Bonjour à tous
Voici un petit travail que j'ai réalisé sur un épisode de la Première Guerre mondiale, bien connu de certains, et ignoré du plus grand nombre.
Premiers coups de canon, et premiers morts français...
Le 2 août 1914, deux croiseurs allemands sont mouillés dans le port italien de Messine. Le
Gœben, qui porte la marque du contre-amiral Souchon, et le
Breslau. Ces deux navires modernes, lancés en 1911, ont été envoyés en Méditerranée dès 1913 afin, dans l’hypothèse d’une guerre avec la France, de s’opposer au transport du 19e corps d’armée d’Algérie vers la Métropole. On espère également, par des actions de bombardement sur les ports algériens, amener les populations musulmanes à se soulever, obligeant ainsi le 19e corps à rester sur place pour réprimer l’insurrection.
Déplaçant 23 000 tonnes, le
Gœben est un croiseur de bataille, c’est-à-dire un navire aussi bien armé qu’un cuirassé, mais moins protégé. Il est moins lourd, donc plus rapide. Armé de dix pièces de 28 cm, de douze de 15 cm, et de douze de 8,8 cm, il peut atteindre 28 nœuds. Son blindage est de 280 mm, à la ceinture. Le
Breslau est un croiseur déplaçant 4 550 tonnes, armé de 12 pièces de 10,5 cm. Il est protégé par un blindage de 100 mm à la flottaison. Il peut atteindre 27 nœuds. Le
Gœben n’a pas d’équivalent dans l’Armée navale française, commandée par le vice-amiral Boué de Lapeyrère, dont la mission principale est la protection des transports du 19e corps, et dont les cuirassés les plus modernes,
Courbet et
Jean-Bart, armés de douze pièces de 305 mm, sont bien moins rapides.
Le
GœbenHeureusement, en cas de guerre avec l’Allemagne, il est probable que la Grande-Bretagne sera notre alliée. Dans ce cas, la Royal-Navy, en application des accords navals, apportera son appui à la marine française, responsable du bassin occidental de la Méditerranée. En prévision, les croiseurs de bataille britanniques
Inflexible,
Indomptable,
Indefatigable et
Invincible ont été envoyés à Malte, dès l’annonce de l’entrée en Méditerranée des bâtiments allemands. Ces navires, dont l’armement principal est de huit pièces de 305 mm, sont comparables au Gœben, mais ne peuvent atteindre que 25 nœuds.
Le 3 août, à 1 heures du matin, les navires allemands, qui ont été ravitaillés en charbon et en vivres par le paquebot General, quittent le port de Messine, pour une destination inconnue. A 18 heures, la TSF apporte la nouvelle de la déclaration de guerre avec la France. Que va faire Souchon ? La situation a en effet évoluée, et l’état-major allemand n’ignore pas que l’application du plan "Schlieffen", qui vise l’invasion de la France en violation de la neutralité belge, amènera l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne. Souchon risque fort de se trouver rapidement face à un adversaire redoutable, l’escadre de l’Amiral Milne, basée à Malte. Ordre lui est donc donné de se réfugier à Istanbul, en abandonnant toute idée d’attaque sur l’Afrique du Nord. Mais Souchon, descendant d’une famille française réfugiée en Prusse à la révocation de l’Edit de Nantes, est un chef courageux, qui a la confiance totale de ses équipages. Il va essayer d’accomplir une partie de sa mission initiale, en allant bombarder les ports français d’Afrique du Nord les plus à sa portée, et qu’il sait être, ou qu’il croit être, sans défense. Le
Breslau se chargera de Bône, le
Gœben de Philippeville.
Le
BreslauLes autorités françaises d’AFN sont, bien entendu, au courant de la présence des deux navires allemands à proximité des côtes algériennes. La défense des côtes d’Alger est en alerte, et ordre est donné à l’amiral commandant la Marine à Alger, le 3 août à 11 heures, de surseoir au départ des navires pour la Métropole.
