Le dernier vol du Baron Rougewww.aerostories.orgRolf SteinerManfred von Richthofen est à l'Allemagne ce que Georges Guynemer est à la France. Au-delà de l'élan patriotique qu'ils ont déchaîné, ils consacrent l'un comme l'autre l'avènement d'une race nouvelle, celle des véritables pilotes de chasse, dépassionnés, calculateurs et méthodiques. À l'inverse de son maître, Boelcke, Richthofen ne révolutionne pas le combat aérien. Ce n'est pas véritablement un théoricien, ni même un meneur d'hommes; ce n'est peut-être même pas un pilote brillant. Mais, il applique les règles – ses règles – avec rigueur et précision. Sa disparition au terme d'un engagement pour le moins confus plonge l'Allemagne dans la stupéfaction et la douleur. Les Britanniques sautent sur l'occasion pour redorer le blason d'un Royal Flying Corps particulièrement malmené. Les Allemands, sceptiques, récusent cette version des faits. Alors, qui a abattu Richthofen ? Cette question agite le petit monde de l'aéronautique depuis plus de quatre-vingts ans. Malgré les différentes hypothèses avancées, les réponses, toutes aussi nombreuses, sont loin de faire l’unanimité.21 avril 1918. Le soleil se lève. C'est dimanche et il fait froid. Une épaisse brume qui monte du canal de la Somme recouvre les environs de Cappy, une petite localité située à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Péronne. Sur le ter-rain d'aviation, les mécaniciens s'affairent déjà autour des appareils. Ce sont tous des triplans du type Fokker Dr.I, le redoutable Dreidekker (1), et tous, ou presque, sont peints dans des couleurs particulièrement voyantes. Quelques uns sont verts ou bleus, d'autres présentent un mélange plus ou moins subtil de couleurs vi-ves. Et, au centre, un appareil en grande partie peint en rouge (2) : celui du Rittmeister, l'avion le plus redouté par les Anglais, celui piloté par le baron Manfred von Richthofen - 80 victoi-res!Le “ Cirque Richthofen ”Cappy est en effet le terrain de la Jagdgeschwader 1, que les Anglais ont surnommée “ le Cirque Richthofen ”. Ce n'est pas pour eux une manière de tourner leurs adversaires en ridicule. Ils ont trop de respect –et de crainte - pour cela. Les derniers chevaliers du ciel ont disparu. Ils ont été remplacés par des professionnels du combat aérien, des “ serial-killers ” au sang froid, calculateurs et méthodiques. Simplement, la Jagdgeschwader 1 change fréquemment de terrain, comme un cirque ambulant. Son personnel voyage dans un train spécial dont les wagons sont peints en rouge et chaque as de l'escadrille a droit à son ordonnance.Les pilotes se présentent sur le terrain. Rich-thofen est là, parmi eux, engoncé dans sa veste en laine, portant son habituel pantalon en daim, la croix Pour le Mérite pendant à son cou. Hans Wolff est à ses côtés. Les deux hommes plaisantent à propos d'une chasse à laquelle ils doivent participer dans la forêt Noire d'ici trois jours. L'Oberleutnant Karl Bodenschatz (3) se présente devant Richthofen et lui donne une petite tape dans la main. C'est un geste rituel qui remonte au temps de la Jasta 11. Tous les pilotes viennent ensuite taper dans la main de Bodenschatz, espérant ainsi conjurer le mau-vais sort qui pourrait s'abattre sur leur Ritt-meister au combat ou même pire... dans les couloirs de Berlin. Car, on murmure que l'état-major pourrait retirer Richthofen du front pour l'envoyer inspecter les escadrilles de chasse. Les tristes exemples de Boelcke et d'Immel-mann sont encore présents dans les esprits en haut lieu et l'aviation allemande n'a pas besoin d'un martyr de plus. “ Rond de cuir ? Que nen-ni ! Qu'il reste au front ! ”, ajoute Bodenschatz. Richthofen éclate de rire.Le vent d'est se lève. Dans quelques heures, le brouillard se sera dissipé. Au moment où Rich-thofen s'approche de son triplan rouge, un or-chestre sort de la tente qui sert de hangar et se met à jouer une marche militaire. Qu'est-ce qui
