Le 7 mai 1954, le général de division Nguyen Chuong, capturé par les troupes françaises, a vécu de l'intérieur la terrible chute du camp retranché. Il raconte.
Il est officiellement âgé de 79 ans et "peut-être de quelques années de moins". En 1945, la famine l'a chassé de son village, et il a rejoint, adolescent, le Vietminh. Après "une seule année à l'école primaire", se rappelle-t-il, donc analphabète. "Je n'ai pas souhaité passer toute ma vie dans l'armée. Je n'aime pas la guerre. J'en avais assez, et quand j'ai pris ma retraite, en 1990, j'ai retrouvé le sourire à 100 %", dit-il.
Le général de division Nguyen Chuong n'en est pas moins "héros de l'armée populaire", distinction exceptionnelle, et il a commandé la division 312, l'une des plus prestigieuses de l'armée vietnamienne. Dans le salon de son petit domicile de la banlieue hanoïenne, il fait froid en hiver. Gros blouson, écharpe, double paire de chaussettes, Chuong tire constamment sur une cigarette à bas prix. "Dès qu'il y a un changement de temps, j'ai mal partout", dit-il. Un petit radiateur électrique est posé sur le sol au pied du divan où il s'étend pour se reposer ou regarder les nouvelles sur un vieil écran de télévision. Dans un coin, sur l'enveloppe vide d'un obus de canon de 130 mm, "rapporté de la frontière chinoise", trône un bouquet de roses en plastique. Il fait bouillir de l'eau sur un réchaud électrique avant de servir un café en sachets.
Pendant la troisième guerre d'Indochine - de 1978 à 1990, au Cambodge et contre les Chinois -, Chuong a été chef de région militaire sur la frontière chinoise, où l'on s'est battu "très dur". Surtout, en 1954, durant la première guerre - contre la France -, il a été fait prisonnier par les Français assiégés à Dien Bien Phu, "la plus acharnée de toutes les batailles". "J'ai été capturé entre les 19 et 22 avril, je ne me souviens plus du jour exact", dit-il, soit plus de deux semaines avant la chute du camp retranché, le 7 mai 1954. "Nous avions reçu l'ordre de couper la piste aérienne en creusant des tranchées. J'ai capturé un officier français et quinze soldats. Mais l'un de nos bataillons en appui n'a pas avancé. Les blindés français nous ont encerclés. Il y avait un bruit d'enfer et il était impossible de savoir qui faisait quoi."
Chuong se lève pour décrire la scène. "J'avais remplacé mon chef de bataillon, qui venait d'être tué, et j'étais dans un abri avec les prisonniers français quand les blindés ont pris en enfilade notre tranchée. Tous nos soldats ont été tués ou blessés. Les combats ont duré toute la nuit. Je suis arrivé à regrouper trente hommes, mais j'ai été moi-même blessé à deux reprises et ne pouvais plus bouger. J'ai donné l'ordre de détruire les mitrailleuses et de fuir par petits groupes.
Des soldats africains ont occupé notre position. Ils ont achevé nos blessés. Je me suis dit que j'étais mort à 25 ans. J'ai pensé à ma famille, à mes soldats disparus. Je savais que je voulais vraiment vivre. Ils ont tiré sept fois sur moi, vers les oreilles, entre les jambes, l'épaule, le dos... J'ai encore des traces sur tout le corps", dit Chuong.
"Je me suis réveillé en début d'après-midi, poursuit-il. Des brancardiers récupéraient les blessés français. Un docteur français s'est penché sur moi, m'a pansé et a donné l'ordre aux brancardiers de m'évacuer. Un obus a alors explosé, probablement un coup de canon de chez nous. Plusieurs Français ont été tués. Pendant le transport en camion au PC central français, je me suis de nouveau évanoui."