A Bône, la nouvelle de l’entrée en guerre de la France est tombée le 4 août, à 2 heures du matin. On n’ignore pas la présence des navires allemands, mais la ville ne dispose d’aucune défense, la mise en état de combattre des batteries de la place n’étant prévue que le quatrième jour de la mobilisation. En effet, c’est à Philippeville qu’est mise sur pied, le 1er août, la 12e batterie bis du 6e groupe d’artillerie à pied d’Afrique, chargée de la défense des ports de Philippeville, Bône et Bougie. C’est donc dans cette ville que les réservistes sont mobilisés, habillés, armés et équipés, avant d’être envoyés dans leur garnison respective. Le capitaine de réserve, désigné pour la commander la 12e batterie bis, est venu prendre ses ordres à Alger, dès le 1er août. Mais, par suite d’un changement d’horaire des trains, il ne pourra arriver à Philippeville que le 4 août dans la matinée.
Bône
A 3 heures, le guetteur du sémaphore du Cap de Garde prévient qu’un navire de guerre approche lentement de Bône, tous feux éteints. Comme on attend l’arrivée de bâtiments français, le pilote de garde se porte à sa rencontre quand, à 3 heures 40, le
Breslau, car c’est lui, ouvre le feu. Environ cent quarante coups vont être tirés, sur la ville, le port, et le sémaphore. Le tir cesse à 4 heures 30, puis le bâtiment se dérobe vers le nord-ouest. Un homme est tué, André Gaglione, employé du port, et premier mort français de la guerre. Il y a cinq blessés. Quant aux dégâts, ils se limitent à un petit cargo, le
Saint-Thomas, sévèrement endommagé, à quelques immeubles et au sémaphore, également endommagés. Une tentative de riposte a eu lieu, par deux officiers qui ont essayé de mettre en service une pièce de 24 cm de la batterie des Caroubiers. Malgré le renfort de plusieurs hommes, montés de la batterie du Lion, ils n’ont pu ouvrir le feu avant le repli du
Breslau.
Les choses vont se passer différemment à Philippeville. Le plan de mobilisation prévoit, en effet, que la batterie de 19 cm d’El-Kantara sera prête à ouvrir le feu dès le 3 août. Le lieutenant de réserve Cardot, avocat à Sétif, affecté au commandement de la batterie d’El-Kantara, se présente le 2 août au commandant d’armes de la place de Philippeville, pour prendre ses instructions. Il reçoit alors l’ordre de prendre les fonctions de commissaire de gare, le titulaire n’étant pas encore arrivé. Ce n’est que le 3, à midi, qu’il est libéré de cette tâche, l’officier en charge ayant rejoint. Il demande et obtient l’autorisation de rejoindre son poste. Il se rend au centre mobilisateur, rassemble ses réservistes, vérifie leur habillement, leur équipement et leur armement. Il forme ses pelotons de servants et de spécialistes. C’est une unité constituée qui prend le départ pour la batterie, à 21 heures 30. L’ouvrage est occupé à 23 heures. L’officier constate alors que deux pièces sont inutilisables, leur plateforme étant dénivelées. La troisième ne possède pas ses organes de visée.
D’une façon générale, cette batterie, comme beaucoup d’autres sur le littoral français, est obsolète, et son désarmement définitif est d’ailleurs prévu pour les semaines à venir. Il s’agit d’une batterie dite de bombardement, armée de quatre canons G de 19 cm Mle 1878, dont l’altitude moyenne est de 105 mètres. Elle tire son nom d’un ancien pont romain, situé en contrebas.