se passe ? Bodenschatz se penche vers son Rittmeister et, en hurlant pour couvrir le va-carme, lui explique qu'il a été envoyé par le général commandant la région militaire pour saluer sa 80ème victoire. Le jeune berger alle-mand du Leutnant Löwenhardt (4), mascotte de la Jasta 11, tente vainement de monter sur l'aile inférieure du triplan. Richthofen l'aide à grimper, mais, une fois perché, le chien se met à trembler de tous ses membres. Un mécani-cien s'approche et demande à Richthofen s'il peut prendre une photo de lui avec le chien. Bodenschatz s'interpose :– Il n'en est pas question !Bodenschatz se souvient que Boelcke s'était lui aussi fait photographier avant un départ en mission; elle devait être sa dernière. Depuis, tous les pilotes allemands refusent qu'on les prenne en photo avant de décoller – une su-perstition qui s'étendra par la suite à toutes les aviations du monde. Mais, Richthofen ne croit pas à ces balivernes. Il hausse les épaules.– Fiche-moi la paix avec tes superstitions de bonne femme, fait-il à son ordonnance en l'écartant du bras. Il s'agenouille, prend le chien par le cou et fixe l'objectif pour la posté-rité – pour l'éternité !Combler les videsBertangles est un petit village niché entre Amiens et Villers-Bocage. À vol d'oiseau, à peine trente kilomètres le séparent de Cappy. Une même activité règne sur le terrain d'avia-tion. Les mécaniciens répètent les mêmes ges-tes qu'à Cappy, mais eux sont Britanniques et leurs avions sont des Sopwith Camel.Comme tous les matins depuis quelques se-maines, le Captain Roy Brown s'est levé en se tordant de douleurs. Ce jeune Canadien est tenaillé par un ulcère à l'estomac. Il ne peut avaler que du bicarbonate de soude et une mix-ture de fine au lait chaud. Le Major Charles Butler, commandant du N° 209 Squadron, l'a invité à plusieurs reprises à se faire hospitali-ser, mais Brown a toujours refusé. Il trouve que le moment est mal choisi. Ce n'est pas tant pour allonger sa liste, qui compte déjà 12 vic-toires homologuées (plus une bonne douzaine de non confirmées), que pour ne pas priver son escadrille d'un pilote. Les “ cirques ” alle-mands font passer de sales quarts d'heure au Royal Flying Corps. Un pilote de plus, même malade et épuisé, ce n'est pas un luxe par les temps qui courent.Ce n'est pas l'arrivée quinze jours plus tôt du jeune Wilfred May, dit Wop, qui peut permet-tre à l'escadrille de remplacer un pilote che-vronné. Brown a accueilli May avec plaisir. Par un curieux hasard, May est aussi natif d'Edmonton et les deux jeunes gens se connaissent bien. Mais, la joie de Brown a été de courte durée quand il a appris que l'instruc-tion de Wop a été écourtée en raison de l'impé-rieuse nécessité de combler les vides sur le front de la Somme. Butler a accepté que May soit affecté à la section de Brown.Pendant deux semaines, celui-ci l'a chaperonné comme une mère-poule, le conduisant fré-quemment au-dessus du front pour l'habituer au tir de la DCA et tentant de lui enseigner les rudiments du combat aérien. Brown estime que le moment est venu pour Wop d'effectuer sa première vraie mission.– Wop, je t'emmène avec moi aujourd'hui. Brown affiche la tête des mauvais jours. La fatigue, la maladie et la malnutrition ont creusé son visage. On lui donnerait cinquante ans, il en a vingt-quatre. Je veux que tu sentes les choses par toi-même, mais je ne veux pas prendre de risques inutiles. Si on accroche des Boches, je veux que tu te tiennes à l'écart. Si tu te trouves par hasard au-dessus d'un traînard, c'est bon, tu fonces dessus et tu tires une rafale. Mais, si tu le rates, ne remonte pas, continue. S'il y a une mêlée générale, tu restes en dehors.– Okay ! se contente de répondre le jeune May, dont l'excitation à la perspective de ce premier combat cède lentement la place au trac. Sa gorge se serre et il sent son estomac se nouer.La mission consiste à survoler le secteur alle-mand, le long de la route d'Amiens à Albert à partir de Hangard, à l'est d'Amiens. Le Major Butler a donné ses derniers ordres. Il n'ont pas fait l'unanimité parmi les pilotes. Le N° 209 Squadron doit sortir en masse pour contrer la nouvelle tactique des Allemands. Les Britanni-ques préfèrent les formations de cinq avions, qu'ils estiment plus souples, à ces démonstra-tions qui impliquent trois groupes de cinq avions. Mais, les ordres sont les ordres et Brown prendra le commandement du premier groupe.