Quand il se réveille, à l'entrée d'une tranchée, il n'y a pas de gardiens, mais il ne peut toujours pas se déplacer. Il se débrouille quand même pour "piquer, sur la table du docteur, bonbons, oranges et cigarettes". Une "jolie" infirmière française - il n'y en avait qu'une, Geneviève de Galard - veut l'aider à se déshabiller. Intimidé, il refuse. On le panse quand même, et on le plâtre. Quand on prend sa photo d'identité, il croit qu'elle va être utilisée "pour montrer comment on traite les prisonniers" et "il fait la gueule".
"J'ai été interrogé, mais pas frappé. J'avais peur que les Français découvrent que j'étais un cadre. J'ai menti, j'ai dit que j'étais un simple employé aux cuisines chargé d'amener aux combattants en première ligne leurs rations alimentaires." Les Français décident alors de le transférer dans leur camp de prisonniers. Chuong hurle. "J'ai cru qu'ils m'emmenaient pour m'exécuter." Il se retrouve en compagnie de plus d'une centaine de prisonniers vietminhs, détenus à deux pas du PC du général de Castries.
"Les gardiens, raconte-t-il, sont des soldats marocains, algériens, tunisiens, qui ont refusé de se battre. Ils nous traitent bien. On nous donne quatre cents grammes de riz par jour et, de temps à autre, du sel, du poisson séché ou de la viande en conserve. Les gardiens mangent comme nous." Il continue de cacher son identité, même aux prisonniers. Mais deux d'entre eux l'entendent, une nuit, délirer et donner des ordres. "Ils ont compris que j'étais un cadre et m'ont traité comme tel", dit-il.
Un aumônier qui parle quelques mots de vietnamien lui rend visite. La première fois, Chuong dit au prêtre que "les Français ne sont pas bons, ils ne nous donnent pas de médicaments et de nourriture". "L'aumônier a rétorqué que c'était de notre faute : "Vous nous tirez dessus, et il y a peu à manger", a-t-il dit." Lors de ses visites ultérieures, le prêtre apporte "quelques médicaments, des lames de rasoir, un peu de lait, du pain", un luxe, dans les derniers jours du siège. "Je n'ai jamais rencontré d'officier français, mais les soldats nous jetaient, de temps en temps, des bonbons", se rappelle Chuong.
La dernière nuit de combats, celle du 6 au 7 mai, est "effrayante". Artillerie vietminh, bombardements aériens français, orgues de Staline, tirs de grenades. "Je pense alors que nous allons peut-être tous mourir."
Le lendemain, Chuong comprend que c'est la fin. "Des morceaux de tissu blanc apparaissent ; la ronde des avions se poursuit, mais ils se contentent de parachuter du ravitaillement ; en début d'après-midi, nos gardiens, pour la plupart algériens, ont l'air contents et nous distribuent une dizaine de fusils ; vers 16 heures, le silence est total", dit-il. Chuong sera peu après évacué par le Vietminh avec les grands blessés.
Le colonel Hoang Dang Vinh, très fier président de l'Association des anciens combattants d'un chef-lieu de province au nord de Hanoï, se souvient, lui aussi, de ce jour mémorable. Chef de section, alors âgé de 19 ans, il était sous les ordres de Chuong. Mais il n'a pas été capturé et a figuré parmi les trois cadres du Vietminh chargés de la reddition. "Quand, à l'invitation d'un officier français, nous sommes descendus dans le PC du général de Castries, les officiers français étaient debout les mains en l'air, sauf de Castries, qui était assis, les mains sur les genoux. Mon chef m'a dit de m'occuper de lui. Je me suis approché, le doigt sur la détente. De Castries m'a tendu la main. Je n'ai pas su quoi faire. J'ai hurlé les seuls mots de français que je connaissais : "Haut les mains !" De Castries s'est levé, a reculé et mis les mains en l'air." Le siège était fini.