Le pont d'El Kantara
La batterie d'El Kantara
Construite dans les années 1890, elle dispose d’un magasin caverne, ou sont stockés projectiles et charges. Après les accords bilatéraux, dits "Entente cordiale", signé entre la France et le Royaume-Uni, en 1904, la défense des côtes a été négligée, puisque primitivement destinée à repousser une attaque britannique. En Afrique du Nord, le seul port possédant une défense valable est Bizerte. Celles d’Alger et Oran pouvant être considérées comme acceptables…
Mais le lieutenant Cardot est un homme d’action. Il sait que les navires allemands rodent à proximité. Il va faire de son mieux avec ce qu’il a. Les obus et les charges propulsives sont hissés du magasin, les projectiles sont amorcés. Le télémètre à dépression est sorti de son coffret. Il s’agit d’une lunette grossissante, fixée sur un support gradué, qui donne la distance par mesure de l’angle existant entre l’horizon et la ligne de flottaison du but, dit angle de dépression. C’est un appareil d’une grande simplicité, et d’une grande précision. Encore faut-il qu’il soit étalonné. Pour ce-faire, il faut viser un point éloigné, dont la distance et l’altitude sont connus, opération qui nécessite une bonne visibilité. Hors, il fait nuit. Le lieutenant Cardot remet donc cette opération au lever du jour. Tout le monde prend alors un peu de repos, en dormant couché à son poste.
Le front de mer de Philippeville. Seule la batterie d'El Kantara est en mesure d'ouvrir le feu le 4 août, avec seulement deux pièces
Un peu après 4 heures 30, alors que l’officier entreprend le réglage de son appareil, il aperçoit, sortant de la brume, un navire venant du nord-ouest à grande vitesse, enveloppé par sa fumée. Le lieutenant, qui ignore les événements de Bône et ne sait pas que la guerre est déclarée, réveille son monde, fait charger les pièces, et, conformément aux instructions du carnet de mobilisation de l’ouvrage, téléphone au commandant du front de mer, au Château-Vert, pour demander des ordres. Il n’en obtiendra pas, car le dit officier n’a pas encore rejoint son poste. Il essaie ensuite de joindre le commandant d’arme. Entretemps, le navire s’est rapproché et, à 5 heures, il stoppe, hisse le pavillon allemand, et ouvre le feu sur le port avec son artillerie secondaire. Il s’agit du
Gœben, bien entendu. Le lieutenant Cardot réplique immédiatement avec ses deux pièces, en évaluant la distance à environ 4 500 mètres.
Quelques précisions techniques sont nécessaires. Si la portée des canons G de 16 cm Mle 1878 sur affût G PC, qui arment la batterie, est de 9 500 mètres, leur portée utile ne dépasse pas 6 000 mètres. La cadence de tir est faible, de l’ordre d’un coup à la minute.
Le canon G de 19 cm Mle 1878 sur affût G PC
Les projectiles sont des obus Mle 1899 à amorçage de côte, dit obus P, pour Perruchon, du nom de leur inventeur. Leur poids est de 86 kilos, dont 16 kilos d’explosif. Ils n’ont aucun pouvoir perforant et, sur un navire cuirassé comme le
Gœben, ne peuvent avoir aucun effet sur la coque ou les superstructures. Mais, grâce à son ogive tronquée, qui lui évite de ricocher, l’obus P, après son impact sur l’eau, suit une trajectoire sous-marine, qui se redresse sous l'effet de la rotation. Il peut ainsi toucher le but sous sa ligne de flottaison, ou la coque n’est pas protégée, et provoquer une voie d’eau importante avec ses 16 kilos d’explosif.
L'obus P
Si le tir est dirigé sur l’arrière du but, l’explosion peut occasionner des dégâts irréversibles au gouvernail et aux hélices. La règle est donc, en l’absence de télémétrie, de tirer court, vers la poupe, puis d’allonger le tir, en fonction du résultat. C’est ce que fait le lieutenant Cardot. Il a le temps de tirer quatre coups, le dernier étant bien près du but. Mais le
Gœben, qui ne s’attendait pas à cette riposte, a mis en route et fait demi-tour dès le premier coup de la batterie, qu’il gratifie de quelques obus, qui passent au-dessus. Puis, il disparaît derrière l’île Srigina. Il n’a eu le temps de tirer que 36 projectiles de 15 cm, dont quatre n’exploseront pas. Les dégâts sont négligeables, mais on compte 14 tués et 21 blessés, pour la plupart des militaires du 3e Zouaves, atteints dans un hangar du port, où ils passaient la nuit en attendant leur départ pour la Métropole.