Un triplan reconnaissable entre milleVers 10 heures et demie, le vent a chassé les derniers bancs de brume. Le soleil fait son apparition derrière les nuages. “ Les Lords ne vont pas tarder à venir danser ”, pense Rich-thofen. Tandis que les officiers se hâtent vers leurs avions, le Rittmeister les interpelle. Il préfère attendre que l'alerte soit donnée pour que les pilotes prennent place dans leur aéro-plane. Qu'ils s'installent confortablement pen-dant ce temps, ils seront plus frais au moment du combat. Ils n'auront pas à patienter long-temps. La sonnerie du téléphone retentit : quelques avions anglais viennent d'être repérés au-dessus du front.En moins de cinq minutes, les premiers Fokker s'élancent. Bodenschatz se dirige vers la plate-forme d'observation et colle un œil à la lunette d'observation. Il est pile onze heures. Il regarde les six triplans s'éloigner en deux sections, cap à l'ouest. La première est menée par Richtho-fen et la seconde par le Leutnant Weiß.Les Camel suivent la Somme et survolent Cor-bie. Au-dessus de Cerisy, ils aperçoivent quel-ques flocons blancs. L'artillerie antiaérienne britannique a ouvert le feu. C'est la preuve que des avions “ boches ” sont dans le secteur. Il ne faut pas longtemps à Brown pour découvrir deux biplaces anglais que quatre Fokker ten-tent d'empêcher de regagner leurs lignes. Les Camel sont en position idéale, à une altitude supérieure et ils n'ont pas été repérés par les Allemands. Brown bat des ailes. C'est le signal convenu pour l'attaque. Les quinze chasseurs plongent joyeusement sur leurs proies, mais d'une manière un peu trop insouciante.L'attention de Brown est alors attirée par quel-ques points noirs sur sa droite, légèrement plus haut. “ Holly Heavens ! ” fait-il à voix haute. D'autres Fokker sont en train de leur piquer droit dessus. Par comble de bonheur, ce sont ceux du “ Cirque Richthofen ”. Il ne peut pas se tromper. Leurs peintures de guerre les iden-tifient en un clin d'œil. Et, en tête, là, un triplan reconnaissable entre mille : le Baron Rouge, en personne !Pour corser l'affaire, une escadrille d'Albatros surgit pour faire pencher la balance du nombre en faveur des Allemands. Les Fokker coupent toute retraite aux Britanniques. Il leur faut faire face. Une mêlée furieuse s'engage. En tant que chef du dispositif, Brown ne veut pas s'impli-quer dans un duel particulier. Son boulot consiste à porter secours à ses équipiers en difficulté. Et ils ne manquent pas ! Mais, le N° 209 Squadron n'est pas une escadrille de man-chots : MacKenzie règle son compte à un tri-plan, Mellersh envoie un Fokker à queue bleue le rejoindre et Taylor incendie un Albatros. Brown aperçoit alors May, un peu à l'écart de la bataille, en train de remporter sa première victoire.Où est Richthofen ?Terriblement excité par le goût du sang dans la bouche, May exulte. Il plonge dans la bagarre pour trouver une deuxième victime. Un triplan rouge défile devant son viseur. Il presse la détente de ses armes avec une telle frénésie qu'il en oublie l'un des préceptes fondamentaux du combat aérien : ne jamais tirer de longues rafales. La sanction est immédiate. Ses deux mitrailleuses s'enrayent. Impossible de les dé-bloquer, même à coups de poing. Il ne lui reste plus qu'à rentrer au bercail. Il reprend de l'alti-tude et se rapproche du front.Tout à coup, il entend le staccato d'une mitrail-leuse qui ne prête pas à confusion. Pas plus tard que la veille, Brown lui a rappelé ce vieil adage : “ Si tu entends le bruit d'une mitrail-leuse, à cinquante contre un, c'est qu'elle te tire dessus ”. Bingo ! son avion est encadré par des traits de fumée blanche. May n'a aucune envie de servir de cible aérienne. Il balance le man-che brutalement, donne un violent coup au palonnier et le Camel bascule sur la gauche. Il jette un coup d'œil furtif derrière lui. Il recon-naît le triplan rouge qu'il a raté tout à l'heure. Les bouches de ses mitrailleuses sont ourlées de petites flammes rouges. Le “ Boche ” l'a suivi sans peine dans son virage et continue à lui tirer dessus. Une balle lui écorche le bras droit, mais il n'a pas le temps d'avoir mal. May se lance dans une série de manœuvres serrées pour décrocher le triplan.La scène n'a pas échappé à Brown. Il pique à la poursuite du Fokker rouge. May se retrouve bientôt à une quinzaine mètres au-dessus de la Somme. Il file en suivant la vallée, attendant la mort qui va surgir d'une seconde à l'autre. Les
