inShare
Sans cohésion, il n’est guère de solidarité possible. Au sein des armées, elle permet l’entraide entre militaires (et les familles de militaire) et de mieux appréhender les réalités que vivent les uns et les autres en faisant fi de ce que l’on appelle « la guerre des boutons ».
Seulement, le dernier rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire [HCEM] met en exergue quelques difficultés affectant cette cohésion entre les militaires. Et cela à deux niveaux.
Avec les restructurations qu’ont connues les armées au cours de ces cinquante dernières années [et celle conduites entre 2008 et 2012 ont donné le « coup de grâce »], la vie de garnison a quasiment disparu « en même temps que ses pratiques traditionnelles », souligne le rapport du HCECM. Hormis dans quelques grandes villes [Paris, Marseille, Strasbourg], les « cercles de garnison ont été dissous » et les « bibliothèques de garnison [instituée en 1872] ont pratiquement disparu ». En outre, les « évènements festifs, comme les bals de garnison, sont devenus très rares. »
Aussi, constate le HCECM, « les militaires ont même perdu le sens de la communauté que recouvrait, il y a peu encore, la garnison » et beaucoup d’entre-eux « n’ont aucune relation avec les militaires affectés dans d’autres unités de la même garnison ». D’où sa conclusion : « Érodée par l’absence de lieux de rencontre, par l’évolution des modes de socialisation, par l’affirmation de l’individualisme, par la volonté de disposer d’un temps à soi distinct de celui vécu sous l’uniforme, la ‘vie de garnison’ s’est peu à peu vidée de toute substance. »
Par ailleurs, « l’interarmisation » fait que certaines unités ont également des soucis au niveau de la cohésion de leurs personnels dans la mesure où « l’identité professionnelle (y) est […] trop faible pour forger un […] un esprit de corps » analogue à celui que l’on peut encore trouver dans des régiments/escadrons/flottilles ayant une identité forte. « Cette faiblesse crée une tension importante entre l’identité d’armée et le service ou l’organisme d’appartenance, voire un sentiment d’abandon, comme cela se voit fréquemment dans les unités de la DIRISI ou du SCA », note le rapport.
Cependant, la cohésion s’effrite même au sein des unités non interarmées. Et cela, pour plusieurs raisons. La première est liée au célibat géorgraphique, qui concernerait 13% des militaires (mais le HCECM prévient qu’il faut prendre ce chiffre « avec précaution »).
Ce célibat géographique s’explique par la nécessité, pour le militaire, de préserver la carrière professionnelle de son conjoint ou bien encore par les difficultés liées à la scolarisation de ses enfants ou le coût de la vie dans la région où il est affecté.
Résultat : « L’éloignement de la cellule familiale du lieu de garnison isole le conjoint des facilités proposées par la formation d’affectation et le groupement de soutien de la base de défense » et il devient « difficile de mobiliser les familles lors des activités de cohésion et de loisirs organisées par le régiment, la base ou l’arsenal » au point que « plusieurs d’entre elles sont supprimées faute de participants », relève le HCECM.
« De la même manière, les sections sportives et artistiques proposées par la fédération des clubs de la défense sont délaissées par les militaires et leur famille car ‘loin du domicile, il est difficile de s’investir dans une association' », lit-on dans le rapport.
Et ce dernier d’ajouter : « Le conjoint qui n’habite pas dans une ville de garnison ne côtoie pas ou peu de militaires (y compris des militaires d’une autre unité) et ne peut que difficilement se tenir informé des facilités qui peuvent lui être accordées. Ce conjoint vit ‘en dehors’ de la vie de la base, du régiment ou de l’arsenal et ne cherche parfois pas à s’intégrer à la vie militaire. Cette séparation nette entre vie privée et vie militaire est également souhaitée par les militaires les plus jeunes, ce qui explique l’étanchéité entre les deux mondes. »
Ce dernier point est une autre explication à l’effritement de cette cohésion. « Plus qu’il y a 20 ans s’exprime la volonté de vivre deux vies en une : assumer, dans un collectif organisé, un engagement jusqu’au risque suprême, mais, en même temps, disposer d’un temps à soi qui échappe à la dimension collective de la vie encasernée », remarque en effet le HCECM.
Aussi, « les militaires rencontrés revendiquent une césure entre la ‘vie de quartier’ et la vie personnelle, entre le temps de service et le temps libre » et « il est plus dur aujourd’hui qu’hier d’organiser des temps de cohésion ou de convivialité en dehors des heures de service : le tenter, c’est s’exposer à de nombreuses réponses négatives », explique-t-il.
Cette réalité se reflète dans plusieurs sondages. Ainsi, 55% des militaires estimeraient que « la difficulté à concilier la vie privée et la vie militaire est le facteur principal de désattractivité de la fonction militaire ». Et 32% des militaires connaissant les prestations « vacances » proposées par l’IGeSA y renoncent « parce qu’ils ne souhaitent pas retrouver pendant leurs permissions d’autres agents du monde de la défense ». Et ils « Ils sont 40 % parmi ceux qui ont moins de 30 ans. »
Aussi, semble déplorer le HCECM, « ces comportements heurtent les pratiques sociales présentées comme archétypales jusqu’à la fin des années 80 : la sociabilité militaire a longtemps reproduit des pratiques collectives de journée d’unité, de soirée de cohésion, de diner en ville, de loto annuel ou de bal de garnison. Ces pratiques sont en voie de disparition et appartiennent désormais au ‘monde d’hier’, celui qui a précédé la professionnalisation. Les tentatives de les réinstaurer sont le plus souvent vouées à l’échec. »
D’autant plus qu’un autre facteur explique ce phénomène : les réseaux sociaux. « On peut cependant relever que la vie numérique vient parfois complexifier la vie des unités et les activités de cohésion car elle conduit souvent des militaires à s’isoler de leurs camarades en se plongeant sur leurs écrans tant dans les moments hors service, que lors des rares moments de relâche en opérations : les jeux digitaux ou les réseaux sociaux sont souvent des lieux de repli, voire de ressourcement, qui freinent la socialisation militaire », constate le HCECM.
Visiblement, il n’y a pas grand chose à faire pour inverser cette tendance, le Haut-Comité n’ayant pas fait de proposition(s) allant dans ce sens, si ce n’est celle, afin de limiter le célibat géographique, de « réévaluer régulièrement les besoins de mobilité géographique », sans toutefois remettre en cause le principe de disponibilité.
Photo : Affiche d’Henri Gray – via Muzeo