PARTISANS ET SUPPLÉTIFS :
DES COMBATTANTS VOLONTAIRES AUTHENTIQUES
L’utilisation de troupes auxiliaires fut une pratique constante et immémoriale de toutes les armées confrontées à une politiques de conquête :
ainsi les archers crétois, les frondeurs ibériques, les auxiliaire gaulois ou numides participèrent activement à la grandeur de Rome…
Plus près de nous, l’armée française fit largement appel aux ressources autochtones lors de ses guerres coloniales aux XIXème et XXème siècles :
zouaves, tirailleurs, spahis, goumiers, méharistes d’Afrique du nord, tirailleurs sénégalais d’Afrique noire… la liste de ces troupes auxiliaires, devenues troupes d’élite, est longue et notre histoire riche de leur faits d’armes.
En Indochine, depuis la conquête jusqu’à son départ en 1954,
notre armée eut recours à toutes les ethnies : annamites, minorités des plateaux
et montagnes de l’intérieur (Muongs, Moïs, Thos…), Tonkinois, Cochinchinois puis Cambodgiens et Laotiens.
Dès le début de la colonisation de la Cochinchine, elle compensa l’insuffisance de ses effectifs par l’engagement d’autochtones, pour assurer le service de police et le maintien de l’ordre dans les campagnes.
Des groupes de partisans furent recrutés au fur et à mesure des besoins, puis dissous pour céder la place à des milices ; celles-ci, mieux structurées, composées de supplétifs armés et commissionnés, furent d’abord soumises à l’autorité militaire, puis transférées à celles des affaires indigènes.
Leurs effectifs atteindront plusieurs milliers d’homme en 1880, année de leur remplacement par la Garde Civile Indigène. Celle-ci deviendra au fil des ans un corps paramilitaire, placé sous hiérarchie européenne, et ses formations seront dotées d’un drapeau en 1938.
Parallèlement, les unités de l’armée intégreront peu à peu des tirailleurs annamites pour renforcer les effectifs et feront appel aux forces supplétives en cas de besoin particulier :
ainsi tirailleurs et partisans feront le coup de feu lors de la dissidence Méo du Haut-Tonkin en 1918-1919, à Lang-Son et Cao-Bang lors de l’infiltration chinoise en 1920-1921, au Tonkin en 1927, dans les années 1930…
Malgré le jugement assez souvent sévère et hâtif - largement immérité dans la plupart des cas - porté sur l’attitude au combat des tirailleurs et partisans, ceux-ci formeront une réelle force d’appoint pour l’armée française, notamment pendant la difficile période des années 1940-1946.
Les tirailleurs annamites seront, dans leur grande majorité, fidèles au drapeau français, non seulement pendant la tragique occupation nippone, mais aussi pendant la période vietminh qui en résultera,
malgré la propagande, les appels pressants à la désertion et les menaces proférées par l’adversaire.
Ils écriront, aux côtés de leurs frères d’armes européens, tant en Chine qu’en Indochine, une page glorieuse trop souvent méconnue, jusqu’au retour de l’administration française en 1945, puis lors du coup de force vietminh du 19 décembre 1946.
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Le Bureaux Supplétifs de Zone
Le soulèvement vietminh et le pourrissement de la situation par la guérilla obligent l’armée française à multiplier ses actions opérationnelles tout en maintenant une présence constante dans les gros bourgs des provinces rizicoles, des deltas et des plaines côtières.
Les effectifs ne suffisent pas ; aussi le général LECLERC décide, en 1946, d’enrôler des Vietnamiens dans les troupes régulières, car il les juge mieux adaptés au terrain et aux conditions de vie locales, tout en étant d’un coût de revient peu élevé. Initialement formés en groupes d’auto-défense de leurs villages, les partisans recrutés sont d’abord rattachés aux unités régulières, puis, très rapidement, constitués en unités autochtones légères. Naissent alors les Bureaux Supplétifs de Zone, chargés de leur administration, qui perdureront jusqu’en 1954.
Devant le succès de l’expérience, le général SALAN ordonne, en 1947, la création d’un « Corps des Partisans »
dont le rôle sera de renseigner le commandement et de compléter l’action des troupes en opérations.
Désormais les supplétifs vont servir au sein du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO).