"Nous, les anciens prisonniers, reprend le général Chuong, nous savons à quel point la bataille a été dure pour les assiégés. Les bombardements, la boue, la chaleur intense ou le froid glacial, la difficulté de récupérer les vivres parachutés. A la fin, les Français ont été contraints d'abandonner leur matériel. Nous avons fait plus de dix mille prisonniers. La guerre est triste. Quand la bataille de Dien Bien Phu s'est terminée, nous avons eu le sentiment que nous avions marché 400 km et perdu des milliers de compagnons pour quelque chose. Mais, pour les soldats français qui ont survécu, il n'y avait aucune possibilité de retour en arrière. Il n'y avait pas de réponse à leurs souffrances."
"Vous rendez-vous compte, poursuit-il, que pendant les derniers jours de la bataille nous avons perdu deux mille hommes pour prendre la seule position Eliane II", une colline que les Français ont défendue avec la dernière énergie. Le colonel Vinh confirme : "Pas moins de vingt-deux attaques et contre-attaques pour glaner quelques mètres carrés de terrain ; pour l'emporter, il a fallu creuser un tunnel sous la position française et y faire sauter une tonne d'explosifs." "Le cimetière militaire qui se trouve aujourd'hui au pied de la colline ne rassemble que huit cents de nos morts à Eliane II", dit Chuong.
Retiré à Dien Bien Phu, aujourd'hui une ville de soixante mille habitants aux larges avenues, un autre rescapé de la bataille, le colonel Nong Van Khau, a gardé un "effroyable" souvenir de l'assaut d'Eliane II : "On ne parvenait pas à avancer ; ceux qui creusaient le tunnel pour y placer les explosifs étouffaient au bout de vingt minutes ; on tentait de ventiler le tunnel à la main, à l'aide d'éventails." Pour cet ancien chef de section, alors âgé de 23 ans, la "terrible" bataille a pris fin le 27 avril 1954, quand il a été blessé "à la jambe, à la hanche, au poumon et à l'épaule".
Le colonel Vinh se rappelle, lui, le chaos de la dernière journée du siège. "Quand les tirs sont devenus moins intenses, les Français ont commencé à jeter leurs armes et à arborer des chiffons blancs. On ne pouvait plus circuler dans les tranchées trop étroites. Mon chef de bataillon, qui parlait un peu le français, a demandé aux soldats français de s'écarter pour nous laisser passer. Il y avait des morts et des blessés partout."
Après une année de convalescence, Chuong a replongé dans les guerres. "Je n'ai pas pu devenir artilleur car mon niveau d'instruction était insuffisant, donc j'ai été fantassin jusqu'à la fin", dit-il. Dans le centre du Vietnam, au début des années 1970, il a combattu sous les bombardements des B-52 américains. Avant de commander une région sur la frontière chinoise, pendant les onze années d'une guerre encore mal connue, il a longtemps guerroyé au Laos, "une partie de sa vie au "royaume du million d'éléphants"", qu'il a racontée dans un livre de souvenirs. Car, une fois qu'il a été autorisé à prendre sa retraite, en 1990, pour raisons de santé, il s'est retrouvé "chômeur" et s'est mis à écrire "pour la joie de le faire et, aussi, pour tuer le temps".
Chuong vit entre sa petite demeure de Hanoï et son village, dans le delta du fleuve Rouge, entouré de ses quatre enfants et huit petits-enfants. Mais son esprit est souvent ailleurs. Il écrit ses Mémoires - "du jeune soldat à l'officier de haut rang", dit-il - ou quelques poèmes dont, pour le cinquantenaire de la victoire, l'inévitable Retour à Dien Bien Phu. Sur la terrasse du premier et seul étage, il a aménagé un petit autel à la mémoire de ses compagnons disparus.
"C'est une réplique symbolique de celui que j'ai installé dans mon village. Je l'ai fait après avoir rendu visite à la parentèle de mes amis morts au combat, et j'ai constaté qu'ils ne s'en occupaient pas. Je ne suis pas croyant et, au début, ma famille a pensé que je perdais la tête. Mais elle a compris qu'il faut s'occuper des disparus. Chaque fois que je viens m'incliner ici et brûler des baguettes d'encens, les images d'autrefois redéfilent dans ma tête."
Source : Le Monde - 22 Avril 2004 -