rafales se rapprochent. Le Fokker est à moins de cent mètres derrière lui. Tout à coup, tout cesse. Les mitrailleuses de l'Allemand se sont tues brusquement. May se retourne. Le Fokker a disparu comme par enchantement. Mais où est-il donc passé ?C'est la même angoissante question que com-mence à se poser Bodenschatz : où est Rich-thofen ? Les Fokker viennent se poser les uns après les autres, mais il n'aperçoit pas celui peint en rouge. Bodenschatz lâche sa lorgnette et se précipite sur le terrain. Les Leutnante Wenzl (5) et Carlius sont descendus de leur avion. Ils ôtent leurs lunettes et leur casque et regardent autour d'eux. Où est Richthofen ?Il est mort !Wenzl raconte (6) : “ J'ai eu comme un mau-vais pressentiment. Nous nous étions rappro-chés du front et six Sopwith avec leur casserole rouge – l'escadrille anti-Richthofen – sont ap-parus. Ils étaient en surnombre et on n'a pas réussi un coup au but. Le Rittmeister volait bien en vue et il s'est rapproché avec sa sec-tion. Mais alors six nouveaux Lords sont arri-vés en piqué. Comme à l'exercice, nous avons viré tous ensemble face au vent d'est et nous avons rompu le combat. Nous nous sommes séparés au-dessus du front avant de rentrer. J'avais comme un pressentiment. En revenant, j'ai aperçu à l'est de Corbie un petit appareil posé au sol qui ne se trouvait pas là avant. Je crois que c'était un appareil rouge. ”Le Hauptmann Wilhelm Reinhardt, qui se trouve être à ce moment l'officier le plus an-cien dans le grade le plus élevé, donne l'ordre à Wenzl, Carlius et au Leutnant Wolfram von Richthofen, cousin de Manfred, de décoller pour aller reconnaître l'avion présumé rouge posé près de Corbie.À Bertangles, May se pose le premier et se précipite vers son sauveur :– Merci, Brownie. Tu m'as sauvé la vie. Ce type était sacrément difficile à décrocher.– Tu sais qui c'était, Wop ? demande Brown. May secoue la tête. Je n'en suis pas sûr, mais je pense que c'était Richthofen.Le visage de May change brutalement de cou-leur. Il sent ses jambes se dérober sous lui : “ Je crois que j'ai besoin d'un remontant. ” Ils se rendent au bar du mess. L'heure n'est plus aux demi-mesures : May avale d'un trait un double cognac et Brown un double... bicarbonate de soude. Après avoir ingurgité leur cordial, ils décident de se rendre sur les lieux.Wenzl survole les environs de Corbie, mais aperçoit cette fois deux avions sans pouvoir en identifier un seul avec certitude. Ce sont, selon toute vraisemblance, les appareils de Brown et de May. Salué dignement par la DCA anglaise et pris en chasse par trois Camel, Wenzl doit renoncer à pousser plus avant et, la mort dans l'âme, il retourne à Cappy. Pendant ce temps, Reinhardt s'est emparé du téléphone et appelle toutes les positions allemandes du secteur : “ Quelqu'un a-t-il vu un triplan rouge ? ” Pilotes et mécaniciens échafaudent toutes les hypothèses, mais aucun ne veut croire à la disparition du Rittmeister. Enfin, Reinhardt obtient quelques nouvelles plutôt rassurantes. Un officier du 10ème régiment d'artillerie a aperçu un triplan rouge atterrir sur la cote 102, au nord de Vaux-sur-Somme. Il a vu des sol-dats anglais sortir des tranchées, courir vers l'avion et le tirer de l'autre côté de la colline. À Cappy, on soupire. Richthofen n'est pas tombé, il a atterri. Il est donc vivant ! Dans l'après-midi, les autorités publient un communiqué officiel : “ Le Rittmeister Manfred Freiherr von Richthofen n'est pas rentré de mission etselon les informations obtenues, il s'est posé vraisemblablement sain et sauf dans les lignes ennemies. ”Lorsqu'ils voient le triplan rouge rebondir ma-ladroitement sur le sol bosselé pour s’immobiliser sur le dos quelques dizaines de mètres plus loin, les artilleurs australiens de la 5ème division bondissent hors de leurs tran-chées. Plusieurs courent vers l'avion pour em-pêcher le pilote d'y mettre le feu. Mais, à l'inté-rieur rien ne bouge. Un soldat se penche dans l'habitacle. Il se redresse aussitôt et se retourne vers ses camarades : “ Il est mort ! ” Un par un, les artilleurs se relaient pour vérifier. Le pilote est encore harnaché à son siège, le manche à balai coincé entre les genoux et la main droite posée dessus. Apparemment, il a épuisé ses dernières forces à tenter d'atterrir. Ce n'est que le 23 avril au soir que les Alle-mands découvrent la triste réalité. Un appareil du N° 209 Squadron lance au-dessus de Cappy une petite boîte en métal à laquelle sont accro-chées quelques flammes. Elle tombe juste de-vant le hangar, à peu près à l'endroit où Rich-thofen s'était fait photographier deux jours plus
