Le "Feuilleton" des troupes coloniales : cent deux projets de loi pour leur organisation, 1871-1900.
Jean-Charles Jauffret est Maître de conférences à l'Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.
Considérer que l'armée française, aux débuts de la IIIe république, se montre très favorable à l'expansion coloniale, dont elle escompte gloire et expérience, ne correspond pas à la vérité. En 1871, commence pour les troupes de ligne un longue période d'attente, l'arme au pied. C'en est fini des folles aventures militaires du Second Empire. Si le commandement prête, en maugréant, quelques unités de jeunes appelés de la métropole pour la campagne de Tunisie ou la campagne du Tonkin, c'est avec la ferme volonté de les faire rembarquer le plus vite possible. L'armée, retranchée dans l'hexagone, doit avant tout, se préparer à repousser victorieusement une nouvelle invasion germanique, et reconquérir les provinces perdues au traité de Francfort. Seuls de rares officiers métropolitains, comme Lyautey ou Joffre, prennent une part active à la construction de la "plus grande France".
Pourtant, la République de Gambetta et de Ferry se lance, à la fin du siècle dernier, dans une vaste entreprise coloniale qui redonne à la France son rang de grande puissance. Mais le pays, isolé diplomatiquement jusqu'à la conclusion de l'alliance russe, blessé dans sa chair sur la frontière de l'Est, ne peut se permettre, alors qu'il est en déclin démographique, de consacrer des forces importantes, comme l'Angleterre, à l'agrandissement des territoires d'outre-mer.
Que faire ? Se contenter de la formation éphémère de corps expéditionnaires qui rembarquent précipitamment après chaque conquête, sans attendre la pacification ? Organiser une troupe spécialisée, c'est à dire une armée coloniale permanente destinée à la saisie de nouvelles terres puis à leur protection ? Cette dernière solution séduit. Elle concilie l'extension outre-mer et la veille au créneau sur les Vosges, à condition que les régiments coloniaux disposent de petits effectifs formés de gens de métier. Un obstacle surgit à ce propos, incontournable. Comment une nation démocratique fondée sur le suffrage universel peut-elle envisager qu'une partie de ses forces soit constituée de professionnels ? Les souvenirs du deux décembre 1851 sont encore trop proches. De plus, l'épouvantail de l'armée de métier supposée favoriser les corps d'Etat est vivifié par les bruits de bottes du boulangisme et les cliquetis d'armes de l'affaire Dreyfus. mais cette peur viscérale des prétoriens d'une République encore fragile n'explique pas tout. L'armée française souffre d'un problème important relatif au recrutement. Alors que les troupes de ligne ont tant de mal à obtenir une portion permanente minimale (1), comment concilier la recherche d'engagés et de rengagés pour les forces de la métropole et d'Algérie avec l'appel aux volontaires destinés aux troupes coloniales.
Pour comprendre cette interrogation fondamentale, il convient de retracer brièvement le plus long débat politique de l'histoire de la IIIe République : pas moins de cent deux projets de loi précèdent le vote de la loi-cadre des troupes coloniales obtenu en 1900 (2).
Si une question de cette importance a jusqu'ici été occultée, c'est que l'étude des régiments coloniaux, que Marc Michel a déjà exploré pour les bataillons de Sénégalais constituant la célèbre Force noire avant et pendant la Grande Guerre (3), est un domaine entièrement neuf du "territoire de l'historien". La difficulté d'approche est grande : trop d'ouvrages alimentaires sans valeur scientifique, flattant seulement le goût de l'exotisme, trop de Livre d'Or et autres opuscules hagiographiques qui déforment, en toute mauvaise foi, la réalité coloniale en vue d'entretenir la nostalgie du "joli temps des colonies", mais aussi trop de jugements sans appels qui font des unités d'outre-mer un ramassis de forbans auteurs d'une série de crimes ininterrompus contre l'humanité. A cela s'ajoute la dispersion des sources et un labyrinthe juridique, administratif et politique entre commissions spécialisées, pour les questions militaires, du Parlement, du gouvernement et du commandement, le tout sur fond de sournoise rivalité entre les trois ministères rivaux chargés, à des degrés divers, de la gestion des régiments coloniaux : la Marine, les Colonies et la Guerre. A l'origine de cet imbroglio, un héritage complexe.
L'héritage : 1871-1879Si on excepte le cas des unités indigènes régulières, qui n'entre pas dans le cadre de cette étude vu l'indifférence politique qui préside à leur levée, avant 1910, et si l'on exclut les unités de l'armée d'Afrique, devenue le 19e corps d'armée en 1875 et donc rattaché à l'armée métropolitaine, le débat colonial porte uniquement sur les régiments formés de jeunes Français. La République hérite de quatre régiments d'infanterie et d'un régiment d'artillerie. Soit un total, en 1875, de 15 211 hommes, ce qui représente un déficit de 4 649 hommes par rapport à l'effectif de 1869 (4). Ce déficit s'explique par le sacrifice des troupes de marine pendant la guerre de 1870-71 (que l'on se souvienne de Bazeilles, du siège de Paris, de Villersexel...), mais, surtout; du désintérêt du législateur pour ces corps de troupe après la défaite contre l'Allemagne.
Les lois fondamentales de 1872-75, qui trempent l'armée française dans l'acier de la nation en armes, oublient complètement les marsouins, ou fantassins de marine, et les bigors, ou artilleurs de marine (5). A l'époque du "recueillement" d'une France qui panse ses plaies, les colonies sont un luxe. Comme l'ont montré les historiens de la colonisation, Jean Ganiage, Charles-Robert Ageron, Jacques Marseille, et d'autres grands noms, l'opinion se désintéresse des territoires d'outre-mer, tout comme les économistes influencés par Jean-Baptiste Say. La marine fait, elle aussi, les frais d'une rigoureuse politique d'économie : en 1872, la flotte ne compte que 157 navires au lieu des 439 unités prévues par le programme de réarmement naval de 1867.
L'ennemi désigné et reconnu est bien à l'Est, il n'a ni flotte ni colonies, de sorte que les régiments de la marine se trouvent menacés dans leur existence même. Divers projets, en 1871, dont un du général Faidherbe, fondateur du Sénégal moderne, envisagent la fusion des marsouins et des bigors avec les lignards t les artilleurs de l'armée métropolitaine. De plus, comme sous le Second Empire, les régiments de marine sont laissés à l'entière discrétion du ministre de tutelle, ce qui revient à pérenniser le régime aléatoire des décrets. Un tel système d'organisation, soumis à l'arbitraire des amiraux, qui tendent à favoriser généralement la flotte aux dépends des troupes de marine, ne garantit aucune constance dans les effectifs et prédispose, vu l'instabilité ministérielle, au désordre administratif.
