En ce mois de juin, il y a du spectacle à Alger.
Les rambardes du boulevard Front-de-Mer sont sans cesse garnies de curieux.
Hommes, femmes, enfants. Des Européens, des musulmans contemplent à longueur de journée l'arrivée des renforts sur les quais du port qui s'étend à dix mètres en contrebas.
Le grouillement est extraordinaire. Les grues immenses, délaissant pour un temps les tonneaux de pinard ou les ballots d'alfa, puisent dans des cales béantes ces jouets magnifiques : des chars, des automitrailleuses, de lourds camions blindés.
Cris des dockers, ordres secs des militaires. De jour en jour les rangées de chars, de camions, de jeeps, de canons s'allongent, propres, graissés, briqués, les tubes dans l'alignement dans un ordre impeccable sur les quais de la gare maritime.
Les pieds-noirs découvrent la puissance française. Puis ils découvrent les métropolitains. Car ils débarquent, les petits Français, en longues files indiennes que vomit interminablement chaque passerelle. Ils débarquent, un peu abrutis par le soleil, la lumière éclatante, le ciel si pur.
Ils débarquent avec leur gros casque lourd sur la tête et le calot plié dans le blouson de drap rugueux. Avec, sur l'épaule, le long boudin kaki qui contient, serré à craquer, tout l'équipement de l'homme en campagne.
Cet équipement qu'on leur a distribué à Paris, à Lille, à Orléans ou à Châteauroux, et qu'un juteux au visage couleur brique polie, peaufiné par les centaines de litres d'absinthe des campagnes coloniales leur a fait inlassablement étaler sur le pavé d'une cour, sur le plancher d'une chambrée dans une odeur de poussière, de vieux cuir racorni, de fer rouillé !
Toujours à la recherche de ce qui manque ! Car il manque toujours quelque chose dans un paquetage. La trousse à couture, minable carré d'étoffe qui ne sert à rien, la boîte de fer qui doit contenir un hypothétique savon, dur comme pierre, attribué selon les arrivages avec les paquets de troupes à l'odeur âcre qui vident leurs bûches dans le mauvais papier jaune qui les enveloppe.
C'est son grand voyage au petit Français qui arrive ce jour de juin 1955. Jusqu'à la caserne de Rennes, de Bordeaux ou de Saint Etienne, c'était encore le service militaire, les classes. Mais maintenant, c'est la guerre. Il ne s'en rend pas encore compte.
Il a vu tellement de choses depuis le départ où, la larme à l’oeil ou le rire tonitruant selon les caractères, il a quitté les parents, la fiancée ou simplement la ville qu'il aimait pour l'inconnu, dans un grand bruit d'adieux, de cris, de vapeur chuintante, de sifflets. Il a découvert la promiscuité ou la chaude camaraderie de l'entassement dans les wagons qui rapidement sentent la fumée, l'orange, la vinasse ou le saucisson.
On a bien rigolé. Après Sainte-Marthe, le sinistre camp de transit de Marseille avec ses imbéciles bordures blanches, repeintes tous les jours sous la surveillance d'un sergent de la coloniale ou de la légion, où dans les baraquements il a fallu gaffer les piqueurs qui, la nuit tombée, viennent fouiller les paquetages ou crocheter les valises en alu dans lesquelles, la veille, on a entassé les victuailles et les trésors, l'enthousiasme est tombé.
Puis ç'a été le grand bateau blanc où, du pont supérieur, des officiers impeccables surveillaient l'embarquement. La première traversée. Mais du grand bateau blanc, le petit Français qui vient faire la guerre n'a connu que les ponts inférieurs où l'on est entassé comme des harengs sur des chaises pliantes.
Une cale qui sent le mazout et qui, après quelques heures de mer, sent le dégueulis, la sueur, la vieille tambouille ignoble dont l'armée a le secret, les pieds, la fumée, bref, l'odeur de la troupe.
Et lorsqu'il est revenu à l'air libre, le petit Français, il a eu ce grand choc : l'émerveillement blanc, bleu et doré d'Alger la Belle, ses immeubles magnifiques s'étageant au hasard de ce grand théâtre grec qui entoure la baie et où va se dérouler la tragédie dont il ne sera que le figurant actif, le centurion, le légionnaire... ou le bidasse. Mais c'est beau, Alger. Les gens y sont gentils, braves. C'est pour ça qu'on vient se battre ? Alors ça vaut le coup. C'est chez nous, tout ça ? On l'ignorait. On ne peut laisser les fellaghas tout saccager.
Ce pays tout neuf et si beau sous le soleil, c'est donc ça, les départements français d'Algérie ! Alors on va leur montrer. Et c'est devant la population ébahie, enthousiaste, exaltée par les drapeaux et la musique, fière de son armée, de ses soldats, le grand carrousel, le grand défilé. Ces chars, ces jeeps, ces automitrailleuses, qui attendaient sur le port se mettent en route. Sur la tourelle, dans les camions, à pied, on se tient bien droit, les reins creusés, le menton volontaire.
Attention ! nous voilà.