Contrôlée par une insurrection syrienne dominée par la coalition jihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS, ex-Front al-Nosra, autrefois lié à al-Qaïda) et l’influent groupe Jaich al-Ahrar, la province d’Idleb est maintenant un objectif prioritaire pour Damas et Moscou. Et la bataille qui s’annonce se joue déjà sur les terrains médiatique et diplomatique.
1- Un enjeu militaire et sécuritaire
La province d’Idleb fait partie des quatre zone de « désescalade » définies par l’accord d’Astana, approuvé en septembre 2017 par la Russie, la Turquie et l’Iran. Les organisations jihadistes, telles que l’État islamique et l’ex-Front al-Nosra, ne sont pas concernées par ce texte.
La semaine passée, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov a parlé de « vider » l’abcès que constitue la province d’Idleb, où Hayat Tahrir al-Cham compterait environ 30.000 hommes. Il aurait pu être plus précis et parler d’abcès de « fixation »…
« Chaque fois que le régime de Bachar-al-Assad, appuyé par les Russes, parvient à résorber une poche, il le fait en permettant l’évacuation et le regroupement des mouvements terroristes les plus durs dans cette poche d’Idleb », a résumé le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], lors d’une audition à l’Assemblée nationale, en juillet dernier.
Contrairement à ce qu’affirme M. Lavrov sur tous les tons depuis plusieurs jours, il n’est absolument pas dans l’intérêt des Occidentaux de voir cette situation durer. « Cette poche devient problématique dès lors qu’elle peut être le lieu de la reconstitution d’une base à partir de laquelle ces mouvements terroristes n’auront d’autre souci que d’organiser des actions en Europe et en France en particulier. C’est pour cette raison qu’il est souhaitable que cette poche soit résorbée », a en effet expliqué le général Lecointre.
2- Un enjeu humanitaire
Environ 2,9 millions de civils vivent dans la province d’Idleb. Et les Nations unies ne cessent de mettre en garde contre les conséquences d’une opération militaire dans cette région, allant jusqu’à parler d’une « catastrophe humanitaire. »
Émissaire de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura a dit craindre « en six fois pire » une réédition du scénario de la Goutha orientale, dont l’opération de reconquête menée par Damas aurait coûté la vie à plus de 1.700 civils.
« Un scénario du pire à Idleb a le potentiel de créer une urgence humanitaire encore jamais vue tout au long de cette crise », a également averti John Ging, haut responsable du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA).
Le 2 septembre, le pape François a lancé un « appel sincère à la communauté internationale et à tous les acteurs concernés pour qu’ils utilisent les instruments de la diplomatie, du dialogue et de la négociation, dans le respect du droit international humanitaire, pour protéger la vie des civils. » Et les dix pays membres non permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ont réclamé une « solution pacifique », tout en appelant les parties concernés à prendre « toutes les mesures possibles » pour protéger les civils.
Selon les Nations unies, une offensive dans la province d’Idleb pourrait provoquer l’exode de 800.000 personnes, susceptibles de trouver refuge en Turquie.
3- Un enjeu diplomatique
Signataire de l’accord d’Astana, la Turquie n’est pas favorable à une opération militaire dans la province d’Idleb, où elle a déployé des troupes pour tenir des postes d’observation. « Trois millions et demi de personnes vivent là-bas et c’est vers la Turquie que ces gens fuiraient en cas de désastre », a afirmé son président, Recep Tayyip Erdogan. En premier lieu, Ankara craint surtout un afflux de réfugiés sur son territoire et pousse à la création d’une zone tampon.
« Tout le monde a vu les raids aériens lancés contre la région Cisr Esh Shugur par les Russes, durant ce processus critique. Nous souhaitons que le contrôle de la région passe à la Turquie. Nous voulons que la Turquie ait le contrôle militaire dans la région et forme un ‘zone tampon’ », a ainsi opportunément déclaré un habitant (présumé) d’Idleb à l’agence turque Anadolu.