SISYPHE 1879-1889Cette situation ne change partiellement qu'avec l'arrivée au pouvoir des républicains à la fin des années 1870, au moment d'une prudente reprise de l'expansion sur le haut fleuve Sénégal. Pourtant, ce n'est pas sur la terre africaine que les unités de marine prouvent au pouvoir politique leur efficacité, mais dans le Pacifique. En 1878, seules, elles viennent à bout de la grande révolte canaque en Nouvelle-Calédonie. Cet intérêt provient surtout du fait que les journaux, et particulièrement Le Temps, s'intéressent aux événements calédoniens en raison de la présence dans l'île de déportés de la Commune, dont certains sont devenus colons.
Ce retour en grâce des marsouins et des bigors est à l'origine du premier projet cohérent d'organisation d'une armée coloniale. Il est signé par le duc d'Aumale, alors prestigieux commandant du 7e corps d'armée de Besançon. Adressé au ministre de la Guerre, il propose de forger l'outil d'une reprise vigoureuse de la conquête outre-mer, comme l'avaient fait les Orléans en Algérie. Le ministre, le vice-amiral Jaureguiberry, héros de la guerre de 1870, ne donne aucune suite, sans doute parce que le projet d'Henri d'Orléans repose sur le recrutement de professionnels. Comment susciter les vocations à une époque où le service colonial, très éprouvant pour le corps et la santé morale, décourage les volontaires ?
En vérité, les régiments de marine se relèvent difficilement des stipulations de la loi sur le recrutement de l'armée de 1872. Celle-ci, en supprimant l'armée de métier et le système du remplacement qui permettait à tous conscrit d'acheter un homme pour que celui-ci fît le service militaire à sa place, menace le recrutement des troupes de marine. Jusqu'alors, celles-ci étaient formées de remplaçants et de volontaires attirés par les primes d'engagement et de premier rengagement supprimées, en 1872, par le législateur. Ainsi, à l'inverse d'une idée reçue, au plus fort de la conquête coloniale des années 1880, la levée des marsouins et bigors ne repose pas sur les professionnels mais sur les appelés formant plus de la moitié des effectifs envoyés outre-mer. Cette incorporation forcée, qui rend impopulaire les unités de marine en raison du fort taux de morbidité, permet toutefois un accroissement des effectifs portés à 26 500 hommes en 1885, dont 10 500 aux colonies, ainsi que la création de nouvelles unités outre-mer. Celles-ci fonctionnent sur le système des relèves, si bien que les hommes n'y font qu'une partie de leur service, deux ans dans les possessions "malsaines" comme la Cochinchine.
On bute ici sur l'obstacle majeur de l'expansion coloniale. Si les républicains veulent sortir la France de son isolement, dans une Europe verrouillée par l'ingénieux système d'alliances bismarckien, ils savent que l'opinion et les chefs militaires de la métropole ne tolèrent pas le grossissement démesuré des effectifs envoyés aux colonies. Le bleu des Vosges l'emporte sur le bleu outre-mer dans la presse. Le spleen colonial d'un Pierre Loti ou d'un Paul Vigné d'Octon correspond à ce refus de voir se gaspiller dans un quelconque marigot "le précieux sang de France" selon une expression de l'époque.
Cette attitude trouve une certaine justification dans les déboires de l'expédition de Tunisie ; certes les troupes de marine n'y participent pas, mais elles en font les frais. Sur les 42 923 hommes envoyés des corps de la métropole et de l'Algérie pour la conquête de la Régence de Tunis, 15 000 hommes, en 1881, sont mis hors de combat par la maladie. Ce résultat rappelle les mauvais souvenirs laissés par l'expédition du Mexique, sous le Second Empire, et renforce la méfiance des parlementaires. En fait, les chambres ne sont pas foncièrement anti-coloniales, puisque en maugréant, elles votent, le plus souvent, les crédits demandés, mais leur idéal demeure une conquête au moindre coût. A choisir, le Parlement préférait les Savorgnan de Brazza aux Francis Garnier ou Henri Rivière, ces derniers étant à l'origine de la coûteuse intervention française au Tonkin. Les élus de la nation comptent les deniers, de sorte que le pouvoir exécutif, quelquefois précédé par les initiatives d'officiers de marine, comme Gallieni ou Borgnis-Desbordes, engagées dans de longues campagnes au Soudan, est bien le seul responsable de l'expansion. Mais surveillés par les Harpagon de la Commission du budget de la Chambre ou du Sénat, les présidents du Conseil doivent se contenter d'une politique coloniale au coup par coup. Par là même, tout projet d'organisation militaire d'envergure, outre-mer, est fait de concessions et de remises en causes continuelles, comme la conquête de Madagascar, à laquelle, en 1883, Jules Ferry doit renoncer pour obtenir le vote de l'envoi d'un corps expéditionnaire au Tonkin.
La France n'est pas une puissance coloniale ordinaire, malgré le désir de ses dirigeants et de ses maisons de commerce d'acquérir par la force de nouveaux territoires, il lui faut concilier sa défense continentale et la gestion de l'empire. Pour résoudre pareille alternative, le 5 février 1881, Victor Guichard, député opportuniste de l'Yonne, dépose la première proposition de loi parlementaire relative au recrutement de l'armée coloniale. Constatant que les jeunes appelés "non acclimatés" meurent d'insolation, de dysenterie ou de paludisme outre-mer, tandis que les survivants souffrent de la nostalgie du pays natal, il suggère de rétablir les primes d'engagement dans les troupes de marine. Pareille initiative réclamant la formation de régiments de métier, est à la source de dix-neuf ans de débats parlementaires.
