Triple jeu risqué d’Ankara entre Daesh, la coalition et les Kurdes
"Membres du parti kurde YDG (branche du Parti travailliste kurde) interdit par la loi turque"
L’ancien sous-secrétaire de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), Vladimir Zakharov, explique l'attitude de la Turquie face à Daesh. Après des années d’immobilisme face à Daesh, la Turquie s'est vue finalement contrainte de participer aux opérations militaires contre l'Etat Islamique.
On sait que le gouvernement préférait à jouer la montre avec l'OTAN et les Kurdes (à l’intérieur comme à l’extérieur), visant son ennemi principal– le président syrien Bachar el-Assad.
Le pouvoir turc avait, en effet, des relations tout à fait particulières avec Daesh, groupe auquel Ankara a longtemps refusé le qualificatif de «terroriste» en permettant des livraisons d'armes aux «combattants islamiques» et en achetant à bas prix le pétrole volé par l’organisation terroriste. Selon des estimations, le trafic de pétrole de contrebande représenterait 40 % des recettes de Daesh - plus d'un milliard de dollars.
L'or noir extrait des raffineries prises par l'Etat Islamique s'écoulerait via des structures bien installées, notamment en Turquie.
Accusée par les Occidentaux de fermer les yeux sur le flot de djihadistes européens et asiatiques qui traversent sans difficulté la frontière turco-syrienne, la Turquie semble, là aussi changer d’attitude : le gouvernement envisage ainsi de déployer des dirigeables au-dessus des 900 km de sa frontière avec la Syrie et de la doubler par un mur afin d'empêcher les mouvements des islamistes.
Là aussi, il s'agit d'un revirement stratégique majeur.
Soupçonné d’avoir soutenu Daesh pour affaiblir Bachar el-Assad, le pouvoir turc a, ces derniers temps, augmenté ses effectifs à la frontière.
Lutte antikurde tous azimuts Mais finies les précautions compte tenu du danger que constitue, sur le front politique national, le succès inattendu du parti kurde HDP à l'occasion des élections générales du 7 juin dernier (13% des votes et 80 députés).
Ce résultat pourrait avoir un effet dévastateur sur la majorité parlementaire confortable de M. Erdogan qui est, par ailleurs, obligé de prendre en considération une autre menace : l’élargissement de la zone contrôlée par les Kurdes syriens, seule force sérieuse avec l'armée de Bachar el-Assad, dans le combat contre Daesh sur le front terrestre.
Dans ce double jeu, on voit très bien qui est visé en premier lieu : les Kurdes. C’est-à-dire que la Turquie entend faire d'une pierre deux coups : rompre la continuité territoriale kurde au nord de la Syrie, tout en affaiblissant le régime syrien.
Ankara se sent moins menacée par l'Etat Islamique que par l'émergence d'une force autonome kurde en Syrie, qui pourrait éventuellement s'allier aux Kurdes de Turquie et d'Irak pour créer un grand Kurdistan.
C’est pourquoi le gouvernement turc continue de refuser que les forces kurdes de Syrie soient intégrées au programme d'entraînement des rebelles syriens mis en place en avril 2015, conjointement avec le Qatar, l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis.
Turquie – membre fidèle de l’OTAN
Bien sûr, il serait faux de penser que la décision d'Ankara de frapper simultanément les Kurdes et l'Etat Islamique a été prise sans pression de Washington et des alliés de l'OTAN, même si la Maison Blanche a conseillé de traiter avec retenue les communautés kurdes, dont certaines sont loyales aux Américains.
En raison de sa position géographique stratégique et des moyens dont elle dispose, la Turquie (membre tardif de la coalition) pourrait bien faire basculer le conflit en faveur des Occidentaux et Ankara a finalement ouvert ses bases aériennes aux avions américains.
«L'accès aux bases turques comme la base aérienne d'Incirlik augmentera l'efficacité opérationnelle de la coalition», a déclaré un responsable militaire américain. La veille des bombardements menés par l'aviation turque, Washington faisait savoir que la coopération entre les États-Unis et la Turquie «se poursui[vai]t et s'intensifi[ait]e dans le combat contre l'Etat Islamique, ainsi que les efforts communs pour ramener la sécurité et la stabilité en Irak et pour parvenir à une résolution politique du conflit en Syrie».
L'extension de la coopération avec Washington va donc dans le sens du revirement stratégique opéré par M. Erdogan.
Et parmi les plans turcs, le contrôle de la frontière turco-syrienne est devenu un enjeu majeur.