’exercice.
Il faut souligner aussi que la Russie n’est pas en reste en termes de « manœuvres navales ». La marine de guerre russe a organisé cette semaine un exercice militaire de grande ampleur au large d’Hawaï, impliquant une vingtaine de navires de la flotte du Pacifique ainsi que des bombardiers Tu-142. Les navires russes se sont approchés à une vingtaine de miles des côtes américaines, et l’US Air Force a mis en l’air des patrouilles de F-22.
Quelques éléments de droit maritime
À ce stade il n’est pas inutile de procéder à un petit rappel sur la notion de « passage inoffensif », invoquée par les Britanniques. En effet, la Convention des Nations Unies pour le Droit de la Mer (CNUDEM – dite de Montego Bay) définit à la fois la « mer territoriale » (articles 2 à 16) et le « droit de passage inoffensif » dans celle-ci (articles 17 à 32). De manière simplifiée, les eaux « territoriales » ne sont pas tout à fait un « territoire » (territorial et maritime : un bel oxymore), mais une zone de souveraineté partiellement limitée par la liberté de navigation : tout navire, civil ou militaire, a un droit de transit, le « passage inoffensif ». Celui-ci doit être effectué de manière « honnête » : sans escale, sans arrêt, par la voie la plus directe ou suivant les rails de navigation reconnus, sans comportement hostile, sans activation de l’armement, en respectant les dispositions de sécurité courantes maritime de l’Etat côtier. Le droit de passage comporte une « interdiction de collecte de renseignements au détriment de la défense ou de la sécurité de l’État côtier », mais il est couramment admis qu’un passage qui s’accompagne d’une observation passive et non intrusive ne constitue pas une violation de la convention.
En contrepartie de ce comportement « honnête », l’État côtier ne peut pas interdire le passage dans ses eaux territoriales, mais simplement établir des dispositions de sécurité maritime, de séparation du trafic ou autres dispositions « techniques ». En cas de doute sur le caractère « innocent » du passage ou de violation manifeste, l’Etat côtier peut questionner le navire ou, bien entendu, prendre des mesures contraignantes, dans un nombre de cas limitativement définis.
Il faut souligner que la Russie est toujours tenue, en tant qu’héritière en droit internationale des actes pris par l’URSS, par la déclaration conjointe prise avec les Etats-Unis le 23 septembre 1989, et concernant l’interprétation du droit de passage innocent. Cette déclaration précise bien que les navires militaires bénéficient du même droit de passage que les navires civils, sans notification préalable ni autorisation :
“All ships, including warships, regardless of cargo, armament or means of propulsion, enjoy the right of innocent passage through the territorial sea in accordance with international law, for which neither prior notification nor authorization is required.”
On le voit, en l’occurrence, le fait que les eaux territoriales de la Crimée soient « russes » ou « ukrainiennes » ne change rien : le HMS Defender avait parfaitement le droit de transiter, à condition qu’il se soit conformé aux dispositions en matière de passage inoffensif de la CNUDEM, ce qu’il semble avoir fait (et ce que défend le gouvernement dans sa déclaration au parlement). La Russie n’a d’ailleurs émit aucune accusation formelle et motivée en ce sens.
Ces utilisations du « droit de passage » sont régulièrement effectuées par les marines occidentales sous la forme d’opérations pour la liberté de navigation (Freedom Of Navigation Operations – FONOP). Si les actions américaines en Mer de Chine sont plus souvent mises en avant (comme la récente FONOP de l’USS Russell), elles peuvent concerner toutes les zones maritimes que des États côtiers tentent de « soustraire » aux dispositions générales du droit de la mer. Pour les États, comme la France, qui défendent la liberté de navigation, il s’agit de ne pas laisser s’installer une situation qui serait, à terme, génératrice d’une coutume reconnue qui créerait de facto une dérogation à la CNUDEM. Au-delà de l’écume du jour, « Global Britain »L’incident de l’HMS Defender ne se limite pas à cette question de souveraineté dans les eaux de la Crimée, même s’il semble bien que le transit de l’HMS Defender était parfaitement « délibéré » de la part des Britanniques. C’est ce que suggèrent des documents confidentiels « oubliés » à un arrêt de bus qu’un informateur un anonyme à confiés à la BBC (ce qui ne permet donc pas d’exclure la fuite délibérée). La Royal Navy avait deux options : la route directe, qui fut empruntée, représentait une opportunité de se rapprocher du gouvernement ukrainien, tandis que la route au large aurait pu être perçue par la Russie comme démontrant une forme d’acceptation des revendications de Moscou.