Juste avant l'expédition de Tunisie, la proposition Guichard est examinée par la commission de l'armée de la Chambre. Celle-ci, lors des séances des 21 février, 16 et 31 mars 1881, donne les trois définitions du recrutement d'une armée coloniale. On les retrouve, à peu près inchangées, jusqu'au vote de la loi-cadre de 1900. Dréo, représentant du Var, inscrit à l'Union républicaine, est le porte-parole de Léon Gambetta. Il refuse la constitution d'unités de prétoriens. La France doit se sentir concernée par son extension et le service colonial ne peut reposer que sur l'appel exclusif du contingent. La majorité des onze membres de la commission ne partage pas cette conception. Paul Bert, député radical de l'Yonne, un des champions de la laïcité et de la conquête coloniale, défend une théorie proche de l'autre composante de la majorité parlementaire, celle de Jules Ferry et de Charles de Freycinet. Il s'agit d'une sorte de compromis entre volontariat et loi de 1872, le recours aux engagés et aux rengagés devant seulement compléter l'incorporation des appelés. En outre, pour grossir les effectifs et épargner le sang des fils uniques de la métropole, Paul Bert propose d'étendre le système de la conscription à l'ensemble des "vieilles colonies", c'est à dire les îles à sucre (Antilles, Réunion), la Guyane et les communes de plein exercice du Sénégal. En faisant appel aux naturalisés et citoyens français, semblable mesure aurait aussi le mérite de resserrer les liens entre les colonies et la métropole. Habilement défendue par son auteur, cette initiative est repoussée par la majorité des membres de la commission. Ceux-ci, conduits par le baron Reille, futur adversaire de Jean Jaurès, député conservateur du Tarn, représentant des grands intérêts économiques investis dans la politique coloniale, nommé, pour la circonstance, rapporteur de la commission de l'armée, veulent la formation d'une armée coloniale de métier aux petits effectifs. Une telle solution a pour mérite de ne pas désorganiser le plan de guerre français tourné contre l'Allemagne et bientôt l'Italie. Seule une troupe de spécialistes bénéficiant, comme réserve expéditionnaire, des régiments de métier de l'armée d'Afrique, c'est à dire la Légion étrangère et les unités de tirailleurs et de spahis, est capable, au moindre coût, de tenir les territoires conquis.
Qu'un représentant d'une droite, encore hostile à l'expansion coloniale, choisisse pourtant de s'en faire le défenseur a de quoi surprendre. La réaction vigoureuse de l'exécutif donne une des clés de cet engagement : le gouvernement ne peut admettre que, sous couvert d'économiser le sang français, on constitue, sur le sol national, des régiments professionnels soupçonnés d'être, par définition, des machines de guerre tournée contre la République. L'exécutif propose plusieurs solutions, au fur et à mesure que se constitue le domaine colonial.
Lors de l'expédition de Tunisie, outre les unités disponibles de l'armée d'Afrique, le gouvernement fait appel aux quatrièmes bataillons des régiments de ligne. L'expérience, nous l'avons vue, n'est pas concluante. Reste alors une hypothèse d'école, fort séduisante pour Gambetta, lorsqu'il forme son "grand ministère" en novembre 1881 : se servir, en portant leur nombre à 60 unités, des bataillons de chasseurs à pied, troupes d'élite, composées des meilleurs hommes, non endivisionnées donc d'un emploi très souple. Interrogé, le haut-commandement fait semblant de répondre favorablement au président du Conseil. Mais, sitôt Gambetta renversé, en janvier 182, les généraux, qui forment l'organe consultatif suprême, le Conseil supérieur de la guerre, chargé, entre autres, des études préparatoires à la mobilisation et au plan de guerre, n'envisagent pas le moins du monde d'enlever un seul homme à la défense continentale. S'ils se montrent favorables à un dédoublement du nombre des bataillons de chasseurs, c'est uniquement pour le plus grand bénéfice des frontières de l'hexagone.
Il faut trouver une autre solution lorsque Charles de Freycinet, successeur de Gambetta à la présidence du Conseil, envisage une intervention française en Egypte aux côtés de la Grande-Bretagne. L'armée de terre l'ayant abusé, il donne l'ordre à l'amiral Jaureguiberry, de nouveau responsable de la Marine, de réunir une brigade expéditionnaire d 6 000 fantassins de marine. De nouveau, c'est l'échec. Les effectifs des troupes de marine sont si faibles et l'état de santé des appelés, en convalescence en métropole, est si préoccupant, que le haut-commandement a toutes les peines du monde à rassembler, à Toulon, cinq maigres bataillons insuffisamment encadrés. En dehors du veto parlementaire manifesté par le refus de voter les crédits demandés par Freycinet (6), cette carence quantitative et qualitative des troupes de marine explique l'absence de tout drapeau français sur le Nil, en 1882,. Si l'on excepte les lentes opérations de conquête du Soudan, faute d'hommes et de moyens, marsouins et bigors se révèlent incapables d'assumer une opération de grande envergure. Dès les années 1880, le rôle des unités indigènes fortement encadrées par ds officiers de la trempe d'un Archinard favorise l'expansion française en Afrique, sans oublier les levées occasionnelles de troupes auxiliaires fondées sur la politique des ethnies.
Rappelé au pouvoir en février 1883, pour plus de deux ans, Jules Ferry tente de mettre sur pied un outil de guerre colonial en rapport avec ses ambitions outre-mer. De plus, il devient urgent d'allumer un contre-feu gouvernemental pour prévenir le volumineux rapport, 155 pages, que le baron Reille, en juin 1883, dépose sur le bureau de la Chambre, au nom de la commission de l'armée. Dépassant les voeux de ses collègues de la commission, et l'on retrouve à ce propos le poids des personnalités sous régime parlementaire dénué de groupes politiques disciplinés. Reille réclame la formation d'une armée coloniale de métier de 120 000 hommes, dont l'essentiel des effectifs stationnerait en France pour renforcer la frontière de l'Est, comme force de couverture de second échelon.
Jules Ferry procède d'abord par empirisme. S'il fait, encore une fois, appel au contingent pour la conquête du Tonkin et la guerre contre les armées chinoises, il détache toutefois en Extrême-Orient des légionnaires et des tirailleurs algériens, qui viennent à point nommé, que l'on se souvienne du célèbre siège de Tuyen-Quang, épauler les unités de marsouins et de bigors. Interpellé par les élus de la nation, inquiets du gonflement progressif des effectifs mis à la disposition du haut-commandement de la marine chargé de la saisie du Tonkin, Jules Ferry articule son organisation future des colonies autour de trois projets de loi qui font appel aux bataillons de chasseurs à pied et de zouaves, aux régiments de marine et aux troupes de métier de l'armée d'Afrique. Le tout est un savant dosage entre volontariat et conscription, dans lla tradition du compromis républicain.
Commence alors le jeu rituel e concessions réciproques entre exécutif et législatif qui réduit peu à peu tous les projets de loi relatifs aux unités coloniales. Après moult remaniement des textes originels, le gouvernement abandonne l'idée de recruter, pour l'outre-mer, de nouveaux bataillons de chasseurs, tandis que la commission de l'armée renonce aux régiments de métier du baron Reille devant stationner en France. Inévitablement, exécutif et législatif en viennent à institutionnaliser ce qui existe, de facto, au Tonkin : l'emploi complémentaire d'unités de l'armée d'Afrique aux côtés des troupes de marine.