Malgré la création de l’armée vietnamienne en octobre 1950, qui offrait pourtant des conditions matérielles et d’avancement nettement plus avantageuses, ils constitueront peu à peu une fraction important des effectifs du CEFEO :
plus de 60 000 hommes en 1954 pour un effectif total de 195 000 hommes (les armées des États associés - Vietnam, Laos et Cambodge - alignant 250 000 soldats).
Les compagnies, ou commandos supplétifs, deviennent rapidement des auxiliaires indispensables aux forces françaises sur tout le territoire de l’Indochine.
Elles assurent, peu à peu, une grande part des missions territoriales : tenue des postes de surveillance et de pacification, garde de points sensibles, voire constitution de réserves opérationnelles de secteur :
dès 1952, le secteur de Hué possédait dix compagnies de supplétifs implantées ou en réserve.
Fortes d’une centaine d’hommes réparties en trois sections de combat et une de commandement allégée, leur encadrement européen était très réduit :
un commandant de compagnie, lieutenant ou sous-officier supérieur, deux ou trois sous-officiers subalternes, voire caporaux-chefs comme chefs de section.
Les unités statistiques participant à la surveillance tenaient généralement de gros postes comportant blockhaus et champs de mines, avec mortiers de 81 m/m et mitrailleuses de 12,7 mm.
Les autres unités de réserve opérationnelle et dégagées de responsabilités territoriales, occupaient des cantonnements précaires faits de paillotes (une par section et une pour le magasin)
entourant une construction plus solide, de type européen, et généralement antérieure à l’édification du poste ; le tout était cerné par un parapet de terre, maintenu pas un mur de troncs d’arbres superposés (aréquiers fournis par les villages voisins),
troué de créneaux et protégé par un réseau assez large et dense de barbelés. Des blockhaus de terre et de madriers marquaient les quatre angles et une tour de guet surmontait l’ensemble. De l’extérieur, le poste offrait une image un peu surréaliste,
« à la Dubout », d’autant qu’il était le plus souvent flanqué, sur la direction réputée la moins dangereuse, par le « camp des mariés », qui regroupait les familles des partisans et apportait à l’ensemble une joyeuse anarchie.
Mais une fois la porte d’enceinte franchie, l’étranger était surpris par l’ordre qui régnait dans les « canhias » (paillotes) des partisans.
L’armement des compagnies était léger : un ou deux fusils-mitrailleurs par section, pistolets-mitrailleurs et fusils (dont quelques uns lançaient des grenades). Cet armement était souvent complété par des armes de récupération.
La dotation en matériels était également très sommaire :
pas de postes radio affectés, pas de matériel génie, deux ou trois paires de jumelles et boussoles…
De même, le paquetage du partisan était réduit à sa plus simple expression : deux tenues de toile, dont une avec un short et chemisette, une tenue de combat, chapeau de brousse…
pas de chaussures : celles-ci étaient laissées à l’initiative du commandant de compagnie et à ses bonnes relations avec le magasin d’habillement de la compagnie support.
Enfin la solde du partisan était de quelques piastres par jour : une dizaine, soit le prix d’une bouteille de bière de fabrication locale au Centre-Vietnam. Il n’était pas prévu de pension pour l’invalide ou la veuve, ni de retraite.
L’ordinaire, à base de riz, avec deux ou trois petits poissons plats et des salades, cueillies dans les rizières, était à la charge du partisan.
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Discipliné et dévoué dans l’action, jusqu’au sacrifice de sa vie
Malgré ces conditions rudimentaires, les unités supplétives ont obtenu des résultats indéniables.
Les partisans étaient animés en effet par la même détermination et la même volonté de vaincre que leurs adversaires vietminh.
Orgueilleux de leur pauvreté, fiers de servir le drapeau français, catholiques fervents, caodaïstes, binh-xuyen, membres de minorités ethniques supportant mal la domination annamite, prisonniers de guerre ralliés…
ils avaient tous une motivation profonde, bien souvent particulière, pour la lutte contre le vietminh, et se révélèrent dans l’ensemble d’excellents combattants :
parfois peu orthodoxes mais recherchant l’efficacité, ils compensaient leur déficience technique par un sens inné du combat et par l’enthousiasme.