Fallait-il que Souchon soit persuadé du manque de défense de Philippeville, pour s’approcher, et stopper, à moins de 5 000 mètres du port, alors que ses canons pouvaient tirer à trois fois cette distance. Il a failli le payer cher, car la moindre avarie à son navire lui aurait été fatale, comme vont le montrer les événements qui vont suivre.
Leur mission accomplie, les deux navires se replient vers le nord-ouest, ce qui va faire penser qu’ils se dirigent vers Alger.
Le port de Philippeville en 1914
Mais ce n’est qu’une feinte, destinée à leurrer les observateurs. Dès qu’ils sont hors de vue, ils prennent le cap de la Turquie, conformément aux ordres. Mais, la présence de navires anglais les contraint à rester momentanément près des côtes algériennes. Malgré cette manœuvre, vers 11 heures, ils sont interceptés, au sud de la Sardaigne, par l’
Invincible et l’
Inflexible, accompagné du croiseur
Weymouth, sous le commandement de l’amiral Milne.
Le croiseur de bataille
InvincibleComme l’Angleterre n’est pas encore en guerre avec l’Allemagne, elle ne le sera qu’à 23 heures, les bâtiments anglais se contentent de suivre les navires de Souchon. Ceux-ci s’échappent alors, en montant à près de 30 nœuds, dépassant les vitesses enregistrées aux essais. Le 5 août, à 7 heures, ils mouillent à Messine, ou ils se ravitaillent en charbon auprès du
General.
Dans le cas où l’Empire ottoman demeurait neutre, ce qui était le cas, les instructions de Souchon était de renoncer à s’engager dans les Dardanelles. Mais nous avons vu qu’il s’agit d’un homme déterminé, qui sait prendre ses risques.
L'Amiral Souchon
Il pense alors que, s’il se dirige vers l’ouest, il va se heurter à plus fort que lui, alors que s’il se dirige vers le cul de sac de l’Adriatique, il risque d’y être enfermé pour la durée de la guerre. Il prend donc le pari de se rendre à Istanbul, assuré qu’il est d’amener, par son arrivée, la Turquie à entrer en guerre. Le 5 août, à 17 heures, il quitte Messine, après avoir reçu un message de félicitation et d’encouragement du Kaiser. Le 6, vers 17 heures, les navires allemands sont aperçus par le croiseur
Gloucester. L’amiral Souchon est alors à la portée de la 1e escadre de croiseurs de l’amiral Troubridge, forte de quatre croiseurs cuirassés, et de huit destroyers, qui surveille l’entrée de l’Adriatique. Mais celui-ci considère qu’il n’est pas en position de force, avec ses bâtiments plus lents et moins bien armés, et renonce à engager le combat. Cette décision lui vaudra de passer devant une cour martiale, qui l’acquittera. Le 7 août, vers 18 heures, la route des navires allemands croise celle du paquebot français
Phrygie. Après lui avoir demandé de faire connaître sa nationalité, ils reprennent leur route. Le 8, la
Phrygie rencontre la flotte britannique, et lui fait part de sa rencontre avec les navires de Souchon.
Le
Gœben, suivit du
Breslau, le 8 août
La chasse reprend. Le 9 août, au large du cap Matapan, le
Breslau échange quelques bordées, sans résultat, avec le
Gloucester, avant que ce dernier ne soit rappelé par l’amiral Milne. Après s’être ravitaillés en charbon près de Naxos, dans des conditions rocambolesques, les navires de Souchon entrent dans le détroit des Dardanelles le 10 août.