Péniblement acquis par d'incessantes tractations entre Jules Ferry et la commission de l'armée de la Chambre, ce maigre résultat se heurte à un double veto. Tout d'abord celui de la commission du budget de la Chambre, véritable petit Parlement, très méfiante envers Jules Ferry qu'elle accuse, à brûle-pourpoint, de détourner l'argent public au profit de quelque aventure coloniale. Le second est celui du Conseil supérieur de la guerre. Dès que l'exécutif donne des signes de faiblesses, ce qui est le cas du gouvernement Ferry, en 1884, de plus en plus critiqué pour l'engagement au Tonkin qui débouche sur une guerre avec la Chine, les généraux commandants de corps d'armée, qui siègent à l'Elysée, au sein de ce Conseil, se comportent comme les détenteurs d'un authentique contre-pouvoir. Le refus de toute expansion coloniale est d'autant plus grave qu'il reflète l'opinion du nouveau ministre de la Guerre du cabinet Ferry (l'affaire tonkinoise en a déjà épuisé deux, les généraux Thibaudin et Campenon), le général Lewal, nommé le 3 janvier 1885. Jules Ferry escompte un vote favorable du Conseil à propos de l'organisation militaire coloniale qu'il projette, mais c'est un camouflet qu'il reçoit. On assiste, en effet, à un de ces ballets politiques propres à la IIIe République où un ministre, censé défendre au nom du gouvernement un texte de l'exécutif, se déclare résolument contre. Représentant plus le commandement que le cabinet Ferry, le général Lewal, un des pères du renouveau de la pensée militaire après 1871, sollicite cette conclusion méprisante des généraux, le 16 janvier 1885 : "Le nom d'armée coloniale doit disparaître et l'armée nationale suffit au service des colonies."
L'armée française est une, la coloniale apparaît comme un luxe inutile. Les sicaires du haut-commandement font bien partie de la coterie qui renverse Jules Ferry, au lendemain de la réception du fameux télégramme de Lang-Son, en mars 1885, concluant, un peu trop vite, à la perte du Tonkin à la suite d'une offensive chinoise. Si, rapidement, les troupes du corps expéditionnaire rétablissent victorieusement la situation sur place, la politique d'expansion ne se relève pas, à Paris, de la chute du "Tonkinois" Jules Ferry. Il est remplacé par Brisson qui transmet, sans conviction, le projet gouvernemental d'armée coloniale, à peu près vidé de son contenu.
Ce qui fut fondamental, aussi bien sous la troisième (1881-1885) que sous la quatrième législature (1885-1889), c'est que les chambres ne veulent pas d'un outil de guerre offensif capable de mettre, après chaque conquête, la nation devant le fait accompli. Elle redoute que les initiatives des officiers soudanais, qui peu à peu étendent l'empire du Sénégal au Niger, ne deviennent la règle commune. Elles veulent contrôler l'expansion en votant les crédits pour chaque expédition, et non donner un blanc-seing à l'exécutif en constituant une armée coloniale apte à tout moment à engager une nouvelle aventure outre-mer, au risque de heurter les intérêts britanniques et d'isoler davantage la France ; ce qui serait fort maladroit à la suite de la conférence coloniale, tenue à Berlin en 1885, et qui fixe une sorte de bonne conduite pour l'expansion.
Adopté par la Chambre des députés en mai 1885, le projet gouvernemental déboucha sur le rattachement des troupes coloniales au ministère de la Guerre, censé être plus économique et plus républicain que son concurrent de la Marine. Ce texte ne crée aucune unité nouvelle et repousse, toujours par crainte des prétoriens, un amendement signé par Vachal, député opportuniste de la Corrèze, demandant un recrutement exclusif par volontariat. Le projet est ensuite transmis au Sénat, saisi, pour la première fois de la question de l'armée coloniale. Drapés dans une souveraine indifférence, les pères conscrits refusent d'examiner le texte adopté en première lecture par les députés. Echaudé par la chute du cabinet Ferry, le gouvernement Brisson n'insiste pas, et préfère expédier les questions courantes en attendant les élections législatives. Le permis d'inhumer est signé par l'électeur, en octobre 1885, lorsqu'il porte au Palais Bourbon une majorité anti-coloniale. Les brumes du Fleuve Rouge ne doivent pas masquer la ligne bleue des Vosges.
Pourtant, le silence tonkinois ne peut-être une fin en soi, au moment où les dernières troupes métropolitaines, hormis les légionnaires, rappelées d'Extrême-Orient, défilent, le 14 juillet 1886, devant le général Boulanger, fièrement campé sur son cheval noir à l'hippodrome de Longchamp. Sans troupe aux effectifs suffisant, le Tonkin est en pleine anarchie. On y voit même des rixes entre soldats d'unités régulières levées sur place et miliciens à la moralité douteuse dépendant des autorités civiles coloniales. Quelques officiers de marine, osant braver l'interdit, c'est à dire publiant sans autorisation ministérielle opuscules et articles, rappellent l'urgence de constituer une grande unité coloniale autonome.
Bien qu'il y ait eu refus de débat, l'introduction du service obligatoire de trois ans, en 1889, oblige le Parlement à se préoccuper du sort des troupes coloniales. Le modèle reste celui d'une gestion de l'Empire à l'économie. Selon un avis de la commission du budget de la Chambre, le service colonial doit reposer sur les ressources propres des territoires d'outre-mer, c'est à dire sur le contingent créole et les sujets indigènes des nouvelles possessions. Est-ce l'édit de Caracalla de la République, si l'on en juge par les stipulations des articles 44 et 81 de la loi sur le recrutement de l'armée du 15 juillet 1889 ? En fait, la République joue les Ponce-Pilate. En toute mauvaise foi, mais pour se donner bonne conscience devant l'électeur, les députés adoptent le principe de la conscription étendu à tout l'empire, mais sans en préciser les modalités d'application, laissées à la législature suivante et au gouvernement aidé par le Conseil d'Etat. Fiers d'avoir promulgué le service militaire colonial, les élus sortant de la quatrième législature sont responsables d'un texte bâclé qui fait peser l'impôt du temps et du sang sur les populations conquises, mais sans aucune compensation. C'est le refus de la pleine citoyenneté française, elle-même décidée par principe, mais rendue inapplicable par une des plus mauvaises lois adoptées par les élus, celle du 26 juin 1889 sur la nationalité, dont les articles, chefs d'oeuvre de l'argutie parlementaire, d'alinéas en sous-paragraphes, se contredisent les uns les autres.
Au lieu de résoudre l'épineuse question du recrutement des troupes de marine, la loi de 1889, en réduisant le temps passé sous les drapeaux, ne fait que l'accentuer. Bon gré, mal gré, la République continue de pousser son rocher de Sisyphe colonial, reconnaissant, par nécessité, la légitimité du rétablissement des primes d'engagement dans les unités de marine, afin d'attirer les volontaires.