L’encadrement faisait oublier également son insuffisance technique due à la jeunesse et à une instruction militaire imparfaite, au regard des responsabilités qui lui étaient confiées (des jeunes sergents, parfois de moins de 20 ans, commandaient 30 hommes), par le même enthousiasme.
Les cadres européens acquéraient, pour la plupart très rapidement, une bonne expérience au cours des opérations et des accrochages ainsi qu’auprès des gradés « partisans ».
Ceux-ci, quel que soit leur grade (caporal, sergent, adjudant), étaient toujours subordonnés au gradé européen « régulier »,
même de grade inférieur ; mais sachant faire preuve de discipline formelle, grâce à leur science toute orientale des relations humaines, et acceptant le fait de bon gré, ils avaient à cœur de former leur « N’Doï » (sergent),
leur « T’Chep » (« chef » : appellation coutumière des européens caporaux et soldats).
A leur contact, pour peu qu’il fasse preuve d’attention, le petit gradé européen obtenait les connaissances de base indispensables du milieu, des hommes et de la conduite à tenir envers les habitants, pour pouvoir se faire comprendre et obtenir ce qu’il souhaitait.
De cette assimilation, entre partisans et militaires européens, naissait une unité complexe opérationnelle, mais offrant souvent l’aspect d’une bande désordonnée, alors qu’elle était en réalité soumise à une discipline réelle, différente parfois de celle prônée par le règlement, mais toujours juste.
Chacun, gradé et supplétif, devait en effet tenir compte de la nécessité de « ne pas perdre la face »,
quelle que soient les circonstances, de jour comme de nuit, sur le terrain comme au cantonnement.
L’affront, même involontaire et fortuit, du gradé européen envers le partisan pouvait entraîner des conséquences graves, telles que la trahison ou la désertion.
De même la faiblesse du chef européen sur le terrain lui retirait la confiance de ses partisans et son autorité.
Mais une fois le chef accepté et reconnu, le partisan savait être discipliné et dévoué dans l’action, jusqu’au sacrifice de sa vie.
De nombreuses compagnies de supplétif ont fait preuve d’une réelle capacité opérationnelle, en se hissant au niveau des meilleures formations régulières :
les unités du colonel LEROY (province de Mytho), du lieutenant SIMON (Cochinchine), de l’adjudant-chef VANDENBERGHE à ses débuts…
(il commanda une compagnie comme sergent, puis jusqu’au grade d’adjudant-chef, avant d’être tué par trahison interne) restent encore vivantes dans nos mémoires par leur bravoure,
leur efficacité et leurs résultats. Les pertes subies par les formations supplétives pendant les huit années de leur existence parlent d’elles-mêmes : plus de 15 000 tués, 18 000 disparus, près de 30 000 blessés, soit au total 60 000 hommes, le quart des pertes totales du CEFEO.
Supplétifs et partisans, sous le commandement de leurs gradés européens, dont de nombreux sous-officiers de la gendarmerie nationale, ont écrit une page glorieuse au cours de cette guerre révolutionnaire.
Contrairement à la propagande de l’époque, véhiculée et alimentée en métropole par des fractions solidaires de l’adversaire vietminh communiste,
les unités supplétives, comme celles de l’armée régulière française, n’étaient pas des « valets du colonialisme » ;
elles luttaient avec leurs frères d’armes des états associés, pour la liberté et la démocratie, pour l’émergence d’un Vietnam, d’un Cambodge et d’un Laos libres de toute influence étrangère et auxquels la France avait déjà reconnu l’indépendance.
Après 1951, la décolonisation était un fait pleinement acquis et l’armée française, aux ordres de son gouvernement, ne visait aucun but territorial ou de conquête,
tout en supportant la quasi-totalité de l’effort militaire, sans l’appui moral, ou simplement la reconnaissance de la métropole (distante de 12 000 km).
Mais l’Histoire, plusieurs décennies après, démontre que sa cause était fondée. HONNEUR soit rendu à ces combattants et,
particulièrement, aux partisans et supplétifs abandonnés, en 1954, à leur triste sort alors qu’ils avaient lutté pour ELLE et, pour le moins, sous son drapeau.
Général Michel TONNAIRE,