En outre, la Turquie cherche aussi à protéger les groupes rebelles syriens qu’elle soutient. En janvier, quand Damas avait lancé une offensive à la périphérie d’Idleb pour sécuriser l’axe Damas-Alep, Ankara avait vivement protesté. « Sous couvert de lutte contre (l’ex-Front) al-Nosra, les forces du régime frappent aussi les rebelles modérés » avait dénoncé Mevlüt Cavusoglu, le chef de la diplomatie turque. « Cette attitude pourrait saboter le processus de règlement politique » du conflit, avait-il ajouté.
La Turquie pourra faire valoir son point de vue (voire obtenir des garanties) lors d’un sommet tripartite qui se tiendra le 7 septembre en Iran, comme l’a annoncé la Russie, la semaine passé.
Selon le communiqué du Kremlin, il sera question de « mesures supplémentaires visant à liquider définitivement le foyer du terrorisme international, à faire avancer le processus de règlement politique et à régler les questions humanitaires, y compris concernant la création des conditions pour le retour des réfugiés. »
Au moment moment, à l’initiative des États-Unis, le Conseil de sécurité des Nations unies se réunira pour évoquer la situation d’Idleb. « Soyons clairs, notre position, ferme, reste inchangée: si le président Bachar al-Assad décide d’utiliser une nouvelle fois des armes chimiques, les États-Unis et leurs alliés répondront rapidement et de façon appropriée », a fait savoir la Maison Blanche.
4- Vers une nouvelle utilisation d’armes chimiques?
Affirmer que les rebelles préparent une attaque chimique pour en faire porter le chapeau au régime de Bachar el-Assad… C’est ce qu’avait avancé Moscou peu avant, le 7 avril, jour du bombardement au chlore de la localité de Douma, dans la Goutha Orientale, par les forces syriennes. Ce qui déclencha l’opération Hamilton, menée par la France, les États-Unis et le Royaume-Uni contre le programme chimique syrien.
Pour Idleb, la même ficelle a été utilisée par la diplomatie russe, par ailleurs garante de l’abandon par Damas de son arsenal chimique, en septembre 2013.
Faut-il s’attendre à une répétition du scénario joué en avril dernier? Tout porte à le croire. Cependant, les « éléments de langage » avancés par Moscou insistent sur la présence jihadiste dans cette région. Et la dialectique est imparable : intervenir militairement contre le régime de Damas après une attaque chimique équivaudrait à soutenir l’ex-Front al-Nosra (qui a pourtant été visé à plusieurs reprises par la coalition anti-jihadiste emmenée par les États-Unis).
« S’ils veulent continuer à reprendre le contrôle de la Syrie, ils peuvent le faire mais ils ne peuvent pas le faire avec des armes chimiques », a répondu Nikki Haley, la réprésentante des États-Unis auprès des Nations unies, lors d’une récente conférence de presse.
« La stratégie du régime syrien, soutenu en cela par les autorités russes, consiste à alterner les actions de force et de siège contre les groupes terroristes et des phases de négociation. La plupart du temps, ces négociations aboutissent à la libération des terroristes les plus durs, qui rejoignent progressivement tous cette zone. In fine, il ne restera donc que cette poche d’Idleb. De quelle façon cette situation sera traitée? De quelle façon la France demeurera attentive pour s’assurer que le régime syrien ne recourt pas de nouveau à l’emploi d’armes chimiques? Ces interrogations demeurent. Permettez-moi simplement de rappeler que le président de la République considère que la ligne rouge qu’il avait fixée existe encore. Dès lors, les armées devront être prêtes à réagir si elle devait être de nouveau franchie », a prévenu le général Lecointre.
« Le mécanisme conjoint d’enquête et d’attribution des Nations unies et de l’OIAC a publié 17 rapports confirmant la nature chimique de plus de trente attaques en Syrie. Comme l’a rappelé le président de la République (…) le 27 août, la France continuera à faire respecter ses lignes rouges en matière d’emploi des armes chimiques et se tiendra prête à agir en cas d’utilisation avérée et à usage létal de ces armes », a, de son côté, fait valoir le Quai d’Orsay.
En attendant, les forces russes ont pris leurs précautions, en envoyant une armada croiser au large de la Syrie, afin de dissuader toute intervention punitive occidentale.