LES MORTICOLES : 1890-1898Ce rétablissement des primes, est-ce une invite à la constitution d'une armée de métier ? En fait, dans les années 1890, la France n'a toujours pas d'armée coloniale en raison de l'accumulation de projets de loi contradictoires et d'une situation politique bloquée. Ce noeud gordien est l'oeuvre de trois champions qui se jalousent, la Marine, les Colonies, passées du sous-secrétariat d'Etat au rang de ministère en 1894, et la Guerre. A ces administrations qui se neutralisent plus qu'elles ne collaborent efficacement, s'ajoute la rivalité de deux chambres qui se chamaillent pour des questions de préséances et de scandales politiques. Les rangs des morticoles grossissent avec le gros bataillon du commandement de l'armée de terre, toujours aussi réservé quant aux questions coloniales. Cette attitude a quelque chose de paradoxal, propre aux querelles byzantines parisiennes. L'armée coloniale parisiennes. L'armée coloniale est encore dans les limbes au moment où la politique d'expansion, favorisée par la constitution à la Chambre des députés du groupe colonial présidé par Eugène Etienne, reprend en Afrique noire, tandis que Lanessan et Lyautey obtiennent enfin une réelle pacification au Tonkin. Deux discours en vérité, l'un théorique, à Paris, l'autre pragmatique, sur le terrain, où la conquête et le maintien de l'ordre se poursuivent par l'emploi généralisé de troupes levées localement, comme les régiments de tirailleurs tonkinois, selon les règles de recrutement du pays annexé.
Qu'en est-il de l'application de la loi de 1889 ? celle-ci, ironie du sort, aboutit à un résultat diamétralement opposé à ce que souhaitent ses auteurs : l'appel massif au contingent métropolitain.
les décrets pris, en 1890, en faveur des primes et avantages divers accordés aux engagés et rengagés des troupes de marine, se révèlent incapables de donner le nombre indispensable de professionnels nécessaires pour compenser la réduction du service actif obtenue en 1889. Un an plus tard, 11 500 appelés de la classe 1889, soit le plus fort contingent incorporé dans les unités de marine, sont versés dans les régiments de marsouins et de bigors. Ils pèsent d'un poids politique très lourd. En fait, le ministre de la Marine n'a pas d'autre choix. Il faut protéger les ports et les points d'appui de la flotte outre-mer, au moment où l'Angleterre, inquiète de la nouvelle vitalité coloniale française, se fait menaçante. Ces 11 500 appelés portent, pour l première fois, l'effectif sous les drapeaux à 30 000 hommes. Pareil accroissement permet d'envisager la création d'un corps d'armée de la Marine, se mobilisant à Paris. En outre, les régiments de marsouins en garnison dans la métropole sont dédoublés, leur nombre passe de quatre à huit, tandis que de nouvelles unités de troupe de marine sont créées outre-mer.
Un question gênante se pose alors : en 1893, lorsque ce gros contingent d'appelés sera libéré, par qui sera t-il remplacé ? Il est évident, qu'à cette époque, c'est à dire à la veille de nouvelles élections législatives, l'opinion ne se laissera pas berner et ne tolèrera plus pareil prélèvement au service de la "plus grande France", la loi de 1889 étant justement censée l'éviter.
La solution la plus simple, selon les articles 44 et 81 de la loi des trois ans, consiste à incorporer les contingent coloniaux. Saisi de l'application, que fait l'exécutif ? Habituellement, lorsqu'on refus d prendre une décision, on réunit une commission. C'est la méthode employée par le gouvernement, dans un sens inflationniste.
De décembre 1889 à mars 1890, le sénateur Barbey, responsable de la Marine dans le cabinet Tirard, rassemble une grande commission présidée par le général d'infanterie de marine, Bégin. Comprenant des conseillers d'Etat, qui font remarquer l'imbroglio législatif de la loi de 1889, cet organisme refuse d'endosser les erreurs de la quatrième législature. Dès la première séance, le général Begin suggère d'écarter le brûlot politique de l'armée coloniale et de ne pas statuer. De plus, il fait remarquer que l'empire est encore trop fragile, mobiliser des recrues indigènes fraîchement soumises lui porterait un coup fatal. Quant à la levée des contingents des vieilles colonies, la commission l'écarte sans détours : la conscription en Guadeloupe ou au Sénégal dégénèrerait en conflits raciaux, les fils de colons ne désirant pas dormir dans la même chambrée à côté de fils d'anciens esclaves.
A leur tour, en mars 1890, les Colonies, devenues après un véritable tour de force administratif le troisième département militaire chargé, par décret du 3 février 1890, de la gestion de l'ensemble des troupes stationnées outre-mer (Afrique du Nord exceptée), répondent par une commission mixte réunie par Eugène Etienne. Sans nuance, cet organisme condamne l'oeuvre bâclée du 15 juillet 1889, et suggère de majorer la part des milices coloniales levées par les administrateurs civils parmi les populations dont ils ont la charge. Cette solution économique permettrait aux gouverneurs généraux de se passer des troupes régulières, au maniement lourd, jalousement défendues par des officiers de marine conscient de leurs prérogatives.
La Guerre ne peut pas rester sans réaction. Charles de Freycinet, premier responsable civil de ce département, de 1888 à 1893, confie l'étude de l'armée coloniale à une commission mixte composée de représentants de terre et de mer. De juin à juillet 1890, présidée par le général de Miribel, chef d'état-major de l'armée, cette commission examine toutes les questions relatives à l'organisation et au recrutement des troupes coloniales. Sans se prononcer de façon formelle sur la question du rattachement ministériel, le général de Miribel estimant que ceci relève d'une décision politique, cet organisme propose une mesure de bon sens, appliquée en partie, en 1900 : distinguer les régiments stationnés outre-mer, formés de volontaires et des appelés pour un an des vieilles colonies, des unités en garnison en métropole comportant des bataillons d'engagés et de rengagés se reposant des fatigues du service colonial et une majorité d'appelés, dont les effectifs doivent constituer le gros du corps d'armée colonial.
Cette dernière clause permet à Freycinet d'obtenir un vote favorable du Conseil supérieur de la Guerre et de déposer le 16 février 1891, un projet d'organisation et de recrutement de l'arme coloniale. Mais ce texte de dix-neuf articles, à force de ménager toutes les subtilités des politiques et des militaires, se dilue en un tout informe qui ne résiste pas aux critiques des parlementaires.
Sur fond de scandale de Panama et d'instabilité ministérielle, par le jeu de la navette parlementaire et des remaniements successifs du texte original, le projet d'armée coloniale se trouve bientôt réduit à ... trois articles.
Les députés veulent le rattachement des troupes coloniales à la Guerre, mais à condition que celles-ci soient confinées à l'empire.