Le fort de Seddülbahir, qui garde l'entrée des détroits
Malgré la neutralité affichée du gouvernement turc, Souchon est accueilli en vainqueur. C’est que la propagande allemande est déchaînée. A l’entendre, Bône et Philippeville ont été rasées. Et ses navires, même s’ils n’ont jamais affronté les croiseurs de bataille britanniques, ont remporté une victoire incontestable en leur échappant. Pour tourner les traités internationaux, qui obligeraient la Turquie à interner les navires allemands, ceux-ci sont "achetés", virtuellement. Le
Gœben et le
Breslau passent sous pavillon ottoman, et sont rebaptisés respectivement
Yavuz Sultan Selim et
Midilli. Les officiers et les marins se coiffent d’un fez, opportunément fournis par le
General, et le tour est joué.
L'amiral Souchon et ses officiers, coiffés du fez
Dès lors, l’amiral Souchon, aussi fin diplomate que bon marin, va pousser le gouvernement turc à la guerre, en multipliant les provocations envers la Russie. Le 27 septembre, il est nommé commandant en chef de la marine de l’Empire ottoman, et fait fermer les détroits, privant la Russie de toute sortie vers la Méditerranée. Le 27 octobre, il sort en Mer noire, au motif d’effectuer des exercices de tir. Le
Yavuz coule le
Pirich, qui, accompagné de trois contre-torpilleurs, "dérangeaient les exercices, et menaçaient de mouiller des mines à l’entrée du Bosphore". Faux-prétextes… Il va ensuite bombarder les ports russes de la mer noire. Le 2 novembre, la Russie se déclare en guerre contre la Turquie. Par le jeu des alliances, La France et la Grande-Bretagne aussi. Le contre-amiral Wilhelm Souchon a bien mérité de sa patrie. En entraînant la Turquie dans la guerre, il ouvre un nouveau front, qui ne comptera pas pour rien dans la durée et la sauvagerie de la Première Guerre mondiale. L’importance de l’événement est résumée par la déclaration de l’ambassadeur des Etats-Unis à Istanbul, Monsieur Henri Mongerthau : "Je doute que deux vaisseaux aient joué un rôle semblable dans l’histoire".
Le
Yavuz, survivra à la guerre. Après plusieurs escarmouches contre les cuirassés russes en Mer noire, il coule les monitors anglais
Reglan et
M 28, le 20 janvier 1918, lors d’un raid audacieux mené au nord de l’île d’Imbros, au large de l’entrée des détroits. Il est endommagé par une mine. Au cours de l’action, un autre de ces engins cause la destruction du
Midilli. Les navires se trouvent alors sous les ordres du vice-amiral Paschwitz, Souchon ayant regagné l’Allemagne en septembre 1917.
Autre vue des défenses de l'entrée des détroits, les remparts de Namasgah
Un moment attribué à la France, après l’armistice, l’ex-
Gœben reçoit le nom de
Roussillon. Mais il ne connaîtra jamais les ports français, car il est en définitive restitué à la Turquie, avant de l’avoir quitté, en 1923. Remis en état, il battra un record de longévité, puisqu’il ne sera ferraillé que dans les années 1970.