tôt. Elle contient une photo montrant une gerbe de fleurs sur une tombe du petit cimetière de Bertangles et, tapées maladroitement à la ma-chine, ces quelques lignes sans équivoque : “ À l'aviation allemande. Le Rittmeister baron Manfred von Richthofen a été tué en combat aérien le 21 avril 1918. Il a été enterré avec tous les honneurs militaires. De la part de la Royal Air Force. ”Qui a abattu Richthofen ?Tué en combat aérien, oui, mais par qui ?Par quoi, ça on le sait : une balle de mitrail-leuse. Mais, cela ne prouve rien.Évidemment, les pilotes du N° 209 Squadron sont naturellement persuadés que Richthofen a été abattu par Roy Brown. D'ailleurs, le rapport que celui-ci dresse du combat ne laisse pas planer le moindre doute. Sa version des faits n'est pas pour déplaire à la RAF, dont le moral des aviateurs a été récemment mis à rude épreuve par les lourdes pertes que le “ Cirque Richthofen ” leur a infligées. Elle est donc acceptée officiellement. Toutefois, les Alle-mands sont loin d'être convaincus – peut-être tout autant pour des raisons opposées.Après la fin des hostilités, nombreux sont les chercheurs à s'intéresser à cette question. Et pas seulement les historiens, car Hermann Göring, devenu commandant en chef de la Luftwaffe, lance une véritable enquête dans le monde entier, faisant interroger les pilotes survivants mais aussi les témoins qui ont vu le combat du sol, jusqu’en Australie. Cette inves-tigation ne fait qu'ajouter à la confusion. Tous les témoignages se contredisent, sauf sur un point : à aucun moment l'avion de Brown ne semble s'être trouvé en position de tir.Le débat restera ouvert de longues années et rarement un sujet aéronautique n'aura fait cou-ler autant d'encre. Cependant, tous les témoi-gnages ou prétendus tels sont empreints d'une grande subjectivité et ressemblent davantage à des plaidoyers pro domo qu'à des exposés im-partiaux des faits.Lentement le puzzle se reconstitue. Des soldats allemands, en particulier ceux de la 10ème compagnie du 6ème régiment d'artillerie, mais aussi australiens, témoignent que peu avant la chute du triplan rouge il n’y avait qu’un seul autre avion dans le ciel – celui de May, très probablement. Le triplan s'est ensuite retrouvé au milieu d'un puissant tir de barrage prove-nant de mitrailleuses, probablement autant allemandes que britanniques. Comprenant le danger, il a rompu le combat par un brutal virage. Trop tard ! Et c'est sans doute à ce moment précis que son pilote a été mortelle-ment touché. C'est la seule explication logique au fait que le projectile a suivi une trajectoire allant légèrement de bas en haut et latérale par rapport au corps de Richthofen, du poumon droit jusqu'au mamelon gauche.Dans son rapport de combat, Brown indique qu’il a attaqué Richthofen sur son côté droit, or, ce rapport est contredit par tous les témoins au sol qui affirment que le Camel est arrivé par le sud-est, donc sur le côté gauche de Richtho-fen. Avec le cœur perforé par une balle, il est peu vraisemblable que le Baron Rouge ait pu encore piloter son avion sur deux kilomètres environ à la poursuite de May après que Brown ait abandonné le combat. Sur le site internet www.anzacs.net, on peut lire et surtout entendre les témoignages de plusieurs protagonistes de ce duel mémorable.Robert Buie, soldat à la 53ème batterie austra-lienne, se souvient :“ J’avais une mitrailleuse [Lewis] à ce moment et Digger Evans une autre. Quand ils se sont approchés de nous, Evans a ouvert le feu, mais l’avion a continué. Je ne pouvais pas tirer en même temps, car je n’avais pas le champ libre, mais dès que notre avion est sorti de mon champ de tir, j’ai commencé à tirer droit sur le pilote allemand. Des morceaux de l’avion ont volé