Les législatives approchant, il s'agit, avant tout, de satisfaire l'électeur : point n'est besoin d'un corps d'armée colonial, des régiments formés de professionnels et d'appelés des vieilles colonies suffisent pour tenir les possessions d'outre-mer. Leur principale qualité est de ne rien demander au contingent métropolitain. Voilà pourquoi, dès l'ouverture des débats, en décembre 1891, la question du recrutement l'emporte sur celle de l'organisation.
En revanche, les sénateurs, par crainte d'un nouveau général Boulanger en mal de prétoriens, s'acharnent à vouloir organiser l'armée coloniale en maintenant le rattachement à la Marine. La Haute-Assemblée n'accorde aucun crédit au aux contingents levés aux colonies et impose sans restriction la solution du volontariat. Au cours de débats particulièrement confus, la querelle s'éternise entre les deux chambres. Puis, conscient du ridicule de la situation qui fournit des arguments à l'antiparlementarisme, très virulent en raison des conséquences du scandale de Panama, le Sénat s'incline et adopte les trois articles relatifs au recrutement par volontariat, seul point d'accord péniblement acquis avec la Chambre des députés.
Satisfaits, juste avant la fin de la législature, certains d'avoir en poche leur réélection, le 12 juillet 1893, les députés votent une loi-croupion souffrant de vices de forme. Ironie du sort, ce tète porte le titre pompeux d'organisation de l'armée coloniale alors qu'il ne concerne que son recrutement.
"Les lois désarmées tombent dans le mépris" faisait observer le cardinal de Retz. L'oeuvre de 1893 est de celles-là. Cette loi n'a que de néfastes conséquences sur le système de levée des hommes . Les engagés et les rengagés ne parviennent pas à compenser le départ des derniers conscrits métropolitains de la classe 1889 et des classes 1890 et 1891. Au premier janvier 1894, 7 400 hommes manquent à l'appel. L'effectif total des marsouins et des bigors retombe à 23 000 hommes. La seule expérience de l'armée de métier de la IIIe République se solde par un échec, et renforce la méfiance des responsables politiques et militaires. De nouveau, pour la poursuite de la conquête, il faut faire appel aux unités indigènes, aux troupes auxiliaires formées d'irréguliers levés pour la durée des opérations, et, comme pour la campagne du Dahomey, se servir de bataillons détachés de l'armée d'Afrique.
Le Parlement ne prend conscience des problèmes des régiments d'infanterie et d'artillerie de marine (l'unité de bigors est dédoublée, en 1893, en métropole) qu'un an après le vote de sa loi de 1893. En votant les crédits nécessaires à leur recrutement, il permet au ministère de la Marine, grâce au décret du 4 août 1894, d'offrir des avantages plus conséquents aux candidats à l'engagement. Mais, comme d'habitude, les services ministériels ne font pas de réels efforts pour améliorer le sort des marsouins et bigors, toujours confinés sur des pontons à Toulon, préférant réserver tous leurs soins aux vaisseaux. Les administrations de la Marine, pour la métropole, et des colonies, pour l'outre-mer, se contentent d'enregistrer les doléances des officiers coloniaux, sans prendre de mesures capables de gommer les effets nocifs de la loi de 1893.
De 1896 à 1897, une commission extra-parlementaire de la marine, ayant tout pouvoir d'enquête, interroge les responsables militaires sur le piteux état des troupes de marine. Si marsouins et bigors donnent entière satisfaction au combat, en revanche, en métropole, ils représentent l "lie de la population" con state le commandant de la brigade d'infanterie de marine de Toulon. Les "fortes têtes" l'emportent sur les "bon petits soldats" auparavant issus de la conscription. Le nombre de punis, des malades ou des déserteurs qui ont juste touché la prime avant de disparaître, transforme les régiments de la métropole en unités aux effectifs squelettiques : sur les 3 000 hommes de l'effectif théorique de la brigade d'infanterie de marine de Brest, en 1896, mille hommes sont réellement disponible.
Ces difficultés morales et matérielles, que ne compensent ni la gloire, ni les décorations obtenues pour fait d'armes coloniaux, débouchent sur l'incapacité des marsouins et des bigors d'assurer seuls la conquête de Madagascar. Où est l'armée coloniale s'interroge un député à la veille de l'expédition.
Trois bataillons d'infanterie de marine seulement y participent. responsable de l'opération, le ministre de la Guerre en est réduit au pis-aller des "formations éventuelles" composées de trop jeunes volontaires des régiments de ligne. Après six mois de campagne, sur les 15 000 hommes commandés par le général Duchesnes, 6 000 hommes sont hors de combat en raison du paludisme et d'autres maladies tropicales. Seule la prise de Tananarive, le 30 septembre 1895, grâce à 4 OOO soldats d'élite formés en colonne légère, sauve l'expédition.
Le désastre sanitaire de l'aventure malgache, qui rappelle les mauvais souvenirs de la conquête du Tonkin, relance la question de l'armée coloniale. Une pléthore de propositions de loi parlementaires apparaît alors. En 1897, François de Mahy, député de la Réunion, obtient enfin que l'on incorpore dans les unités de marine, en garnison à Madagascar, le contingent réunionnais. C'est le seul élément nouveau de débats stériles.
L'exécutif n'aboutit à aucun résultat, en dépit de l'initiative de l'iconoclaste Godefroy Cavaignac, l'incorruptible, le fils du célèbre général chargé de la répression de juin 1848. Ministre de la Guerre de 1895 à 1896, Cavaignac dépose un projet de loi ambitieux suggérant la réunion des troupes de marin et de l'armée d'Afrique. Il se heurte à une levée de boucliers immédiate. Les élus algériens crient à la trahison. Le commandement métropolitain fait bloc contre le ministre, et lui refuse toute atteinte à l'organisation du XIXe corps d'armée devant débarquer en France à la mobilisation générale, ses fonctions de réserve coloniale n'étant qu'une nécessité passagère que l'on subit. Quant au officiers de marine, ils témoignent de ce combat des Atrides qui préside souvent aux rapports entre différents corps militaires : conscients de former une élite ayant acquis sur le terrain et par le feu des habitudes propres, ils ne veulent pas qu'on les confondent avec la ligne, ou pire, avec la Légion étrangère dont ils ne reconnaissent pas les mérites.
Quant au législatif, il continue de produire des propositions de loi contradictoires. Sitôt qu'un député dépose un texte sur l'armée coloniale, un sénateur lui répond presque instantanément. Cette situation bloquée a, en fait, une seule véritable origine : le Parlement ne tient pas à se déjuger, il ne peut prendre le risque de froisser l'électorat et ne se résout pas à abroger la loi de 1893. Dans la coulisse, on assiste à de curieuses manoeuvres, ni les administrations de la Guerre, ni celles des Colonies et de la Marine ne tiennent à recevoir la totalité de la gestion de ce brûlot politique que constitue l'armée coloniale.
