Plus que jamais facteur de puissance, les Forces Spéciales (FS) contribuent au rang militaire d'un pays. (Crédits : Reuters) En permanence sur le fil, les FS représentent finalement autant un risque qu'une opportunité pour le modèle des Armées : un risque de décrochage technologique par rapport aux forces conventionnelles, compte tenu de leur perpétuelle réforme et de leurs équipements particuliers, mais aussi une opportunité culturelle par l'esprit d'innovation qui les anime et qui pourrait irriguer la transformation du ministère des Armées voulue par la Ministre. Par Marie Recalde, avocate, ancienne députée de la Gironde et ancienne membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces Armées, et Alexandre Papaemmanuel. Peu avant minuit, les forces spéciales françaises s'engagent sur le pont de Wabaria (Mali). Un pick-up chargé d'explosif fonce alors sur les positions françaises sous les tirs des soldats et explose dans un éclat qui déchire la nuit.
Ce combat débute après la journée du 25 janvier 2013 au cours de laquelle nos soldats ont pris position à Gao. Des tireurs d'élite se sont placés sur un monticule dominant le village de Wabaria et le fleuve ; ils permettent aux Forces spéciales de prendre le contrôle du terrain et, en fin de compte, de l'entrée sud du pont.
Au même moment, des avions C-130 et Atlantic 2 veillent discrètement dans le ciel tandis que des Rafale passent et repassent pour appuyer les troupes qui apparaissent bien fragiles après un raid « basse altitude » (avantages et inconvénients d'entrer en premier). Une guerre d'usure débute et il faut y faire face avec un appui réduit et des munitions qui s'amenuisent. Les soldats fatiguent et les ennemis résistent car le pont est leur seule porte de sortie.
Visages couverts, yeux masqués par des lunettes de soleil, vêtus de couleur ocre sur terrain abrasif, les Forces spéciales (FS) fascinent car elles sont au cœur de l'action, celle qui se déclenche dans l'urgence d'un renseignement à la date de péremption de quelques heures. Leurs adversaires, pour qui la mort violente fait partie des options militaires, les obligent à s'exposer dans des combats de proximité qui se terminent à la grenade ou l'arme de poing, une proximité devenue étrangère à de nombreux conflits modernes. « À la vie, À la mort ! » comme l'énonce la devise du Commando Ponchardier.
Seules, les FS sont insuffisantes ; mais elles sont complémentaires des forces conventionnelles et préviennent le développement des métastases en se déployant rapidement et avec une faible emprise logistique. Leur principe directeur est millénaire : de petits groupes d'hommes peuvent apporter une indiscutable plus-value au système de forces classiques quand les circonstances l'imposent.
En effet, les forces spéciales :
- mettent à profit leur flexibilité pour répondre à celle des ennemis de la France ;
représentent une alternative au combat frontal pour une opération à fort effet de levier et sur des cibles stratégiques;
- complètent une manœuvre classique pour user et désorganiser l'adversaire à l'intérieur de ses lignes, en profondeur, au sein de dispositifs moins sécurisés. Il s'agit d'un outil réactif capable de contester la zone d'impunité de l'adversaire en agissant dans son camp grâce à de courtes fenêtres de vulnérabilité. Avec les FS, pas de sanctuaire permanent pour l'adversaire !
- deviennent, enfin, une solution intermédiaire quand l'environnement politique et diplomatique ne permet pas de mettre en place une stratégie directe dans un pays cible. La théorie de l'« unconventional warfare(1) » ou la guerre hybride russe dans l'Est de l'Ukraine(2) en fournissent les exemples les plus criants.
Leurs faits d'armes sont en effet rarement révélés au grand jour : il s'agit d'actions discrètes voire secrètes mais non clandestines car « revendicables ». Néanmoins, l'absence de publicité ne diminue en rien un engagement qui est total : au Mali comme au Levant ; dans la lutte contre le terrorisme ou dans une action coup de poing contre un chef de Katiba(3) à l'occasion de missions d'actions offensives directes ; déployées à Gao pour une attaque dans la profondeur avant l'arrivée des forces françaises conventionnelles de l'opération SERVAL(4) ; dans l'action de libération d'un otage ; lors d'une mission de renseignement, comme lors de missions dites d'environnement, comprenant la formation et l'accompagnement de partenaires jusqu'au combat.
Plus que jamais facteur de puissance, les Forces Spéciales (FS) contribuent au rang militaire d'un pays. Or, en ce domaine, la France fait partie d'un club restreint et doit le rester. Car les conflits modernes les ont rendues incontournables. A ce titre, la Loi de programmation militaire 2019-2025 évoque un « spectre des missions allant de l'anticipation stratégique à la capacité de renseignement et d'action face à un dispositif ennemi moderne et complexe, en passant par la lutte dans la durée contre le terrorisme, par la prévention et le partenariat militaire opérationnel (PMO) ». Elle loue d'ailleurs « la polyvalence, l'interopérabilité, la réactivité » de ces troupes (5).
D'ailleurs, ce même document a doublé leur contrat opérationnel : elles devront désormais pouvoir être projetées sur deux théâtres extérieurs simultanément, là où le ministère des Armées n'envisageait jusqu'à présent qu'un déploiement restreint à un seul théâtre d'opération. Il s'agit donc de coller à ce que le COS réalise aujourd'hui au Sahel et au Levant. Il s'agit donc de reproduire, sur un théâtre supplémentaire, ce que le COS réalise aujourd'hui au Sahel. Mais les FS en auront-elles les moyens à l'heure où elles sont obligées de demander aux Britanniques de leur prêter des hélicoptères lourds Chinook(6) pour intervenir au Sahel(7)?
Or cette question stratégique des moyens matériels est rehaussée par une originalité identitaire et interarmées qui, au sein des Armées, joue en leur défaveur. En effet, bien qu'agissant dans l'ombre, le caractère stratégique des FS les propulse régulièrement sur le devant de la scène, non sans cristalliser une certaine envie au sein des Armées.
Emanation des trois armées, constituées en système de Forces, certains craignent pourtant que les FS ne deviennent une quatrième Armée concurrente. Avec pour devise «Faire autrement », leur spécificité fait leur force mais le particularisme peut parfois être incompris.
Dans ces conditions, il paraît plus que jamais déterminant que les Forces spéciales soient en mesure d'affronter à la fois des défis capacitaires majeurs et le défi de l'innovation en disposant pour ce faire des meilleurs outils et d'une parfaite intégration au sein des Armées.