en l’air et il a ralenti. Il est tombé à quel-ques centaines de mètres de là. Quand on est arrivé sur place, Richthofen était mort. Cela se passait à gauche de Corbie, sur le plateau do-minant la Somme et l’avion avait atterri près de Vaux-sur-Somme. L’avion de Richthofen n’est pas tombé en morceaux comme certains le suggèrent, mais il est tombé comme s’il voulait se poser, bien qu’à l’atterrissage les ailes et le fuselage ont été sérieusement en-dommagés ”.Buie soutient que le Camel de Brown ne se trouvait plus dans les parages quand le Baron Rouge a été abattu :“ Aucun avion ne poursuivait Richthofen. Il n’y avait que le lieutenant May poursuivi par Richthofen. Deux avions seulement ! Il n’y avait pas de troisième avion dans ma ligne de
mire quand j’ai vu les deux avions franchir les lignes à trois kilomètres de moi ”.Le sergent Popkin, de la 24ème compagnie australienne, témoigne à son tour :“ Les deux avions se trouvaient à 30 m au-dessus de moi et j’ai dû laisser passer l’avion britannique avant d’ouvrir le feu sur l’avion allemand. J’ai tiré environ 80 balles et le Baron a basculé sur la droite avant de faire demi-tour et piquer sur moi. J’ai encore tiré 70 balles et il a basculé violemment sur sa gauche et s’est écrasé sur un monticule moins de trente se-condes plus tard ”.Bref, le mystère n’est pas près d’être résolu, sauf si on retrouve la balle qui a tué le Baron Rouge, dont seule l’expertise balistique pour-rait déterminer la provenance d’une manière indiscutable.Une thèse a été récemment développée tentant de démontrer que le Baron Rouge aurait été attiré dans un traquenard par les Britanniques. En effet, selon certains historiens, les batteries de mitrailleuses australiennes auraient été spé-cialement implantées sur les hauteurs surplom-bant la vallée de la Somme. May, pilote plus expérimenté que l’on a bien voulu le faire croire, notamment en raison d’un passé de pilote d’exhibition au Canada, aurait servi de “ chèvre ” et Brown de “ rabatteur ”. Il s’agissait d’amener Richthofen à poursuivre May de manière à l’inscrire dans la ligne de mire des mitrailleurs australiens. Toutefois, il est indé-niable que, quelles qu’aient été ses qualités de pilote, May n’avait aucune expérience du combat aérien et faisait donc ainsi la plus mau-vaise “ chèvre ” possible. Cela rend cette hypo-thèse assez peu crédible.Le mystère entourant la mort du Baron Rouge subsiste encore aujourd’hui et, dans un sens, c’est aussi bien ainsi...(1) Dreidekker en néerlandais (rappelons que Fokker est un avionneur hollandais) ou Dreidecker en allemand signifie triplan.(2) Un seul triplan de Richthofen a été entièrement peint en rouge, mais il n’a probablement jamais combattu à son bord. (3) À ne pas confondre avec Kurt Wolff, qui commandera la Jasta 11 lorsque celle-ci sera incorporée à la Jagd-geschwader 1, en juin 1917 (décoré de l'ordre Pour le Mérite le 4 mai 1917, il tombe en combat le 15 septembre après avoir remporté sa 33ème victoire). Karl Bodenschatz deviendra chef d'état-major de Göring et sera griè-vement blessé lors de l'attentat contre Hitler, le 20 juillet 1944.(4) Oberleutnant et commandant de la Jasta 10, Erich Löwenhardt sera tué lors d'une collision aérienne le 10 août 1918. Avec 54 victoires, il est le troisième as allemand de la Grande Guerre. Il recevra la croix Pour le Mérite, le 31 mai 1918.(5) Le Leutnant Richard Wenzl terminera la guerre avec 12 victoires. Au moment de la mort de von Richthofen, il n'en a remporté qu'une seule.(6) Le corsaire rouge, 1914-1918 - Capitaine aviateur Manfred de Richthofen (sic) - Payot, Paris, 1932.Le Baron RougeManfred von Richthofen, fils d'un baron de Silésie, est né à Breslau (Wroclaw), le 2 mai 1892. Il embrasse très jeune la carrière des armes et entre à 11 ans à l'école des cadets de Wahlstadt. Officier de cavalerie en 1912, il sert dans un régiment de uhlans en Prusse orientale au moment où éclate la guerre. Mais en tant qu'uhlan, que peut-il espérer dans une guerre qui s'enterre et quand les offensives se résu-ment à un saut de puce ? Il s'ennuie. Alors, Richthofen obtient d'être versé dans l'aviation où ça bouge. Le 10 juin 1915, il rejoint la Feld-fliegerabteilung 6 basée en Saxe où il reçoit une instruction d'observateur. Il part sur le front russe avec la Flg.Abt. 69 puis revient à Ostende en août.Il se lie d'amitié avec son pilote, l'Oberleutnant Zeumer. C'est avec lui qu'il livre son premier duel aérien, le 1er septembre 1915, à coups de mousqueton contre un Farman anglais. Les deux hommes réussissent à abattre un Farman français en Champagne, deux semaines plus tard, mais comme il tombe dans ses propres lignes, il ne leur est pas officiellement homo-logué.Sa rencontre avec Oswald Boelcke sera déter-minante pour la suite de sa carrière. Il fait sa connaissance par hasard dans un wagon-