La dernière force contraire est représentée par le haut-commandement de l'armée de terre. Ce dernier constate que la loi de 1893, vu le trop grand nombre de "rebuts sociaux" incorporés dans les régiments de marine, rend aléatoire la mobilisation du corps d'armée colonial, privé du nombre minimal de réservistes depuis l'apparition de l'armée de métier pour le service colonial.
Les projets d'armée coloniale se dissipent dans l'éther politique, jusqu'à ce qu'un certain incident sur le Nil, en septembre 1898, rappelle que l'asthénie n'a jamais constitué une saine méthode de gouvernement.
LA FIAT LUX : 1898-1900L'incident de Fachoda surprend la France en flagrant délit d'impréparation contre un adversaire venu de la mer. Composée de petits torpilleurs rapides et de quelques échantillons pour les grosses unités, la flotte ne peut couvrir à la fois la métropole et les colonies. Il en est de même pour les troupes de marine.
C'est le constat d'échec de la loi de 1893. En toute illégalité, 12 730 appelés sont versés d'office, au dernier trimestre 1898, dans les régiments métropolitains de marsouins et de bigors, mesure de circonstance qui témoigne de la difficile translation des forces de l'Est vers l'Ouest.
Deux leçons se dégagent de cette cris franco-britannique : mettre de l'ordre dans la législation militaire coloniale, et obtenir, en métropole, l'unité de commandement pour éviter une nouvelle remise en cause du dispositif de mobilisation. La machine parlementaire s'emballe, fournit une succession de propositions contradictoires, puis se bloque à nouveau. Picrochole investit le Palais-Bourbon : la commission de l'armée livre une guerre de position aux commissions de la marine et du budget, à la faveur de la démission de l'exécutif pour cause d'affaire Dreyfus.
Sous les coups de bélier de l'Affaire, à son paroxysme en 1898, les ministres de la Guerre se succèdent à une vitesse accélérée ; ils brillent par leur absence dans le débat colonial.
Le ridicule tue. Soumise à une nouvelle déferlante antiparlementaire, la République en prend conscience. Pour faire face aux trublions de l'intérieur, qui rêvent comme Déroulède, de coup d'Etat, et aux ennemis de l'extérieur, Marianne a besoin d'un gouvernement qui prenne enfin ses responsabilités. Waldeck-Rousseau constitue alors un cabinet d'union nationale, si bien que marsouins et bigors vont bénéficier des conséquences de l'affaire Dreyfus.
Le président du conseil cherche un chef autoritaire pour faire rentrer les militaires, vociférant contre la cause dreyfusarde, dans le rang, et pour dénouer la crise coloniale. Au grand étonnement de la majorité républicaine, Waldeck-Rousseau désigne à la guerre un sabreur célèbre, un des bourreaux de la commune, sorte de Murat égaré en fin de siècle : le général de Galliffet. Après avoir salué d'un "Assassin, présent §" les députés qui le conspuent lors de sa première apparition à la Chambre, le 26 juin 1899, Galliffet se met au travail et révèle d'indéniables qualités d'organisateur et de politique.
Le ministre de la Guerre, en effet, appelle de ses voeux une loi-cadre suffisamment souple, par le système des décrets, pour lui permettre de contrôler la totalité de la défense continentale, sans qu'il soit tenu par des clauses trop précises à une veille interminable sur le littoral. Pour ce général de cavalerie, les troupes coloniales n'ont qu'une véritable fonction : constituer le corps d'armée colonial destiné à la frontière de l'Est. S'il réclame le rattachement des coloniaux à son ministère, il prend cependant bien soin d'exclure toute notion d'armée coloniale : l'unité de commandement ne peut tolérer une entité rivale de l'armée de ligne. Il n'accorde aux marsouins et bigors qu'une direction propre, au ministère, garante de leur autonomie.
D plus, nouveauté par rapport aux cabinets précédents, le gouvernement parle d'une seule voix, en dépit des personnalités politiques très différentes qui le composent. Il convient d'éviter toute provocation vis-à-vis de l'Angleterre, la nuance est importante : une "armée" conquiert, des "troupes" protègent. L'organisation de ces dernières ne doit pas gêner les effort de Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905, qui apaisent la Grande-Bretagne, neutralisent l'Italie et confortent l'alliance russe.
pour l'exécutif, il est clair que Fachoda reste un incident. La menace véritable est toujours à l'Est (7), n'en déplaise aux matamores du Parlement et de la presse nationaliste, qui rêvent d'expéditions punitives à la Jean de Vienne sur les côtes anglaises.
Pour faire adopter ses idées, Galliffet délaisse la charge frontale pour la manoeuvre subtile d'enveloppement par les ailes. Il noue une alliance solide avec la commission de l'armée du Palis-Bourbon en acceptant le texte défendu par le conservateur Lannes de Montebello, qui a le mérite de reprendre les conclusions de la commission Miribel de 1890. Cette proposition de loi, clef de la loi-cadre de 1900, en incorporant les appelés dans les régiments coloniaux de la métropole et en ne les envoyant aux colonies que sur leur demande, renforce le corps d'armée colonial, tout en conservant la loi de 1893 pour le recrutement des unités d'outre-mer, dont les effectifs n'augmentent pas.
Le ministre impose ensuite sa décision à un état-major de l'armée qu'il vient de rappeler à l'ordre à la faveur de la grâce de Dreyfus, c'est le célèbre : "L'incident est clos !". Il rétablit ensuite toute l'autorité de l'exécutif sur ce contre-pouvoir qu'était devenu le Conseil supérieur de la Guerre. Les généraux, bousculés, ne peuvent que donner leur assentiment au projet Galliffet-Montebello. Bailloné, le commandement ne joue plus les trouble-fête dans le débat colonial. Pourtant, la place n'est pas encore conquise, reste l'important bastion de la commission du budget, viscéralement anti-coloniale. Pour y parvenir, Galliffet se sert de Joseph Caillaux, grand argentier du cabinet Waldeck-Rousseau, à qui le lie une estime réciproque. Bientôt, Joseph Caillaux, en apportant la caution des Finances, finit par avoir raison des critiques de la commission du budget de la Chambre.