Ah, si le lieutenant Cardot n’avait pas été retenu pour une mission secondaire à la gare de Philippeville, l’histoire s’écrirait différemment ! Il aurait eu toute la journée du 3 pour régler son télémètre, et, à si courte distance, avec un instrument bien au point, il ne fait pas de doute que l’un des projectiles expédiés par ses canons aurait été au but. Peut-être plusieurs. Endommagé, le Gœben n’aurait pas été à même d’échapper aux navires britanniques. Il ne serait pas parvenu à Istanbul, et la Turquie ne serait pas entrée en guerre, et sans doute pas la Bulgarie, le 25 septembre 1915. Après les événements, le supérieur de Cardot tente de lui faire "porter le chapeau". La note "pour le commandant du front de mer de Philippeville", rédigée par le chef d’escadron Lebel, commandant le 6e groupe d’artillerie à pied d’Afrique, le 13 août 1914, est l’exemple type d’"ouverture de parapluie" d’un responsable qui sent venir l’orage…
La batterie d'El Kantara de nos jours
Après un exposé sommaire de l’affaire, Lebel poursuit, sur le ton un rien méprisant, souvent adopté par les officiers d’active envers les officiers de réserve :
"Le lieutenant Cardot, qui a suivi le cours régional à Alger, en mars 1914, aurait dû se rappeler :
- que l’occupation d’une batterie de gros calibre comporte la mise en place et le réglage des appareils de mesure des distances
- qu’un service de veille doit fonctionner la nuit
- qu’en l’absence d’un commandant du front de mer, le commandant de batterie, s’il a des doutes sur la nationalité ou les intentions du navire, doit employer les signaux ou la semonce, et, si le navire ne s’éloigne pas, peut faire ouvrir le feu.
S’il avait été opéré ainsi :
- le navire aurait été repéré à grande distance
- il aurait été semoncé en temps utile, et obligé de dévoiler ses intentions
- le feu aurait été ouvert sans attendre qu’il ait fait acte d’hostilité.
Les coups, tirés après mesure de la distance, seraient vraisemblablement tombés dans la zone dangereuse, et auraient causés au navire, dépourvu de protection sérieuse, de graves avaries.
Tout en rendant hommage à l’ardeur du personnel et reconnaissant les difficultés du moment, on ne peut que regretter que l’oubli des prescriptions essentielles du service d’une batterie de côte, et le manque de décision du commandant de l’ouvrage, aient permis au Gœben de procéder impunément à l’attaque".
Il semble difficile d’être de plus mauvaise foi. Le lieutenant Cardot, encore civil 48 heures auparavant, était apparemment le seul officier éveillé à Philippeville, le 4 août 1914, à 4 heures 30, puisqu’il n’a pu joindre aucun supérieur au téléphone, et que même le veilleur du poste de reconnaissance de Srigina n’a rien vu. J’essaie de me mettre à la place de ce jeune officier, apercevant le
Gœben, avec son armement impressionnant. Le navire s’immobilise à quelques milliers de mètres de lui, et ouvre le feu. Il doit faire face, avec ses deux canons hors d’âge. Il ne faiblit pas. Pour ma part, je lui manifeste mon admiration sincère, post mortem, et lui adresse mes plus vives félicitations, ainsi qu’à ses hommes, pour son action. Ultérieurement, Lebel produira un rapport plus conforme à la réalité, et rendant justice à Cardot.
Canon G de 19 cm Mle 1875-76, très proche de ceux armant la batterie d'El Kantara, en position il y a quelques années à Diego-Suarez, à Madagascar
Le canon G de 19 cm Mle 1878 F 1878 N° 21 préservé au Musée de l'Armée à Paris
Le canon de 19 cm Mle 1878 baptisé "Bourges F 1878 N° 21", de la batterie d’El Kantara, a eu l’honneur de tirer le premier coup de canon français de la Première Guerre mondiale. Il est entré au musée de l’Armée, aux Invalides, à Paris, le 30 septembre 1919, malheureusement sans son affût. Il y est toujours. Après la guerre, une plaque en bronze, commémorant l’événement du 4 août 1914, a été apposée près du port, à l’emplacement du point de chute du 1er obus tiré par le
Gœben. Elle a été déposée, et ramenée en France après l’indépendance de l’Algérie. Elle est actuellement scellée sur le soubassement du monument des rapatriés, au cimetière des Gonards, à Versailles.
Les plaques du cimetière des Gonards, à Versailles
JJ