restaurant lors d'un changement de base. Rich-thofen est très impressionné par ce jeune lieu-tenant, impassible, presque invisible, dont on commence à parler. Il s'adresse à lui : “ Dites-moi comment vous faites ? Il se mit à rire, très amusé, et me répondit : "Bien simplement, ma foi. Je fonce, je vise bien et ils tombent." Je secouai la tête en me disant que je faisais la même chose et, pourtant, avec moi, ils ne tombaient pas. ”Richthofen décide de devenir pilote de chasse. Zeumer lui enseigne les rudiments du pilotage et Richthofen entre à l'école de Döberitz en novembre 1915. Physiquement un peu juste et maladroit, il décroche péniblement son brevet. Il arrive sur le front pour la grande offensive de Verdun. Il descend un Nieuport le 26 avril 1916, mais celui-ci s'abat encore du mauvais côté du front et ne lui est pas crédité.Son unité part alors sur le front russe en juin, mais Boelcke se souvient de lui au moment où il forme la Jasta 2 et l'appelle à ses côtés. Rich-thofen saute sur l'occasion. Enfin, le 17 sep-tembre 1916, Richthofen obtient sa première victoire confirmée : un FE 2b du N° 11 Squa-dron du RFC qui s'abat près de Villers-Plouich. Dès lors, Immelmann, Boelcke, Voss et les autres n'ont qu'à bien se tenir.Le 23 novembre, il épingle le Major Lanoe Hawker, tout premier as de l'empire britanni-que et décoré de rien moins que la Victoria Cross. Ce coup d'éclat auquel s'ajoute sa 16ème victoire, le 4 janvier 1917, lui permet de décrocher la médaille Pour le Mérite, qui lui est remise par le Kaiser le 12 janvier. Quelques jours plus tard, il prend le commandement de la Jasta 11 et en profite pour faire venir son frère Lothar à ses côtés.Le 7 mars 1917, touché en combat, Richthofen se pose en catastrophe dans ses lignes. Un officier du génie arrivé sur les lieux le conduit en voiture jusqu'à ses quartiers et insiste pour que le pilote s'allonge sur un divan pour se remettre de ses émotions. “ Ce n'est pas mon premier combat, vous savez, proteste Richtho-fen. Ah bon ! fait son hôte, vous avez déjà abattu des avions ennemis ? De temps en temps, réplique le pilote. L'officier souhaiterait qu'il se montre plus précis : Combien en avez-vous abattu, deux ? Non, pas deux, répond Richthofen très calmement, vingt-quatre. L'of-ficier secoue la tête en souriant : Non, non ! Je ne parle pas de combats, mais d'avions abattus; vous savez, touchés au point qu'ils tombent au sol. C'est bien de cela que je parle aussi, fait Richthofen. Quel vantard ! ” pense l'officier. Mais, peu importe, il emmène le hâbleur se restaurer au mess. Avant de s'installer à table, Richthofen retire sa vareuse. C'est alors que l'officier éberlué aperçoit la croix Pour le Mé-rite qui pend au cou de son invité. Après un court silence, il lui redemande son nom, qu'il avait mal compris la première fois. Alors, c'est l'explosion de joie. L'officier se tourne vers le barman et crie : “ Champagne ! ”En avril 1917, les Britanniques se lancent dans la bataille d'Arras. Pour le Royal Flying Corps c'est un véritable désastre, qui passera à la postérité sous le nom évocateur d'Avril san-glant. Pour chaque victoire, le RFC perd cinq avions. L'espérance de vie moyenne d'un pilote britannique est ramenée de trois semaines à... deux jours ! La Jasta 11 se taille la part du lion, revendiquant 89 victoires dont pas moins de 21 sont attribuées à son chef. Le 13 avril, Richtho-fen double Boelcke en tête du palmarès géné-ral. Lothar fait à peine moins bien que son aîné : 15 victoires en un mois.Le 26 juin 1917, Manfred von Richthofen prend le commandement de la nouvelle Jagd-geschwader 1, formée avec les Jasta 4, 6, 10 et 11. L'escadre est équipée de 45 avions, des