C'est donc un projet gouvernemental cohérent, co-signé par la commission de l'armée et bénéficiant de l'aval du Conseil supérieur de la guerre, qui est soumis à l'approbation des chambres, à partir du 27 mars 1900. La conjoncture est favorable : au nationalisme exacerbé de 1898-99, qui a cependant le mérite de rallier la droite à la politique coloniale, succède l'atmosphère conciliante de l'exposition universelle de Paris. En 1900, la France ne peut donner au monde l'image de ses querelles byzantines, au moment où le prestige national est engagé en Chine, contre les Boxers. Les dernières bordées de l'extrême gauche contre les prétoriens, les interrogations sur le devenir de la défense nationale n'empêchent pas l'adoption, le 5 juillet 1900, d'un texte de loi de 25 articles, que le Sénat, isolé, n'ose combattre.
Disposant de moyens financiers suffisants, le successeur de Galliffet à la Guerre, le célèbre général André, l'homme de l'affaire des fiches, prend rapidement les décrets d'application de la loi-cadre, qui fait passer, en métropole, les régiments de marine sous la responsabilité de son ministère. Débaptisées, ces troupes prennent alors, officiellement, le titre d'unités coloniales, d'autant qu'outre-mer, depuis 1890, elles continuent de dépendre de l'administration des Colonies. Douze régiments de marsouins et trois unités de bigors forment le corps d'armée colonial porté à trois divisions.
Seule cette grande unité importe vraiment. Outre-mer, au moment où l'expansion semble achevée, Maroc et Mauritanie exceptés, les coloniaux voient leur effectif constamment réduit au profit de la métropole. De sorte que leur organisation connaît quelques déboires dus à une crise morale et à des restrictions budgétaires (8), jusqu'à la crise d'Agadir. Celle-ci permet au général Joffre, nommé à la tête de l'état-major de l'armée en 1911, de porter, à la veille de la Grande Guerre, l'effectif total des troupes coloniales européennes à 42 100 hommes, en incorporant, comme la loi le lui permet, 11 850 appelés de la classe 1912 dans les régiments métropolitains. De Charleroi à la bataille de la Marne, on jugera de la valeur des coloniaux, mais, pour y parvenir, il aura fallu pas moins de cent-deux projets de loi, dont cinquante-cinq propositions parlementaires précédant le vote de la loi-cadre.
NOTESLe déficit concerne surtout les sous-officiers de métier, en dépit d'un arsenal législatif abondant : en 1911, par exemple, l'armée française ne compte que 31 000 sous-officiers rengagés, contre 80 000 à l'Est des Vosges. Sur les causes complexes de ce manque de vocation, cf notre thèse d'Etat publiée par le S.H.A.T. : Parlement, gouvernement, commandement : l'armée de métier sous la IIIe République, 1871-1914, Paris I _ Panthéon-Sorbonne, 1987, 2 tomes, t. 1, pp. 366-369 et 518_519.
Le professeur Jean-Claude Alain, le spécialiste de Joseph Caillaux, compte 86 projets de loi, entre 1871 et 1914, pour la question de l'impôt sur le revenu.
Voir sa thèse d'Etat publiée : L'Appel à l'Afrique. Contributions et réactions à l'effort de guerre en A.O.F., 1914-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
Pour l'ensemble des chiffres, courbes d'effectifs... cf. Notre thèse d'Etat publiée, op. cit., t. 2, pp. 658 à 880.
Le surnom de marsouin vient de ce que les fantassins de marine, une fois dispensés du service de bord pendant les traversées, ressemblaient, selon les marins embarqués, aux marsouins qui suivent les navires en quête de nourriture. Quant aux bigors, leur surnom vient des bigorneaux, petits coquillages fixés aux rochers, comme paraissent l'être les pièces et le personnel des batteries côtières. Cf. général Charbonneau, "Les troupes de marine, de l'origine aux lendemains de la guerre 1870-1871", in. Revue Historique des Armées, n° spécial troupes de marine, 1970, p. 14.
Pour le détail, voir Pierre Guillen, L'Expansion, 1881-1898, Paris, 1985, pp. 157-159.
Même le haut-commandement de la marine ne change pas d'objectif. Le 11 janvier 1899, interrogé par le gouvernement, par 10 voix contre 3, le Conseil supérieur de la marine ne prévoit qu'une guerre défensive contre l'Angleterre, réservant le combat d'escadre aux flottes de la Triplice en Méditerranée. Complément du chapitre III, t. 2 de notre thèse d'Etat, citée, carton 5, BB8 2428, Service historique de la marine.
Sur cette grave remise en cause des troupes coloniales, menacée de dissolution par Victor Augagneur, cf. notre thèse d'Etat, citée, t. 2, p. 934 à 961.
PARATEXTE EDITORIAL
Le texte
L'impérialisme français, en ce qui concerne le domaine militaire, est un impérialisme contrarié fondé sur une gestion de l'empire à l'économie. L'ennemi désigné de la France revancharde campe sur la frontière de l'Est, il n'est ni Toucouleur, ni Tonkinois. Au Parlement, dans l'opinion et au sein du haut-commandement de l'armée de terre, le bleu des Vosges l'emporte sur le bleu outre-mer. Pourtant, les gouvernements républicains lancent le pays dans la conquête coloniale, afin que celui-ci regagne son rang de grande puissance.
Comment assurer le triomphe et la pérennité de "la plus grande France" ? A l'inverse de la Grande-Bretagne, la France, pays continental, ne peut distraire une parti importante de ses forces outre-mer. Afrique du Nord exceptée. De cette constatation découle le plus long débat politique de l'histoire de la IIIe République : pas moins de 102 projets de loi, dont 55 propositions parlementaires, entre le début des années 1880, date de la reprise de l'expansion coloniale, et le vote en 1900, au lendemain de la crise de Fachoda, d'une loi-cadre organisant les troupes coloniales et non l'armée coloniale par peur des prétoriens. En effet, après un essai infructueux d'armée de métier coloniale, de 1893 à 1899, la République revient à un système complexe incluant le contingent dans ses régiments de fantassins et d'artilleurs coloniaux en garnison en métropole, dont la mission essentielle est d'assurer la composition d'un corps d'armée, force de second échelon des forces de couverture de l'Est.
De sorte que la conquête et la pacification coloniales, pendant les vingt années précédant l'aboutissement de cette loi de 1900 âprement discutée, dépendent de l'appoint occasionnel et chichement distribué de corps expéditionnaires trop tôt rembarqués, de l'appui de troupes professionnelles de l'armée d'Afrique comme la Légion étrangère, et surtout, de la levée de troupes indigènes commandées par des officiers coloniaux de la trempe d'un Archinard ou d'un Gallieni, capables de manier avec art la politique des ethnies et la puissance de feu de leurs petits effectifs.
L'auteur
Jean-Charles Jauffret est Maître de conférences à l'Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.source : http://www.troupesdemarine.org/traditions/histoire/fiches/pg000027.htm