Albatros D.V et des Pfalz D.III. L'âge moyen des pilotes est inférieur à 22 ans, son chef en a 25.Le 26 juillet, Richthofen est blessé à la tête au cours d'un combat contre des FE 2D du N° 20 Squadron. Déjà prudent, ne s'engageant à fond que lorsqu'il estime que toutes les chances de succès sont en sa faveur, Richthofen est rendu encore plus circonspect par cette mésaventure. Souffrant parfois de violents maux de tête qui le diminuent physiquement, il refuse pourtant toutes les offres qui lui sont faites d'intégrer l'état-major, même lorsqu'elles viennent du Kaiser en personne (il les décline plus respec-tueusement, c'est tout).Mais qui est-il vraiment ? Les témoignages des pilotes qui l'ont côtoyé montrent les différentes facettes de sa personnalité. Egocentrique fri-sant la mégalomanie, il jalouse ceux qui cher-chent à suivre son exemple. Si un pilote de l'escadre doit abattre un avion ennemi, ce ne peut être que lui. Il nourrit un complexe de supériorité envers ses hommes et ne se sent investi d'aucune responsabilité vis-à-vis des jeunes “ bleus ” qui rejoignent son unité. Sa devise pourrait être : marche ou crève. Et pour-tant, il passe des nuits entières à mettre au point des tactiques de combat où le travail
d'équipe prime sur l'individu. Il ne participe que rarement aux pots offerts par les pilotes qui fêtent un événement particulier, mais même dans les beuveries, il se tient à part, car il ne se sent pas des leurs. Simple dans sa ma-nière de vivre, il manifeste un goût très prus-sien pour la discipline et l'étiquette militaire. Ses vrais amis sont peu nombreux et comptent parmi les pilotes recrutés à l'origine par Boelcke, comme Kurt Wolff. Son sens de l'humour est peu développé et il n'étale jamais ses sentiments, même envers sa mère. Il est plus enclin à voir un verre à moitié vide, là où son frère Lothar verrait un verre à moitié plein. Il popularisera dans toute l'aviation allemande l'expression des gens du théâtre Hals- und Beinbruch (littéralement : casse-toi donc le cou et les jambes) pour souhaiter bonne chance à ses pilotes.Sans être un vrai meneur d'hommes, il exerce une telle fascination sur ses pilotes qu'aucun n'hésiterait l'ombre d'une seconde à sacrifier sa vie pour cette légende vivante. Il incarne l'Al-lemagne victorieuse et il inspire autant le res-pect que la crainte. Sous son impulsion, le combat aérien passe du tournoi chevaleresque à la guerre méthodique. “ Il ne sert à rien de cribler d'obus l'avion ennemi, dit-il à ses pilo-tes. Visez l'homme et ne le ratez pas. Si vous attaquez un biplace, visez l'observateur en premier. Tant que vous n'avez pas réduit la mitrailleuse au silence, ne vous occupez pas du pilote. ”Le 21 avril 1918, Richthofen a rendez-vous avec son destin. Sa disparition cause une vive consternation non seulement chez les pilotes allemands, mais aussi dans le peuple qui lui vouait un véritable culte. Wilhelm Reinhardt lui succède à la tête de la JG 1, mais les Luft-streitkräfte ne retrouveront jamais un tel as ni un tel chef naturel. Le dernier commandant de cette prestigieuse unité sera l'Oberleutnant Hermann Göring, un as aux 22 victoires, arbo-rant à son cou la croix Pour le Mérite depuis le 2 juin 1918 et qui connaîtra une triste célébrité quelques années plus tard.Les victoires de Manfred von Richthofen117.09.16FE 2b11 SqnMarcoingA DII D491/17 223.09.16Martins.27 SqnMarcoing‘’ 330.09.16FE 2b11 SqnBapaume‘’ 407.10.16BE 1221 SqnYtres‘’ 516.10.16BE 1219 SqnYtres‘’ 625.10.16BE 1221 SqnBeaulencourt‘’703.11.16FE 2b18 SqnLoupart‘’809.11.16BE 2c12 SqnBeugny‘’ 920.11.16BE 2c15 SqnGuédecourt‘’1020.11.16FE 2b22 SqnGrandecourt‘’1123.11.16DH 224 Sqn?‘’1211.12.16DH 232 SqnMercatel‘’1320.12.16DH 229 SqnRollencourt‘’1420.12.16FE 2b18 Sqn?‘’1527.12.16DH 229 Sqnnon abattu‘’1604.01.17Pup8 SqnBapaume‘’1723.01.17FE 840 SqnLens‘’1824.01.17FE 2b25 SqnRouvroyA DIII D789/171901.02.17BE 2d16 SqnThélusH DII2014.02.17BE 2d2 SqnLoos‘’2114.02.17BE 2d8 Sqn?‘’2204.03.17BE 2c2 Sqnnon abattu‘’2304.03.171 1/2 S.43 SqnVimy‘’2406.03.17BE 2e16 SqnVimy‘’2509.03.17DH 229 SqnBailleulA DIII2611.03.17BE 2d2 SqnGivenchyH DII2717.03.17FE 2b25 SqnVitry‘’2817.03.17BE 2c16 SqnFarbus‘’2921.03.17BE 2f16 SqnLa Neuville‘’3024.03.17S.VII19 SqnGivenchy‘’3125.03.17Ni 1729 SqnTilloy‘’